Les religions, chemins de salut

 

De l'étude de toutes les religions, il apparaît assez aisément que chacune d'entre elles cherchent à montrer aux hommes le chemin qu'ils doivent suivre, s'ils veulent parvenir au bonheur dans ce monde et au salut définitif dans un autre monde, toujours considéré comme meilleur que celui dans lequel l'homme vit sa condition terrestre. Le salut, quelle que soit la forme sous laquelle il est manifesté, constitue certainement le coeur de toute religion.

Le salut, désir fondamental

L'existence humaine est angoissante, parce que l'esprit ne parvient pas à trouver des solutions aux questions qu'il se pose sur le sens même de sa destinée. On a pu constater que la mort, même si elle est considérée comme le terme biologique normal pour tout ce qui vit sur la terre, se présente souvent comme le centre d'où rayonnent toutes les formes d'interrogations. Terme de l'existence, elle est aussi le lieu où se concrétise parfois l'espérance d'une autre forme d'existence, meilleure que celle qui précédait.

Certes, le dernier acte est sanglant mais il permet toutes les formes d'espérance, telles qu'elles ont pu être exprimées dans les différentes religions.

Tout homme cherche de manière universelle le bonheur au cours de son existence, et il ne supporte guère d'en être privé : s'il lui est refusé, de manière absolue, l'existence elle-même perd tout son sens. Jamais l'homme n'a d'ailleurs pu admettre que celui qui menait une existence morale absolument parfaite puisse être privé de ce qui constitue la satisfaction du besoin le plus fondamental. Le juste souffrant demeure le type même de l'insatisfaction temporelle : aussi diverses doctrines, de type religieux, ont-elles cherché à trouver dans un autre-monde la réalisation de l'aspiration la plus profonde qui soit inscrite dans le coeur de l'individu. Toutes les religions peuvent d'ailleurs être présentées comme des religions de salut, même s'il faut reconnaître qu'elles ne placent pas toutes dans le même bien ce salut.

Néanmoins, il semble que la croyance en la poursuite de la vie humaine, sous une autre forme évidemment, soit une donnée absolument universelle, dès les temps les plus reculées de l'histoire humaine. Certains penseurs ont même estimé que cette croyance pouvait être une donnée naturelle de l'homme. Celui-ci ne peut en effet jamais concevoir que tout ce qu'il a vécu puisse être à jamais réduit au néant, alors que la mort elle-même peut se définir comme la néantisation de tout, aussi bien les actes accomplis au cours de l'existence, que l'être humain lui-même, que les relations qui ont pu être tissées tout au long de la vie.

La conscience de lui-même, qui caractérise l'individu, comme animal qui sait, mais aussi comme animal qui sait qu'il sait, a conduit l'homme à refuser toutes les formes d'anéantissement en ce qui le concerne. L'unique bien désirable par l'homme se trouve dans ce salut, qui revêt la forme de la délivrance, de la libération, mais aussi la forme plus positive de vie éternelle, qui commence déjà à se réaliser, d'une manière ou d'une autre, sous la forme d'une promesse, dès le monde présent. Il va donc sans dire que l'exposé des différentes doctrines du salut, individuel ou collectif, ne cesse d'être un phénomène très complexe, qu'il importe de saisir, ne fût-ce que de manière approximative, chaque interprétation particulière à l'intérieur d'une même religion apportant aussi une divergence dans la présentation de salut soit en tant qu'il est un bien à obtenir, soit en tant que les voies d'accès se divisent. Toutefois des corrélations peuvent être établies entre les différentes approches du salut pour l'homme, dans le contexte de telle ou telle culture particulière.

