CONCLUSION SUR LES RELIGIONS

 

Le "religieux", phénomène universel

De toutes les manifestations de l'exercice de l'esprit humain, le phénomène religieux est certainement celui qui est le plus répandu, sous toutes les latitudes et dans tous les pays, même lorsque des formes de pensée ou d'action, hostiles à toutes les religions, font opposition, d'une manière ou d'une autre à l'expansion de l'esprit religieux sur des territoires entiers de la planète. Néanmoins, les statistiques prouveraient certainement qu'environ 90 % de l'humanité a été ou est encore affecté par le phénomène religieux proprement dit, même s'il convient de remarquer qu'en matière religieuse les statistiques sont souvent erronées : que l'on se souvienne de l'exemple type qui est celui du Japon, où les habitants peuvent se dire les adeptes et les fidèles de plusieurs religions simultanément, sans en pratiquer aucune de manière stricte. Et il n'est guère possible de dénombrer les membres de l'une ou de l'autre religion dans les pays où l'athéisme est devenu la règle officielle pour tous les citoyens. De plus, il faudrait encore pouvoir s'entendre exactement sur les critères permettant un tel recensement, puisque les catholiques et les orthodoxes dénombrent leurs fidèles d'après le nombre des baptêmes effectués tandis que les protestants ne retiennent que ceux qui ont fait un acte de foi personnel, même si, dès leur plus tendre enfance, ils ont été baptisés par pure tradition familiale.

La religion est loin d'être une science exacte... Néanmoins, l'affirmation que 90 % des hommes ont été, à un moment ou à un autre de leur existence, marqués par une appartenance ou par un événement religieux qui a pu les affecter personnellement est très vraisemblable. De plus, malgré les affirmations de plus en plus fréquentes, dans la civilisation moderne et industrielle, d'athéisme et de refus de toute forme de religion, les courbes démographiques et les courbes d'appartenance religieuse indiquent de presque toutes les religions accusent une certaine progression, mis à part le bouddhisme (en raison de la révolution chinoise) et le judaïsme qui ne s'est pas encore entièrement remis de l'holocauste nazi.

Toutefois, il ne faudrait pas en conclure à une recrudescence de la foi dans le monde, car l'accroissement numérique pourrait faire illusion : proportionnellement au nombre des habitants de la terre, le nombre des croyants est quelque peu en régression, à l'exception sans doute de l'islam qui se maintient dans une relative stabilité, due selon l'avis des spécialistes au retard que la civilisation musulmane connaît dans les domaines de l'urbanisation et de l'industrialisation. Il a été prouvé statistiquement que l'urbanisation est un facteur qui, non seulement, atteint la population de presque tous les pays du monde, mais aussi entraîne régulièrement une diminution de la pratique religieuse, et même de l'esprit religieux, en raison du déracinement complet que cette urbanisation provoque généralement sur ceux qui la connaissent : coupé de ses racines les plus profondes, l'individu connaît une radicale transformation de lui-même qui le conduit à abandonner, progressivement ou brusquement, une forme de vie religieuse, même si elle avait été longuement sienne, alors qu'il habitait dus un monde plus rural. Cet abandon de la vie religieuse ne traduit cependant pas une sorte de conversion à l'athéisme ou à une forme pratique de matérialisme, il semble plutôt que l'évolution du monde vers l'industrialisation, qui accompagne l'urbanisation, entraîne, comme réalité seconde, une indifférence générale au phénomène religieux, ce que d'aucuns, spécialistes des questions de la pratique des religions, traduisent comme étant un phénomène de sécularisation.

La sécularisation des religions

Il existe manifestement une relation directe, sinon une interaction effective entre les sociétés humaines et les différentes formes de société religieuse. Dans l'étude des différentes religions de l'Asie, il est possible de constater que le sixième siècle avant l'ère chrétienne a marqué un réel tournant, aussi bien dans l'évolution des sociétés que dans les transformations religieuses, qui avaient pour but d'assurer le salut de l'homme. D'ailleurs, ce sixième siècle a pu être qualifié de "siècle d'or de l'esprit humain" : en un seul siècle, il apparaît que l'évolution de la pensée a connu une avancée spectaculaire, avec l'éveil de grands courants qui allaient marquer toute l'histoire des civilisations que ce soit les Upanishads, la Bhagavad Gita et Bouddha en Inde, que ce soit le courant issu de Zarathoustra en Perse, que ce soit le phénomène prophétique, avec Isaïe ou Ezéchiel au milieu du peuple d'Israël, que ce soit l'apparition originelle d'une pensée plus philosophique avec Pythagore et Héraclite en Grèce, que ce soit aussi la pensée de sagesse qui voit le jour en Chine, avec Confucius ou Lao-Tseu... De ces différents lieux, de ces diverses manifestations de l'esprit humain, une grande partie de l'humanité vit encore dans le temps présent. Il faudrait aussi signaler le passage de l'ère préchrétienne à l'ère chrétienne, qui marque aussi un tournant important, non seulement dans l'histoire religieuse du monde, mais aussi dans la simple histoire profane, puisque l'habitude a été, pratiquement universellement, adoptée de compter les années à partir de la naissance de Jésus-Christ ; le monde musulman, quant à lui, préfère compter ses années à partir du grand changement qui est intervenu dans la vie de son prophète, lors de sa fuite de La Mekke pour rejoindre Médine, moment qualifié d'Hégire ; l'origine de la Réforme protestante, avec ses différents courants, du luthéranisme, du calvinisme et de l'anglicanisme, se situe elle aussi à un moment où le monde occidental se trouve secoué par les diverses grandes découvertes de la Renaissance...

De ces simples constatations élémentaires, il est facile de conclure que le phénomène religieux est lié d'une manière évidente à toutes les transformations de la société humaine. Et il serait aussi possible de souligner le lien étroit qui unit les religions aux grands conflits qui ont pu opposer les hommes au cours de leur histoire : la prétention d'une religion déterminée à s'établir dans l'universalité conduit presque nécessairement ses fidèles à entrer en conflit ouvert contre ceux qui refusent d'adhérer aux croyances qu'elle développe...

L'époque actuelle est marquée par une civilisation de l'industrialisation et de l'urbanisation. Et l'évolution qui se produit dans le domaine de la société a des répercussions sur le phénomène religieux : la conscience collective apparaît comme désenchantée par toutes les formes de religion ainsi que par toutes les pratiques religieuses qui peuvent en découler. Pendant de nombreuses années, les termes ne manquèrent pas au vocabulaire français pour désigner ce phénomène de recul de la religion : laïcisation, déchristianisation paganisation, extension de l'incroyance, irréligion... Mais pour le sociologue des religions, ces termes apparurent rapidement trop étroits, trop marqués par une seule manifestation religieuse, et on lui préféra un autre terme, venu d'outre-Atlantique, "la sécularisation", terme qui offrait le grand avantage de ne pas être marqué par une seule religion et qui pouvait être appliqué à toutes les manifestations du recul du phénomène religieux : c'est l'état d'une société où le domaine séculier et profane a pris une importance telle que le domaine religieux et sacré a perdu toute importance, au point d'en être totalement évacué. C'est cet état de la société qu'a voulu illustré Harvey Cox, dans son livre La Cité séculière : les transformations amenées dans le monde par l'industrialisation, par la technicité et par l'urbanisation, influent nécessairement sur la vie et le psychisme des hommes, et la société elle-même fonctionne désormais sans aucune référence à un contrôle religieux : la sécularisation conduit alors à la désacralisation, qui marque la libération de l'homme de sa dépendance par rapport à la nature d'une part et par rapport à ses propres créations d'autre part. L'homme devient ainsi véritablement adulte, en se libérant de toute influence qui lui était devenue étrangère, et particulièrement de la notion de Dieu. Toutefois, Harvey Cox n'ignora pas que cette nouvelle civilisation crée aussi ses propres idoles, ses propres dieux, aboutissant à l'épanouissement de nouveaux mythes, tels le culte de la personnalité de certaines vedettes ou d'hommes politiques, ou même de simples citoyens qui ont sacrifié leur existence pour assurer la vie de la nation face à toute ingérence étrangère Si l'apparition des techniques modernes a marqué les religions au point de les faire reculer, il apparaît aussi que les religions prennent une sorte de revanche sur cette société qui se prétend entièrement désacralisée : les manifestations civiles et séculières revêtent, souvent de manière inconsciente, des aspects qui sont issus des différentes célébrations religieuses.

C'est ainsi que les cérémonies politiques, patriotiques ou historiques, qui prétendent évacuer tous les aspects magiques et religieux de leur exécution, revêtent cependant toutes les caractéristiques que connaissaient ou que connaissent encore les cérémonies religieuses. L'exemple de la "Marche à l'Étoile", à Paris, à l'occasion de presque toutes les grandes manifestations nationales françaises, se présente comme le pèlerinage type, même si elle se veut strictement laïque : les Champs-Élysées, qui sont traversés, n'était-ce pas le séjour des bienheureux et des élus chez les Grecs et chez les Romains ? l'Arc de Triomphe, n'est-ce pas la grande porte qui ouvre sur l'au-delà ? Et, dans les discours, prononcés à tel ou tel moment de la manifestation profane, n'évoquent-ils pas très souvent ce "lieu sacré", ou ces "bannières sacrées" que sont les drapeaux des différentes organisations civiles ou militaires qui sont présentes sur ce lieu de rassemblement ? Et, le chant qui est repris en choeur par la foule, proclame "l'amour sacré de la patrie". Tous les rites religieux se trouvent manifestés. Le recueillement et le silence de la foule. Les fleurs déposées sur le lieu sacré et vénéré. Le rite du feu symbolisé par la réanimation de la flamme. Et, pour terminer la cérémonie, l'appel aux morts, aux esprits de l'au-delà...

Dans le monde communiste lui-même, où l'on affirme pourtant la mort définitive de Dieu, les cérémonies de funérailles des grands hommes politiques ressemblent aussi très étrangement à des célébrations religieuses. Par exemple Lénine, qui n'a cessé de condamner la religion comme "l'opium du peuple", est vénéré exactement comme un grand prophète des temps modernes ; ses écrits sont devenus la Bible même pour des millions d'hommes et de femmes ; et son tombeau, aux pieds des murs du Kremlin, est sans doute l'un des plus importants centres de pèlerinage dans le monde. Le mausolée de Lénine est véritablement comparable au tombeau du Christ ou à la Kaaba ; Moscou, c'est une nouvelle Jérusalem, c'est aussi La Mekke...

La société de consommation rejette le spirituel

Puisque, d'une manière ou d'une autre, ainsi que le soulignait Harvey Cox, l'homme moderne découvre que le monde entier est devenu sa propre cité, puisqu'il a pris conscience de sa responsabilité et de toutes ses possibilités, il découvre, dans le même mouvement qu'il doit organiser par lui-même ce monde, de façon à en faire ce que les croyants appellent "la providence" : le monde entier doit devenir favorable et propice à la vie de tous les humains, sans distinction de races ou de cultures. S'il est vrai que Dieu est mort, tout l'aspect spirituel, qui habitait les différentes religions, se trouve presque nécessairement évacué des préoccupations humaines : la spiritualité, qu'elle soit occidentale ou qu'elle soit orientale, est morte elle aussi... Des religions, il ne subsiste que quelques aspects rituels, typiquement extérieurs à la foi, dans des manifestations laïcisées à l'extrême. En fait, c'est beaucoup plus à une crise des spiritualités qu'à une crise des religions proprement dites, que l'ère de l'industrialisation et de l'urbanisme conduit. La rupture des petites communautés traditionnelles, et souvent rurales, au bénéfice de sociétés plus vastes, mais beaucoup moins personnelles, entraîne avec elle la rupture des relations personnelles entre les hommes au bénéfice d'une sorte d'administration impersonnelle qui applique à tous les hommes des règlements et des lois uniformes. Sans doute, l'individu lui-même se découvre comme libéré du conformisme social qui lui était imposé par la vie dans une petite communauté ; mais il se découvre aussi, dans le même temps, comme profondément isolé. C'est ce phénomène que les sociologues qualifient en parlant de la "foule solitaire" : dans la masse anonyme des foules, l'individu lui-même perd toutes les caractéristiques de sa propre personnalité, de sa singularité particulière, en entrant dans un système considéré très souvent comme inhumain puisqu'il refuse de reconnaître les différences individuelles.

Et cette forme de société moderne, trop facilement qualifiée de "société de consommation" - puisque la consommation est devenue le symbole même de toute l'économie de production des choses et des valeurs - s'est ainsi rapidement vue contestée et critiquée : il s'agit d'en venir à une société qui sera plus humaine, plus favorable à l'épanouissement des personnes qui la composent. En tout état de cause, il apparaît nécessaire de dépasser toutes les imperfections de la forme d'existence actuelle, afin de remettre en valeur les aspects les plus positifs de la société antérieure.

Cela est vrai dans le domaine religieux, mais cela est aussi vrai dans d'autres domaines de l'existence courante. La publicité, sous toutes ses formes, ne cesse d'accorder une très grande importance au "bon vieux temps", à un temps où les machines n'avaient pas envahi le marché au point d'asservir l'homme au culte du rendement extrême. La publicité peut être considérée comme dangereuse parce qu'elle conduit les individus à dépenser toujours plus, à consommer toujours davantage, en répondant sans doute à de nombreux critères économiques. Actuellement, un tournant semble être pris dans les techniques mêmes de la publicité.

