Le religieux , phénomène universel
De toutes les manifestations de l'exercice de l'esprit humain, le phénomène religieux est certainement celui qui est le plus répandu, sous toutes les latitudes et dans tous les pays, même lorsque des formes de pensée ou d'action, hostiles à toutes les religions, font opposition, d'une manière ou d'une autre à l'expansion de l'esprit religieux sur des territoires entiers de la planète. Néanmoins, les statistiques prouveraient certainement qu'environ 90 % de l'humanité a été ou est encore affecté par le phénomène religieux proprement dit, même s'il convient de remarquer qu'en matière religieuse les statistiques sont souvent erronées : que l'on se souvienne de l'exemple type qui est celui du Japon, où les habitants peuvent se dire les adeptes et les fidèles de plusieurs religions simultanément, sans en pratiquer aucune de manière stricte. Et il n'est guère possible de dénombrer les membres de l'une ou de l'autre religion dans les pays où l'athéisme est devenu la règle officielle pour tous les citoyens. De plus, il faudrait encore pouvoir s'entendre exactement sur les critères permettant un tel recensement, puisque les catholiques et les orthodoxes dénombrent leurs fidèles d'après le nombre des baptêmes effectués tandis que les protestants ne retiennent que ceux qui ont fait un acte de foi personnel, même si, dès leur plus tendre enfance, ils ont été baptisés par pure tradition familiale.
La religion est loin d'être une science exacte... Néanmoins, l'affirmation que 90 % des hommes ont été, à un moment ou à un autre de leur existence, marqués par une appartenance ou par un événement religieux qui a pu les affecter personnellement est très vraisemblable. De plus, malgré les affirmations de plus en plus fréquentes, dans la civilisation moderne et industrielle, d'athéisme et de refus de toute forme de religion, les courbes démographiques et les courbes d'appartenance religieuse indiquent de presque toutes les religions accusent une certaine progression, mis à part le bouddhisme (en raison de la révolution chinoise) et le judaïsme qui ne s'est pas encore entièrement remis de l'holocauste nazi.
Toutefois, il ne faudrait pas en conclure à une recrudescence de la foi dans le monde, car l'accroissement numérique pourrait faire illusion : proportionnellement au nombre des habitants de la terre, le nombre des croyants est quelque peu en régression, à l'exception sans doute de l'islam qui se maintient dans une relative stabilité, due selon l'avis des spécialistes au retard que la civilisation musulmane connaît dans les domaines de l'urbanisation et de l'industrialisation. Il a été prouvé statistiquement que l'urbanisation est un facteur qui, non seulement, atteint la population de presque tous les pays du monde, mais aussi entraîne régulièrement une diminution de la pratique religieuse, et même de l'esprit religieux, en raison du déracinement complet que cette urbanisation provoque généralement sur ceux qui la connaissent : coupé de ses racines les plus profondes, l'individu connaît une radicale transformation de lui-même qui le conduit à abandonner, progressivement ou brusquement, une forme de vie religieuse, même si elle avait été longuement sienne, alors qu'il habitait dus un monde plus rural. Cet abandon de la vie religieuse ne traduit cependant pas une sorte de conversion à l'athéisme ou à une forme pratique de matérialisme, il semble plutôt que l'évolution du monde vers l'industrialisation, qui accompagne l'urbanisation, entraîne, comme réalité seconde, une indifférence générale au phénomène religieux, ce que d'aucuns, spécialistes des questions de la pratique des religions, traduisent comme étant un phénomène de sécularisation.