Premières interprétations du salut

L'intérêt de l'homme est principalement guidé par la question de sa survie, de sa subsistance particulière après le seuil angoissant de la mort. Il apparaît, dans l'histoire des religions, que les premières interprétations de ce salut indiquaient que l'homme après sa mort connaissait une existence quelque peu diminuée par rapport à son existence temporelle ; en effet, il ne subsistait pas entièrement, puisque le corps était soit voué à la fosse soit détruit par le feu. Les premiers Hébreux affirmaient que les âmes des défunts descendaient dans le royaume sombre du Schéol, l'équivalent approximatif de ce que les Grecs appelaient l'Hadès, ce royaume souterrain des morts. L'Égypte ancienne avait adopté une position assez particulière, avec ses théologiens qui affirmaient que les morts continuaient à mener une existence pour le moins ralentie à l'intérieur de leur tombeau ; c'est la raison pour laquelle les Égyptiens étaient enterrés avec de quoi survivre, mais cette conception, propre à Égypte ancienne, évolua quelque peu à la suite de l'interprétation du mythe d'Osiris dans le sens de la possibilité d'une résurrection du dieu : les morts ne pouvaient-ils pas connaître un sort semblable aux dieux ?

Quoi qu'il en soit de ces premières interprétations, il faut noter que le sort réservé aux âmes des défunts, dans l'une ou dans l'autre civilisation, n'était guère enviable. Aussi assistait-on à une exaltation de l'existence corporelle proprement dite. Ainsi, pour les Hébreux, la survie était sans doute davantage assurée par l'importance de la descendance : l'homme pouvait survivre à lui-même, grâce à la succession des générations qui étaient issues de lui ; d'où également l'importance accordée à la fécondité des familles. Une nombreuse famille était le signe même de la bénédiction divine, tandis que la stérilité était considérée comme une forme suprême de la malédiction.

Une autre forme de la croyance en la survie s'est exprimée dans l'affirmation de la réincarnation des âmes après la mort corporelle : les âmes transmigrent d'un corps à un autre, si bien que les enfants peuvent être regardés comme la réincarnation des ancêtres de la famille. Leurs esprits continuent donc à survivre en se transmettant à ceux qui leur succèdent. Cette croyance devait être assez répandue dans les types les plus primitifs de religion, et elle se retrouve encore dans les grands courants religieux issus de l'hindouisme antique. La loi du karman impose une nécessité à l'âme, celle de se réincarner, soit dans un corps humain, soit même dans un corps animal, en fonction de la qualité des actes accomplis au cours de l'existence mortelle Le chemin privilégié du salut, dans l'hindouisme comme dans le bouddhisme, consiste à parvenir à s'évader de la contrainte de cette loi, à immobiliser le cycle de ces réincarnations. En principe, il est possible d'échapper au karman, au moment de la mort, mais certains affirment que la délivrance est même possible du vivant de l'homme : les saints sont considérés comme des libérés-vivants , qui ont achevé de manière définitive leur cycle de réincarnations, qui sont dépourvus de tout désir, de tout besoin.

Dans l'un et l'autre cas, il faut reconnaître que le destin des défunts n'était guère enviable. En fait, ce qui importe au plus haut point, dans ces premières recherches d'expression du salut, c'est la condition de l'existence présente. Les hommes ne se souciaient en réalité que très peu de leurs morts, sinon pour les empêcher de nuire, d'une manière ou d'une autre : les esprits des ancêtres ne devaient surtout pas troubler la vie actuelle des hommes et de leurs enfants. L'affirmation de la transmigration des âmes d'un corps dans un autre, comme l'affirmation de la survie de l'individu à travers ses propres descendants ne sont, en fait, que des propositions faites dans le but de valoriser au maximum les réalités de la vie terrestre. C'est dans ce domaine, et en lui seul, qu'il est possible de rendre un culte et un homme aux divinités supérieures ; c'est le vivant qui peut offrir des sacrifices aux dieux.