Tout en continuant à valoriser les aspects positifs de toutes les machines qui sont mises à la disposition des hommes par les techniques les plus sophistiquées, elle présente ces mêmes machines comme un effort de retour à une vie plus ancienne. Et, dans ce sens, elle exploite davantage les aspects psychologiques de l'homme qui veut retrouver ses racines profondes que les aspects purement économiques d'une société qui cherche à écouler toute sa production. Tout en demeurant néanmoins dans le domaine strictement économique, la publicité cherche à exploiter également les impératifs psychologiques qui conditionnent les individus. Si elle joue effectivement un rôle d'assujettissement de l'individu, en le réduisant simplement à ses seules activités utilitaires, elle cherche aussi désormais à conquérir l'ensemble de la personnalité des individus, en leur montrant que les techniques les plus modernes et les plus sophistiquées sont réellement le plein épanouissement de ce qui pouvait être vécu dans le passé, dans un autre cadre de vie ou de culture.

Ainsi, la publicité la plus sérieusement organisée cherche à permettre à l'homme de retrouver ses racines les plus profondes, celles qu'il avait perdues en abandonnant son style de vie rural pour le mode de vie urbaine. D'une certaine manière, ce revirement dans la conception même de la publicité revirement qui vise à marquer la suprématie de la psychologie humaine sur tous les critères économiques, manifeste une critique, sinon un rejet, de la société dite de consommation Et, en insistant sur les grandes dimensions de la personnalité individuelle, elle démontre, plus ou moins consciemment que l'homme ne peut pas se réduire à la simple rationalité et à la seule mécanisation de toutes ses activités.

Cet excursus sur le domaine de la publicité, telle qu'elle est conçue et envisagée actuellement, prouve, à sa manière, que l'individu est comme contraint de se révolter contre la société dans laquelle il vit, et, dans le cas de la publicité, c'est même une fraction de la société qui signifie cette nécessité d'une révolte. Révolte qu'il est possible de découvrir comme la revanche de l'irrationnel sur le raisonnable, la revanche de la spontanéité sur l'organisation d'une société de type purement industriel, voire mécanique. Les notions mêmes d'efficacité et de rendement s'estompent facilement, quand l'homme se redécouvre comme situé au seuil d'une nouvelle réflexion religieuse, conduite primitivement par une volonté de mener une existence plus authentiquement humaine, même dans le cadre étroit de la société. Celle-ci ne trouve pas sa propre justification dans les progrès techniques, dans le développement ou dans l'expansion du taux de croissance : tout ceci se voit dans l'obligation d'être subordonné à des fins, à des valeurs plus hautes, même si celles-ci ne manifestant pas directement une foi authentique, mais se contentent de substituer aux grands thèmes religieux des références plus séculières ou plus profanes, qui peuvent aussi apporter le salut à l'homme individuel : la défense de la patrie, l'honneur sacré et l'amour sacré de la nation, la raison d'État, la grandeur nationale... En l'absence de toute valeur, aucun consensus ne serait possible entre les citoyens d'un même pays, et la société apparaîtrait alors comme complètement dépourvue de sens. Et il importe toujours que les hommes puissent donner un sens à leur vie, aussi bien individuelle que collective.

Ce qui a été constaté dans le domaine de la publicité trouve aussi son application dans le monde religieux, par le conflit qui subsiste toujours entre l'aspect de l'institution établie et l'aspect du prophétisme qui fait preuve de contestation, en invoquant des valeurs nouvelles. La spiritualité de toutes les religions se trouve toujours placée entre deux extrêmes, entre deux tendances qui visent toutes deux un idéal religieux, bien que chacune soit située à l'opposé de l'autre : une tendance veut amener la foi et la religion à s'inscrire profondément dans toutes les aspirations du siècle profane, dans un engagement à construire un monde entièrement nouveau, selon la perspective proposée la dite religion, tandis que l'autre tendance vise essentiellement à faire échapper l'homme de toutes les tentations qui l'obligent à demeurer dans le monde présent, en se proposant de lui offrir une libération ou une évasion de ce monde considéré comme essentiellement mauvais, puisqu'il ne répond pas aux aspirations les plus profondes et les plus sérieuses de l'idéal de la dite religion. Il semble que toute religion se trouve ainsi toujours sollicitée, de manière contradictoire entre ces deux orientations qui l'obligent à faire retour sur elle-même, pour répondre efficacement à toutes les aspirations qui peuvent animer ses fidèles.

Les chances de renouveau religieux

Manifestement, toutes les religions ont connu une période de stagnation, au sens où le pourcentage des fidèles est en diminution par rapport à l'accroissement de la population mondiale : il apparaît évident que les signes d'une crise dans le domaine religieux sont nombreux, et ils reposent principalement sur la constatation d'un décalage entre les formes traditionnelles exprimées par les religions et les exigences de la vie moderne. Le phénomène de la sécularisation a profondément affecté toutes les religions, et non pas seulement certaines formes extérieures de la vie religieuse, ainsi particulièrement dans le catholicisme romain : le costume religieux, l'abandon de la clôture pour certains ordres monastiques... mais c'est aussi le centre même de la vie religieuse qui se trouve mis en question, à tel point que certains n'hésitent pas à se demander si la consécration totale et définitive à Dieu peut encore avoir un sens : le malaise est venu de la redécouverte de l'importance de la vie engagée dans le monde des hommes, qui peut aussi conduire à la perfection. La sécularisation qui pouvait être d'abord considérée comme un simple glissement de perspectives, accordant une plus grande place aux institutions laïques et profanes, s'est transformée en une volonté expresse d'émancipation à l'égard de toute forme de tutelle religieuse. La crise est devenue évidente dans la deuxième moitié du vingtième siècle : la contestation de la civilisation héritée du passé entraînait la contestation de toute religion.

Néanmoins, il ne s'agit pas de rêver et d'espérer la réalisation d'un retour à un état plus proche de la nature, état trop souvent exalté, à tort, par toute sorte de publicité mensongère. Il ne s'agit donc pas davantage de rêver à la possibilité de l'instauration d'un nouveau mode du sacré bien antérieur à l'installation de la civilisation technico-industrielle. Mais il faut également noter que le confort matériel, l'abondance des biens de consommation, les progrès de la technologie, tout cela ne parvient pas à satisfaire entièrement les aspirations fondamentales de l'individu. Le bien-avoir ne procure pas nécessairement le bien-être, le bonheur : l'homme n'est pas seulement un être de besoin, il est aussi et surtout un être de désir, désir qui le porte toujours vers autre chose, vers un nouvel avenir pour lui-même et pour ses semblables. Et l'on arrive alors à découvrir que la cause de la vie religieuse, le moteur même du phénomène religieux se trouve inscrit au coeur même de l'homme, qui ne peut se trouver simplement réduit aux dimensions que prévoyait l'instauration d'une société technocratique. Sans être une simple survivance d'un passé plus ou moins lointain, il apparaît de plus en plus comme une réalité profondément inscrite dans l'homme, auquel la société avait refusé, plus ou moins consciemment, un supplément d'âme dont il a toujours manifesté un grand désir.

Tout renouveau de la vie, selon un mode religieux, manifeste que l'homme ne peut pas se réduire à un lieu d'échanges, qu'il est autre chose qu'un simple rouage dans un système plus ou moins organisé, mais toujours anonyme : à chaque instant, l'homme essaye de se dépasser lui-même, de se transcender, en recherchant le sens de sa destinée, en constatant aussi l'irruption de Dieu dans leur propre existence : le phénomène religieux ne cesse de constater que l'homme qui se contente de l'existence purement mondaine se trouve lui-même profondément déshumanisé et qu'il aspire à une authentique transfiguration de lui-même.

En réalité, tous les ponts ne sont pas coupés entre le monde des religions et le monde de la civilisation contemporaine. Les grands problèmes continuent de hanter même les esprits les plus sceptiques : qu'est-ce que l'homme ? quelle est l'origine de la vie ? où conduit la vie présente? l'existence a-t-elle un sens ? la mort est-elle la fin de tout ? Ces questions, qui sont partagées par toutes les manifestations religieuses, ne sont pas simplement des problèmes abstraits, elles sont, au contraire, profondément enracinés dans les esprits, mais aussi dans la vie quotidienne de la plupart des hommes. Ce qui se trouve ainsi placé au coeur du débat susceptible de s'installer entre religions et techniques, c'est bel et bien la question de la vie elle-même. Et il serait totalement illusoire de vouloir esquiver, d'une manière ou d'une autre, ces questions vitales, sous prétexte de n'y voir qu'une survivance des temps les plus primitifs de l'histoire de l'humanité.

La prière, manifestation du phénomène religieux

La prière est une dimension fondamentale et essentielle dans l'existence de tout homme qui se prétend croyant et religieux. Cela se vérifie sous toutes les latitudes et à toutes les époques, aussi bien dans le Moyen-Orient antique, le berceau des grandes religions monothéistes, qu'en Orient, là où sont nées les grands courants mystiques de l'hindouisme et du bouddhisme, ou même qu'en Afrique Noire ou en Amérique du Sud. L'attitude de la prière est elle-même une constante chez tous les hommes qui reconnaissent l'existence d'une puissance qui leur est supérieure.

En regardant de près les sculptures qui nous sont parvenues des civilisations les plus anciennes, nous pouvons constater le fait d'une certaine constance dans les gestes qui signifient la présence d'un aspect proprement religieux. L'homme se présente debout, les bras tendus vers son dieu ; ou bien, il se présente un genou en terre et une main levée devant le visage, en signe de soumission et de respect, en présence d'une divinité qu'il adore. Ces mêmes sculptures montrent également que la prière s'accompagnait souvent de sacrifices d'animaux ou même d'êtres humains, le sacrifice étant considéré comme un moyen de se rapprocher de son dieu. D'autre part, les textes de toutes les religions indiquent qu'une telle offrande n'a de sens que si elle s'accompagne également d'une attitude intérieure : les sacrifices ne sont rien en eux-mêmes, il faut encore que l'homme soit disposé à rencontrer son dieu. Toute l'existence humaine, et toute existence humaine, se manifestent comme une sorte de cri vers une réalité supérieure : la prière est ce cri de l'humanité, cri qui n'est pas une simple réflexion de sagesse, cri qui se refuse à être un enthousiasme irrationnel. La définition de la prière comme un cri permet de comprendre que l'homme prend conscience de sa situation personnelle ou de la situation collective de l'humanité, et qu'il vise à dépasser le caractère purement individuel d'une relation à l'altérité divine. La prière, comme activité humaine particulière, manifestant la présence même du sentiment religieux, n'offre ainsi pas l'aspect d'une fuite hors de l'existence concrète vers un quelconque être divin supérieur ou inaccessible ; elle se tourne implicitement vers un dieu qui est considéré comme présent à toutes les expériences individuelles ou collectives. Elle devient autre chose qu'un vague secours, inspiré par un sentimentalisme, pour faire vibrer le coeur même de la divinité au rythme du coeur humain, comme si la prière pouvait avoir un effet automatiquement magique. Tous les croyants reconnaissent qu'il est facile de ramener l'action de la divinité en laquelle ils ont mis leur confiance en une activité purement mécanique, mais ils découvrent aussi très profondément qu'ils privent ainsi leur foi d'une relation authentique avec celui qu'ils prient, car ils ne tardent pas à s'apercevoir que la prière exerce une véritable action de transformation de leur être le plus intime, en les enjoignant à une action efficace dans le monde, par un engagement terrestre.

D'apparence totalement inutile, la prière authentique devient la source et le jaillissement de la véritable efficacité, car elle traduit un effort de l'homme pour faire coïncider sa propre volonté avec celle de son dieu et non pas de soumettre ce dieu à sa volonté. Si la prière est pénétrée d'amour, ainsi que le recommandent toutes les religions, aussi bien les monothéismes occidentaux que les polythéismes orientaux, et si cet amour est pleinement confiant, les désirs de l'orant coïncident toujours avec la volonté du dieu qui se manifeste toujours comme la perfection de l'amour. Et les théologiens ajouteraient volontiers que cette prière authentique est toujours exaucée. Pourtant, le monde moderne, quels que soient les cadres religieux, ne se présente plus comme un monde enclin à la prière, en raison de nombreux facteurs, comme le rationalisme, comme l'installation d'une ère de la sécularisation, comme l'invasion de la technologie la plus avancée qui permet de combler les désirs, avant même que ceux-ci ne soient exprimés... L'affirmation, sans cesse répétée, que l'homme peut se suffire à lui-même, ne prédispose plus guère à croire en l'efficacité de la prière, alors que celle-ci est une invitation pressante faite à l'homme de se prendre lui-même en charge.

Néanmoins, il est possible de constater qu'après une période où la prière semblait appartenir à un passé définitivement révolu, elle fait une rentrée fracassante dans le monde, et particulièrement dans le monde occidental qui avait été beaucoup plus bouleversé encore que l'orient de l'influence des théories marxistes athées : Dieu était mort, comment pouvait-il encore être nécessaire de le prier ?

C'est ainsi, pour ne prendre que l'exemple de la France, que le flot des publications sur la prière prend toutes les allures d'un véritable raz-de-marée, alors qu'il faut bien reconnaître que les périodes antécédentes de l'histoire religieuse française ne prédisposaient absolument pas à un tel retour de ce phénomène typiquement religieux : la France était même considérée comme une "terre de mission", dans laquelle il fallait faire are grande place à l'évangélisation. C'est ainsi que Jean-Pierre Dubois-Dumée lançait, en mai 1978, une nouvelle revue, au titre prometteur : Prier. Avant la parution du premier numéro, six mille personnes avaient déjà souscrit un abonnement. Et, en 1982, le tirage atteint parfois 100.000 exemplaires chaque mois, signe que la revue avait atteint un large public qui lui donnait son entier aval. La prière est encore, semble-t-il, une manifestation très largement suivie du phénomène religieux. Aux États-Unis également, on assiste à une effervescence de tout ce qui peut avoir trait à la prière. Ce phénomène de recrudescence d'une telle activité religieuse, dans un monde si peu enclin à la spiritualité, a certainement de quoi surprendre les esprits les plus critiques. La prière a certainement un sens ; il suffit de se mettre en prière pour le découvrir Contrairement à ce que pouvaient penser tous les prophètes qui annonçaient la mort de Dieu et qui la proclamaient un peu partout dans le monde puis plusieurs générations, le phénomène religieux continue donc de se manifester sans se soucier de toutes les démonstrations intellectuelles qui prétendent détruire toutes les traces de religion et même de foi dans le monde. Mais, pour la multitude des hommes, la religion apparaît presque comme une manifestation naturelle, quelle que soit la forme dans laquelle elle s'exprime pour les uns ou pour les autres ; l'absence ou le refus de religion ne serait que le résultat d'un exercice de la liberté humaine qui réagit contre des données plus ou moins superficielles de l'existence : l'irréligion même ne serait donc qu'un travestissement de la religion, et l'absence de toute religion serait impossible. L'homme qui cherche à trouver et à dire le sens de son existence, se trouve ainsi totalement impliqué dans la question qu'il se pose à lui-même et il se trouve, en quelque sorte, contraint d'effectuer le passage à la foi religieuse.

