La religion taoïste
La sainteté s'acquiert par l'identification au principe éternel du Tao : le saint n'agit pas, il ne va pas à l'encontre de l'action du Tao, il adopte une attitude de non-intervention à l'égard des choses qui voient leur cours réglé par la raison primordiale. Et pourtant, il vise aussi à faire parvenir à la sainteté les hommes qui l'entourent : le saint taoïste est un sauveur des homes, mais il respecte cependant leur propre autonomie. Par sa vertu, par la pratique de la voie droite, il espère attirer tous les hommes et les convertir au bien universel, sans que ces hommes ne s'en rendent directement compte. Sa sainteté n'est pas séparable de sa vitalité qui vise à conserver la souplesse et l'énergie vitale de l'enfant qui vient de naître, qui vient de sortir du Tao primordial. Il faut effectuer le retour jusqu'à cet état pour pouvoir vivre longuement et obtenir ensuite l'immortalité. Le fidèle taoïste économisera sérieusement ses énergies pour prolonger son existence, et finalement pour viser l'immortalité, ainsi que le fit le Vieux Maître Lao-Tseu.
Toutes les pratiques, qu'elles soient physiques ou qu'elles soient spirituelles, visent toujours à cultiver ce principe vital, et particulièrement par le non-agir, le wou-wei. Celui-ci rend au corps humain la pureté qu'il a perdue, afin de lui permettre de s'envoler vers le ciel dans une grandiose apothéose. Ce qui est porté en terre, au moment de la mort, n'est rien : le vrai corps, le corps immortel, part s'ébattre parmi les immortels.
Le wou-wei, le non-agir
Comme le jour alterne avec la nuit, comme l'humanité est homme et femme, comme le cosmos est ciel et terre, le Tao repose sur une théorie de la complémentarité et de l'harmonie des contraires. Les deux modalités antithétiques sont désignées sous les noms du Yin et du Yang, qui sont les Deux issus de l'Un. Passant par les phases successives du Yin et du Yang, l'homme est invité à retrouver l'Un. Et ce retour à l'Un originaire peut se faire dans l'extase.
Pour atteindre cette immortalité, comme pour retrouver l'unité avec le Tao, l'homme, le sage plus exactement doit être capable de faire le vide en soi : il se doit de prendre pour modèle le soufflet, auquel le Tao-Tö King compare facilement la réalité même du Tao supérieur. Toute l'activité de sagesse, toute la recherche de vie mystique se trouve dominée par cette recherche du vide, du wou, comme le vide du soufflet, le vide de la roue, le vide du vase : le vide même de toutes ces réalités se trouve précisément être l'origine de toute leur activité. En ayant toujours en mémoire le fait même originaire du Tao, ce vide qui est en fait la source de toute activité, le fidèle découvre que sa propre action peut et doit se cantonner dans le non-agir.
Tout se produit dans la nature comme dans le monde des hommes sous l'action du Tao, et pourtant celui-ci n'agit jamais directement : Le Tao reste toujours sans action et il n'est rien qu'il ne fasse . Il s'ensuit que le taoïste copie, pour sa propre existence, ce qui a cours dans l'activité même du Tao. Le saint se garde donc toujours d'intervenir directement dans le cours des choses, laissant à tout ce qui existe dans le monde la possibilité de s'accomplir et de se développer selon sa nature propre. Il se souvient toujours que tout vient du Tao et que tout est appelé à y retourner : la nature propre de chaque réalité se trouve inscrite elle-même dans le principe originaire de tout, et le fidèle ne peut ni ne doit intervenir là où le Tao lui-même n'intervient pas.
C'est d'ailleurs dans le retour définitif de toutes choses au sein de la Mère mystérieuse que les conflits, les oppositions, les contradictions seront abolis ou surmontés, dans l'unification finale. Le wou-wei apparaît ainsi comme une notion importante dans le développement de la pensée taoïste. Mais, il ne s'agit pas d'une inaction absolue, il s'agit, en fait, d'une non-intervention dans le cours des choses, afin de mieux respecter l'autonomie des personnes ou des êtres. Il résulte de cette volonté fondamentale de non-intervention une éthique, que Lao-Tseu lui-même n'hésitait pas à proposer aux princes et aux gouverneurs.
