Peut-on pardonner à Dieu

l’existence du mal et de la souffrance ?

Pourquoi la souffrance ?

Nous n’avons même pas besoin de poser le problème. Il saute aux yeux. Grâce aux moyens modernes de communication, chaque jour nous sommes abreuvés par une suite d’informations les unes plus mauvaises que les autres. Que de catastrophes, de souffrances, de cruautés et d’injustices ! Jamais l’homme n’a eu autant de moyens à sa disposition pour pouvoir alléger la souffrance et combattre l’injustice. Et pourtant ces fléaux semblent s’aggraver d’année en année.

Pourquoi tant de guerres, tant de violence et de massacres ? Pourquoi des milliers de gens sont-ils enterrés vivants lors de tremblements de terre ? Pourquoi des bébés meurent-ils de faim alors qu’ailleurs, c’est l’abondance ? De quoi sont-ils coupables, pour qu’ils subissent une telle sentence ? Comment expliquer le fait que la souffrance semble frapper aveuglement tant les innocents que les coupables ? De quoi sont-ils coupables, pour subir une telle sentence ? Comment un Dieu que l’on dit bon et miséricordieux peut-il supporter que des innocents paient le crime des autres, souffrent de maladies atroces et périssent dans des catastrophes naturelles ? Car c’est sans doute ce qui est le plus difficile à comprendre : la souffrance de personnes innocentes qui meurent par la faute des autres ou dans un cataclysme naturel.

Pourquoi la souffrance ? Pourquoi moi dois-je souffrir ? Quel est le sens de ma souffrance ? Pourquoi ceux qui font le mal semblent-ils échapper à la souffrance ? Pourquoi les justes et les innocents souffrent-ils ? Pourquoi la personne qui m’est la plus chère au monde doit-elle mourir ? Pourquoi dois-je mourir ? Qu’est-ce qui m’attend au-delà de la mort ? À qui appartient la vie ? Dans la souffrance et la mort, où est-il, le Dieu juste et bon ?

C’est ainsi que peut se poser la question : Comment concilier cette réalité terrible que nous constatons avec les affirmations de la Bible concernant la justice et la bonté de Dieu ? Comment un Dieu plein de miséricorde peut-il permettre de telles atrocités ? Si Dieu existe, pourquoi n’intervient-il pas pour mettre de l’ordre et créer une société juste et bonne ? Faut-il conclure, avec Camus et Sartre, que l’existence est absurde, que Dieu n’existe pas, et que le christianisme n’est qu’une invention humaine, une sorte de pansement qui calme les douleurs de la vie ?

Réactions spontanées face à la souffrance

Tout homme, à un moment ou un autre de son existence se trouve confronté à la souffrance de manière directe, dans sa propre personne, ou de manière indirecte, dans son entourage. Chaque fois que nous sommes confrontés à la souffrance, à la mort, chaque fois que l’on apprend une mauvaise nouvelle, alors se pose presque irrémédiablement la question du pourquoi, et aussi en conséquence celle du pourquoi moi ?

L’homme connaît à ce moment l’écrasement ou la révolte par lesquels il peut se détourner de Dieu. C’est une réaction normale et singulièrement humaine, puisque cet homme découvre un rupture dans ce qui faisait le confort de sa vie, une brèche dans le désir de bonheur qui anime tout être humain. La souffrance permet de saisir ce qui fait le mystère de l’homme, en lui rappelant qu’il est fait pour le bonheur et que cette souffrance vient l’en priver : elle apparaît donc comme un manque qu’il lui est difficile d’accepter ou qu’il juge inacceptable.

Chaque homme se trouve en manque d’explication ou de soulagement à ses peines et à ses souffrances les plus intolérables. La souffrance c’est quelque chose d’horrible, de scandaleux. La souffrance, la mort cela ne devrait pas exister. Cela nous révolte. Très souvent nos questions restent sans réponses. Pourtant, notre réflexe face à la souffrance, face à la mort c’est de chercher un coupable. Et si l’on est croyant, on pose la question du « pourquoi » à Dieu qu’on soupçonne d’être l’auteur du mal. « Si Dieu était bon, il n’agirait pas ainsi… » Qui n’a pas dit : « S’il y avait un Dieu, il ne permettrait pas tout cela… » Ainsi c’est Dieu qui serait le coupable désigné. Il n’est pas intervenu. Il a laissé faire. Il laisse souffrir. C’est comme s’il était indifférent à notre souffrance. Alors, c’est lui le coupable finalement.

A l’inverse, on peut aussi se découvrir soi-même comme chargé d’une culpabilité ignorée. Nous avons peut-être fait quelque chose de mal et Dieu nous punit. Dieu ressemblerait alors à un comptable qui met des croix dans deux colonnes en fonction de ce que nous faisons de bien ou de mal pour mieux nous punir.

Si la souffrance et la mort nous révoltent, nous aimerions savoir le pourquoi de la souffrance et de la mort. Est-ce que Dieu laisse faire, parce qu’il est indifférent à notre souffrance ? ou est-ce que la souffrance est une punition de Dieu par rapport à une faute que nous aurions commise ? Aussi longtemps que tout va bien dans notre vie, il nous est facile de croire en un Dieu d’amour qui a tout fait pour nous sauver. Mais quand on se heurte à la dure réalité de la souffrance humaine, il devient plus difficile de se tourner vers Dieu ou de continuer son cheminement spirituel et humain.

Réactions réfléchies face à la souffrance

Le problème qui se pose aujourd’hui à la réflexion des croyants n’est pas nouveau, on pourrait même dire qu’il est aussi vieux que le monde, aussi vieux que le problème du mal. Mais encore faudrait-il pouvoir définir ce qu’est le mal. Et, à ce niveau, les ambiguïtés sont de plusieurs ordres : s’agit-il du mal corporel (physique) ou du mal moral (mental) ? S’agit-il d’un symptôme (la souffrance) ou de la cause (la maladie) ? S’agit-il de la souffrance ressentie ou de la faute, de la culpabilité ? L’ambiguïté vient du fait que l’on ne sait pas si c’est un mal que l’on ressent, un mal dont on souffre, un mal dont on est coupable. Il a fallu bien des siècles de réflexion et d’études pour arriver à faire une sorte de classification dans l’échelle du mal.

Dans la littérature théologique, et cela dès saint Augustin (354-430), on constate une distinction entre « mal de faute » (le mal dont on est responsable) et « mal de peine » (toutes les autres formes du mal) : tout ce qui ne relève pas de la culpabilité apparaît comme un châtiment, comme si tout devait être ou de culpabilité ou de faute. Cette option a des limites, car elle ne prend pas en considération le mal injustifié, le mal présent dans l’univers sans que l’homme ne soit directement lié à cette présence (les cataclysmes naturels).