 

Origine des manifestations religieuses

Le problème qui atteint l'homme au plus profond de son être, le plus grand problème qu'il se soit jamais posé reste certainement celui de la mort, avec ses inéluctables questions sur l'au-delà et sur la signification même de l'existence présente. Pour chaque homme, même le plus religieux, la mort, l'instant même de la transition entre la vie actuelle et l'après la mort, représente un vide immense. En effet, du simple point de vue humain, en dehors de toute référence religieuse, la mort marque une fin, une fin définitive. La vie s'achève dans le trou noir du tombeau, avec la disparition inévitable de l'image même de ce que pouvait être l'individu, avec l'anéantissement de sa personnalité. L'homme éprouve une grande angoisse à la simple pensée de la mort, parce qu'il découvre qu'elle ne marque pas seulement un terme, mais qu'elle pose aussi la question véritable : celle du sens de sa propre vie.

Les religions, réponse à la question de la mort

Pour apporter une tentative de solution à ce problème qui l'angoisse, et qui se trouve certainement ravivé chaque fois que l'un des siens vient à disparaître, l'homme, depuis l'époque la plus reculée de l'histoire et même de la préhistoire, a inventé une réponse, en affirmant sa certitude d'une survie. En effet, personne ne peut concevoir que tout ce qui a été entrepris, au cours de l'existence, puisse être définitivement anéanti, annihilé. L'idée même de la mort a conduit l'homme à découvrir l'idée de la survie. Les incroyants ou les athées affirmeraient alors que les hommes ont trouvé un certain nombre de pratiques, de rites ou de croyances qui lui ont d'une part aveuglé la conscience en face de ce problème et qui lui ont d'autre part donné des assurances pour bien ou pour mieux diriger sa propre existence passagère sur la terre.

Il est vrai que la présence de cimetières indique aux archéologues ou aux ethnologues qu'ils sont en présence d'une société humaine organisée et civilisée. Les cadavres sont alors confiés à la terre dans la position foetale, ce qui permet de conclure à l'idée d'une renaissance à la vie nouvelle. Mais, dans d'autres civilisations, ce retour à la terre est totalement méconnu : c'est le retour aux eaux mères, qui ont également une signification universelle invitant à concevoir l'idée d'une survie ; c'est la destruction du cadavre par le feu qui dissoudra la mort elle-même d'une manière encore plus rapide. Tous ces actes, spécifiquement humains, en face de la mort soulignent, chacun à leur manière, de concevoir un véritable enfantement pour un monde nouveau, dans lequel l'homme va survivre ou dans lequel il va connaître une forme de vie totalement nouvelle.

Pour toutes les religions, la mort marque une transition vers un autre mode de vie. En effet, chacune d'elles affirme toujours avec force que la cessation des activités corporelles n'équivaut pas nécessairement à la fin complète de tout l'être humain : tous les actes moraux qui ont pu être accomplis au cours de l'existence méritent certainement une rétribution effective, d'autant plus que cette rétribution n'est pas toujours manifeste au cours de l'existence d'un individu. Le problème de la sanction des actes accomplis selon l'éthique en vigueur dans une culture devait entraîner la croyance en la possibilité et même en la certitude d'une survie. Le problème qui se posait alors était manifestement de connaître quel serait ce nouveau mode de vie après la mort corporelle. Les réponses sont très diversifiées, selon les cultures et selon les expressions religieuses. Pour les animistes, sous toutes les latitudes, lés morts subsistent sous la forme d'esprits qui parcourent sans cesse les lieux sur lesquels ils ont vécu leur existence terrestre, avant de regagner un lieu plus ou moins céleste où ils connaîtront définitivement la nouvelle vie. Pour les religions d'origine orientale, comme l'hindouisme et le bouddhisme, les âmes des défunts sont appelées à connaître la transmigration de corps en corps, au cours d'existences successives, jusqu'à ce qu'elles aient atteint la suprême perfection, qui leur permettra de s'identifier avec le dieu souverain, le brahma, dans l'état du nirvâna, qui marque l'extinction définitive de tous les désirs qui provoquaient les renaissances successives. Pour les religions qui professent le monothéisme, c'est la question de la rétribution des actes accomplis au cours de l'existence qui amène à sanctionner, positivement ou négativement, la condition de la vie après la mort ; ces différentes religions expriment également des propositions diverses quant au séjour paradisiaque ou quant au séjour infernal. Certaines de ces religions monothéistes affirment en plus, comme un dogme respectable, la résurrection des morts : à l'heure décidée par Dieu, souvent décrite en termes apocalyptiques - au sens de "révélations définitives" de Dieu, mais aussi au sens de grandes catastrophes cosmiques qui marqueront le commencement des temps nouveaux et de la nouvelle création - les âmes des fidèles défunts retrouveront leur corps, lequel sera glorifié et doué d'immortalité, pour vivre éternellement en présence de Dieu.

Dans toutes les cultures, la mort a été une question fondamentale, et les religions ont, chacune à leur manière, essayé de percer le mystère qu'elle cachait. En perçant ce mystère, ces religions devaient parvenir à répondre à la question même du sens de la destinée humaine. Elles ont ainsi pu proposer toutes les purifications nécessaires à l'homme pour qu'ils puissent connaître le meilleur état de vie possible après qu'il eut franchi le cap décisif de la mort corporelle.

La religion, un pont entre le connu et l'inconnu

En essayant d'expliquer ce qui se cache derrière le phénomène de la mort, il apparaît que les religions ont toujours cherché à présenter une communication entre ce qui est déjà connu et ce qui demeure encore inconnu. Même si l'étymologie du terme "religion" n'est pas évidente, toutes ses interprétations visent, d'une manière ou d'une autre à tisser un lier entre deux réalités différentes. Cicéron rattachait ce terme à relegere (relire, réfléchir, méditer, prêter à quelque chose une attention particulière), Lactance le rattachait à religare (relier, et particulièrement relier l'être humain à la divinité), tandis qu'une autre origine rattache ce terme à reeligere (choisir de nouveau). Saint Thomas d'Aquin, un des plus grands penseurs et théologiens du christianisme médiéval, avait déjà conscience de ce problème qui était posé par l'étymologie même, mais il trouva le moyen d'échapper à toutes ces diversités de sens, en les réunissant sous une seule signification, faisant de la religion ce qui avait trait en propre à l'ordre même de Dieu.

La religion devient ainsi comme la relation de l'homme avec la cause de sa propre nature, de son existence ; mais chaque interprétation, selon les différentes civilisations, établit cette relation suivant des termes qui lui sont propres : le ciel et la terre, le surnaturel et la nature; les dieux et les hommes, et il arrive même que la religion soit synonyme de ce qui unit les hommes entre eux grâce à l'apport d'une foi commune.

En définissant la religion comme "un pont entre le connu et l'inconnu", on signifie que la religion relève d'un domaine qui découvre deux rives, celles de deux mondes, qui sont réunis entre eux par ce lien que la religion établit entre ces deux rives. Il est d'ailleurs assez significatif que le chef de la religion catholique soit présenté comme "le souverain pontife", pontifex indiquant en latin "le bâtisseur de ponts". Officiellement, c'est lui qui indique le chemin par lequel les fidèles attachés à la religion chrétienne d'obédience romaine peuvent effectuer ce lien entre les deux mondes, c'est lui qui indique le moyen de passer d'une rive à l'autre, sans risquer d'être engloutis par toutes les questions qui se posent aux hommes à propos notamment du passage de la vie présente à une vie future.

Toutes les religions connaissent d'ailleurs des chefs spirituels qui remplissent à peu près les mêmes fonctions de guide pour leurs fidèles ; toutes, elles établissent ainsi, grâce à ce chef, un pont entre l'univers visible et le monde invisible. Ce chef, ce "pontife" transmet aux hommes qui subsistent dus le monde visible les révélations qui lui viennent du monde invisible, avec ses réglementations et se: interdits. Le sacré s'inscrit ainsi dans l'univers même des hommes, pour leur indiquer les chemins de leur propre salut. Ces chemins ouvrent eux-mêmes sur le monde invisible et permet aux fidèles d'échapper à la mort définitive ou à la damnation éternelle.

La tâche des religions

Chaque fois que les civilisations traversent une crise importante de leur histoire, la religion, élément de la culture parmi beaucoup d'autres, se trouve elle aussi mise en question, non pas seulement dans ses différentes manifestations, mais aussi et surtout dans son essence même.

Ce n'est pas seulement l'existence des fondateurs ou des rites et des pratiques, historiquement situées, qui se trouve remise en question, c'est aussi l'affirmation, pourtant universelle, de l'expérience d'une transcendance, laquelle se trouve à l'origine de toutes les religions. Dans ces périodes de crise, qui sont aussi la plupart du temps de grands moments de discernement, c'est "l'infâme", au sens où l'entendait un Voltaire, qui se trouve contesté : la forme religieuse se trouve alors réduite à ses simples apparences immanentes, comme un objet étudiable scientifiquement en dehors de toute relation à une dimension spirituelle, qui pourrait échapper au contrôle de la raison humaine, dans ce qu'elle a de scientifique et d'expérimentable. En dépit de toutes les attaques historiques, qui se sont portées contre elles, les différentes religions n'ont cessé de subsister.

Et il apparaît même que la contestation lui donne souvent une nouvelle vigueur. C'est ainsi que depuis deux siècles les penseurs les plus rigoureux ne cessent d'annoncer la mort imminente du christianisme, alors qu'il parvient toujours à sortir rajeuni des épreuves qui lui sont infligées, comme si celles-ci lui donnaient toujours l'occasion de se fortifier, de se revigorer. Les critiques externes tendent ainsi à lui prouver qu'il s'est aliéné, qu'il s'est enfermé dans des cadres étroits et rigides, qui lui empêchent d'être parfaitement identique à la vocation qui est la sienne depuis la prédication de son fondateur, Jésus de Nazareth. De la sorte, le christianisme est amené à effectuer une critique interne et à repenser son mode de présence dans le monde De telles expériences sont également constatables dans le domaine de l'Islam, du bouddhisme, de l'hindouisme : sous peine d'être condamnée à disparaître rapidement, toute religion se trouve dans l'obligation de renouveler sans cesse son rapport aux hommes et d'étendre son domaine d'action, dans un esprit proprement missionnaire.

Sans renoncer à son affirmation de la transcendance, toute religion se trouve contrainte d'assumer toutes les valeurs, même non religieuses, de la civilisation dans laquelle elle a trouvé sa place. De cette manière, toutes les sciences contemporaines trouvent leur application dans le champ recouvert jadis par la seule religion. Cela est sensible également dans le christianisme qui a pu prendre à son compte toutes les méthodes de la science historique, de la psychologie, mais qui n'a encore pas pu intégrer les apports du marxisme, en raison de la doctrine manifestement athée qu'il préconise. Dans cette assomption des méthodes contemporaines, le christianisme se trouve certainement à l'avant-garde de toutes les religions, mais l'islam comme les religions spécifiques de l'Asie se trouveront rapidement forcées de suivre l'exemple que le christianisme leur offre.

De cette manière, la tâche fondamentale de toute religion peut se trouver dans la nécessité qu'elle doit réaliser l'humanité même de l'homme. Elle n'apparaît pas comme un complément accessoire à sa réalisation, elle est la réalisation et l'accomplissement de tout l'homme. C'est la raison pour laquelle elle mobilise toute l'activité humaine, sous ses différents aspects : la religion embrasse l'homme dans son individualité comme dans tout ce qui peut le rattacher à l'ensemble d'une communauté , dans sa pensée, dans sa parole, dans ses gestes, dans ses différentes manifestations religieuses évidemment, comme la prière, le culte, les sacrifices, mais aussi dans des activités non religieuses, qui s'expriment dans la famille, dans la tribu, dans la société.

Toute religion a une ambition universelle, précisément parce qu'il lui est possible de rayonner sur l'ensemble des activités humaines. Ainsi, la religion, quelle qu'elle soit, peut se définir comme un ensemble de relations entre l'homme et ses semblables, comme entre l'homme et une puissance quelconque qui le dépasse. Il apparaît alors que la religion n'appartient pas à un stade particulier de l'évolution humaine, qu'elle n'exprime pas simplement le besoin de répondre à des besoins élémentaires des individus, mais qu'elle est susceptible d'exprimer le plein accomplissement de chaque individu ou de toute la société, qui cherche à établir un pont entre ce qui est connu et ce qui demeure encore totalement mystérieux.