Fondements de l'éthique et de la politique
Comme tous les philosophes antiques, Lao-Tseu s'est adressé aux princes ; c'est d'abord à eux, semble-t-il, qu'il voulait proposer son enseignement du wou-wei, afin de leur faire comprendre que le pouvoir peut être acquis et conservé grâce aux fondements mêmes de sa doctrine, qui préconise la non-intervention directe dans les affaires des hommes ainsi que la pratique de la non-violence. Pour Lao-Tseu, il convient que le prince adopte donc la conduite du taoïste Et, pour qu'il puisse bien régler sa conduite, aussi bien dans le domaine personnel, celui de la morale, que dans le domaine de la société qu'il est appelé à gouverner, domaine de la politique, le Tao-Tö King propose aussi des recettes de gouvernement.
C'est ainsi que le chapitre trente-sept de cet ouvrage propose un véritable art du gouverner : Si les seigneurs et les rois étaient capables de s'en tenir en imitation du Tao, à l'attitude de la non-intervention, les dix mille êtres ne tarderaient pas à suivre d'eux-mêmes son exemple ; si alors des passions se manifestaient, je les dompterais au moyen de la simplicité du Sans-Nom, le Tao, et alors ils seraient sans passions. Étant sans passions, ils seraient calmes et la paix seraient naturellement assurée.
Il apparaît ainsi que le véritable art de l'éthique comme de la politique consiste d'abord dans la domestication des passions. Celui qui est capable de dominer en lui-même toutes les manifestations de la passion, sans même agir par la force ou par la violence sur les hommes qui l'entourent, devient l'initiateur non-actif de la domestication des passions par ces autres hommes. La conduite individuelle, menée selon le grand principe du wou-wei, qui est le reflet direct du Tao, implique presque nécessairement, selon la pensée taoïste, une vaste universalisation : tous les hommes connaîtraient la paix sous la domination d'un prince, alors que celui-ci même arrive à se faire complètement oublier. Et Lao-Tseu propose ainsi une sorte de hiérarchie de valeur parmi les gouvernants du monde :
Le meilleur des princes est celui dont on ignore l'existence.
Moins bon est celui qu'on aime et loue.
Moins bon s encore celui qui se fait craindre.
Et moins bon encore celui qui attire le mépris.
L'habileté politique consiste à se faire oublier, comme toute l'habileté du Tao se révèle sans que les hommes ne s'en rendent immédiatement compte. Le meilleur des princes domine son peuple sans lui faire sentir son autorité, sans lui imposer une discipline qui le rendrait bientôt insupportable : il n'agit pas et cependant le peuple se corrige de lui-même, il se maintient dans le calme intérieur et le peuple parvient à se gouverner tout seul, il n'entreprend aucune action et cependant le peuple parvient à s'enrichir, enfin il n'éprouve aucun désir, aucune passion, et son peuple l'imite, en vivant dans la plus grande simplicité.
La technique du wou-wei peut même s'appliquer à l'art militaire, en ce qu'il arrive très souvent que le souple et le faible finissent par l'emporter sur le dur et le fort. C'est pourquoi les militaires eux-mêmes peuvent tirer parti des enseignements taoïstes :
Le bon chef de guerre n'est pas belliqueux,
le bon combattant n'est pas impétueux.
Celui qui l'emporte le mieux sur l'ennemi
est celui qui ne prend jamais l'offensive.