Leibniz (1646-1716) établit une distinction entre le mal physique (la souffrance), le mal moral (la faute, le péché) et le mal métaphysique (la finitude, l’imperfection, le manque d’être), en partant d’un présupposé qualifié en philosophie d’ontologique : l’être recouvre le bien, et donc le mal est du non-être. Si le mal physique et le mal moral existent, c’est que « le meilleur des mondes possibles » en contient la possibilité, ce qui détermine Dieu à permettre le mal. Il faut alors distinguer entre permission et volonté : Dieu ne permet le mal physique qu’en vue d’un plus grand bien, pour l’amendement et pour l’exemple, afin d’améliorer celui qui le subit. En ce qui concerne le mal moral, il provient d’un exercice déréglé de la liberté de l’homme, et si Dieu le permet, il n’en est pas l’origine : il n’y a aucun concours moral de Dieu dans le mal. Du point de vue de Dieu, le mal n’a pas d’existence positive et tout concourt au bien de l’homme dans la création qui est la meilleur possible.

Par ailleurs, on doit à Leibniz l’invention d’un néologisme qui peut guider la réflexion ultérieure, celui de « théodicée » (du grec qeoV, dieu et de dikh, justice) pour essayer d’apporter une réponse philosophique et théologique en face du problème du mal, tel qu’il peut se présenter dans l’expérience ordinaire de l’existence humaine. Profondément croyant, mais aussi ayant une formation de juriste (il était docteur en philosophie et en droit à l’âge de vingt ans), il voudrait être à même de justifier, de rendre juste la position de Dieu dans l’expérience de la souffrance.

Le problème du mal pourrait se formuler sommairement de la façon suivante : Si Dieu existe, alors pourquoi le mal et la souffrance, les maladies, les calamités naturelles ? Si ces choses existent, cela ne signifie-t-il pas que ou bien Dieu n’existe pas, ou bien Dieu existe, mais il ne veut pas notre bien (dans ce cas, peut-être Dieu n’est-il pas bon), ou bien encore Dieu existe, mais il est incapable de résoudre nos problèmes (dans ce cas, il n’est pas réellement Dieu car une des caractéristiques de la personne de Dieu, c’est de pouvoir tout faire), à moins que Dieu existe mais qu’il ait ses raisons en permettant le mal. Toute la problématique des penseurs qui se sont attachés d’une manière ou d’une autre a été de se situer dans l’une de ces dimensions.

La théodicée exprime l’exigence de justifier radicalement (au sens étymologique) l’existence de Dieu quand il faut constater la présence du mal dans l'univers. Ce n’est sans doute plus une exigence pour les esprits des hommes du troisième millénaire : avec l’apparition de la sécularisation au cours du vingtième siècle, l'homme ne tremble plus pour son salut éternel, à la manière du chrétien de la Renaissance.

Le projet de l’athéisme ne saurait s’inscrire dans le cadre d’une théodicée, puisque celle-ci postule par définition l'existence de Dieu, en raison de sa volonté de le justifier devant l’existence du mal. La religion (et avec elle le problème de Dieu) a été évacuée de la sphère publique par l'émergence d’une rationalité issue plus ou moins de la philosophie des Lumières, de la technicisation, de l’existentialisme heideggerien, revu en France notamment par l’athéisme sartrien.

Néanmoins, la question du mal demeure : comment est-il possible de faire face à la tragédie de l’existence, à la souffrance, à l’échec, au mal ?

Réponses bibliques

Pour la Bible, le mal apparaît dès les origines de l’humanité, avec la faute de celui qui est considéré comme le premier homme. Ce que résumait Hegel de la manière suivante, effectuant lui aussi à sa manière une théodicée : « L’histoire de la nature commence par le bien parce qu'elle est l’œuvre de Dieu, l’histoire de la liberté commence par le mal, parce qu’elle est l’œuvre de l'homme ». Dans son explication même, la Bible pose le problème qui traversera toute l’histoire : le mal vient d'une faute qui affecte toute l’humanité et en ce sens il relève d’une culpabilité, mais, dans un autre sens, ce mal marque la finitude de l’être humain.

La Bible, dans son ensemble, demeure très proche de la conception exprimée dans le livre du Deutéronome : le mal s’explique par les infidélités du peuple. Et si la question du juste qui souffre est posée, comme dans le cas de Job, une réponse peut être trouvée dans l'affirmation simple, voire simpliste : celui qui souffre a mérité, d’une manière ou d’une autre, ses souffrances. Ces dernières apparaissent alors comme une sanction.

Mais c’est aussi et surtout à partir de cette souffrance du juste que le problème du mal peut prendre une autre dimension. Il n’est pas possible d'en rester à la perspective d’une sagesse humaine en banalisant l’action de Dieu. Il ne peut pas être simplement un comptable qui rétribuerait les hommes selon leurs actions. Déjà l’exemple de Job cherche à dépasser le statut du juste souffrant, cela sera encore plus manifeste avec l’exemple de Jésus qui permet de souligner que le problème n’est pas dans la rétribution pure et simple, mais dans le caractère efficace de Dieu qui contrebalance l’excès de mal dans le monde par l’excès de sa grâce. Dieu va faire pour l’homme ce que l’homme ne peut pas faire par lui-même.

Même s’il est contraint de reconnaître que tout ce qui vit souffre : la nature, l’animal et l’homme, le penseur chrétien ne cesse d’affirmer que l’amour est la loi de l'univers, et que c’est par amour que Dieu a formé tout ce qui existe. La souffrance serait la forme par laquelle le mal, considéré comme une entité particulière, se manifeste dans l’existence. S’il est difficile d’admettre l’existence du mal comme une réalité absolue, il faut bien reconnaître qu’il se manifeste dans la souffrance et que c’est par elle essentiellement qu’il nous atteint et nous affecte.

Il apparaît aisément qu’il est très difficile d'admettre que la souffrance est bonne ou du moins peut porter au bien, en soulignant, comme de nombreux exemples peuvent le montrer (tous les grands hommes ont souffert), qu’il faut souffrir pour se connaître et pour bien connaître la vie. Dans une vision résolument optimiste et pourtant réaliste, il serait possible de penser que la souffrance est comme un instrument pédagogique dont Dieu se sert pour attirer les hommes à lui. Certains diront que ce n’est peut-être pas le meilleur moyen que Dieu a choisi, mais c’est, semble-t-il, celui qu’il a préféré. Dieu fait connaître ainsi le caractère provisoire et inachevé de tous les bonheurs et plaisirs passagers du monde, et que le seul bonheur possible et durable est le bonheur spirituel. Le monde apparaît alors comme une terre d'apprentissage, pour que l'homme puisse comprendre que ce monde n'est qu'un lieu de passage et non pas le but ultime.