La sécularisation des religions
Il existe manifestement une relation directe, sinon une interaction effective entre les sociétés humaines et les différentes formes de société religieuse. Dans l'étude des différentes religions de l'Asie, il est possible de constater que le sixième siècle avant l'ère chrétienne a marqué un réel tournant, aussi bien dans l'évolution des sociétés que dans les transformations religieuses, qui avaient pour but d'assurer le salut de l'homme. D'ailleurs, ce sixième siècle a pu être qualifié de siècle d'or de l'esprit humain : en un seul siècle, il apparaît que l'évolution de la pensée a connu une avancée spectaculaire, avec l'éveil de grands courants qui allaient marquer toute l'histoire des civilisations que ce soit les Upanishads, la Bhagavad Gita et Bouddha en Inde, que ce soit le courant issu de Zarathoustra en Perse, que ce soit le phénomène prophétique, avec Isaïe ou Ezéchiel au milieu du peuple d'Israël, que ce soit l'apparition originelle d'une pensée plus philosophique avec Pythagore et Héraclite en Grèce, que ce soit aussi la pensée de sagesse qui voit le jour en Chine, avec Confucius ou Lao-Tseu... De ces différents lieux, de ces diverses manifestations de l'esprit humain, une grande partie de l'humanité vit encore dans le temps présent. Il faudrait aussi signaler le passage de l'ère préchrétienne à l'ère chrétienne, qui marque aussi un tournant important, non seulement dans l'histoire religieuse du monde, mais aussi dans la simple histoire profane, puisque l'habitude a été, pratiquement universellement, adoptée de compter les années à partir de la naissance de Jésus-Christ ; le monde musulman, quant à lui, préfère compter ses années à partir du grand changement qui est intervenu dans la vie de son prophète, lors de sa fuite de La Mekke pour rejoindre Médine, moment qualifié d'Hégire ; l'origine de la Réforme protestante, avec ses différents courants, du luthéranisme, du calvinisme et de l'anglicanisme, se situe elle aussi à un moment où le monde occidental se trouve secoué par les diverses grandes découvertes de la Renaissance...
De ces simples constatations élémentaires, il est facile de conclure que le phénomène religieux est lié d'une manière évidente à toutes les transformations de la société humaine. Et il serait aussi possible de souligner le lien étroit qui unit les religions aux grands conflits qui ont pu opposer les hommes au cours de leur histoire : la prétention d'une religion déterminée à s'établir dans l'universalité conduit presque nécessairement ses fidèles à entrer en conflit ouvert contre ceux qui refusent d'adhérer aux croyances qu'elle développe...
L'époque actuelle est marquée par une civilisation de l'industrialisation et de l'urbanisation. Et l'évolution qui se produit dans le domaine de la société a des répercussions sur le phénomène religieux : la conscience collective apparaît comme désenchantée par toutes les formes de religion ainsi que par toutes les pratiques religieuses qui peuvent en découler. Pendant de nombreuses années, les termes ne manquèrent pas au vocabulaire français pour désigner ce phénomène de recul de la religion : laïcisation, déchristianisation paganisation, extension de l'incroyance, irréligion... Mais pour le sociologue des religions, ces termes apparurent rapidement trop étroits, trop marqués par une seule manifestation religieuse, et on lui préféra un autre terme, venu d'outre-Atlantique, la sécularisation , terme qui offrait le grand avantage de ne pas être marqué par une seule religion et qui pouvait être appliqué à toutes les manifestations du recul du phénomène religieux : c'est l'état d'une société où le domaine séculier et profane a pris une importance telle que le domaine religieux et sacré a perdu toute importance, au point d'en être totalement évacué. C'est cet état de la société qu'a voulu illustré Harvey Cox, dans son livre La Cité séculière : les transformations amenées dans le monde par l'industrialisation, par la technicité et par l'urbanisation, influent nécessairement sur la vie et le psychisme des hommes, et la société elle-même fonctionne désormais sans aucune référence à un contrôle religieux : la sécularisation conduit alors à la désacralisation, qui marque la libération de l'homme de sa dépendance par rapport à la nature d'une part et par rapport à ses propres créations d'autre part. L'homme devient ainsi véritablement adulte, en se libérant de toute influence qui lui était devenue étrangère, et particulièrement de la notion de Dieu. Toutefois, Harvey Cox n'ignora pas que cette nouvelle civilisation crée aussi ses propres idoles, ses propres dieux, aboutissant à l'épanouissement de nouveaux mythes, tels le culte de la personnalité de certaines vedettes ou d'hommes politiques, ou même de simples citoyens qui ont sacrifié leur existence pour assurer la vie de la nation face à toute ingérence étrangère Si l'apparition des techniques modernes a marqué les religions au point de les faire reculer, il apparaît aussi que les religions prennent une sorte de revanche sur cette société qui se prétend entièrement désacralisée : les manifestations civiles et séculières revêtent, souvent de manière inconsciente, des aspects qui sont issus des différentes célébrations religieuses.