Le combattant ne refuse certainement pas d'accomplir ce qui peut être considéré comme son devoir propre, mais il ne lui est possible de mener son activité que dans la mesure même où il ne cherche pas à faire triompher sans cesse la violence : le meilleur moyen d'emporter une victoire serait de ne jamais prendre l'initiative dans un conflit armé. D'ailleurs, le véritable sage ne devrait pas se servir habituellement des armes, il ne peut le faire qu'à son corps défendant, en légitime défense en quelque sorte. C'est aussi la raison pour laquelle il ne saurait être question de faire un principe des conquêtes territoriales : quand il a atteint son but le bon chef de guerre doit savoir s'arrêter, sans jamais chercher à s'imposer par la force pour faire prévaloir ses droits ou ses conquêtes. En appliquant le principe de la non-intervention, du wou-wei, le chef militaire qui obtient finalement une victoire ne cherche pas à en tirer une quelconque vanité : le seul but qu'il peut et doit légitimement rechercher, c'est d'assurer la subsistance de son peuple et lui permettre de vivre dans la paix et la sérénité.
Dans la vie concrète des hommes, le wou-wei est une attitude particulièrement difficile à tenir, car il se trouve toujours des ambitieux, des hommes de caractère qui cherchent toujours querelle aux autres. La règle de sagesse qui est une véritable discipline de sainteté recommande de ne jamais intervenir : le sage, le saint doit toujours refuser la lutte. Mais c'est pratiquement en luttant toujours contre ses tendances innées qu'il peut arriver à pratiquer sans défaillance le wou-wei, et c'est aussi de cette manière qu'il peut acquérir la force véritable.
En fait, c'est aussi dans cette vie concrète des hommes que doit se manifester cette aptitude du sage, il n'a aucune raison de se retirer des affaires de ce monde comme pourrait le faire un ermite. L'intériorité la plus haute pour le taoïste lui permet de vivre comme tout le monde et pourtant de se démarquer totalement du reste de l'humanité :
Rompre avec toute activité,
se retirer du monde,
ne prouve ni une grande sagesse ni une grande vertu...
L'homme parfait doit être capable
d'aller et de venir comme le commun des mortels.
Sans avoir à se cacher comme un ermite,
qu'il vive au milieu des hommes,
sans perdre son identité personnelle.
Le saint taoïste n'est donc pas un homme séparé des autres ; il ne présente nullement un modèle inaccessible. Mais, par sa simple conduite quotidienne, il invite ses compatriotes à l'imiter et à entrer eux aussi dans la discipline du Tao.
Le taoïsme, religion de salut
Le taoïsme, comme le bouddhisme, l'islam et le christianisme, se présente comme une religion de salut, en ce sens qu'il veut conduire ses fidèles, par-delà l'existence présenté, menée selon les principes fondamentaux du Tao, et particulièrement le wou-wei, jusqu'à une éternité bienheureuse. Cependant, il faut constater que, pour le taoïsme, il ne s'agit pas d'une vie éternelle présentée comme la survivance d'une réalité spirituelle inhérente à l'homme, il ne s'agit pas de la vie éternelle d'une âme immatérielle qui aurait été séparée du corps au moment de la mort : l'éternité est la survivance du corps matériel qui, par les techniques étudiées précédemment, peut parvenir totalement à se transformer en un corps immortel : la quête de l'immortalité physique, après une longue vie terrestre, semble bien avoir été le moteur principal de la religion taoïste. Toutefois, il était facile, même de la part des plus fidèles adeptes de la dite religion, de constater que les plus grands saints eux-mêmes n'échappaient pas à la mort corporelle. Certains penseurs estimaient que les sages et les saints, devenus immortels par l'application des techniques d'immortalité, subissaient en fait une mort apparente. Certains saints, ainsi que le rapportent des légendes, seraient montés au ciel en plein jour, échappant de cette manière à la mort naturelle ; d'autres, les plus nombreux, sans doute, avaient connu cette forme de mort, mais elle n'était qu'apparente.
D'ailleurs, ces mêmes récits légendaires rapportent qu'en ouvrant ultérieurement leurs tombeaux, on n'avait retrouvé que leur épée, leur bâton ou leurs sandales..., signes qu'ils avaient traversé la mort corporelle pour parvenir à la parfaite immortalité. Ils poursuivaient leur existence dans les lieux sacrés des montagnes, là où ils se manifestent encore parfois à certains mortels, avant de s'envoler définitivement vers un de ces paradis que la mythologie chinoise plaçait aux confins de l'univers.