Théodicée ou anthropodicée ? Perspectives néotestamentaires

Parce qu'il se situe en deçà de toute réflexion philosophique, l’évangile (et plus généralement le Nouveau Testament en entier) n’éclaire pas directement les questions de l’athéisme, de l’absence de Dieu, ou du problème du mal, il prend les choses autrement. Il ne veut pas justifier Dieu, il a plutôt le souci de justifier l’existence humaine. Et Dieu intervient dans cette justification de l’homme. C’est ce type d’intervention de Dieu dans une sorte d’anthropodicée que l’on peut trouver dans les textes du Nouveau Testament. Il s’agit donc de découvrir comment le Nouveau Testament peut parler du mal qui, parfois, paraît rendre Dieu « impossible ». Et cela commence dès la première page du Nouveau Testament.

Cette première page, sans l’évangile salon saint Matthieu, est une généalogie de Jésus, certains personnages connus interviennent comme ceux qui ont mis en péril la filiation. Cela est remarquable quand on regarde la place des femmes dans cette généalogie ; elles interviennent à l’occasion d’une faute. Ce qui est considéré comme mal dans l'éthique mosaïque (conduite incestueuse, prostitution, adultère, mariage avec une étrangère), est minimisé en face du bien qui va venir par Jésus lui-même né d'une femme qui, selon les préceptes de Moïse, aurait dû être lapidée puisque Joseph n’est pas le père de cet enfant. Les perturbations sont estompées, elles servent à l’accomplissement d’un bien qui va restaurer l’ordre primitif. Malgré le caractère tendancieux de leur rôle, c’est leur volonté d’avoir une part directe à la bénédiction divine qui est aussi souligné, même si elles ne sont pas toutes de la race israélite. Il ne faut pas limiter la bienveillance divine à quelque descendance raciale. Parmi ses ancêtres, Jésus a des personnes qui le rattachent aux païens, ce qui le rend encore plus solidaire du péché de tous les hommes.

L’Ecriture lie la mort du Christ et le péché des hommes, et il faut souligner le lien entre péché et mort, afin de ne pas faire de Dieu un être sordide qui se vengerait des affronts qu’il a reçus. Le Nouveau Testament est centré sur le message de Jésus. Le Royaume qu’il annonce, souvent dans des paraboles, désigne le monde sauvé par Dieu où l’alliance entre les hommes et Dieu est rétablie. Pour saisir la position de Jésus, il suffit de relire un épisode assez mal connu de l’enseignement qu’il professe après deux mauvaises nouvelles qui lui sont enseignées.

Quelques personnes qui se trouvaient là racontaient à Jésus ce qui était arrivé à des Galiléens dont Pilate avait mêlé le sang avec celui de leurs sacrifices. Il leur répondit : Croyez-vous que ces Galiléens fussent de plus grands pécheurs que tous les autres Galiléens, parce qu’ils ont souffert de la sorte ? Non, je vous le dis. Mais si vous ne vous repentez, vous périrez tous également. Ou bien, ces dix-huit personnes sur qui est tombée la tour de Siloé et qu’elle a tuées, croyez-vous qu’elles fussent plus coupables que tous les autres habitants de Jérusalem ? Non, je vous le dis. Mais si vous ne vous repentez, vous périrez tous également. Il dit aussi cette parabole : Un homme avait un figuier planté dans sa vigne. Il vint pour y chercher du fruit, et il n’en trouva point. Alors il dit au vigneron : Voilà trois ans que je viens chercher du fruit à ce figuier, et je n’en trouve point. Coupe-le : pourquoi occupe-t-il la terre inutilement ? Le vigneron lui répondit : Seigneur, laisse-le encore cette année ; je creuserai tout autour, et j’y mettrai du fumier. Peut-être à l’avenir donnera-t-il du fruit ; sinon, tu le couperas. (Lc. 18, 1-9).

Jésus reconnaît d’emblée que pour ses interlocuteurs, devant de tels évènements, il faut rechercher un coupable. C'est Pilate, le méchant qui a tué ces gens. C'est l'ingénieur qui a mal construit la tour. Ou bien ces galiléens qui ont été assassinés par Pilate et ces dix-huit personnes qui sont mortes écrasées sous une tour avaient fait du mal et que Dieu les a punies en les tuant. Jésus sait qu’ils pensent que c’est Dieu qui les a punies de leur péché en les faisant mourir, et il leur montrer qu’ils pensent faux, qu’ils ont une fausse image de Dieu. Il leur dit : « Non, je vous dis… ». Dieu n'est ni indifférent à la souffrance, ni un comptable obsédé par l'envie de punir. Dieu est simplement. Et Jésus ne dit pas ce qu’il est. Jésus n’explique pas le pourquoi de la souffrance et de la mort. Jésus ne donne pas de réponse par rapport à la souffrance et au mal. Mais après avoir dit que les galiléens et les dix-huit personnes ne sont pas mortes en punition de leurs péchés. Jésus ajoute : « Mais si vous ne changez pas de comportement, vous mourrez tous comme eux. » Face à la souffrance et à la mort, la question n’est pas : Pourquoi est-ce que Dieu permet cela ou qu’est-ce que j’ai fait de mal pour que cela m’arrive ? Mais la question est : « Qu’est-ce que je peux faire pour que ma vie soit conforme à ce que Dieu veut pour moi ? »

Cet épisode n’incite pas à poser des questions, mais il invite à agir, à nous convertir, à changer de comportement pour être toujours plus proche d’une direction qui permette de porter les fruits que Dieu veut pour nous.

La suite de cette péricope évangélique met en image cette exhortation à la conversion par la parabole du figuier stérile. Le propriétaire constate qu’il vient chercher des fruits sur le figuier depuis trois ans, sans jamais en trouver, et il demande au jardinier de le couper. C’est une demande radicale, sans concession. Ce propriétaire ne supporte pas le gâchis, il veut la rentabilité au maximum : ce que le figuier est capable de donner, il doit le donner, sinon il ne vaut plus rien…

Si Dieu est à l’image de ce propriétaire, cette parabole choque, parce qu’elle dérange, en ce sens que la notion de patience de Dieu se trouve rudement mise à l’épreuve. Si Dieu est loin d’être indifférent à ce que nous vivons, s’il connaît toutes les occasions où nous avons porté du fruit, s’il sait aussi toutes les fois où nous sommes restés stériles, il n’agirait alors que comme un comptable, et ce Dieu-là ne peut-être mon Dieu. Dieu n’est pas un comptable à l'affût de nos fautes. Son but n’est pas de nous piéger, de nous punir. Au contraire, Dieu veut que nous devenions toujours plus que ce que nous sommes. Dans la parabole, le vigneron dit : « Maître, laisse-le encore cette année… » et cela restaure la patience de Dieu : il sait attendre, parce qu’il sait qu’une relation se construit dans la durée… Dans la parabole, le maître sur les conseils de son vigneron, attend encore une année alors que le figuier n’a porté aucun fruit pendant trois ans. C’est long, trois ans sans fruit. Et pourtant, le maître attend encore.