Mais, presque nécessairement, le mystère reste toujours rebelle à toute saisie immédiate : aucun homme ne peut appréhender directement la réalité transcendante, l'absolu divin qu'il découvre comme une présence tout autre au-dessus de lui. Cependant, le mystère, tel qu'il est ainsi perçu par les différentes religions, s'il demeure inconnaissable, ne leur apparaît jamais comme totalement inaccessible Le mystère divin incite au contraire l'homme à chercher à le percer, à l'appréhender, à le formuler, à donner de lui une interprétation de plus en plus complète. Ce mystère de la Transcendance absolue se trouve à la racine même, au fondement des différentes religions : cet Absolu, radicalement autre, qu'il est impossible d'observer directement ou scientifiquement, qu'il n'est pas accessible à la raison humaine, dans le simple exercice naturel de ses facultés, d'appréhender, cet Absolu, qualifié de Tout Autre, est à la fois fascinant et effrayant. L'homme est attiré par lui mais il est, en même temps, effrayé par la distance qui le sépare de lui. Et, en ce sens, la découverte même de la présence de cet Absolu peut être à l'origine de la religion, comme elle peut constituer également la racine de l'athéisme. Il importe, en effet, à l'homme d'assumer pleinement cette totale différence qu'il pressent, sans pouvoir la définir.

La tâche des religions apparaît ainsi d'exprimer le balbutiement des hommes sur cette transcendance : elles découvrent que le sentiment de la présence de Dieu ou des dieux conserve sans cesse ce mystère insondable, et elles s'efforcent chacune à leur manière d'exprimer, en des langages accessibles aux hommes, cette présence à la fois terrifiante d'un dieu totalement différent et pourtant familière de ce dieu qui se manifeste comme proche des hommes. L'affirmation même de la réalité de cette présence se traduit par les sentiments de respect et d'amour, qui traduisent, dans les pratiques humaines, les visages qui traduisent plus ou moins concrètement la Transcendance. L'homme a toujours pensé qu'il était impossible de voir Dieu sans mourir ; aussi, l'expérience même de cette transcendance ne se fait-elle jamais sans une médiation : Dieu ne se manifeste jamais sans se voiler aussitôt. Les religions ont alors voulu apporter leur propre contribution, en soulevant quelque peu ce voile sous lequel le dieu se cachait pour se faire connaître aux hommes sans leur imposer directement sa présence redoutable. C'est certainement cette expérience de l'Absolu qui constitue le fonds commun de toutes les religions : aussi opposées soient-elles, elles présentent des traits communs.

Les grandes manifestations de la Transcendance

Le phénomène religieux est un phénomène extrêmement complexe, qui ne permet guère d'établir une typologie de toutes les manifestations du divin dans le monde des hommes : cette complexité ne peut être résolue, sinon en acceptant des simplifications qui paraissent abusives, puisqu'elles entraînent le fait d'absolutiser certaines différences entre les différentes religions, comme si les traits qui se retrouvent dans chacune des religions ne l'emportaient jamais sur ceux qui les différencient.

Il est possible d'admettre qu'il existe pratiquement une religion naturelle, ou plus exactement sur sorte de religiosité naturelle qui pousse l'homme à accepter certaines croyances et à adopter certaines conduites dans son existence même. En effet, assez spontanément, il semble que l'homme, même celui qui peut être considéré comme le plus primitif, ait rapidement découvert dans les phénomènes cosmiques naturels des caractères sacrés et divins, révélateurs d'une ou de plusieurs puissances supérieures, lesquelles pouvaient se montrer bienfaitrices ou destructrices : la nature tout entière semblait receler un ordre merveilleux. Pourtant jamais, le Dieu unique des religions monothéistes comme les différentes divinités du polythéisme n'ont manifesté leur existence propre dans le cadre d'une observation scientifique, même la plus simpliste. Dieu se cache toujours derrière ce qui dévoile sa présence. Et personne n'aurait jamais cru le cosmonaute soviétique, Gagarine, s'il avait déclaré qu'il avait rencontré Dieu, a': cours de son voyage dans l'espace.

Le caractère magnifique, extraordinaire, mais aussi très mystérieux de l'immensité du cosmos, avec son organisation interne selon des règles spécifiquement définies; et que les hommes parviennent progressivement à découvrir, ce caractère extraordinaire de l'ordre cosmique a toujours incité les hommes à voir dans la nature elle-même une divinité, ou du moins à considérer que cette nature est le lieu de ce qu'il est convenu d'appeler une "hiérophanie", une manifestation du sacré dans l'univers. Les religions les plus anciennes ont perçu très intensément cette présence du divin dans les phénomènes naturels. La transcendance même du divin se trouvait inscrite dans l'immanence, et cela est également vrai dans les religions traditionnelles de l'Inde, le brahman, qui est toujours considéré comme le fondement impersonnel de l'univers, exprime cette ambivalence : le transcendant se découvre dans l'immanence. Il ne faudrait toutefois pas croire que les hommes se soient, à un moment ou à un autre de leur histoire, laissés totalement piéger par les apparences extérieures : même s'ils reconnaissaient la présence du divin et du sacré dans les phénomènes naturels, ils pressentaient que le divin ne se réduisait pas simplement à ces apparences extérieures. Jamais ils n'ont voulu totalement identifié ce divin avec les forces naturelles sous lesquelles il se manifestait avec le plus d'évidence. C'est aussi ce que Baudelaire voulait exprimer, en parlant des correspondances entre le "ciel" et la "terre" :

"La Nature est un temple où de vivants piliers

Laissent parfois sortir de confuses paroles :

l'homme y passe à travers des forêts de symboles

Qui l'observent avec des regards familiers..."

 

Pour le poète, la Nature, sans être élevée au rang d'une divinité, est néanmoins considérée comme le lieu matériel où l'homme entre en communication directe avec le monde spirituel. Tout, dans ce grand temple, invite à se rapporter à un autre monde qui n'est pas directement perceptible par les sens : des choses invisibles sont manifestées de façon visible, mais elles demeurent néanmoins cachées, témoignant d'une réalité plus haute. Mais le langage de cet Absolu caché demeure mystérieux, alors que l'homme ne cesse de chercher à le pénétrer.

Même les membres des religions considérées comme les plus anciennes constatent qu'ils n'ont pas été les premiers à avoir inventé la religion : ils admettent toujours l'avoir reçue, soit des temps les plus immémoriaux, soit le plus souvent comme un don divin. Ils agissent comme l'ont toujours fait leurs ancêtres, mais aussi comme les dieux eux-mêmes agissaient autrefois, dans les temps paradisiaques pendant lesquels les hommes et les dieux vivaient en parfaite harmonie les uns avec les autres. Cette relation de leur conduite envers la ou les divinités se transmettait de manière orale, laissant place à des variantes dans le domaine de l'interprétation. Ce n'est qu'à partir du moment où ces traditions purement orales se sont fixées par écrit que la religion elle-même s'est vue plus ou moins fixée de manière immuable dans un Livre, qui traduit la Révélation même du Dieu qui se donne alors à connaître de façon définitive.

Les révélations positives

La plus ancienne révélation écrite dans le domaine des religions se trouve dans le livre des Vedas hindous, bien qu'il faille reconnaître que la transmission par écrit de ces textes sacrés s'est faite sur une très longue période de l'évolution de l'hindouisme. Mais, dès les temps les plus originaux de cette transmission écrite, ces textes ont été considérés comme la révélation toute première du divin dans l'histoire de l'humanité. Cette révélation, tout impersonnelle, se présente comme une manifestation particulière de la Réalité fondamentale qui s'exprime dans un langage qui n'est plus seulement symbolique, comme dans l'ordre des réalités cosmiques, mais qui est compréhensible par tous ceux qui se donnent la peine de lire, de méditer et d'approfondir les textes sacrés.

Une autre forme de la révélation divine s'exprime par le mode de transmission d'une parole de Dieu dans le cadre du judéo-christianisme, qui fait entrer dans le monde des hommes un Dieu personnel, lequel entretient avec l'humanité ou plus exactement avec le peuple qu'il s'est choisi au sein de cette humanité, des relations personnelles : Dieu parle aux hommes, par l'intermédiaire d'hommes choisis, qui sont appelés les prophètes ou les messagers de Dieu, mais ce Dieu parle aussi par l'intermédiaire des événements propres à l'histoire de son peuple et qui deviennent porteurs de sens pour l'histoire de l'ensemble de l'humanité. La Bible des juifs et des chrétiens, qui rapporte toute l'histoire de cette relation unique et inouïe de la divinité avec un groupe humain qui se soumet alors à sa providence, à son dessein.

Dans la même ligne que le judéo-christianisme se place la religion musulmane. En effet, l'Islam repose également sur une révélation transmise dans un livre, le Coran, qui se présente comme la transcription en arabe de la révélation qui fut faite au prophète Mahomet par l'envoyé de Dieu, l'ange Gabriel. Ce messager divin lui aurait remis la vérité définitive et éternelle de la parole de Dieu. Tout d'abord, le prophète de l'Islam s'affirma comme le messager du Dieu d'Abraham, auprès du peuple arabe, mais, à la suite de profonds désaccords entre les musulmans, les juifs et les chrétiens, Mahomet se considéra lui-même comme le dernier de tous les prophètes, celui qui apportait la vraie révélation définitive de Dieu, menant ainsi jusqu'à sa plus haute perfection la parole même de Jésus, l'initiateur du christianisme.

La religion chrétienne, sans pour autant se subdiviser en plusieurs religions, connut également des divisions quant à l'interprétation de la doctrine qui se réclamait de Jésus de Nazareth. Ces divisions donnèrent naissance aux trois grandes branches du catholicisme, de l'orthodoxie et de la Réforme protestante ; laquelle se subdivise en trois courants principaux : le luthéranisme, le calvinisme et l'anglicanisme.

De plus, il est intéressant de noter que toutes les formes de monothéismes s'inspirent plus ou moins directement de la révélation du Dieu unique, faite au peuple d'Israël, en la personne d'Abraham, lequel est toujours considéré comme "le père de tous les croyants". La religion primitive d'Israël s'est muée progressivement en judaïsme: comme en une simple spécification de terme, notamment après la chute du Royaume d'Israël. Après un temps de cohabitation et même de convivialité entre le judaïsme et le christianisme, dans la forme du judéo-christianisme, le christianisme a pris corps, comme religion spécifique, rejetant certains dogmes juifs ou plus exactement les interprétant de manière radicalement nouvelle, en écho à la prédication évangélique de Jésus-Christ, mort et ressuscité, glorifié par Dieu son Père ; la scission était inévitable entre ces deux monothéismes, en raison de la glorification de l'homme Jésus, reconnu comme Fils de Dieu et Dieu lui-même, ce qui constituait une véritable hérésie dans l'orthodoxie juive. L'Islam s'est imposé au septième siècle, en trouvant des racines dans les deux religions qui l'avaient précédé dans le monothéisme, mais en rompant définitivement avec elles, après l'hégire de Mahomet, sa fuite de La Mekke vers Médine. Le christianisme s'est lui-même diversifié quelque peu sous l'influence de conflits historiques, mais actuellement aucune des tendances du christianisme ne réclame pour elle seule la propriété de l'enseignement unique de Jésus-Christ : ce sont les différentes Églises qui constituent en réalité le christianisme, la véritable Eglise de Jésus-Christ, en marche vers son unité et vers sa pleine réalisation.

 

La religion, expression de la foi

Dans le domaine des religions monothéistes, il est très remarquable de constater, ainsi qu'il l'a déjà été fait au chapitre précédent, que toutes reconnaissent en la personne d'Abraham "le père des croyants". Un seul ancêtre commun se trouve ainsi réclamé par les grandes religions qui affirment l'existence d'un Dieu unique et personnel. Et chacune affirme que cet ancêtre les a précédées dans la foi.

Jamais Abraham n'est présenté comme un homme religieux ; toujours il est vénéré comme l'homme de la foi. Ne faudrait-il pas voir là une distinction importante entre la foi et la religion ? La foi apparaît comme la base de toutes les religions; si chacune de ces dernières se présente comme un lien constitutif entre l'humanité et la divinité, la foi apparaît plutôt comme l'adhésion à certaines propositions, tenues pour vraies, non pas en raison d'une démonstration rationnelle ou expérimentale, mais en vertu de la confiance que l'on peut accorder à tel ou tel personnage. La foi du patriarche Abraham s'est appuyée uniquement sur la parole qu'il avait reçue directement de Dieu ; mais, depuis de patriarche, toutes les générations s'appuient sur le témoignage qu'il a laissé de sa relation particulière avec le Dieu unique. De manière unanime, tous les croyants, d'obédience monothéiste, accordent toute leur confiance à son témoignage : son expérience a été transmise à ses fils, que ce soit à Isaac ou que ce soit à Ismaël, sa soumission à la volonté divine est le modèle même de toutes les formes de respect et de soumission que les hommes peuvent désormais rendre à la divinité unique. Alors que Dieu s'est révélé en premier, car toutes les religions, monothéistes ou polythéistes, reconnaissent que le premier pas est toujours fait par la divinité, la réponse qui vient de l'homme reçoit pour nom : la foi, qui indique une prise de conscience, de la part de l'homme, de la présence invisible de Dieu. Cette prise de conscience ne repose jamais sur des arguments rationnels, elle n'est donc pas le fruit d'une argumentation, pas plus qu'elle ne résulte d'une vision directe de la présence divine, ou d'une intuition d'ordre purement sensible, même s'il faut reconnaître qu'elle n'échappe pas au domaine de l'affectivité, constitutive de tout l'être humain. Il convient de noter la participation de la volonté qui cherche à manifester, au coeur même de la conduite des individus, la correspondance nécessaire entre l'activité humaine et le désir de répondre a ce qui est proposé par le Dieu vénéré.