C'est ainsi que les cérémonies politiques, patriotiques ou historiques, qui prétendent évacuer tous les aspects magiques et religieux de leur exécution, revêtent cependant toutes les caractéristiques que connaissaient ou que connaissent encore les cérémonies religieuses. L'exemple de la Marche à l'Étoile , à Paris, à l'occasion de presque toutes les grandes manifestations nationales françaises, se présente comme le pèlerinage type, même si elle se veut strictement laïque : les Champs-Élysées, qui sont traversés, n'était-ce pas le séjour des bienheureux et des élus chez les Grecs et chez les Romains ? l'Arc de Triomphe, n'est-ce pas la grande porte qui ouvre sur l'au-delà ? Et, dans les discours, prononcés à tel ou tel moment de la manifestation profane, n'évoquent-ils pas très souvent ce lieu sacré , ou ces bannières sacrées que sont les drapeaux des différentes organisations civiles ou militaires qui sont présentes sur ce lieu de rassemblement ? Et, le chant qui est repris en choeur par la foule, proclame l'amour sacré de la patrie . Tous les rites religieux se trouvent manifestés. Le recueillement et le silence de la foule. Les fleurs déposées sur le lieu sacré et vénéré. Le rite du feu symbolisé par la réanimation de la flamme. Et, pour terminer la cérémonie, l'appel aux morts, aux esprits de l'au-delà...
Dans le monde communiste lui-même, où l'on affirme pourtant la mort définitive de Dieu, les cérémonies de funérailles des grands hommes politiques ressemblent aussi très étrangement à des célébrations religieuses. Par exemple Lénine, qui n'a cessé de condamner la religion comme l'opium du peuple, est vénéré exactement comme un grand prophète des temps modernes ; ses écrits sont devenus la Bible même pour des millions d'hommes et de femmes ; et son tombeau, aux pieds des murs du Kremlin, est sans doute l'un des plus importants centres de pèlerinage dans le monde. Le mausolée de Lénine est véritablement comparable au tombeau du Christ ou à la Kaaba ; Moscou, c'est une nouvelle Jérusalem, c'est aussi La Mekke...
La société de consommation rejette le spirituel
Puisque, d'une manière ou d'une autre, ainsi que le soulignait Harvey Cox, l'homme moderne découvre que le monde entier est devenu sa propre cité, puisqu'il a pris conscience de sa responsabilité et de toutes ses possibilités, il découvre, dans le même mouvement qu'il doit organiser par lui-même ce monde, de façon à en faire ce que les croyants appellent la providence : le monde entier doit devenir favorable et propice à la vie de tous les humains, sans distinction de races ou de cultures. S'il est vrai que Dieu est mort, tout l'aspect spirituel, qui habitait les différentes religions, se trouve presque nécessairement évacué des préoccupations humaines : la spiritualité, qu'elle soit occidentale ou qu'elle soit orientale, est morte elle aussi... Des religions, il ne subsiste que quelques aspects rituels, typiquement extérieurs à la foi, dans des manifestations laïcisées à l'extrême. En fait, c'est beaucoup plus à une crise des spiritualités qu'à une crise des religions proprement dites, que l'ère de l'industrialisation et de l'urbanisme conduit. La rupture des petites communautés traditionnelles, et souvent rurales, au bénéfice de sociétés plus vastes, mais beaucoup moins personnelles, entraîne avec elle la rupture des relations personnelles entre les hommes au bénéfice d'une sorte d'administration impersonnelle qui applique à tous les hommes des règlements et des lois uniformes. Sans doute, l'individu lui-même se découvre comme libéré du conformisme social qui lui était imposé par la vie dans une petite communauté ; mais il se découvre aussi, dans le même temps, comme profondément isolé. C'est ce phénomène que les sociologues qualifient en parlant de la foule solitaire : dans la masse anonyme des foules, l'individu lui-même perd toutes les caractéristiques de sa propre personnalité, de sa singularité particulière, en entrant dans un système considéré très souvent comme inhumain puisqu'il refuse de reconnaître les différences individuelles.