Il y a beaucoup de choses que l’homme ne comprend pas dans sa vie. Il a souvent de la peine à comprendre le plan de Dieu, ce que Dieu veut pour lui, surtout quand il souffre. Alors ce témoignage, rapporté par saint Luc, appelle à dépasser ces questions. Il appelle à accepter le mystère de la souffrance. Il appelle non pas à chercher des réponses à ce mystère, des réponses que l’homme est de toute façon incapable de donner. Il appelle au ressaisissement, à un nouveau départ, à la rupture avec le passé improductif. Mais, il n’exige pas que le but soit atteint du jour au lendemain et une fois pour toutes.

Douleur et souffrance

S’il faut distinguer souffrance et douleur, cela ne signifie pas, qu’il faille distinguer le corps et l’esprit mais que le sujet souffrant vit la douleur du corps comme indigne et dégradante car il la subit.

En Occident, « douleur » et « souffrance » apparaissent souvent comme deux aspects de la même réalité. Pourtant, les personnes ne se comportent pas toutes de la même façon devant la douleur. Certaines sont très affectées même par des douleurs minimes ; d'autres conservent leur joie de vivre même si elles souffrent physiquement. Le traitement de la douleur vise à la réduire, et il a rencontré dans ce domaine des succès considérables, de là il serait envisageable de penser que la douleur pourrait être supprimée. Mais cette conception est erronée : le seul fait d'avoir un corps implique de la douleur. Nous la connaissons tous à un moment ou un autre.

Il est très difficile de distinguer la douleur et la souffrance, car elles ne se voient pas, elles se ressentent, elles ne se soignent pas, elles se traitent. Pour faire simple et bref, on pourrait dire que si la douleur est un « avoir mal », la souffrance est un « être mal ».

Scientifiquement et médicalement parlant, la douleur est une sensation anormale ou pénible venant soit de la périphérie du corps, du psychisme ou d’un événement extérieur et en tant que telle elle constitue une expérience sensorielle et émotionnelle désagréable. Rien de plus normal que la douleur qui apparaît comme un signal d’alerte indiquant au cerveau que quelque chose d’inhabituel se passe à l’intérieur du corps et qu’il doit y remédier rapidement. La douleur est aussi ancienne que l’humanité, puisque Hippocrate disait déjà que la douleur était « cette sensation qui donna place aux médecins ».

La souffrance, quant à elle, est un jugement porté sur la douleur. Eviter de se plaindre réduit la souffrance, puisqu’on interprète l’expérience de la douleur non pas en tant que souffrance, mais tout simplement en tant que douleur. La douleur est là pour donner l’heure. C’est l’heure d’être doux avec soi-même, l’heure de se rappeler que la vie est faite pour le bonheur. La douleur est un phénomène objectif, c’est une loi du corps peu susceptible de disparaître. La souffrance correspond aux ajouts subjectifs, mentaux, dont on enveloppe la douleur. A ce titre, elle est susceptible d’être éliminée par un travail intérieur bien conduit. Mais, lorsque la douleur est trop intense ou devient chronique, la souffrance peut altérer la qualité de la vie au point d’entraîner des pulsions suicidaires. Aussi, les professionnels de santé s’efforcent-ils de plus en plus de la combattre.

Dans les sociétés préscientifiques, la douleur était considérée comme le résultat de l’introduction de démons ou de fluides magiques dans le corps humain. Plus tard, les médecins égyptiens l’ont reliée à l’expérience sensorielle, dont ils localisèrent le « centre » dans le cœur. Ce concept a été repris par Platon, et surtout par Aristote, qui avait fait du cœur le centre de toutes les fonctions vitales et le siège de l’âme. Au Moyen-Âge, la médecine, dominée par la philosophie d’Aristote, assimile le cœur à un centre de la sensibilité. Il faut attendre les théories de Léonard de Vinci et de Descartes pour que les systèmes nerveux périphérique (les nerfs) et central (la moelle épinière et le cerveau) soient impliqués dans la sensibilité. Ce n’est qu’au dix-neuvième siècle que les conceptions actuelles de la douleur se sont développées, visant à penser qu’elle pouvait résulter de la stimulation de récepteurs et de la mise en jeu de voies spécifiques.

Malgré ces controverses historiques sur la douleur, on s’accorde à présent pour la définir comme une « expérience sensorielle et émotionnelle désagréable associée à une lésion tissulaire existante ou potentielle, ou décrite en des termes signifiant une telle lésion ». Cette définition est celle de l’Association internationale pour l’étude de la douleur, qui fait référence en la matière. Cette définition met l'accent sur le fait qu’elle est un événement neuropsychologique qui trouve son origine dans le système nerveux central : les mécanismes à l’origine de la douleur peuvent être aussi bien de nature physique (lésion tissulaire, blessure) que psychique.

La douleur est ainsi perçue comme un phénomène complexe. C’est un mécanisme de défense qui joue un rôle protecteur important. En effet, c’est le signal de l’apparition d’un danger pour l´intégrité du corps. La douleur est un mal nécessaire, puisque c´est un signal.

Le philosophe Paul Ricoeur, lui aussi, différencie la douleur de la souffrance. La première, dit-il, renvoie à des effets ressentis comme localisés dans les organes particuliers du corps, ou dans le corps entier, ce à quoi correspond la maladie au sens médical du terme ; tandis que la seconde renvoie à des effets ouverts sur la réflexivité, le langage, le rapport à soi, le rapport à autrui, le rapport au sens, au questionnement, toutes choses qui constituent ce que nous pouvons appeler les ingrédients de la qualité d’une vie.

Souffrance et foi religieuse

La foi aide-t-elle à supporter la souffrance ? Y a-t-il une manière religieuse de vivre la souffrance ? Pour répondre à ces questions, il faut d’abord sortir de quelques fausses idées sur le lien entre Dieu et la souffrance.

D’abord celle d’un Dieu qui nous ferait payer par la souffrance une certaine dette. Nous avons péché, nous ou nos ancêtres, alors Dieu nous enverrait des épreuves pour nous faire payer l’addition. « Qui aime bien châtie bien ». Dieu nous aime, n’est-il pas normal que nous souffrions puisque nous l’avons trahi ? Nous sommes dans cette perspective chaque fois que nous établissons un lien entre notre souffrance et un acte que nous aurions commis contre Dieu.