La dévotion, première réponse de foi

Tout homme qui se trouve mis en présence de la divinité, d'une manière ou d'une autre, éprouve le besoin et le désir profond de répondre à l'invitation qui lui est faite de la servir et de lui rendre l'hommage qui lui revient légitimement. La dévotion qu'il manifeste ainsi provient de sa volonté de remplir fidèlement ses devoirs envers son Dieu de la même manière qu'il rend également ses devoirs envers ses parents ou envers les autres hommes qui composent la société dans laquelle il mène son existence terrestre. Cette dévotion qui s'exprime différemment selon les cultures ou selon les religions reste toujours une inclination personnelle à suivre docilement tout ce qui pourrait être regardé comme venant de l'inspiration divine. Elle se traduit le plus souvent par un courant d'amour venant de l'homme et remontant jusqu'à la divinité, qui elle-même s'était faite proche de tel ou tel homme, en telle ou telle circonstance.

L'exemple le plus classique de dévotion est la bhakti qui relie intimement le fidèle hindou à son dieu d'élection : le dévot offre à son dieu tout ce qu'il lui est possible de sacrifier, sans rompre les commandements et les impératifs qui sont imposés par ce dieu, en réponse à toutes les bénédictions dont son dieu l'a comblé, ou pour implorer ce dernier de répandre sur lui toutes ses bénédictions. Mais il est assez fréquent de voir critiquer cette forme de dévotion en raison du caractère profondément mercantile qu'elle peut entraîner. La grande dévotion, la vraie forme de piété est beaucoup plus ardente, aussi bien dans l'hindouisme moderne que dans les autres formes de religion : le fidèle se refuse à demander quoi que ce soit à son dieu, invoquant le très noble motif que son dieu sait beaucoup mieux que lui-même tout ce dont il peut avoir besoin. Et pour plaire totalement à celui qu'il veut servir, l'homme renonce parfois à tout ce qui peut faire le plaisir de l'existence terrestre, en consacrant tout le reste de son existence au service gratuit de la divinité. Dans l'hindouisme, les renonçants, les saddhu, ont accompli jusqu'à la perfection leur état de vie, en se livrant à des pratiques qui peuvent étonner les esprits occidentaux : macérations corporelles, automutilations, accomplissement de voeux spectaculaires... Mais, dans le monothéisme, on rencontre aussi cette forme d'existence entièrement faite de renoncement, notamment dans le cas du monachisme, état de vie dans lequel certains hommes ou certaines femmes peuvent trouver le plein accomplissement de leur être en se plaçant entièrement sous la dépendance de Dieu, par un libre exercice de leur propre liberté : le service même de Dieu est placé au plus haut de toutes les valeurs éthiques, le renoncement aux facilités les plus courantes n'est pas purement négatif, il est, au contraire, très positif, puisqu'il place au plus haut sommet l'amour que l'homme doit à Dieu, qui est source de toute existence, parce qu'il se manifeste uniquement sous les traits de l'Amour dans toute sa perfection.

A l'Amour parfait, il n'est pas possible de répondre autrement que par l'amour humain, fut-il imparfait. Mais même dans ce cas, il apparaît toujours comme une des plus grandes preuves que l'homme peut accorder à son Dieu.

L'importance du témoignage

Ce qui est perçu par la multitude des croyants, ce n'est pas la réalité divine, telle qu'elle est dans son essence ou dans sa nature propre, mais c'est le témoignage que des hommes et des femmes rendent à cette réalité divine qu'eux-mêmes n'ont jamais rencontrée. La perception directe de Dieu ou de la divinité est toujours réservée a un stade de vie, après le passage de la mort, soit sous la forme de la contemplation de Dieu, notamment dans le cas des religions monothéistes, soit sous la forme d'une fusion intime avec la divinité, dans presque toutes les formes du polythéisme. Certes, cette vision de la réalité divine ne sort pas du cadre de la foi : c'est seulement au coeur de celle-ci que l'homme aboutit à percevoir la gloire divine qui le dépasse, dans sa Transcendance. Au cours de son existence temporelle, le croyant ne dispose que du témoignage rendu à son Dieu. Spontanément, le premier à rendre témoignage semble être Dieu lui-même : c'est lui seul qui peut témoigner effectivement de son existence ou de sa présence, par le biais des manifestations cosmiques ou par le moyen de sa propre parole, qui énonce la vérité souveraine sur ce qu'il est, sur le sens de la destinée humaine. Toutefois, le témoignage qui compte le plus, aux yeux des hommes, c'est encore le témoignage que les croyants de toutes les générations peuvent rendre à leur Dieu.

Le témoignage apporte une sorte de certitude, qui ne se prouve pas au sens mathématique ou scientifique, mais qui s'éprouve au plus intime de l'être humain : il manifeste que quelqu'un a réellement vu, entendu ou perçu une vérité qui demeure pour lui inébranlable, pour laquelle l'homme est capable de sacrifier ce qui lui tient le plus à coeur. Ainsi le martyre apparaît comme le suprême témoignage qui peut être rendu à la foi, puisqu'il constitue le sacrifice même de l'existence humaine au bénéfice de la vérité perçue dans la foi ; de la même manière, le renoncement à tous les plaisirs légitimes de la vie humaine, dans le cas du monachisme par exemple, apparaît comme l'héritier direct du martyre, comme la forme suprême de refus de tout ce qui fait obstacle à l'union intime avec la divinité.

Toute religion repose, de cette manière, sur une forme de témoignage, que ce soit le témoignage des anciens ou que ce soit le témoignage d'une expérience privilégiée du sacré, que ce soit le témoignage particulier d'un prophète, d'un fondateur de religion, d'un ensemble de croyants.

L'exemple du christianisme, plus connu dans le monde occidental, présente, avec une certaine force, cet aspect très important du témoignage dans l'origine et dans le développement de la religion. Tout d'abord, Jésus-Christ, en tant qu'il peut être considéré comme le fondateur ou l'initiateur de la religion chrétienne, se présente comme le témoin direct et fidèle du père, qu'il contemple dans son éternité, puisqu'il bénéficie d'une relation intime avec lui dont il est le propre Fils, puisqu'il est Dieu lui-même. Les apôtres qui furent les disciples les plus proches de Jésus de Nazareth, au cours de son existence humaine et surtout au cours de son activité prophétique, sont les témoins directs de l'oeuvre qu'il a entreprise et menée à bien pour le salut de l'humanité tout entière. Les premiers évêques, successeurs des apôtres, sont à leur tour des témoins : ils ont vu, ils ont entendu, ils ont connu les apôtres et ils annoncent, dans leur propre prédication, le témoignage qu'ils ont eux-mêmes reçu des apôtres. Les fidèles, de toutes les générations et sous toutes les latitudes, sont les témoins de la grande prédication venue des apôtres et qui se transmet par les évêques, sous le signe de la grande tradition de l'Eglise chrétienne, car la tradition trouve toute sa puissance dans le fait même qu'elle est elle-même l'illustration du témoignage perpétuel rendu à ce qui est la nonne constitutive de toute la foi. En effet, la tradition n'est rien d'autre que la transmission du message originaire dans toute sa pureté, même si elle n'est pas inactive. La tradition est témoignage vivant, qui s'enrichit sans cesse de nouveaux apports, puisqu'elle est le témoignage du passé dans le temps présent, mais en même temps le témoignage de l'avenir comme une éternelle jeunesse de la foi.

Certes, à propos de la tradition, dans toutes les religions, les tendances les plus extrêmes s'opposent chaque fois qu'une des dimensions temporelles (passé-présent-avenir) de cette forme de témoignage est omise. La tradition étant la prise de conscience du passé contenu dans le présent, en même temps que la prise de conscience de l'avenir suscité dans la réalité même du présent, certains esprits, même parmi ceux qui peuvent être considérés comme les plus religieux ont parfois tendance à se fixer sur l'un ou l'autre aspect. C'est ainsi que certains sont plus portés à ne rechercher que les promesses d'avenir elles-mêmes contenues déjà dans le passé, promesses qui empêchent toute forme de sclérose dans la transmission de la foi, tandis que d'autres sont plus attentifs à rechercher dans le présent les signes du passé qui attestent la fidélité à la foi des anciens. Chaque religion connaît cette tension permanente entre ce qu'il est convenu d'appeler les conservateurs et les progressistes : les premiers s'attachent h la survie du passé, comme à la forme même qui permet d'échapper à toutes les déviations, et les seconds se fient essentiellement à l'espérance qui est suscitée par l'avenir, comme à la forme même qui évite le repli sur soi et la fermeture de la religion. Pour demeurer elle-même un témoignage vivant, il importe que la tradition authentique regroupe tous ces aspects, en admettant des interprétations elles-mêmes parfois différentes, mais qui doivent toujours permettre aux croyants de saisir, de manière plus profonde et plus authentique, tout le mystère de la foi, telle qu'elle est proposée dans la révélation même de Dieu, soit par les phénomènes cosmiques, soit par une révélation plus personnelle.

 

Dieu, dans l'acte de sa révélation

Le Dieu révélé, que dit-il de lui-même, quand il entre en relation avec les hommes ? C'est une question très importante, puisque toute relation suppose que les termes mis en relation soient connus l'un de l'autre, ou du moins qu'ils cherchent à se connaître. Dieu et l'homme sont en quête l'un de l'autre, et c'est même Dieu qui prend l'initiative de se faire connaître. Seulement, dans cette décision divine, apparaît la volonté manifeste de ne pas se livrer entièrement à l'homme : Dieu veut apprivoiser l'homme pour en faire son partenaire. C'est aussi de cette manière que sont souvent présentées les différentes divinités de l'Asie qui cherchent à obtenir la dévotion de leurs fidèles. Mais cet aspect de la révélation est encore plus manifeste dans les différents monothéismes ; ainsi, la révélation du nom de Dieu à Moïse, par exemple, ne se trouve pas exprimée en une définition de l'essence divine, mais en des termes qui expriment la relation même entre Dieu et l'homme. Alors qu'il vient d'être envoyé par Dieu aux Israélites dans leur servitude au pays d'Égypte, Moïse l'interroge : "S'ils me disent : quel est son nom ? que leur dirais-je ?" Et Dieu va lui révéler son nom qui est l'expression d'un refus de se nommer. En effet, pour les Sémites, le nom marque l'identité de la personne ; connaître le nom, c'est avoir un pouvoir sur cette personne, c'est être capable de la dominer. En révélant son nom de Yahvé, Dieu ne dit rien de ce qu'il est en lui-même, mais il exprime beaucoup plus ce qu'il est et veut être avec le peuple a qui il propose une alliance. Les exégètes et les théologiens se sont souvent passionnés pour définir ce qui était contenu dans la révélation ; selon eux, le refus de Dieu de livrer son nom manifeste son refus de se fixer dans une essence. Le nom de Dieu s'exprime alors en termes de présence avec les hommes : Je suis avec toi, et en termes d'acte en faveur des hommes : je demeure pour toi.

Sa présence est comprise par le peuple de ses fidèles comme un acte de grâce, comme une relation établie avec l'homme, pour lui assurer un avenir au milieu des autres nations.

Dès lors, il n'est pas possible de considérer cette relation comme un phénomène passé et définitivement contraignant : Dieu se manifeste et continue de se manifester aux hommes dans le courant de leur histoire, comme le même Dieu que celui des pères dans la foi. Dieu reste le même alors que les hommes changent, il reste toujours celui qui demeure sur leurs routes, il reste celui qui les accompagne tout au long de leur histoire, car finalement la révélation de Dieu, c'est la promesse d'un avenir pour l'homme.

Et le Dieu apparaît alors comme le maître du temps et de l'histoire, beaucoup plus que comme le maître des forces de la nature et du cosmos. Il est celui qui a créé les mondes dans le but de permettre à l'homme d'y vivre et d'y être pleinement heureux. Ainsi, même dans les différents polythéismes de l'Asie, le dieu souverain, qui agit en faveur de tel homme particulier ou en faveur d'une communauté particulière, revêt également des aspects comparables extérieurement à ce Dieu qui se révèle dans les grands monothéismes : le dieu souverain se manifeste lui aussi comme celui qui ne cherche rien d'autre que d'accompagner les hommes dans leur séjour sur la terre et que de leur montrer comment il leur est possible de parvenir à la pleine réalisation d'eux-mêmes jusqu'à l'extinction définitive de tout désir. En se manifestant aux hommes, le Dieu unique ou les différentes divinités des grands panthéons ne s'imposent pas de manière contraignante, ils proposent une relation privilégiée à chaque homme ; et même les dieux considérés comme les plus mauvais, en tout cas ceux qui sont les plus redoutables, ne s'imposent pas davantage : ce sont les hommes qui, les craignant, cherchent eux-mêmes à se les concilier et à gagner leurs propres faveurs ou à éloigner leur courroux.

Chaque religion souligne ainsi, à sa manière, le caractère privilégié de l'homme dans l'ensemble de la création, car la manifestation de la divinité n'a pas pour but ultime de glorifier au maximum la divinité, mais elle vise essentiellement à faire parvenir les hommes à un état de vie meilleure, dans la relation constante et fidèle avec leur dieu.

La réponse de l'homme, dans la foi

De la sorte, l'homme, au coeur même de la création se présente toujours comme le centre et la finalité même de cette création : c'est pour le bonheur de l'homme que le monde a été fait, c'est pour le plein épanouissement de ce même homme que son Dieu se révèle à lui. Même lorsqu'il apparaît comme enfermé dans une religiosité étroite, l'homme par la réponse qu'il fait à son dieu manifeste une souveraine liberté : il devient lui aussi un des grands acteurs de son histoire. Si Dieu n'est pas perdu en dehors de l'histoire des hommes, l'homme ne se trouve pas davantage isolé de son Dieu. L'un et l'autre se rencontrent pour entamer une histoire commune, dont le but est toujours le bonheur de l'homme. Ce qui est passé prend alors beaucoup moins d'importance que ce qui est à venir : si Dieu a pu réaliser de tels prodiges dans les signes du passé, combien plus pourra-t-il en accomplir dans l'avenir, si l'homme accepte de collaborer avec lui.