Et cette forme de société moderne, trop facilement qualifiée de société de consommation - puisque la consommation est devenue le symbole même de toute l'économie de production des choses et des valeurs - s'est ainsi rapidement vue contestée et critiquée : il s'agit d'en venir à une société qui sera plus humaine, plus favorable à l'épanouissement des personnes qui la composent. En tout état de cause, il apparaît nécessaire de dépasser toutes les imperfections de la forme d'existence actuelle, afin de remettre en valeur les aspects les plus positifs de la société antérieure.
Cela est vrai dans le domaine religieux, mais cela est aussi vrai dans d'autres domaines de l'existence courante. La publicité, sous toutes ses formes, ne cesse d'accorder une très grande importance au bon vieux temps , à un temps où les machines n'avaient pas envahi le marché au point d'asservir l'homme au culte du rendement extrême. La publicité peut être considérée comme dangereuse parce qu'elle conduit les individus à dépenser toujours plus, à consommer toujours davantage, en répondant sans doute à de nombreux critères économiques. Actuellement, un tournant semble être pris dans les techniques mêmes de la publicité.
Tout en continuant à valoriser les aspects positifs de toutes les machines qui sont mises à la disposition des hommes par les techniques les plus sophistiquées, elle présente ces mêmes machines comme un effort de retour à une vie plus ancienne. Et, dans ce sens, elle exploite davantage les aspects psychologiques de l'homme qui veut retrouver ses racines profondes que les aspects purement économiques d'une société qui cherche à écouler toute sa production. Tout en demeurant néanmoins dans le domaine strictement économique, la publicité cherche à exploiter également les impératifs psychologiques qui conditionnent les individus. Si elle joue effectivement un rôle d'assujettissement de l'individu, en le réduisant simplement à ses seules activités utilitaires, elle cherche aussi désormais à conquérir l'ensemble de la personnalité des individus, en leur montrant que les techniques les plus modernes et les plus sophistiquées sont réellement le plein épanouissement de ce qui pouvait être vécu dans le passé, dans un autre cadre de vie ou de culture.
Ainsi, la publicité la plus sérieusement organisée cherche à permettre à l'homme de retrouver ses racines les plus profondes, celles qu'il avait perdues en abandonnant son style de vie rural pour le mode de vie urbaine. D'une certaine manière, ce revirement dans la conception même de la publicité revirement qui vise à marquer la suprématie de la psychologie humaine sur tous les critères économiques, manifeste une critique, sinon un rejet, de la société dite de consommation Et, en insistant sur les grandes dimensions de la personnalité individuelle, elle démontre, plus ou moins consciemment que l'homme ne peut pas se réduire à la simple rationalité et à la seule mécanisation de toutes ses activités.
Cet excursus sur le domaine de la publicité, telle qu'elle est conçue et envisagée actuellement, prouve, à sa manière, que l'individu est comme contraint de se révolter contre la société dans laquelle il vit, et, dans le cas de la publicité, c'est même une fraction de la société qui signifie cette nécessité d'une révolte. Révolte qu'il est possible de découvrir comme la revanche de l'irrationnel sur le raisonnable, la revanche de la spontanéité sur l'organisation d'une société de type purement industriel, voire mécanique. Les notions mêmes d'efficacité et de rendement s'estompent facilement, quand l'homme se redécouvre comme situé au seuil d'une nouvelle réflexion religieuse, conduite primitivement par une volonté de mener une existence plus authentiquement humaine, même dans le cadre étroit de la société. Celle-ci ne trouve pas sa propre justification dans les progrès techniques, dans le développement ou dans l'expansion du taux de croissance : tout ceci se voit dans l'obligation d'être subordonné à des fins, à des valeurs plus hautes, même si celles-ci ne manifestant pas directement une foi authentique, mais se contentent de substituer aux grands thèmes religieux des références plus séculières ou plus profanes, qui peuvent aussi apporter le salut à l'homme individuel : la défense de la patrie, l'honneur sacré et l'amour sacré de la nation, la raison d'État, la grandeur nationale... En l'absence de toute valeur, aucun consensus ne serait possible entre les citoyens d'un même pays, et la société apparaîtrait alors comme complètement dépourvue de sens. Et il importe toujours que les hommes puissent donner un sens à leur vie, aussi bien individuelle que collective.