Nous sommes condamnés à la souffrance à cause du péché originel. Le péché originel n’est-il pas le drame de la liberté humaine qui doit choisir entre le bien et le mal, autrement dit entre Dieu et le mal ? Les souffrances deviendraient les conséquences de mauvais choix. Dieu est un Dieu d’alliance et d’amour et non un dieu affamé de souffrances humaines. Il faut prendre garde à l'image véhiculée par l’idée que Dieu permettrait la souffrance, comme s’il était extérieur à sa création et qu’il serait alors en position de non assistance à personne en danger. Le Dieu, responsable de la souffrance, n'est pas le Dieu de l'Évangile.

Une autre idée pernicieuse est celle qui fait de la souffrance une source de purification, la souffrance aurait de bons côtés : elle durcit le caractère, donne de la maturité, de l’expérience, rend réaliste, etc… L’idée que la souffrance a du bon et qu’elle nous unit au Christ, n’a jamais totalement disparu. Pourtant, dans la Bible, la souffrance n’a jamais de valeur en soi. Elle est toujours considérée comme un mal à combattre. Jamais, Jésus ne fait un discours pour justifier la souffrance et la recommander. Toujours il la combat parce qu’elle est l’ennemi de l’homme. Lui-même il en a peur. Il n’a jamais cherché à souffrir pour souffrir. S’il a accepté la passion et la croix c’est parce qu’il a voulu être fidèle à sa mission et à son amour pour Dieu et pour les hommes. C’est donc une idée fausse que de penser que la souffrance rapproche de Dieu.

Le scandale de la souffrance n’a pas de sens et la religion chrétienne ne donne pas de sens au mal. Au mieux, la personne qui souffre peut donner du sens à ses souffrances, mais c’est un acte libre issu d’un chemin long. Par contre, on peut trouver du sens dans la souffrance éprouvée face au mal des autres : la compassion. Celle-ci est une expérience de la souffrance à cause de la souffrance d’un autre, qui crée un mouvement de rapprochement voulant offrir quelque chose à l’autre. Ce n’est pas un devoir, puisque cela ne se décide pas.

L’enseignement de l’Eglise sur la souffrance

Sous ses deux formes, la souffrance et la faute, le mal est ce qui heurte notre volonté la plus profonde, notre conscience. Il est ce que nous ne pouvons ni comprendre (il n’y a donc pas de solution) ni aimer (il est donc un scandale). Le problème se pose avec une acuité toute particulière pour le chrétien. C’est à cause de leur foi que la souffrance interpelle tout particulièrement les chrétiens. Que faire de cet apparent décalage entre la majesté de Dieu et les réalités de la vie ? Si Dieu est suprêmement puissant et suprêmement bon, pourquoi tolère-t-il la moindre souffrance ? Un être parfait ne pourrait-il créer un monde selon son désir ? Et si un tel être existait, n’éliminerait-il pas toute souffrance, ou ne l’empêcherait-il ou tout au moins ne la limiterait-il pas ?

Le chrétien affirme que Dieu est le créateur de tout ce qui existe, pourtant il ne peut pas dire qu’il est le créateur du mal car cela ne ferait que décupler le scandale. Que serait un tel dieu ? Tout ce qui a été créé par Dieu l’a été d'une manière propre à remplir sa mission, mais à cause de l’ignorance de leur vrai usage et de leur application, les hommes s’en servent d’une manière qui est nuisible. De tout ce que Dieu a créé il n’y a rien qui ne soit mauvais ou nuisible, rien dont l'usage propre fasse du mal aux créatures.

D'autre part, le chrétien affirme que Dieu n’est qu'Amour. Il ne s’agit pourtant pas d’affirmer cela comme on affirmerait une évidence mathématique. « Si Dieu existait et si Dieu était amour, de telles choses n’arriveraient pas : la guerre, la torture, la maladie, l’épidémie, la trahison sentimentale, le deuil... ».

L’existence du mal a été invoquée comme argument contre l’existence de Dieu. Si le mal et la souffrance existent, il n’est pas possible que Dieu soit. Aussi de tout temps, les penseurs se sont-ils employés à justifier Dieu, à l’innocenter, à essayer de montrer que Dieu ne pouvait pas faire autrement, comme s’il fallait plaider en faveur de Dieu pour le déclarer innocent de tout le mal et de toute la souffrance qu'il y a dans le monde.

Le chrétien est invité à se détourner d'une explication du mal qui ne peut être qu’insuffisante pour se tourner vers l'attitude concrète que l’homme prend en face du mal. Il faut renoncer à trouver au mal et à la souffrance une explication, une fonction, une finalité. Même à l’intérieur de la foi, il n’y a pas d'explication au mal. La foi n'est pas faite pour expliquer les choses (c’est à la science ou à la philosophie que revient cette tâche). Dieu n’explique pas le problème du mal, il n’est pas un professeur qui donnerait des réponses à des questions. Il ne répond pas à notre curiosité intellectuelle. Le mal n’est pas fait pour être compris mais pour être combattu.

« Si Dieu existait, le mal n’aurait plus cours ». Lorsque la souffrance s’abat, le cri vengeur de l’homme contre Dieu se fait entendre. Les hommes vivent dans l’insouciance, mais lorsque les difficultés sont là, c’est à Dieu qu’ils s’en prennent. Il vaut mieux pleurer, dire à Dieu son désarroi, son incompréhension et sa révolte que de tenter d'expliquer le pourquoi du mal, de la souffrance et de l'injustice. La plainte, voire la révolte ne sont pas de l’incrédulité, bien au contraire, elles font partie de la foi et permettent de dire que la foi n’est pas une « théorie qui a réponse à tout »…

Face à la souffrance, la révolte est une réaction humaine : on peut maudire Dieu et même le haïr ! C’est déjà un acte de foi. Le seul psaume mis dans la bouche de Jésus dans les Evangiles est celui où il prononce ces mots terribles : « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m'as-tu abandonné ? » Et il meurt juste après... Seul l’amour sauve, la souffrance ne sauve de rien et l’on doit tout faire pour la combattre... L’Eglise n’est pas pour la recherche et l'exaltation de la souffrance. Jusqu’à une époque encore récente, les possibilités de calmer la douleur étaient réduites. La souffrance avait un sens : le malade participait à la souffrance du Christ ce qui lui permettait de supporter sa douleur.