La délivrance du temps, éternel retour

Peu soucieux de la survie individuelle de l'homme après sa mort, l'hindouisme gardait l'attachement profond que le védisme avait manifesté à l'égard du culte et des grands sacrifices qui devaient être accomplis périodiquement afin que le monde entier se maintienne toujours dans sa parfaite existence. En face de cette loi inexorable du temps, qui s'inscrit dans une sorte de cercle manifestant un retour éternel des choses, aussi bien le cycle des jours que le cycle des années ou des grandes ères de l'histoire individuelle ou collective, l'homme lui-même se dévoile comme impuissant : malgré tous ses efforts, il ne peut échapper à cette loi du temps. Pour tenter d'échapper à ce cercle infernal, qui limitait les efforts humains, les fidèles de l'hindouisme adoptèrent assez rapidement une croyance en la transmigration des existences, aussi bien les existences humaines que les existences divines ou les animales. Progressivement, le salut sera trouvé dans la perfection qui met un terme au swnsâra, qui désigne le phénomène de cette transmigration, par l'identification de l'âme individuelle à l'âme cosmique, de l'atman au brahman, identification qui se réalise normalement après la mort, mais qui peut aussi se produire dans le cadre de la vie présente, en ce qui concerne ceux qui sont appelés les délivrés-vivants.

Dans la doctrine plus élaborée du bouddhisme, qui est regardée comme une déviation de l'hindouisme originaire, puisque le Bouddha a rejeté définitivement l'autorité majeure des textes sacrés du Veda, tout en admettant la doctrine du karman ainsi que le principe fondamental des réincarnations, que le Bouddha considère comme la Roue des différentes existences. L'originalité du bouddhisme, qui s'affirme comme une religion tout en rejetant originellement l'influence des dieux sur la vie des individus, se trouve dans le rejet de tout absolu, pour affirmer le caractère impermanent des choses, impermanence qui se caractérise comme la souffrance. La racine même de la souffrance, dans l'enseignement traditionnel du Bouddha, se trouve dans le désir, et la racine de ce désir n'est autre que l'ignorance. Celui qui cherche à surmonter cette ignorance acquiert la conscience de la vacuité même de l'individu ; il parvient, de la sorte, à vaincre le désir, et à atteindre le Nirvâna. Cet état du Nirvâna n'est pas, comme on le croit trop souvent, une expérience du néant ; c'est aussi un état positif, un lieu de séjour où l'individu ne connaît plus de souffrance, après avoir franchi toutes les étapes des réincarnations, dans la soumission à la loi inexorable du temps et des réincarnations successives : c'est l'immortalité promise à ceux qui ont gagné l'autre rive du samsâra. Cette conception est proche de l'affirmation de l'existence d'une sorte de paradis, très présente dans le bouddhisme populaire, qui découvre l'enseignement du Bouddha comme la manifestation d'une religion de salut beaucoup plus que comme une simple école philosophique, telle qu'elle est présentée par les plus grands théoriciens de la doctrine du Bouddha.

Le confucianisme et le taoïsme présentent aussi des similitudes avec les affirmations les plus anciennes de l'hindouisme. L'expérience religieuse se trouve dans la grande expérience d'une délivrance par la Tao, qui désigne la contemplation que l'homme peut trouver dans son chemin vers son unité profonde, en se détachant de tout et même de lui-même, en se soumettant au destin et en refusant d'intervenir dans la vie des autres hommes pour en infléchir le sens. L'homme qui réalise cette unité parvient acquiert le repos, dans la durée éternelle du Tao, principe originel de toutes choses et de tout devenir. Il pénètre ainsi dans la matrice qui refait toute nature et qui donne la plénitude et le sens de toute existence.

Tous ces enseignements qui traduisent une volonté de conduire les hommes jusqu'à leur propre salut, en les délivrant du cycle temporel, ne manifestent aucun recours à une quelconque divinité : le salut n'est pas offert par l'intervention d'un dieu, mais il peut être l'objet d'une recherche individuelle, appuyée sans doute par des techniques elles aussi d'origine simplement humaine. Mais ces différents chemins pour acquérir le salut ne semblent réservés qu'à une élite capable d'opérer son salut au prix d'efforts parfois surhumains, en vue de surmonter toutes les vicissitudes et toutes les contraintes de l'existence temporelle.