Rendre le corps charnel immortel n'était pas une chose facile. Il fallait se soumettre à toute une série d'exercices ; on a vu précédemment toutes les techniques visant à l'obtention de cette immortalité, à commencer par le régime diététique, qui cherchait toujours à remplacer les aliments les plus ordinaires par le souffle, avant que le sage ne puisse espérer absorber le cinabre. Si les taoïstes recommandaient plus expressément le fait de se nourrir de souffle , c'est qu'ils partageaient la conception traditionnelle chinoise, selon laquelle le corps humain est entièrement fait de souffles, qui se nouent les uns aux autres, en vue de se matérialiser de plus en plus. Toute une mythologie exprime la formation du monde, à partir d'une coagulation des souffles, qui devaient donner naissance aux dieux et à l'univers, les dieux ayant une certaine antériorité sur la création de l'univers, mais n'intervenant mas dans celle-ci.
Ainsi, les dieux et l'univers matériel sont également faits de souffles qui se sont coagulés les uns avec les autres, mais, selon la conception taoïste, il n'en reste pas moins que le souffle primordial continue de circuler dans le monde pour le vivifier et pour le nourrir ; c'est la raison pour laquelle le fidèle doit uniquement chercher à se nourrir de ce souffle, c'est de cette manière qu'il peut espérer atteindre l'immortalité. L'homme vulgaire nourrit son corps d'aliments grossiers, qui ne font rien d'autre que de l'enfermer dans le cadre étroit de la matière, le sage ou le saint cherche à élever son propre corps, en le nourrissant du souffle, cette matière la plus pure qui soit, et qui permet au corps de devenir de plus en plus léger, au point de devenir capable de monter au ciel et de partager la condition des immortels. Comme le corps lui-même était fait des souffles des dieux et des esprits, il fallait aussi veiller à ce que ceux-ci ne quittent point le corps matériel, ce qui aurait pour conséquence ultime la mort de l'individu ; et la nourriture par le souffle était également la nourriture des dieux et des esprits qui peuplaient le corps matériel.
Ces dieux de l'intérieur du corps étaient excessivement nombreux : un livre taoïste en énumère trente-six mille, affirmant que chaque partie du corps, chaque membre, chaque organe... a son ou ses dieux, qui sont dirigés, coordonnés ou unifiés par un chef, le Grand Un, qui régit tous les efforts et volontés propres ri chaque dieu du corps.
De plus, ces dieux du corps sont également les dieux de l'univers, les taoïstes établissant une correspondance entre le microcosme et le macrocosme, sans toutefois répondre à l'interrogation suivante : comment ces dieux peuvent-ils être à la fois dans le monde et dans le corps de chaque homme ? Les anciens taoïstes se contentaient d'admettre une telle affirmation sans jamais chercher à l'expliquer plus sérieusement, plus tard, sous l'influence des doctrines bouddhiques, ils expliqueront que ces dieux possèdent la faculté de diviser leur corps spirituel pour être en plusieurs endroits à la fois. Mais, même s'ils peuvent être présents simultanément en plusieurs endroits, ces dieux ne gouvernent ni le corps ni le monde ; ce dernier peut très bien se gouverner tout seul, sans que les dieux ne se mêlent de son organisation et de son gouvernement. Personne, ni dieu ni homme, ne doit intervenir dans cet agencement du monde ; et s'il arrive que quelqu'un veuille modifier le cours normal des événements, tout pourrait aller de travers ; et s'il se produit des catastrophes dans le monde, la faute en est toujours imputable à l'homme. Celui-ci peut agir bien ou mal, selon qu'il règle son action personnelle sur le ciel ou sur la terre. S'il se conforme uniquement à la terre, son activité ne peut qu'entraîner une désorganisation du monde, celle-ci provoquant toutes sortes de cataclysmes naturels : éclipses, tremblements de terre, inondations...