En 1957, le pape Pie XII s’adressait aux médecins sur le thème « Choisir ou écarter la douleur ». Il reconnaissait la légitimité de l'emploi des calmants pour apaiser les douleurs des derniers instants, même si cela devait abréger la vie. Sur son lit de mort, le cardinal Veuillot, archevêque de Paris, disait : « Nous savons faire de belles phrases sur la souffrance. Moi-même j’en ai parlé avec chaleur. Dites aux prêtres de n’en rien dire : nous ignorons ce qu’elle est et j’en ai pleuré ». La faiblesse dans laquelle plonge la maladie agit comme un rappel à l’ordre. Elle fait éprouver la fragilité humaine. Une bonne santé habituelle ferait volontiers croire que rien ne peut nous atteindre. Mais quand un jour la santé se détériore, nous sommes contraints de nous regarder autrement. Devant la maladie, on ne peut pas biaiser, on ne peut pas mentir. On se découvre tel que l’on est réellement. « On apprend beaucoup de choses à l’hôpital, disait encore le cardinal Veuillot... Depuis que je suis ici, je cherche à vivre dans une vérité totale. Je regarde la croix sur le mur. C’est mon compagnon ».

En 1984, Jean Paul II publiait une lettre apostolique sur le sens chrétien de la souffrance humaine : « Salvifici doloris ». Il précise que l’Evangile ne donne pas de raison à la souffrance mais dit simplement comment « Dieu souffre en son fils ». Si l’Orient chrétien a focalisé sa réflexion théologique sur la victoire du Christ sur le mal, la souffrance et la mort, l’Occident a plus développé, lui, l’idée de cette « sympathie » divine, selon l’étymologie grecque du mot : « participation à la souffrance d'autrui ». Les chrétiens sont appelés à vivre leur souffrance comme participation du don du Fils au Père.

Dans cette lettre apostolique, Jean-Paul II souligne que « la souffrance semble appartenir à la transcendance de l’homme » en ce sens que l’homme est « en un sens destiné à se dépasser lui-même ». Et pour tenter de comprendre le mystère de la souffrance, le pape recommande de toujours se poser la question inévitable du « pourquoi ? », c’est-à-dire de la cause, mais aussi celle du « pour quoi », la question du but et du sens que l’on peut apporter. « Seul l’homme, en souffrant, sait qu’il souffre et se demande pour quelle raison ; et il souffre d’une manière humainement plus profonde encore s’il ne trouve pas de réponse satisfaisante. C'est là une question difficile, comme l’est cette autre question, très proche, qui porte sur le mal. Pourquoi le mal ? Pourquoi le mal dans le monde ? Quand nous posons le problème de cette façon, nous posons toujours aussi, du moins dans une certaine mesure, une question sur la souffrance ». Reconnaissant que ces questions ne sont pas nouvelles, il souligne que, déjà dans l’Ancien Testament, apparaît une tendance à dépasser l'idée selon laquelle la souffrance serait une punition du péché, pour découvrir une éducative de cette peine qu’est la souffrance. « Ainsi, dans les souffrances infligées par Dieu au peuple élu est contenue une invitation de sa miséricorde, qui châtie pour amener à la conversion ». Pour trouver une réponse chrétienne à la question du « pourquoi » de la souffrance, il invite alors à se tourner vers l’exemple du Christ, qui révèle l’amour de Dieu. « Le Christ nous fait entrer dans le mystère et nous fait découvrir le « pourquoi » de la souffrance, dans la mesure où nous sommes capables de comprendre la sublimité de l'amour divin. le Christ s'est fait proche du monde de la souffrance humaine surtout en prenant sur lui-même cette souffrance ». Le Christ a connu cette souffrance au cours de sa mission, sous des formes physiques, comme la faim et la fatigue, mais aussi sous des formes psychiques, devant l’incompréhension même de ses intimes, devant l’hostilité de plus en plus grande de ses adversaires, prenant alors une conscience de plus en plus aiguë de la volonté de l’éliminer physiquement. C’est pourquoi il parlait souvent à ses disciples des souffrances et de la mort qui l’attendaient. « Le Christ va au-devant de sa passion et de sa mort en pleine conscience de la mission qu’il doit accomplir précisément de cette manière. C'est précisément par cette souffrance qu’il doit faire en sorte « que l'homme ne périsse pas mais ait la vie éternelle ». C’est précisément par sa Croix qu’il doit atteindre les racines du mal enfoncées dans l’histoire de l’homme et dans l’âme humaine. C’est précisément par sa Croix qu’il doit accomplir l’œuvre du salut ».

Si le Christ a souffert à la place de l’homme et pour l’homme, il permet à tout homme de participer à la Rédemption. « En opérant la Rédemption par la souffrance, le Christ a élevé en même temps la souffrance humaine jusqu’à lui donner valeur de Rédemption. Tout homme peut donc, dans sa souffrance, participer à la souffrance rédemptrice du Christ ». C’est de cette manière, selon Jean-Paul II, à la suite entre autres de saint Paul, affirme que « dans la souffrance se cache une force particulière qui rapproche intérieurement l'homme du Christ, une grâce spéciale » qui entraîne une véritable conversion, c’est « l’homme découvre le sens salvifique de la souffrance, et, dans la souffrance, il devient un homme totalement nouveau. Il y trouve comme une nouvelle dimension de toute sa vie et de sa vocation personnelle ».

Comme il ne s’agit pas de faire une apologie de la souffrance, il convient d’éviter ce qui apparaît comme un piège : la « valeur » de la souffrance. Pour un chrétien, la souffrance n’est pas et ne peut pas être un bien. Même si elle est inévitable, il ne faut jamais la rechercher. Elle n’est pas bonne en soi puisqu’elle détruit, elle anéantit. Elle est donc à combattre. Quand elle est inévitable, quand on ne peut pas ou qu’on ne plus en sortir, c’est alors qu’on peut essayer de la combattre « de l’intérieur » en lui donnant du sens, en faisant d’elle un aiguillon vers plus de maturité humaine, de solidarité, de sagesse, d’attention aux blessés… Si la souffrance peut avoir une valeur salvifique, c’est dans la mesure où elle est assumée personnellement et offerte par le croyant de manière à ce qu’il s’associe librement au sacrifice du Christ, pour achever dans leur corps, comme le dit saint Paul, dans sa lettre aux Colossiens (1, 24), ce qui manque à la passion du Christ, pour son Corps, qui est l’Eglise.

Mais il convient d’être prudent dans l’interprétation de cette parole. On pourrait estimer alors que l’œuvre du Christ est inachevée. Il faut que les hommes la poursuivent pour qu’elle aboutisse. Cette explication est aberrante pour deux raisons : d’une part, parce que Dieu serait un monstre insatiable de souffrance et d’autre part, parce que le Christ n’aurait pas réussi l’œuvre de salut. Les évangiles et la tradition chrétienne affirment le contraire. Il faut donc replacer cette phrase dans le contexte de la lettre qui souligne que Dieu a réconcilié définitivement les hommes avec lui en Jésus-Christ, il les a libérés du péché, pour les faire entrer dans une vie nouvelle. Parce qu’il l’a vécue, parce qu’il l’a acceptée librement et consciemment par amour pour son Père et pour les hommes, Jésus donne sens à la souffrance. Il ne la laisse pas le dominer, l’anéantir, il la maîtrise, il l’oriente. Mais puisque les hommes n’ont pas accepté de se convertir et d’entrer dans l’alliance, le Christ a payé de sa vie. Jésus ne veut pas la souffrance et la croix, elles lui sont infligées, et il va les accepter, et en rester maître, parce qu’il les offre à son Père et aux hommes. Il répond au mal par l’amour. A leur tour, les apôtres et tous les disciples du Christ endurent des souffrances pour mener le combat évangélique à son terme. Seul, l’amour peut orienter, donner un sens aux souffrances, les dévier de leur logique de mort pour les transformer en force de vie.