Toutefois, il convient de signaler que l'enseignement même de celui qui exige le plus d'effort de la part de l'individu, à savoir l'enseignement de la doctrine du bouddha, a évolué dans un sens un peu moins élitiste : alors que le Bouddha s'est retiré dans son nirvâna, les boddhisattvas, qui ont repris son enseignement et qui ont essayé de l'adapter aux hommes de leur temps, ont pris des engagements qui permettent aux humains, beaucoup moins favorisés qu'eux-mêmes, de parvenir au salut : par leur sentiment de compassion, ils sont amenés à se faire les guides des autres hommes pour leur montrer le moyen de connaître eux aussi la délivrance de toutes leurs souffrances : ces boddhisattvas renoncent ainsi à connaître le repos définitif du nirvâna pour faire entrer les autres hommes dans ce repos. L'idée même d'un salut personnel, quelque peu égoïste, se transforme en un désir de ne point vouloir connaître le repos tant que d'autres sont enchaînés par les liens d'une captivité, dans le cadre du temps. Ils deviennent à leur manière de véritables sauveurs pour l'ensemble de l'humanité ; et c'est de la sorte que le bouddhisme évolue vers une religion beaucoup plus populaire, susceptible de mener les hommes à leur pleine délivrance.

La participation à la vie divine

En face de la conception cyclique du temps, telle qu'elle peut s'exprimer dans les différentes manifestations religieuses de l'Asie, se présente une autre conception du temps, qui conduit à une autre manière de percevoir le salut pour l'ensemble de l'humanité. Le temps n'est plus un perpétuel recommencement, mais il se présente comme une ligne continue, avec un commencement et une fin, avec une création originelle et une fin de cette création. Les événements du monde ne se reproduisent pas toujours de la même manière, ils ne rythment pas l'existence de l'humanité ; ces événements sont toujours uniques, ils ne se reproduisent pas de manière inexorable, ils se succèdent les uns aux autres, même s'ils présentent parfois de très grandes similitudes. Les religions monothéistes sont liées à cette conception linéaire du temps, qui traduit le dessein particulier de Dieu pour l'ensemble de l'humanité : c'est un plan divin dans lequel les hommes et Dieu sont également impliqués en vue du salut de tous les hommes, mais aussi en vue du salut de tout l'homme, indépendamment d'une répétition cyclique du cosmos.

Dans l'histoire des religions, il semble que ce soient les Hébreux qui ont été les premiers à découvrir que le cosmos lui-même n'était pas la réalité la plus importante dans le monde ; ils sont parvenus à désacraliser l'univers en vue de magnifier celui qui en est l'origine. En dévalorisant complètement le cosmos, ils ont accordé une place très importante à Dieu qui en est le créateur, mais ils ont aussi réussi à valoriser, d'une manière absolument privilégiée, l'homme qui se manifeste, chez eux, comme le sommet de toute la création. Pour eux, toute l'histoire du monde et de sa création est une montée vers l'homme, et, en voie de conséquence, toute l'histoire de l'homme est une montée vers Dieu. La religion du peuple hébreu sera donc une manifestation particulière et unique en son temps des relations existant entre Dieu et l'homme. L'histoire même de ces relations devient une histoire sainte, en ce sens que

Dieu lui-même intervient librement dans le cours des événements pour manifester sa sollicitude envers son peuple et envers l'humanité tout entière. Une histoire de salut devient alors possible pour les hommes eux-mêmes, sans qu'il soit nécessaire de recourir à une puissance seulement extérieure à l'homme : Dieu n'est pas une planche de salut pour un naufragé, il entre dans le cadre d'une coopération avec les hommes. Mais la conception juive du salut a certainement beaucoup évolué au cours des siècles, avant de laisser une place plus précise à la conception chrétienne. Tout d'abord, selon la religion ancienne d'Israël, les morts connaissaient une forme d'existence amoindrie dans le lieu du Schéol ; puis, cette conception a évolué vers l'idée d'une survie de tout le peuple fidèle à l'alliance avec Dieu, avant de donner naissance à une théorie de la résurrection générale des morts, accompagnée d'un jugement universel, qui précisera quel sera l'état dans lequel vivront désormais ceux qui sont morts : soit le lieu de la félicité éternelle, soit le lieu de la damnation, selon que les hommes auront été bons ou méchants. Toute l'existence religieuse du peuple juif se marquera alors par la grande insistance sur le jour du Seigneur , et Israël vivra dans le cadre de la promesse de cet avenir promis à l'ensemble du peuple, avenir qui sera une libération comparable à celle que le peuple avait déjà connue quand il a pu échapper à la servitude au pays Égypte sous la conduite de Moïse.