Ce qui a été constaté dans le domaine de la publicité trouve aussi son application dans le monde religieux, par le conflit qui subsiste toujours entre l'aspect de l'institution établie et l'aspect du prophétisme qui fait preuve de contestation, en invoquant des valeurs nouvelles. La spiritualité de toutes les religions se trouve toujours placée entre deux extrêmes, entre deux tendances qui visent toutes deux un idéal religieux, bien que chacune soit située à l'opposé de l'autre : une tendance veut amener la foi et la religion à s'inscrire profondément dans toutes les aspirations du siècle profane, dans un engagement à construire un monde entièrement nouveau, selon la perspective proposée la dite religion, tandis que l'autre tendance vise essentiellement à faire échapper l'homme de toutes les tentations qui l'obligent à demeurer dans le monde présent, en se proposant de lui offrir une libération ou une évasion de ce monde considéré comme essentiellement mauvais, puisqu'il ne répond pas aux aspirations les plus profondes et les plus sérieuses de l'idéal de la dite religion. Il semble que toute religion se trouve ainsi toujours sollicitée, de manière contradictoire entre ces deux orientations qui l'obligent à faire retour sur elle-même, pour répondre efficacement à toutes les aspirations qui peuvent animer ses fidèles.
Les chances de renouveau religieux
Manifestement, toutes les religions ont connu une période de stagnation, au sens où le pourcentage des fidèles est en diminution par rapport à l'accroissement de la population mondiale : il apparaît évident que les signes d'une crise dans le domaine religieux sont nombreux, et ils reposent principalement sur la constatation d'un décalage entre les formes traditionnelles exprimées par les religions et les exigences de la vie moderne. Le phénomène de la sécularisation a profondément affecté toutes les religions, et non pas seulement certaines formes extérieures de la vie religieuse, ainsi particulièrement dans le catholicisme romain : le costume religieux, l'abandon de la clôture pour certains ordres monastiques... mais c'est aussi le centre même de la vie religieuse qui se trouve mis en question, à tel point que certains n'hésitent pas à se demander si la consécration totale et définitive à Dieu peut encore avoir un sens : le malaise est venu de la redécouverte de l'importance de la vie engagée dans le monde des hommes, qui peut aussi conduire à la perfection. La sécularisation qui pouvait être d'abord considérée comme un simple glissement de perspectives, accordant une plus grande place aux institutions laïques et profanes, s'est transformée en une volonté expresse d'émancipation à l'égard de toute forme de tutelle religieuse. La crise est devenue évidente dans la deuxième moitié du vingtième siècle : la contestation de la civilisation héritée du passé entraînait la contestation de toute religion.
Néanmoins, il ne s'agit pas de rêver et d'espérer la réalisation d'un retour à un état plus proche de la nature, état trop souvent exalté, à tort, par toute sorte de publicité mensongère. Il ne s'agit donc pas davantage de rêver à la possibilité de l'instauration d'un nouveau mode du sacré bien antérieur à l'installation de la civilisation technico-industrielle. Mais il faut également noter que le confort matériel, l'abondance des biens de consommation, les progrès de la technologie, tout cela ne parvient pas à satisfaire entièrement les aspirations fondamentales de l'individu. Le bien-avoir ne procure pas nécessairement le bien-être, le bonheur : l'homme n'est pas seulement un être de besoin, il est aussi et surtout un être de désir, désir qui le porte toujours vers autre chose, vers un nouvel avenir pour lui-même et pour ses semblables. Et l'on arrive alors à découvrir que la cause de la vie religieuse, le moteur même du phénomène religieux se trouve inscrit au coeur même de l'homme, qui ne peut se trouver simplement réduit aux dimensions que prévoyait l'instauration d'une société technocratique. Sans être une simple survivance d'un passé plus ou moins lointain, il apparaît de plus en plus comme une réalité profondément inscrite dans l'homme, auquel la société avait refusé, plus ou moins consciemment, un supplément d'âme dont il a toujours manifesté un grand désir.