Aussi, la sagesse et la sainteté visent-elles à ne jamais déranger l'ordre naturel du monde : les dieux, les saints, les immortels, qui, dans leur grande sagesse, seraient capables de gouverner le monde, le laissent aller naturellement pour ne pas en déranger le mécanisme ; de .a même manière, les hommes ne doivent pas intervenir dans le cours des événements naturels.
Pour parvenir au salut, tout en respectant toujours cet ordre du monde, l'homme doit veiller à accomplir, en plus de tous les exercices corporels, toutes sortes de bonnes actions. Ces bonnes actions sont, en tous points, comparables aux bonnes actions recommandées par les autres grandes religions du monde : nourrir ceux qui sont affamés, vêtir ceux qui sont nus, soigner ceux qui sont malades..., venir en aide à toute forme de détresse. Pour recevoir l'enseignement parfait des dieux et des immortels, et pour parvenir lui-même à l'immortalité, l'homme doit accomplir une série complète de mille deux cents bonnes actions consécutives, en veillant à ce qu'aucune mauvaise action ne vienne interrompre cette série : quand une mauvaise action prend place dans la série, même si l'homme est parvenu à la mille cent quatre-vingt-dix-neuvième bonne action, il lui est impératif de recommencer toute la série... Ce n'est qu'à cette condition qu'il lui sera possible de recevoir l'enseigne ment des dieux qui lui apporteront l'immortalité ; mais encore faut-il que le sage comprenne aussi, quand il est ainsi en marche vers l'immortalité, que les dieux ne viennent pas à la rencontre des hommes, mais que ce sont les
hommes qui doivent aller à la recherche des dieux et des immortels. Certains sages se mettent en quête de ces immortels, en se retirant dans les régions montagneuses... mais, ils ne tardent pas à découvrir que les dieux eux-mêmes ont leur résidence à l'intérieur de l'homme, et que c'est précisément par la pratique de la méditation que celui-ci peut les rencontrer : les dieux sont au-dedans de l'homme, et ce dernier doit s'habituer à les rechercher à l'intérieur de lui-même, en se promenant par la pensée dans tous ses organes et dans tous ses membres. Pour entrer en relation avec les dieux, il suffit, selon certains textes taoïstes, de rendre son coeur vide : de cette manière, le fidèle peut entrer en relation avec tous les êtres transcendants. Une anecdote, une parabole expose la nécessité d'avoir le coeur vide, en effet, en gardant son coeur vide de tout désir, l'homme est capable non seulement d'entrer en relation avec les esprits qui peuplent son corps, mais aussi d'entrer en relation intime avec les esprits qui peuplent le reste de la création : Un jeune homme qui habitait au bord de la mer aimait beaucoup les mouettes. Tous les matins, il allait sur le rivage pour jouer avec elles. Ce jeune homme suivait les mouettes, et les mouettes, à leur tour, suivaient le jeune homme et, par centaines, venaient jouer avec lui. Un jour, le père du jeune homme lui dit : 'J'ai ouï dire que tu suis les mouettes et qu'elles te suivent. Toi et elles, vous jouez ensemble comme des amis... Prends-en donc quelques-unes et apporte-les moi, pour que moi aussi je puisse jouer avec elles !' Le lendemain, dès l'aube, le jeune homme descendit à la plage. Les mouettes étaient là, jouant au bord des flots. Mais, ce matin-là, elles ne descendirent pas, elles s'enfuirent. Le coeur du jeune homme n'était pas vide, et les mouettes ne s'y trompèrent pas.
Selon la théorie classique du taoïsme, les dieux eux-mêmes peuvent être les familiers de l'homme qui accepte leur voisinage. Mais, c'est précisément une trop grande familiarité avec ces dieux que le taoïsme a connu la décadence.