La conception du salut, dans le monde juif comme dans le monde chrétien par la suite, est donc envisagée comme l'expression du don gratuit de Dieu. En effet, dans sa relation privilégiée avec son peuple, Dieu se présente comme un Dieu d'amour, qui demeure certes transcendant à toute existence humaine, mais qui recherche sans cesse l'amour de l'homme comme la réponse principale à sa propre volonté d'amour. Avant même de connaître cette réciprocité de l'amour dans le monde de l'au-delà, le peuple peut déjà, dans le temps présent, éprouver tout l'amour que son Dieu lui porte, ainsi qu'il est exprimé dans ce qui demeure sans doute le plus beau des chants d'amour de toute l'humanité, le Cantique des cantiques.

L'espérance de la réalisation définitive du Royaume de Dieu, dans l'amour, constitue la dimension principale du judaïsme en tant qu'il est une religion qui cherche à exprimer le salut de l'homme. Le christianisme approfondira cette dimension exprimée dans le judaïsme en affinant que l'objet même du salut n'est pas à espérer, de la même manière que peut le faire le peuple juif : le salut, pour les chrétiens, est déjà manifesté, il est déjà réalisé. Le Royaume de Dieu a déjà trouvé sa place dans le monde des hommes avec l'Incarnation du Fils de Dieu, en la personne de Jésus de Nazareth. Dieu est présent dans l'histoire des hommes, même après la mort et la résurrection de Jésus : il demeure sous la forme de l'Esprit Saint, qui est l'élément dynamique de l'Eglise chrétienne, lieu présent de la réalisation du Royaume, lieu présent de la manifestation du salut. Mais, contrairement à toutes les conceptions orientales, le christianisme, quelle que soit la confession de foi, refuse de reconnaître que l'homme soit capable de réaliser son propre salut : il n'est pas possible de se sauver soi-même. En effet, il n'est pas question de se libérer d'une souffrance quelconque, ni même d'échapper à un mal particulier, il est surtout question de se libérer du péché, de se libérer de toutes les entraves qui empêchant les hommes de participer réellement à la vie divine, dans l'état de l'innocence originaire. Le salut, pour le chrétien, est une participation à la vie divine, par le pardon des péchés que Dieu seul peut accomplir, par la souffrance et par la mort de Jésus-Christ, le propre fils de Dieu. L'homme ne se sauve donc pas tout seul, il est sauvé par la seule grâce de Dieu, même si certaines confessions chrétiennes recommandent de mener une vie droite, par l'accomplissement de bonnes oeuvres. Toutefois, il faut encore remarquer que si le christianisme ne cesse d'affirmer que le salut de l'humanité est définitivement accompli depuis la mort et la résurrection du Fils de Dieu, il reconnaît que la participation parfaite à la vie divine ne peut être atteinte qu'après la mort corporelle.

Cette participation demeure toujours une espérance, et même les plus grands mystiques ou les saints n'ont pas connu une participation immédiate à cette vie divine. Ainsi, le salut pour le chrétien se manifeste dans une tension entre ce que les théologiens appellent le déjà là et le pas encore. Le salut est offert gracieusement à tous les hommes, et pourtant il demeure l'objet de la promesse.