Tout renouveau de la vie, selon un mode religieux, manifeste que l'homme ne peut pas se réduire à un lieu d'échanges, qu'il est autre chose qu'un simple rouage dans un système plus ou moins organisé, mais toujours anonyme : à chaque instant, l'homme essaye de se dépasser lui-même, de se transcender, en recherchant le sens de sa destinée, en constatant aussi l'irruption de Dieu dans leur propre existence : le phénomène religieux ne cesse de constater que l'homme qui se contente de l'existence purement mondaine se trouve lui-même profondément déshumanisé et qu'il aspire à une authentique transfiguration de lui-même.
En réalité, tous les ponts ne sont pas coupés entre le monde des religions et le monde de la civilisation contemporaine. Les grands problèmes continuent de hanter même les esprits les plus sceptiques : qu'est-ce que l'homme ? quelle est l'origine de la vie ? où conduit la vie présente? l'existence a-t-elle un sens ? la mort est-elle la fin de tout ? Ces questions, qui sont partagées par toutes les manifestations religieuses, ne sont pas simplement des problèmes abstraits, elles sont, au contraire, profondément enracinés dans les esprits, mais aussi dans la vie quotidienne de la plupart des hommes. Ce qui se trouve ainsi placé au coeur du débat susceptible de s'installer entre religions et techniques, c'est bel et bien la question de la vie elle-même. Et il serait totalement illusoire de vouloir esquiver, d'une manière ou d'une autre, ces questions vitales, sous prétexte de n'y voir qu'une survivance des temps les plus primitifs de l'histoire de l'humanité.
La prière, manifestation du phénomène religieux
La prière est une dimension fondamentale et essentielle dans l'existence de tout homme qui se prétend croyant et religieux. Cela se vérifie sous toutes les latitudes et à toutes les époques, aussi bien dans le Moyen-Orient antique, le berceau des grandes religions monothéistes, qu'en Orient, là où sont nées les grands courants mystiques de l'hindouisme et du bouddhisme, ou même qu'en Afrique Noire ou en Amérique du Sud. L'attitude de la prière est elle-même une constante chez tous les hommes qui reconnaissent l'existence d'une puissance qui leur est supérieure.
En regardant de près les sculptures qui nous sont parvenues des civilisations les plus anciennes, nous pouvons constater le fait d'une certaine constance dans les gestes qui signifient la présence d'un aspect proprement religieux. L'homme se présente debout, les bras tendus vers son dieu ; ou bien, il se présente un genou en terre et une main levée devant le visage, en signe de soumission et de respect, en présence d'une divinité qu'il adore. Ces mêmes sculptures montrent également que la prière s'accompagnait souvent de sacrifices d'animaux ou même d'êtres humains, le sacrifice étant considéré comme un moyen de se rapprocher de son dieu. D'autre part, les textes de toutes les religions indiquent qu'une telle offrande n'a de sens que si elle s'accompagne également d'une attitude intérieure : les sacrifices ne sont rien en eux-mêmes, il faut encore que l'homme soit disposé à rencontrer son dieu. Toute l'existence humaine, et toute existence humaine, se manifestent comme une sorte de cri vers une réalité supérieure : la prière est ce cri de l'humanité, cri qui n'est pas une simple réflexion de sagesse, cri qui se refuse à être un enthousiasme irrationnel. La définition de la prière comme un cri permet de comprendre que l'homme prend conscience de sa situation personnelle ou de la situation collective de l'humanité, et qu'il vise à dépasser le caractère purement individuel d'une relation à l'altérité divine. La prière, comme activité humaine particulière, manifestant la présence même du sentiment religieux, n'offre ainsi pas l'aspect d'une fuite hors de l'existence concrète vers un quelconque être divin supérieur ou inaccessible ; elle se tourne implicitement vers un dieu qui est considéré comme présent à toutes les expériences individuelles ou collectives. Elle devient autre chose qu'un vague secours, inspiré par un sentimentalisme, pour faire vibrer le coeur même de la divinité au rythme du coeur humain, comme si la prière pouvait avoir un effet automatiquement magique. Tous les croyants reconnaissent qu'il est facile de ramener l'action de la divinité en laquelle ils ont mis leur confiance en une activité purement mécanique, mais ils découvrent aussi très profondément qu'ils privent ainsi leur foi d'une relation authentique avec celui qu'ils prient, car ils ne tardent pas à s'apercevoir que la prière exerce une véritable action de transformation de leur être le plus intime, en les enjoignant à une action efficace dans le monde, par un engagement terrestre.