D'une certaine manière, l'homme se trouve alors placé entre les mains du Dieu créateur, mais celui-ci n'est pas une sorte de malin génie qui abuserait l'individu dans ses décisions : être placé entre les mains de Dieu signifie, à proprement parler, prendre en mains propres son avenir, en écoutant librement ce qu'il peut dire de lui-même et en lui apportant une réponse d'homme libre et adulte. Certes, c'est toujours Dieu qui, le premier, prend l'initiative d'entrer en relation avec l'homme, mais il revient toujours à ce dernier d'apporter une réponse personnelle à cette initiative divine. Cette réponse, c'est la foi de l'homme, une décision que lui seul peut prendre, qui ne peut en aucun cas lui être imposée par quoi que ce soit qui lui serait extérieur ou étranger. En effet, Dieu, quel qu'il soit, n'a que faire d'esclaves qui écouteraient sa parole par simple crainte d'un châtiment.

L'homme est dépendant de son Dieu, dans son état de créature, mais cet état l'établit comme souverain dans son ordre : la grandeur même de Dieu, c'est d'avoir créé quelqu'un qui pouvait le remettre en question, le contester et même le nier. En établissant une distance entre Dieu et lui-même, l'homme dépasse les limites des réalités naturelles pour s'élever dans une liberté qui peut l'élever au rang de partenaire de Dieu. La parole divine peut prendre son sens uniquement en face d'une intelligence humaine. Un récit rabbinique peut aider à comprendre cette affirmation. Ce conte présente Dieu enseignant les anges et le peuple d'Israël. Dans cette école divine, les anges, intelligences sans défaillance, mais aussi sans malice, sont amenés à demander à Israël le sens des paroles divines. Cet apologue veut sans doute faire comprendre que les anges eux-mêmes reconnaissent la supériorité de l'homme dans le cadre de l'interprétation des enseignements divins. C'est chez l'homme que la parole de Dieu reçoit un écho, beaucoup plus qu'au milieu des anges. La révélation de Dieu est une invitation, mais la réponse est toujours une oeuvre humaine : Dieu ne peut contraindre personne à recevoir sa révélation. Il y a donc différentes manières pour l'homme de l'accepter ou de la refuser. Manifestation de l'amour suprême, Dieu, dans la réalité de l'existence quotidienne, le manifeste comme un amour mendiant ; c'est lui qui se met à la recherche de l'amour des hommes. Mais il est trop souvent arrivé dans l'histoire universelle de voir cet amour purement spirituel s'est transformé en un appareil plus ou moins juridique, en une institution humaine qui a brisé les ailes de l'amour créateur et initiateur de la foi. Plus ou moins consciemment, cette dernière s'est transformée en religion.

Foi et religion ne s'excluent pas

Trop souvent, sous le fallacieux prétexte de défendre une foi pure de toute compromission, on cherche à démarquer la foi de telle pratique, de telle dévotion, de telle croyance trop attachée à une tradition très ancienne ou encore trop enracinée dans les besoins les plus pressants de l'individu. La foi est alors présentée comme tout autre chose, comme une conviction intérieure très profonde qui ne veut s'attacher qu'à l'essentiel dans sa pureté, en excluant tout ce qui pourrait dégénérer en un ritualisme religieux.

Certes, il est vrai que la foi fait appel à ce qui est le plus conscient dans l'homme, en explicitant, en définissant par exemple des dogmes ou même des rites, tandis que la religion se manifeste plus facilement comme faisant partie intégrante de l'inconscient collectif, en tant qu'elle exprime très souvent une crainte plus ou moins effrayante devant la mort ou la simple pensée de la mort, en tant qu'elle cherche à donner également une réponse à toutes les angoisses humaines, quand un individu s'interroge, à l'exemple d'une multitude de ses semblables sur les grandes questions qui travail lent l'humanité depuis ses origines, et notamment sur le sens de sa présence au monde, sur le sens de sa destinée.

Cependant une distinction trop tranchée entre la foi et la religion apparaît facilement comme une grossière illusion. Il est encore très facile de se référer à l'exemple de la religion juive pour résoudre cette contradiction.

Abraham, reconnu par les grandes religions monothéistes, comme "le père dans la foi", fait simplement confiance à la parole de Dieu, une parole qui lui promet simplement la réalisation de désirs profondément humains, comme la certitude d'avoir une descendance qui perpétuera son nom à travers les générations, comme la promesse d'entrer en possession d'une terre. C'est aussi à la même constatation que l'on peut arriver, en considérant les différentes religions d'Asie, la dévotion des hommes à l'égard d'une divinité quelconque trouve également son enracinement dans la certitude d'être écouté par ce dieu en qui l'on place sa confiance.

La foi recèle donc une dimension qui s'inscrit dans la profondeur de l'être humain, et toutes les manifestations religieuses investissent également toutes les dimensions de l'individu. Jamais, la foi n'a été désincarnée ; au contraire, elle est toujours enracinée dans l'existence concrète des hommes. Aussi n'y a-t-il rien de condamnable à mettre sa foi en Dieu, en partie par crainte de la mort.

Et cependant, il convient aussi de noter que la foi est présente pour orienter la religion non plus seulement vers la satisfaction des besoins élémentaires de l'homme, mais aussi vers le mystère de la divinité elle-même. La foi, sans la religion, finirait par sombrer d'elle-même, dans une sorte d'intellectualisme abstrait : c'est tout l'homme, avec ses instincts et avec sa raison, avec ses craintes et avec ses désirs, qui place sa confiance en Dieu, en accordant également du crédit au témoignage laissé par les générations antérieures. La foi n'existerait pas sans la religion : il n'y a pas de foi à l'état pur, indépendamment d'une pratique concrète. Et, à l'opposé, il ne saurait être question de religion en l'absence de toute foi, en l'absence de toute croyance : même le bouddhisme, qui est très souvent présenté comme une religion sans dieux, ne pourrait subsister si des hommes et des femmes n'avaient mis leur confiance dans la parole du Bouddha, dans la Loi qu'il a lui-même mise en oeuvre pour entraîner les hommes vers leur libération définitive du cycle des réincarnations successives.

Foi et religion s'appellent l'une l'autre, la religion étant la manifestation la plus concrète et la plus immédiatement repérable de la foi humaine, celle-ci étant considérée comme la réponse personnelle d'un individu à l'invitation qui lui est faite de la part de Dieu ou d'une divinité quelconque. Cette réponse spontanée, qui repose cependant sur le témoignage d'autres hommes, s'accomplit d'abord par la confession, en tant que celle-ci est une parole par laquelle le croyant, quel qu'il soit, atteste, d'une manière ou d'une autre, sa foi. Mais cette confession de foi ne peut s'accomplir efficacement que lorsque le croyant lui-même accepte de se laisser impliquer concrètement par sa parole. Car, une des dimensions importantes de la foi, c'est qu'elle n'est pas une sorte de capital, comparable aux biens intellectuels ou moraux que l'individu peut posséder ; elle n'est pas précisément de l'ordre des choses qu'il est aussi possible d'acquérir ou de perdre. Aucune religion ne considère la foi comme l'accumulation d'une série de connaissances sur Dieu, mais plutôt comme l'acceptation du sujet croyant de se laisser travailler par son Dieu. Et cette transformation du sujet croyant se traduit presque nécessairement par une transformation de toute la conduite humaine, sans tenir compte de la modestie des moyens qui sont mis à la disposition des individus, parce que c'est finalement la puissance même de Dieu qui est à l'oeuvre, dès que l'homme accepter de confesser explicitement sa foi. La religion prétend mettre en oeuvre la foi, car il ne s'agit pas simplement pour le croyant de se limiter à confesser simplement par la parole sa foi en son Dieu, il s'agit de l'appliquer dans tous les domaines de son existence : la véritable manière de pratiquer la religion implique un comportement éthique, une véritable conduite morale irréprochable, en assumant même toutes les compromissions de la société humaine dans laquelle le croyant se trouve impliqué. De même que la foi englobe toutes les dimensions de l'individu, de même la religion le situe encore plus profondément dans le contexte d'une civilisation à l'intérieur d'une société déterminée. Ainsi, loin de s'exclure mutuellement, la foi et la religion s'appellent l'une l'autre, pour conduire l'individu jusqu'à son plein épanouissement, jusqu'à son bonheur suprême, dès le temps de son existence temporelle. Le coeur vivant de toute religion ne se trouve pas dans la contemplation ou dans la possession de la béatitude divine ; elle prend pleinement sa place dans le concret existentiel de l'homme, même s'il convient de reconnaître que la visée ultime de toute religion est d'assurer d'une manière ou d'une autre le salut éternel de ses fidèles. S'il est possible d'affirmer que toute la création a pour fin le bonheur de l'homme, il faut aussi reconnaître que la religion a pour fin le bonheur de l'homme non seulement dans ce monde, mais aussi et peut-être même surtout dans le monde qui est celui de l'au-delà de la mort, dans lequel cet homme pourra trouver la solution à toutes les énigmes qui lui étaient posées alors qu'il partageait la vie sur la terre.

 

Les religions, chemins de salut

De l'étude de toutes les religions, il apparaît assez aisément que chacune d'entre elles cherchent à montrer aux hommes le chemin qu'ils doivent suivre, s'ils veulent parvenir au bonheur dans ce monde et au salut définitif dans un autre monde, toujours considéré comme meilleur que celui dans lequel l'homme vit sa condition terrestre. Le salut, quelle que soit la forme sous laquelle il est manifesté, constitue certainement le coeur de toute religion.

Le salut, désir fondamental

L'existence humaine est angoissante, parce que l'esprit ne parvient pas à trouver des solutions aux questions qu'il se pose sur le sens même de sa destinée. On a pu constater que la mort, même si elle est considérée comme le terme biologique normal pour tout ce qui vit sur la terre, se présente souvent comme le centre d'où rayonnent toutes les formes d'interrogations. Terme de l'existence, elle est aussi le lieu où se concrétise parfois l'espérance d'une autre forme d'existence, meilleure que celle qui précédait. Certes, le "dernier acte est sanglant" mais il permet toutes les formes d'espérance, telles qu'elles ont pu être exprimées dans les différentes religions.

Tout homme cherche de manière universelle le bonheur au cours de son existence, et il ne supporte guère d'en être privé : s'il lui est refusé, de manière absolue, l'existence elle-même perd tout son sens. Jamais l'homme n'a d'ailleurs pu admettre que celui qui menait une existence morale absolument parfaite puisse être privé de ce qui constitue la satisfaction du besoin le plus fondamental. Le juste souffrant demeure le type même de l'insatisfaction temporelle : aussi diverses doctrines, de type religieux, ont-elles cherché à trouver dans un autre-monde la réalisation de l'aspiration la plus profonde qui soit inscrite dans le coeur de l'individu. Toutes les religions peuvent d'ailleurs être présentées comme des religions de salut, même s'il faut reconnaître qu'elles ne placent pas toutes dans le même bien ce salut.

Néanmoins, il semble que la croyance en la poursuite de la vie humaine, sous une autre forme évidemment, soit une donnée absolument universelle, dès les temps les plus reculées de l'histoire humaine. Certains penseurs ont même estimé que cette croyance pouvait être une donnée naturelle de l'homme. Celui-ci ne peut en effet jamais concevoir que tout ce qu'il a vécu puisse être à jamais réduit au néant, alors que la mort elle-même peut se définir comme la néantisation de tout, aussi bien les actes accomplis au cours de l'existence, que l'être humain lui-même, que les relations qui ont pu être tissées tout au long de la vie.

La conscience de lui-même, qui caractérise l'individu, comme animal qui sait, mais aussi comme animal qui sait qu'il sait, a conduit l'homme à refuser toutes les formes d'anéantissement en ce qui le concerne. L'unique bien désirable par l'homme se trouve dans ce salut, qui revêt la forme de la délivrance, de la libération, mais aussi la forme plus positive de vie éternelle, qui commence déjà à se réaliser, d'une manière ou d'une autre, sous la forme d'une promesse, dès le monde présent. Il va donc sans dire que l'exposé des différentes doctrines du salut, individuel ou collectif, ne cesse d'être un phénomène très complexe, qu'il importe de saisir, ne fût-ce que de manière approximative, chaque interprétation particulière à l'intérieur d'une même religion apportant aussi une divergence dans la présentation de salut soit en tant qu'il est un bien à obtenir, soit en tant que les voies d'accès se divisent. Toutefois des corrélations peuvent être établies entre les différentes approches du salut pour l'homme, dans le contexte de telle ou telle culture particulière.

Premières interprétations du salut

L'intérêt de l'homme est principalement guidé par la question de sa survie, de sa subsistance particulière après le seuil angoissant de la mort. Il apparaît, dans l'histoire des religions, que les premières interprétations de ce salut indiquaient que l'homme après sa mort connaissait une existence quelque peu diminuée par rapport à son existence temporelle ; en effet, il ne subsistait pas entièrement, puisque le corps était soit voué à la fosse soit détruit par le feu. Les premiers Hébreux affirmaient que les âmes des défunts descendaient dans le royaume sombre du Schéol, l'équivalent approximatif de ce que les Grecs appelaient l'Hadès, ce royaume souterrain des morts. Égypte ancienne avait adopté une position assez particulière, avec ses théologiens qui affirmaient que les morts continuaient à mener une existence pour le moins ralentie à l'intérieur de leur tombeau ; c'est la raison pour laquelle les Égyptiens étaient enterrés avec de quoi survivre, mais cette conception, propre à Égypte ancienne, évolua quelque peu à la suite de l'interprétation du mythe d'Osiris dans le sens de la possibilité d'une résurrection du dieu : les morts ne pouvaient-ils pas connaître un sort semblable aux dieux ?