La conception du salut, selon la doctrine de l'Islam retourne quelque peu à la conception juive, puisque le salut est réservé principalement et en priorité absolue aux membres croyants de la communauté, à ceux qui professent que Dieu est unique et que Mahomet est son envoyé. La foi en la résurrection des morts est également exigée de tous les musulmans : Dieu jugera tous les hommes, en privilégiant sans doute son propre peuple, mais en accordant sa grâce à ceux qu'il aura librement choisis. Alors que le christianisme avait ouvert une voie encore plus grande à la dimension d'amour, cette dimension privilégiée de la relation entre Dieu et l'homme, l'Islam réaffirme le caractère absolu de la transcendance de Dieu : il ne peut rien y avoir de comme entre Dieu et sa créature, toute relation se trouve exclue entre les deux parties. Et Mahomet ne s'est même jamais présenté comme un médiateur. Seulement, l'orthodoxie la plus stricte de la religion musulmane n'a pas pu empêcher l'apparition de certains mystiques qui, à leur manière, ont redécouvert la dimension importante d'une relation privilégiée entre Dieu et l'homme, dans l'amour partagé. L'essence de Dieu est alors manifestée comme un amour dans lequel l'homme et Dieu sont intimement unis : l'amour est communion.

Le salut, dans l'amour

Le grand apport des religions chrétiennes a certainement été l'affirmation du caractère presque inconditionnel de l'amour de Dieu, non seulement pour les croyants au sein d'un peuple qu'il aurait privilégié, mais encore pour l'ensemble de l'humanité. La révélation principale apportée par le Nouveau Testament, qui conclut la Bible judéo-chrétienne, se trouve certainement aussi résumée dans cette petite phrase attribuée à saint Jean : Dieu est amour.

Jusqu'alors, aucune religion n'avait centré ses propositions de manière aussi nette sur l'amour, envisageant une expérience d'une complète communion de l'homme avec la divinité. De même, aucune religion avant le christianisme n'avait osé affirmer que l'amour que l'homme pouvait porter à Dieu en réponse à l'amour que celui-ci lui portait devait impliquer nécessairement l'amour des autres hommes. Le commandement de l'amour de Dieu et le commandement de l'amour du prochain n'est certainement pas une innovation chrétienne, la Loi de Moïse ne les avait d'ailleurs pas négligés.

Ce qui constitue la nouveauté dans le christianisme, c'est le fait qu'ils soient rassemblés : ils constituent alors la norme selon laquelle toutes les autres prescriptions de la religion peuvent être évaluées. Il n'y a pas d'exigence divine qui aille à l'encontre de l'intérêt du prochain, il n'y a pas de devoir plus fondamental pour l'homme que d'aimer celui qui est son semblable. Et il serait possible de résumer toute la théologie de l'Eglise primitive par la proposition développée également par l'évangéliste Jean : celui qui dit aimer Dieu sans aimer son frère n'est qu'un menteur.

Il ne s'agit donc pas simplement d'aimer Dieu, il s'agit aussi et surtout d'aimer l'homme. Une règle, même la meilleure, ne peut pas être imposée au nom de Dieu si elle ne sert pas d'abord au bien et au salut du prochain. Désormais, le chrétien ne peut pas se résigner à accepter toutes les formes de l'injustice, de la guerre, de l'extermination d'hommes, de femmes ou d'enfants, en invoquant une prétendue volonté de Dieu. La volonté du Dieu des chrétiens n'est pas d'établir des séparations, des cloisonnements entre les hommes. Aussi le chrétien ne peut-il accepter les groupes qui se séparent des autres, sous le fallacieux prétexte d'une supériorité intellectuelle dans la connaissance de Dieu ou d'une meilleure compréhension des commandements qui seraient imposés par Dieu. Le salut, par le moyen privilégié de l'amour, exige alors un engagement positif de toute l'être humain.

La proclamation du message annoncé par Jésus-Christ est une invitation à construire un monde nouveau, dans lequel l'amour ne sera plus un commandement, mais une réalité. Et ce salut par l'amour n'est pas réservé à une élite, comme peut l'être le salut des religions asiatiques, il est accessible même aux plus humbles des hommes. Il est au coeur même de l'espérance chrétienne, comme une réalité déjà obtenue avec la mort de Jésus-Christ, mais aussi comme une réalité promise : l'amour se meurt s'il ne se donne davantage.