Jésus donne sens à la souffrance parce qu’il est sorti vivant de la mort et qu’il nous entraîne à sa suite. C’est lui, le Ressuscité, qui est avec nous et en nous ; c’est lui qui porte nos croix avec nous et qui partage nos vies marquées par la douleur ; c’est lui qui nous ouvre un avenir nouveau. Jésus nous entraîne au passage de la mort à la vie. Jésus n’explique pas et ne justifie pas les épreuves qui peuvent nous arriver, mais il nous propose de les vivre autrement avec lui. Le chemin est souvent rude, à la limite du supportable et des forces humaines, mais le chrétien est assuré qu’il n’est pas seul, que le Christ est avec lui dans l’épreuve et qu’il le guide vers la vie de Dieu pour l’éternité. Le chrétien, en suivant l’exemple du Christ doit se battre contre la souffrance. Loin de se laisser écraser par elle, il doit réagir, essayer par tous les moyens de prendre le dessus, il doit se battre afin de vivre pour lui et pour les autres. Le chrétien est invité à croire que la vie de l’homme vaut par ses relations aux autres et à Dieu, de cette manière, il découvre que l’amour peut être plus fort que tout. Dans les pires situations, l’homme est invité à aimer. Enfin, le chrétien qui vit dans la souffrance met son espérance dans l’amour de Dieu plus fort que la mort. Il croit que Dieu le prendra avec lui et lui donnera le repos et la paix. Il est assurés d’avoir un avenir, sa vie va continuer autrement en Dieu et avec lui. Il croit en la résurrection, il s’abandonne à l’amour de Dieu comme le Christ l’a fait sur la croix.

En définitive, la valeur de la souffrance dépend de l’usage qu’on en fait, des vertus qu’elle peut engendrer : l’humilité, la patience, le détachement ; autrement elle aigrit. C'est pourquoi personne ne peut se désintéresser des maux des autres. Le commandement du Christ est absolu : « C’est à l’amour que vous aurez les uns pour les autres qu'on vous reconnaîtra pour mes disciples... ».

Pourtant, il est difficile, sinon impossible pour nos contemporains, de comprendre la valeur possible de la souffrance. Affirmer que « la douleur, la souffrance sont à combattre » est devenu un axiome. Et Jésus est le premier à le faire par ses guérisons, montrant que Dieu lui-même combat avec les hommes la souffrance et la maladie. Mais cela ne revient pas à refuser tout sens rédempteur à la souffrance, même si c’est une chose difficile à comprendre. Et c’est le sens de la vie de Jésus : il a guéri de nombreux malades, mais il ne s’est pas guéri lui-même. Au pied de la croix, tous se moquent de lui parce qu’il ne guérit pas sa propre souffrance : il ne se guérit pas lui-même, parce qu’il sauve le monde par sa souffrance librement acceptée par amour. Les hommes n’ont pas été sauvés d'abord par la parole de Jésus ni par ses guérisons, mais par sa croix et sa résurrection.

Peut-on pardonner à Dieu l’existence du mal et de la souffrance ?

Le grand problème est celui de l’existence du mal. Face à cette question lancinante, il n’y a guère d’autre moyen que de dépasser la question : « Est-ce Dieu qui a créé le Mal ? », pour découvrir un Dieu compatissant, un Dieu qui porte avec nous la souffrance. Un être plein de bonté, qui saurait comment remédier à la souffrance, l’éliminerait sans hésiter. Aux yeux des hommes, qui se prétendent rationalistes, l’existence de la souffrance impliquerait que Dieu ne soit pas omniscient, ni tout-puissant, ni parfaitement bon… Alors, en tant que chrétiens, peut-on pardonner à Dieu l’existence du mal et de la souffrance ? Derrière l’idée qu’il faut « pardonner à Dieu » se cache l’intuition que le monde ne correspond pas à ce que l’homme pourrait légitimement en attendre.

Le premier réflexe serait de vouloir « innocenter » Dieu, de vouloir donner des « explications » au mal qui règne dans le monde… Les théologiens et les philosophes ont tenté de dédouaner Dieu du mal dans le monde et qui entraîne la souffrance des innocents. Dieu n’est pas la cause du mal, mais il le permet seulement ! On peut alors se demander pourquoi il le permet ? Ou bien on met tous les torts sur la liberté des hommes, mais alors pourquoi Dieu reste-t-il inactif ?

Epicure a posé ce problème de la manière suivante : « Ou bien Dieu veut supprimer les maux, mais il ne le peut pas. Ou bien il peut mais il ne le veut pas. Ou bien il ne le peut ni ne le veut... S’il le veut et ne le peut pas, il est impuissant, ce qui est contraire à sa nature. S’il le peut et ne le veut pas, il est mauvais, ce qui est également contraire à sa nature. S’il ne le veut ni ne le peut, il est à la fois mauvais et faible, c’est-à-dire qu’il n’est pas Dieu... Mais s’il le veut et le peut, ce qui seul convient à ce qu’il est, d’où vient donc le mal, et pourquoi ne le supprime-t-il pas ? »

Si la bonté suggère la présence de Dieu, la souffrance suggère son absence.  Alors ceux qui rejettent l’existence de Dieu ou se permettent de la mettre en doute ou de critiquer Dieu, prétextant que la souffrance est « mal », trouvent que d’un autre côté, cette même souffrance est « bien », puisqu’elle leur permet de soutenir leur athéisme ou leur critique. Une telle attitude est intenable, car ce n’est rien d’autre que de jouer un double jeu. 

Le chrétien ne peut croire en un Dieu qui resterait passif ou indifférent devant le malheur et la souffrance de ses créatures. Le Dieu de Jésus Christ est innocent du mal dont nous l'accusons, il est la force qui nous permet de réagir et de lutter contre le mal. Et les échecs des hommes sont aussi les siens.

Image de Dieu, l’homme est destiné à devenir comme Dieu, semblable à lui en sainteté, mais la création n’a pas porté l’homme au degré de développement auquel il est appelé.