Quoi qu'il en soit de ces premières interprétations, il faut noter que le sort réservé aux âmes des défunts, dans l'une ou dans l'autre civilisation, n'était guère enviable. Aussi assistait-on à une exaltation de l'existence corporelle proprement dite. Ainsi, pour les Hébreux, la survie était sans doute davantage assurée par l'importance de la descendance : l'homme pouvait survivre à lui-même, grâce à la succession des générations qui étaient issues de lui ; d'où également l'importance accordée à la fécondité des familles. Une nombreuse famille était le signe même de la bénédiction divine, tandis que la stérilité était considérée comme une forme suprême de la malédiction.

Une autre forme de la croyance en la survie s'est exprimée dans l'affirmation de la réincarnation des âmes après la mort corporelle : les âmes transmigrent d'un corps à un autre, si bien que les enfants peuvent être regardés comme la réincarnation des ancêtres de la famille. Leurs esprits continuent donc à survivre en se transmettant à ceux qui leur succèdent. Cette croyance devait être assez répandue dans les types les plus primitifs de religion, et elle se retrouve encore dans les grands courants religieux issus de l'hindouisme antique. La loi du karman impose une nécessité à l'âme, celle de se réincarner, soit dans un corps humain, soit même dans un corps animal, en fonction de la qualité des actes accomplis au cours de l'existence mortelle Le chemin privilégié du salut, dans l'hindouisme comme dans le bouddhisme, consiste à parvenir à s'évader de la contrainte de cette loi, à immobiliser le cycle de ces réincarnations. En principe, il est possible d'échapper au karman, au moment de la mort, mais certains affirment que la délivrance est même possible du vivant de l'homme : les saints sont considérés comme des "libérés-vivants", qui ont achevé de manière définitive leur cycle de réincarnations, qui sont dépourvus de tout désir, de tout besoin.

Dans l'un et l'autre cas, il faut reconnaître que le destin des défunts n'était guère enviable. En fait, ce qui importe au plus haut point, dans ces premières recherches d'expression du salut, c'est la condition de l'existence présente. Les hommes ne se souciaient en réalité que très peu de leurs morts, sinon pour les empêcher de nuire, d'une manière ou d'une autre : les esprits des ancêtres ne devaient surtout pas troubler la vie actuelle des hommes et de leurs enfants. L'affirmation de la transmigration des âmes d'un corps dans un autre, comme l'affirmation de la survie de l'individu à travers ses propres descendants ne sont, en fait, que des propositions faites dans le but de valoriser au maximum les réalités de la vie terrestre. C'est dans ce domaine, et en lui seul, qu'il est possible de rendre un culte et un homme aux divinités supérieures ; c'est le vivant qui peut offrir des sacrifices aux dieux.

La délivrance du temps, éternel retour

Peu soucieux de la survie individuelle de l'homme après sa mort, l'hindouisme gardait l'attachement profond que le védisme avait manifesté à l'égard du culte et des grands sacrifices qui devaient être accomplis périodiquement afin que le monde entier se maintienne toujours dans sa parfaite existence. En face de cette loi inexorable du temps, qui s'inscrit dans une sorte de cercle manifestant un retour éternel des choses, aussi bien le cycle des jours que le cycle des années ou des grandes ères de l'histoire individuelle ou collective, l'homme lui-même se dévoile comme impuissant : malgré tous ses efforts, il ne peut échapper à cette loi du temps. Pour tenter d'échapper à ce cercle infernal, qui limitait les efforts humains, les fidèles de l'hindouisme adoptèrent assez rapidement une croyance en la transmigration des existences, aussi bien les existences humaines que les existences divines ou les animales. Progressivement, le salut sera trouvé dans la perfection qui met un terme au swnsâra, qui désigne le phénomène de cette transmigration, par l'identification de l'âme individuelle à l'âme cosmique, de l'atman au brahman, identification qui se réalise normalement après la mort, mais qui peut aussi se produire dans le cadre de la vie présente, en ce qui concerne ceux qui sont appelés les "délivrés-vivants".

Dans la doctrine plus élaborée du bouddhisme, qui est regardée comme une déviation de l'hindouisme originaire, puisque le Bouddha a rejeté définitivement l'autorité majeure des textes sacrés du Veda, tout en admettant la doctrine du karman ainsi que le principe fondamental des réincarnations, que le Bouddha considère comme la "Roue" des différentes existences. L'originalité du bouddhisme, qui s'affirme comme une religion tout en rejetant originellement l'influence des dieux sur la vie des individus, se trouve dans le rejet de tout absolu, pour affirmer le caractère impermanent des choses, impermanence qui se caractérise comme la souffrance. La racine même de la souffrance, dans l'enseignement traditionnel du Bouddha, se trouve dans le désir, et la racine de ce désir n'est autre que l'ignorance. Celui qui cherche à surmonter cette ignorance acquiert la conscience de la vacuité même de l'individu ; il parvient, de la sorte, à vaincre le désir, et à atteindre le Nirvâna. Cet état du Nirvâna n'est pas, comme on le croit trop souvent, une expérience du néant ; c'est aussi un état positif, un lieu de séjour où l'individu ne connaît plus de souffrance, après avoir franchi toutes les étapes des réincarnations, dans la soumission à la loi inexorable du temps et des réincarnations successives : c'est l'immortalité promise à ceux qui ont gagné l'autre rive du samsâra. Cette conception est proche de l'affirmation de l'existence d'une sorte de paradis, très présente dans le bouddhisme populaire, qui découvre l'enseignement du Bouddha comme la manifestation d'une religion de salut beaucoup plus que comme une simple école philosophique, telle qu'elle est présentée par les plus grands théoriciens de la doctrine du Bouddha.

Le confucianisme et le taoïsme présentent aussi des similitudes avec les affirmations les plus anciennes de l'hindouisme. L'expérience religieuse se trouve dans la grande expérience d'une délivrance par la Tao, qui désigne la contemplation que l'homme peut trouver dans son chemin vers son unité profonde, en se détachant de tout et même de lui-même, en se soumettant au destin et en refusant d'intervenir dans la vie des autres hommes pour en infléchir le sens. L'homme qui réalise cette unité parvient acquiert le repos, dans la durée éternelle du Tao, principe originel de toutes choses et de tout devenir. Il pénètre ainsi dans la matrice qui refait toute nature et qui donne la plénitude et le sens de toute existence.

Tous ces enseignements qui traduisent une volonté de conduire les hommes jusqu'à leur propre salut, en les délivrant du cycle temporel, ne manifestent aucun recours à une quelconque divinité : le salut n'est pas offert par l'intervention d'un dieu, mais il peut être l'objet d'une recherche individuelle, appuyée sans doute par des techniques elles aussi d'origine simplement humaine. Mais ces différents chemins pour acquérir le salut ne semblent réservés qu'à une élite capable d'opérer son salut au prix d'efforts parfois surhumains, en vue de surmonter toutes les vicissitudes et toutes les contraintes de l'existence temporelle.

Toutefois, il convient de signaler que l'enseignement même de celui qui exige le plus d'effort de la part de l'individu, à savoir l'enseignement de la doctrine du bouddha, a évolué dans un sens un peu moins élitiste : alors que le Bouddha s'est retiré dans son nirvâna, les boddhisattvas, qui ont repris son enseignement et qui ont essayé de l'adapter aux hommes de leur temps, ont pris des engagements qui permettent aux humains, beaucoup moins favorisés qu'eux-mêmes, de parvenir au salut : par leur sentiment de compassion, ils sont amenés à se faire les guides des autres hommes pour leur montrer le moyen de connaître eux aussi la délivrance de toutes leurs souffrances : ces boddhisattvas renoncent ainsi à connaître le repos définitif du nirvâna pour faire entrer les autres hommes dans ce repos. L'idée même d'un salut personnel, quelque peu égoïste, se transforme en un désir de ne point vouloir connaître le repos tant que d'autres sont enchaînés par les liens d'une captivité, dans le cadre du temps. Ils deviennent à leur manière de véritables sauveurs pour l'ensemble de l'humanité ; et c'est de la sorte que le bouddhisme évolue vers une religion beaucoup plus populaire, susceptible de mener les hommes à leur pleine délivrance.

La participation à la vie divine

En face de la conception cyclique du temps, telle qu'elle peut s'exprimer dans les différentes manifestations religieuses de l'Asie, se présente une autre conception du temps, qui conduit à une autre manière de percevoir le salut pour l'ensemble de l'humanité. Le temps n'est plus un perpétuel recommencement, mais il se présente comme une ligne continue, avec un commencement et une fin, avec une création originelle et une fin de cette création. Les événements du monde ne se reproduisent pas toujours de la même manière, ils ne rythment pas l'existence de l'humanité ; ces événements sont toujours uniques, ils ne se reproduisent pas de manière inexorable, ils se succèdent les uns aux autres, même s'ils présentent parfois de très grandes similitudes. Les religions monothéistes sont liées à cette conception linéaire du temps, qui traduit le dessein particulier de Dieu pour l'ensemble de l'humanité : c'est un plan divin dans lequel les hommes et Dieu sont également impliqués en vue du salut de tous les hommes, mais aussi en vue du salut de tout l'homme, indépendamment d'une répétition cyclique du cosmos.

Dans l'histoire des religions, il semble que ce soient les Hébreux qui ont été les premiers à découvrir que le cosmos lui-même n'était pas la réalité la plus importante dans le monde ; ils sont parvenus à désacraliser l'univers en vue de magnifier celui qui en est l'origine. En dévalorisant complètement le cosmos, ils ont accordé une place très importante à Dieu qui en est le créateur, mais ils ont aussi réussi à valoriser, d'une manière absolument privilégiée, l'homme qui se manifeste, chez eux, comme le sommet de toute la création. Pour eux, toute l'histoire du monde et de sa création est une montée vers l'homme, et, en voie de conséquence, toute l'histoire de l'homme est une montée vers Dieu. La religion du peuple hébreu sera donc une manifestation particulière et unique en son temps des relations existant entre Dieu et l'homme. L'histoire même de ces relations devient une histoire sainte, en ce sens que

Dieu lui-même intervient librement dans le cours des événements pour manifester sa sollicitude envers son peuple et envers l'humanité tout entière. Une histoire de salut devient alors possible pour les hommes eux-mêmes, sans qu'il soit nécessaire de recourir à une puissance seulement extérieure à l'homme : Dieu n'est pas une planche de salut pour un naufragé, il entre dans le cadre d'une coopération avec les hommes. Mais la conception juive du salut a certainement beaucoup évolué au cours des siècles, avant de laisser une place plus précise à la conception chrétienne. Tout d'abord, selon la religion ancienne d'Israël, les morts connaissaient une forme d'existence amoindrie dans le lieu du Schéol ; puis, cette conception a évolué vers l'idée d'une survie de tout le peuple fidèle à l'alliance avec Dieu, avant de donner naissance à une théorie de la résurrection générale des morts, accompagnée d'un jugement universel, qui précisera quel sera l'état dans lequel vivront désormais ceux qui sont morts : soit le lieu de la félicité éternelle, soit le lieu de la damnation, selon que les hommes auront été bons ou méchants. Toute l'existence religieuse du peuple juif se marquera alors par la grande insistance sur le "jour du Seigneur", et Israël vivra dans le cadre de la promesse de cet avenir promis à l'ensemble du peuple, avenir qui sera une libération comparable à celle que le peuple avait déjà connue quand il a pu échapper à la servitude au pays Égypte sous la conduite de Moïse.

La conception du salut, dans le monde juif comme dans le monde chrétien par la suite, est donc envisagée comme l'expression du don gratuit de Dieu. En effet, dans sa relation privilégiée avec son peuple, Dieu se présente comme un Dieu d'amour, qui demeure certes transcendant à toute existence humaine, mais qui recherche sans cesse l'amour de l'homme comme la réponse principale à sa propre volonté d'amour. Avant même de connaître cette réciprocité de l'amour dans le monde de l'au-delà, le peuple peut déjà, dans le temps présent, éprouver tout l'amour que son Dieu lui porte, ainsi qu'il est exprimé dans ce qui demeure sans doute le plus beau des chants d'amour de toute l'humanité, le Cantique des cantiques.

L'espérance de la réalisation définitive du Royaume de Dieu, dans l'amour, constitue la dimension principale du judaïsme en tant qu'il est une religion qui cherche à exprimer le salut de l'homme. Le christianisme approfondira cette dimension exprimée dans le judaïsme en affinant que l'objet même du salut n'est pas à espérer, de la même manière que peut le faire le peuple juif : le salut, pour les chrétiens, est déjà manifesté, il est déjà réalisé. Le Royaume de Dieu a déjà trouvé sa place dans le monde des hommes avec l'Incarnation du Fils de Dieu, en la personne de Jésus de Nazareth. Dieu est présent dans l'histoire des hommes, même après la mort et la résurrection de Jésus : il demeure sous la forme de l'Esprit Saint, qui est l'élément dynamique de l'Eglise chrétienne, lieu présent de la réalisation du Royaume, lieu présent de la manifestation du salut. Mais, contrairement à toutes les conceptions orientales, le christianisme, quelle que soit la confession de foi, refuse de reconnaître que l'homme soit capable de réaliser son propre salut : il n'est pas possible de se sauver soi-même. En effet, il n'est pas question de se libérer d'une souffrance quelconque, ni même d'échapper à un mal particulier, il est surtout question de se libérer du péché, de se libérer de toutes les entraves qui empêchant les hommes de participer réellement à la vie divine, dans l'état de l'innocence originaire. Le salut, pour le chrétien, est une participation à la vie divine, par le pardon des péchés que Dieu seul peut accomplir, par la souffrance et par la mort de Jésus-Christ, le propre fils de Dieu. L'homme ne se sauve donc pas tout seul, il est sauvé par la seule grâce de Dieu, même si certaines confessions chrétiennes recommandent de mener une vie droite, par l'accomplissement de bonnes oeuvres. Toutefois, il faut encore remarquer que si le christianisme ne cesse d'affirmer que le salut de l'humanité est définitivement accompli depuis la mort et la résurrection du Fils de Dieu, il reconnaît que la participation parfaite à la vie divine ne peut être atteinte qu'après la mort corporelle.