D'apparence totalement inutile, la prière authentique devient la source et le jaillissement de la véritable efficacité, car elle traduit un effort de l'homme pour faire coïncider sa propre volonté avec celle de son dieu et non pas de soumettre ce dieu à sa volonté. Si la prière est pénétrée d'amour, ainsi que le recommandent toutes les religions, aussi bien les monothéismes occidentaux que les polythéismes orientaux, et si cet amour est pleinement confiant, les désirs de l'orant coïncident toujours avec la volonté du dieu qui se manifeste toujours comme la perfection de l'amour. Et les théologiens ajouteraient volontiers que cette prière authentique est toujours exaucée. Pourtant, le monde moderne, quels que soient les cadres religieux, ne se présente plus comme un monde enclin à la prière, en raison de nombreux facteurs, comme le rationalisme, comme l'installation d'une ère de la sécularisation, comme l'invasion de la technologie la plus avancée qui permet de combler les désirs, avant même que ceux-ci ne soient exprimés... L'affirmation, sans cesse répétée, que l'homme peut se suffire à lui-même, ne prédispose plus guère à croire en l'efficacité de la prière, alors que celle-ci est une invitation pressante faite à l'homme de se prendre lui-même en charge.
Néanmoins, il est possible de constater qu'après une période où la prière semblait appartenir à un passé définitivement révolu, elle fait une rentrée fracassante dans le monde, et particulièrement dans le monde occidental qui avait été beaucoup plus bouleversé encore que l'orient de l'influence des théories marxistes athées : Dieu était mort, comment pouvait-il encore être nécessaire de le prier ?
C'est ainsi, pour ne prendre que l'exemple de la France, que le flot des publications sur la prière prend toutes les allures d'un véritable raz-de-marée, alors qu'il faut bien reconnaître que les périodes antécédentes de l'histoire religieuse française ne prédisposaient absolument pas à un tel retour de ce phénomène typiquement religieux : la France était même considérée comme une terre de mission , dans laquelle il fallait faire are grande place à l'évangélisation. C'est ainsi que Jean-Pierre Dubois-Dumée lançait, en mai 1978, une nouvelle revue, au titre prometteur : Prier. Avant la parution du premier numéro, six mille personnes avaient déjà souscrit un abonnement. Et, en 1982, le tirage atteint parfois 100.000 exemplaires chaque mois, signe que la revue avait atteint un large public qui lui donnait son entier aval. La prière est encore, semble-t-il, une manifestation très largement suivie du phénomène religieux. Aux États-Unis également, on assiste à une effervescence de tout ce qui peut avoir trait à la prière. Ce phénomène de recrudescence d'une telle activité religieuse, dans un monde si peu enclin à la spiritualité, a certainement de quoi surprendre les esprits les plus critiques. La prière a certainement un sens ; il suffit de se mettre en prière pour le découvrir Contrairement à ce que pouvaient penser tous les prophètes qui annonçaient la mort de Dieu et qui la proclamaient un peu partout dans le monde puis plusieurs générations, le phénomène religieux continue donc de se manifester sans se soucier de toutes les démonstrations intellectuelles qui prétendent détruire toutes les traces de religion et même de foi dans le monde. Mais, pour la multitude des hommes, la religion apparaît presque comme une manifestation naturelle, quelle que soit la forme dans laquelle elle s'exprime pour les uns ou pour les autres ; l'absence ou le refus de religion ne serait que le résultat d'un exercice de la liberté humaine qui réagit contre des données plus ou moins superficielles de l'existence : l'irréligion même ne serait donc qu'un travestissement de la religion, et l'absence de toute religion serait impossible. L'homme qui cherche à trouver et à dire le sens de son existence, se trouve ainsi totalement impliqué dans la question qu'il se pose à lui-même et il se trouve, en quelque sorte, contraint d'effectuer le passage à la foi religieuse.