Si l’homme a bien été créé « à l’image de Dieu et à sa ressemblance » il lui est donc légitime de l’interpeller sur sa création. Pourquoi a-t-il créé alors qu’il ne pouvait pas ne pas savoir que le mal surviendrait dans sa création ? On peut tenter d’innocenter en raisonnant : « Si le mal existe, c’est simplement parce que Dieu n’a pas voulu être un tyran ; il a engendré des créatures ayant fait un mauvais usage de leur liberté ». En d’autres termes, Dieu se « laverait les mains » du mal de sa création. Il ne serait pas responsable comme n’est pas responsable le fabricant de voitures quand un accident survient à son client pour faute de conduite. Mais Dieu n’est pas fabricant de voitures. Dieu, avant de créer, savait que des « accidents » pouvaient se produire, il savait même qu’ils allaient se produire, puisque rien n’échappe à Dieu par définition.

La sagesse aurait donc voulu qu’il s’abstienne de créer afin que le mal n’entache pas sa perfection ou qu’il crée des créatures vraiment parfaites, capables de résister au mal. Dieu s’est posé le problème du mal, il n’est pas étranger à son plan. Il a pourtant créé des individus libres tout en sachant que la liberté serait source de mal. Dieu est donc indirectement responsable du mal, même s’il ne l’a pas souhaité. On peut même aller plus loin et se demander si Dieu n’a pas été, dans un certain sens, un Dieu tentateur. Dieu aurait pu vouloir un monde où il y aurait eu la liberté sans le mal... Or il suffit qu’il ait pu le faire pour que Dieu ait dû le faire. D’un autre côté, si Dieu envoie des épreuves sur les hommes ce ne peut être que des épreuves éducatives, car Dieu ne mutile jamais l’homme. Ce serait un Dieu pervers tout à fait contraire à l’image de Dieu qui est révélée par l’homme Jésus.

A ce stade de la réflexion, nous aboutissons à une impasse. Il est rationnellement impossible de concilier le mal et Dieu. La situation du croyant est pourtant loin de s'en trouver désespérée. L’échappatoire pour ce problème est de considérer que le mal est un mystère. Tout est permis, dans le plan divin, mais il faut savoir que « Dieu fait tout concourir au bien de ceux qui l’aiment » (Ro. 8, 28) et croire fermement que la vie ne se termine pas sur terre, « car nous n’avons pas ici de cité permanente, mais nous cherchons celle qui est à venir » (Heb. 13, 14). Toutes les souffrances de l’humanité peuvent se « justifier » en tenant compte de l’éternité.

Pour les chrétiens qui ont foi en l’avenir, la souffrance n’aura jamais le dernier mot. La réponse efficace à la souffrance implique nécessairement de l’espoir, cet espoir manifesté principalement par le puissant désir de mettre la souffrance au service d’un objectif valable, de lui donner une finalité positive. Etre chrétien ne dispense pas de connaître ce que vit tout homme, à savoir la détresse, le sentiment d’absurde, les combats avec soi-même. Mais quand on est chrétien, on a une espérance de fond qui nous donne le courage de recommencer sans cesse ce combat et qui finalement nous donne une certaine paix. L’espérance chrétienne oriente aussi vers un avenir au-delà de la mort, vers un temps où la souffrance sera du passé.

Même si l’homme cherche toujours à comprendre le sens de sa vie, il peine à la situer et à la comprendre dans le plan de Dieu, et cela est surtout manifeste dans l’état de souffrance. Il ne s’agit peut-être pas alors de chercher des réponses au mystère de la souffrance et du mal, réponses que l’homme ne peut donner, mais plutôt de chercher à découvrir ce que Dieu veut pour l’homme. Il nous appelle à nous ressaisir, à repartir, à rompre avec le passé improductif, comme dans la parabole du figuier stérile. Dieu a tout son temps, puisqu’il dispose de l’éternité : il s’agirait de découvrir que le mal n’est réel que dans le domaine temporel, l’éternité de Dieu empêcherait alors de recouvrir l’existence du mal, qui ne s’inscrit que dans la durée.

Il ne suffit pas de dire que Dieu est le bien, comme dans la tradition platonicienne : il est beaucoup plus que le bien, il est le bien choisi, il est le choix du bien, c’est-à-dire la victoire sur le mal, sur le néant qui est vaincu pour toujours. En présence de Dieu, le mal est une possibilité non réalisée, exclue pour toujours, mais qui demeure de façon latente non comme une réalité, mais comme une possibilité toujours présente. Si pour trouver l’origine du mal, il est nécessaire d’avoir recours à la divinité, c’est le signe que toutes les autres tentatives d’explication sont vaines. Il ne reste qu’à rendre Dieu responsable du mal. Parler du « mal en Dieu » signifie que tous les efforts ont été faits pour comprendre le mal et qu’il ne reste d’autre conclusion que de reconnaître qu’il est inexplicable.

 Dieu est sans aucun doute l’origine du mal, mais il n’en est pas le réalisateur, ce qu’est l’homme uniquement sur le plan de l’histoire. Pascal affirmait que Dieu était « l’auteur de tous les biens et de tous les maux, excepté le péché ». En Dieu, le bien et le mal trouvent leur origine, non pas au sens où il en serait l’auteur mais au sens où il accorde aux hommes la liberté, de sorte que l’auteur du mal est l’homme et lui seul. Dieu en est l’origine en tant qu’il accorde toute sa place à la liberté humaine et la respecte dans son exercice. Dans le monde de l’histoire il n’est pas possible de désigner un autre auteur du mal que l’homme. Il est certain que c’est l’homme et non pas Dieu qui est l’auteur du mal réel, du péché, de la faute. Mais un renvoi à Dieu est inévitable, car le mal préexiste à l’homme. On ne peut pas admettre que l’homme soit créatif au point d’inventer le mal, il est l’unique auteur du mal sans en être l’inventeur. Cette conception de la présence du mal en Dieu est une façon d’éviter la doctrine manichéenne des deux principes, l’un créateur du bien, l’autre créateur du mal. Il y a un seul principe, le principe du mal n’existe pas, le mal est en Dieu, le négatif est dans le positif, autrement dit est vaincu.

Dès lors, la question initiale est sans fondement, dans la mesure où Dieu ne peut être la cause du mal, même s’il en est l’origine. En Dieu, et pour les hommes, le combat du bien contre le mal a été mené à son terme dans l’éternité, alors qu’il continue à se dérouler pour l’homme qui s’inscrit dans le temps, dans la durée. Et si finalement l’homme éprouve toujours de la souffrance, c’est qu’il s’inscrit dans la finitude et dans le temps. Il lui restera toujours à apprendre l’humilité, en reconnaissant qu’il n’est rien, du moins rien d’autre qu’une créature, mais que ce rien est creusé d’un désir incessant et inextinguible, celui de parvenir à partager l’éternité, ou, si cet homme est croyant, de partager éternellement l’amour qui sauve.