Cette participation demeure toujours une espérance, et même les plus grands mystiques ou les saints n'ont pas connu une participation immédiate à cette vie divine. Ainsi, le salut pour le chrétien se manifeste dans une tension entre ce que les théologiens appellent le "déjà là" et le "pas encore". Le salut est offert gracieusement à tous les hommes, et pourtant il demeure l'objet de la promesse.

La conception du salut, selon la doctrine de l'Islam retourne quelque peu à la conception juive, puisque le salut est réservé principalement et en priorité absolue aux membres croyants de la communauté, à ceux qui professent que Dieu est unique et que Mahomet est son envoyé. La foi en la résurrection des morts est également exigée de tous les musulmans : Dieu jugera tous les hommes, en privilégiant sans doute son propre peuple, mais en accordant sa grâce à ceux qu'il aura librement choisis. Alors que le christianisme avait ouvert une voie encore plus grande à la dimension d'amour, cette dimension privilégiée de la relation entre Dieu et l'homme, l'Islam réaffirme le caractère absolu de la transcendance de Dieu : il ne peut rien y avoir de comme entre Dieu et sa créature, toute relation se trouve exclue entre les deux parties. Et Mahomet ne s'est même jamais présenté comme un médiateur. Seulement, l'orthodoxie la plus stricte de la religion musulmane n'a pas pu empêcher l'apparition de certains mystiques qui, à leur manière, ont redécouvert la dimension importante d'une relation privilégiée entre Dieu et l'homme, dans l'amour partagé. L'essence de Dieu est alors manifestée comme un amour dans lequel l'homme et Dieu sont intimement unis : l'amour est communion.

Le salut, dans l'amour

Le grand apport des religions chrétiennes a certainement été l'affirmation du caractère presque inconditionnel de l'amour de Dieu, non seulement pour les croyants au sein d'un peuple qu'il aurait privilégié, mais encore pour l'ensemble de l'humanité. La révélation principale apportée par le Nouveau Testament, qui conclut la Bible judéo-chrétienne, se trouve certainement aussi résumée dans cette petite phrase attribuée à saint Jean : "Dieu est amour".

Jusqu'alors, aucune religion n'avait centré ses propositions de manière aussi nette sur l'amour, envisageant une expérience d'une complète communion de l'homme avec la divinité. De même, aucune religion avant le christianisme n'avait osé affirmer que l'amour que l'homme pouvait porter à Dieu en réponse à l'amour que celui-ci lui portait devait impliquer nécessairement l'amour des autres hommes. Le commandement de l'amour de Dieu et le commandement de l'amour du prochain n'est certainement pas une innovation chrétienne, la Loi de Moïse ne les avait d'ailleurs pas négligés.

Ce qui constitue la nouveauté dans le christianisme, c'est le fait qu'ils soient rassemblés : ils constituent alors la norme selon laquelle toutes les autres prescriptions de la religion peuvent être évaluées. Il n'y a pas d'exigence divine qui aille à l'encontre de l'intérêt du prochain, il n'y a pas de devoir plus fondamental pour l'homme que d'aimer celui qui est son semblable. Et il serait possible de résumer toute la théologie de l'Eglise primitive par la proposition développée également par l'évangéliste Jean : celui qui dit aimer Dieu sans aimer son frère n'est qu'un menteur.

Il ne s'agit donc pas simplement d'aimer Dieu, il s'agit aussi et surtout d'aimer l'homme. Une règle, même la meilleure, ne peut pas être imposée "au nom de Dieu" si elle ne sert pas d'abord au bien et au salut du prochain. Désormais, le chrétien ne peut pas se résigner à accepter toutes les formes de l'injustice, de la guerre, de l'extermination d'hommes, de femmes ou d'enfants, en invoquant une prétendue "volonté de Dieu". La volonté du Dieu des chrétiens n'est pas d'établir des séparations, des cloisonnements entre les hommes. Aussi le chrétien ne peut-il accepter les groupes qui se séparent des autres, sous le fallacieux prétexte d'une supériorité intellectuelle dans la connaissance de Dieu ou d'une meilleure compréhension des commandements qui seraient imposés par Dieu. Le salut, par le moyen privilégié de l'amour, exige alors un engagement positif de toute l'être humain.

La proclamation du message annoncé par Jésus-Christ est une invitation à construire un monde nouveau, dans lequel l'amour ne sera plus un commandement, mais une réalité. Et ce salut par l'amour n'est pas réservé à une élite, comme peut l'être le salut des religions asiatiques, il est accessible même aux plus humbles des hommes. Il est au coeur même de l'espérance chrétienne, comme une réalité déjà obtenue avec la mort de Jésus-Christ, mais aussi comme une réalité promise : l'amour se meurt s'il ne se donne davantage.

L'avenir de la religion

Au terme de ce survol des grandes religions qui se partagent la majeure partie de l'humanité, il est sans doute légitime de se demander si la religion a encore un avenir, même s'il est impossible de se poser en prophète des temps futurs. En cours d'examen, il a été possible de remarquer que chaque religion répondait à un besoin pressant de l'homme de trouver des réponses aux grandes questions qu'il se posait sur le sens de son existence, sur sa destinée. En ce sens, le philosophe Ludwig Feuerbach a certainement raison d'affirmer que la religion trouve sa terre nourricière dans le désir d'immortalité qui habite l'homme.

Renversant la vieille image biblique, il ne craint pas de dire que l'homme a créé Dieu à son image, la religion correspondant alors simplement à des souhaits purement humains.

Mais, du simple point de vue de l'histoire des religions, une telle affirmation demeure discutable, car chacune d'elles présente toujours sa divinité comme une transcendance absolue, comme la négation même des désirs plus ou moins secrets qui peuvent germer au coeur de l'individu. Certes, l'idée d'absolue transcendance peut apparaître comme correspondant à un besoin humain. Mais il est manifestement faux d'affirmer qu'une chose, quelle qu'elle soit, n'existe pas du simple fait qu'on la désire ou qu'on la souhaite. Partant de présupposés qui peuvent être considérés comme vrais ou du moins vraisemblables, il en arrive à une conséquence qui est logiquement fallacieuse : que l'homme souhaite les dieux pour que ceux-ci puissent répondre à ses désirs n'implique pas nécessairement l'inexistence des dieux. La critique même des religions, telle que pouvait la faire ce philosophe du dix-neuvième siècle, repose sur une erreur de raisonnement logique. L'athéisme contemporain ne reconnaît aucun contenu de vérité aux professions de foi, interprétant comme un pur produit de l'imagination ce que le croyant affirme être un don de Dieu ou une action divine. C'est plus dans le domaine de la suspicion que se trouvent placées les religions que dans le domaine de la négation. La suspicion à l'égard des formes, des rites et des pratiques de chaque religion peut sans doute favoriser la purification même de l'esprit religieux. Il importe alors à celui-ci de se débarrasser de toutes les idoles qu'il découvre dans le cadre même de son existence pour redécouvrir et retrouver la pureté originelle d'une relation à Dieu, à son dieu.

Seulement, il serait également faux de minimiser à l'extrême l'athéisme, qui demeure une profession publique d'une incroyance consciente et notoire. Aucune religion n'a jamais traité l'athéisme avec insouciance, car chacune d'elles reconnaît ce phénomène comme l'une des preuves les plus manifestes de l'existence du péché dans le monde, et d'un péché qui se veut conséquent avec lui-même, puisque le rejet de Dieu, sans exclure pour autant la possibilité d'une conduite morale authentique, s'exprime aussi dans la pratique concrète de l'existence : Dieu n'est plus la valeur suprême de la vie. Si l'athéisme théorique ne peut être affirmé avec une grande certitude pour la logique même de la raison humaine, l'athéisme pratique cherche plutôt à démontrer l'inefficacité d'une quelconque croyance en Dieu. Et cette forme pratique de l'athéisme peut même atteindre en profondeur des personnes qui, d'un autre côté, peuvent affirmer une forme de foi en Dieu... Le phénomène même de l'athéisme se présente donc comme particulièrement complexe, d'autant plus qu'auparavant les hommes quittaient are religion pour entrer, pour se convertir, dans une autre religion, alors qu'actuellement ils quittent une religion pour n'entrer dans aucune d'elles. Ce ne sont plus les idées fausses sur Dieu qui sont rejetées, c'est l'idée même de Dieu qui se trouve exclue de l'existence humaine : Dieu compte pour rien.

Tout se passe dans le monde comme si Dieu n'existait pas. Mais pourrait-il se passer quelque chose dans le monde, si Dieu n'existait pas ? C'est une question qui peut réveiller la foi endormie. Après une vague d'athéisme, vague connue par toutes les religions, il semble qu'aujourd'hui, sous des formes variées, la question de Dieu ne cesse de rebondir, que ce soit avec l'élection de Jean-Paul II au trône de Pierre, que ce soit avec l'installation du régime religieux islamique en Iran, que ce soit dans les pays totalitaires... Il semble même que la question sur Dieu ne soit plus liée immédiatement à des zones d'influences religieuses, comme les Églises.. L'espérance, qui avait pu être placée dans des domaines aussi différents que celui de la politique, de la sexualité, de la science, de la technologie la plus avancée, toute cette espérance se trouve singulièrement réduite. On a cru ainsi que la croissance aurait pu apporter le goût de vivre et de bien vivre, et la crise mondiale a fait que cette croyance s'est effondrée. 0n a cru que les régimes politiques pourraient faire régner l'ordre et procurer le bonheur aux hommes, cette croyance n'a débouché sur rien.

Serions-nous revenus aux temps: les plus anciens de l'histoire ou même de la préhistoire humaine : la barbarie à visage humain se réinstalle, depuis que des intellectuels ont prétendu en finir avec Dieu. Les philosophes des deux derniers siècles avaient cherché à montrer que l'idée même de Dieu ne pouvait qu'aliéner l'homme, et ils prêchaient leur philosophie politique comme la véritable religion tout à fait horizontale. Et voici qu'aujourd'hui on commence à s'apercevoir que c'est précisément la philosophie qui opprime l'homme, et c'est au nom de la foi, et non plus au nom de la raison, que l'homme se révolte.

Cependant, ce retour de Dieu, dans les différentes civilisations, ne se traduit pas par une nostalgie des temps reculés ou par le désir de soumettre la divinité aux aspirations humaines et aux rêves les plus impossibles. Dieu s'affirme aujourd'hui encore comme l'exigence même d'une transcendance absolue, d'un mystère qui échappe à toutes les déterminations humaines, parce que Dieu ne se laisse pas posséder ou emprisonner dans les raisonnements les plus habiles Alors qu'il avait été définitivement rejeté dans le domaine de l'inexistence et du néant, voici que Dieu surgit à nouveau, dans sa souveraine liberté : il est si libre qu'il se manifeste là où on ne l'attendait pas.

Pour conclure, ne suffit-il pas de relire ce qu'André Gide affirmait au soir de sa vie ? Son existence, il l'avait conduite, en ne parvenant pas à se défaire de deux tendances qui l'habitaient depuis sa jeunesse : l'exigence chrétienne et austère de son enfance, et la poussée hédoniste et anticonformiste de son adolescence. Il voulait reconquérir la totalité de l'être humain, totalité qu'il avait perdue en se laissant séduire par tous les attraits du monde et de ses plaisirs immédiats et faciles, totalité qu'il voulait retrouver par une sorte de convalescence physique et spirituelle, par la rééducation complète de celui qui est avide de se retrouver lui-même en dépit de toutes les impostures de la société et de la morale qu'elle développe à sa place. Alors qu'il voyait déjà la mort s'approcher de lui, en pleine conscience, faisant en quelque sorte le bilan de toute son existence, traversée par des crises de conscience morale, dont témoigne la presque totalité de son oeuvre, il affirme la source de son espérance. Sans doute il ne fait pas une profession de foi religieuse, ni même une profession de foi en un Dieu particulier ; ce qu'il réussit à affirmer, de manière claire, c'est la confiance profonde qu'il place en tout l'homme. Alors que ses oeuvres font pratiquement des vertus morales l'apanage exclusif des femmes, et que le plaisir, l'art et le luxe sont réservés aux hommes, c'est avec une autre forme de regard qu'il se tourne vers un avenir, qu'il ne connaîtra pas lui-même, un regard qui lui permet d'assurer que la manifestation de la foi chez les jeunes, même s'ils sont peu nombreux, lui permet d'envisager lucidement et sans désespoir sa fin prochaine :

"Ce pour quoi nous vivons, ce qui fait notre raison de vivre, c'est précisément de savoir que, parmi les jeunes gens, il en est quelques-uns, et fussent-ils un très petit nombre, et de quelque pays que ce soit, qui ne se reposent pas, qui maintiennent intactes leur intégrité morale et intellectuelle, et qui protestent contre tout mot d'ordre totalitaire et toute entreprise qui prétendrait incliner, subordonner, assujettir la pensée, réduire l'âme. Car c'est enfin de l'âme qu'il s'agit. C'est de savoir qu'ils sont là, ces jeunes gens, qu'ils sont vivants, eux, le sel de la terre. C'est là précisément ce qui nous maintient, nous, les aînés, en confiance. C'est là ce qui me permet, à moi, si vieux déjà et si près de quitter la vie, de ne pas mourir désespéré".