La religion a certainement commencé à perdre de son influence, en considérant l'activité intellectuelle comme néfaste à tout progrès spirituel. Le niveau même de la religion se trouve singulièrement abaissé quand l'effort intellectuel, philosophique, se trouve diminué : à quoi bon chercher à éclaircir les mystères, quand les sages et les saints affirment la vanité de tous les efforts de l'intelligence ? C'est une pure perte de temps : il vaut mieux s'appliquer aux exercices physiologiques et spirituels qui rapprochent de la vacuité même du Tao, et qui permettent aussi de consulter les dieux qui se trouvent dans la proximité immédiate des hommes et qui peuvent eux-mêmes apporter la solution à tous les problèmes que ceux-ci se posent. Ceux qui cherchaient à approfondir leurs connaissances religieuses se sont plus volontiers tournés vers le bouddhisme et même vers le confucianisme. Ainsi, le taoïsme a certainement perdu de son audience auprès de la classe intellectuelle.
Une religion collective
Mais les intellectuels n'étaient pas les seuls à rechercher une forme d'expression religieuse qui leur convienne. C'est la raison pour laquelle, aux pratiques individuelles, de l'art respiratoire à la pratique de la plus haute méditation, sont venues s'ajouter des cérémonies collectives. S'enracinant dans les religions populaires traditionnelles, le taoïsme a aussi organisé un culte public aux divinités immortelles. Des cérémonies, en des lieux déterminés, rassemblaient les foules de fidèles, même si le panthéon taoïste avait cependant écarté les anciennes divinités locales, au profit de ceux qui, pour la seule pratique de la méditation, étaient devenus les véritables immortels et pouvaient servir de modèles à l'ensemble de l'humanité.
Malgré cet effort de vulgarisation, les fidèles d'origine paysanne ne pouvaient pas se contenter de cette forme de culte qui finissait toujours par privilégier l'expérience individuelle : la quête personnelle de l'immortalité ne pouvait être destinée qu'à un nombre limité de privilégiés, car l'ascèse qu'elle exigeait n'était pas à la portée de tous. Le peuple pratiquait, sous le nom également de taoïsme, une autre forme de religion, dont il fallait aussi tenir compte. C'est ce que fit une secte, celle des Maîtres Célestes, dont l'origine est historique et dont la fondation est commémorée liturgiquement à Formose, par tous les fidèles. C'est à la fin du deuxième siècle de l'ère chrétien ne que naquit ce mouvement, au moment de l'effondrement de la dynastie des Han. Une sorte de messianisme politico-religieux naissait avec cette secte, parmi les paysans chassés de leurs terres par l'énarchie politique de l'époque. A l'est de la Chine, à peu près au même moment de l'histoire, naissait une autre secte, celle de la Grande Paix, caractérisée essentiellement par une espérance, celle de voir s'établir définitivement la paix politique dans un État, plus ou moins utopique, où la fonction politique et la fonction religieuse seraient confondues et où le sage serait roi et où le roi serait sage, un peu à la manière que préconisait pour la Grèce antique le philosophe Platon.
La naissance de ces deux sectes atteste que le souci premier des fidèles de cette époque n'était pas tant dans la recherche de l'immortalité personnelle que dans l'instauration d'une société politique, capable de mener à bien toutes les affaires de ce monde. L'importance était accordée, en priorité, à la santé et à la prospérité au cours de cette vie présente, et non pas dans une autre existence, celle accordée au corps immortel. La maladie et les infortunes que l'homme pouvait connaître dans le présent étaient considérées comme des conséquences directes d'un péché collectif ou de fautes qu'il convenait d'exorciser.
Ainsi naquirent vraisemblablement de la même manière les cérémonies expiatoires communautaires, les tchai qui avaient une efficacité purificatrice pour l'ensemble de la communauté. Ces fêtes de pénitence et de jeûne duraient souvent plusieurs jours : elles étaient célébrées pour la dynastie, pour l'élimination des catastrophes naturelles (tel était le grand tchai du talisman d'or), pour le salut des défunts (comme le tchai du talisman jaune), ou pour l'expiation publique de tous les péchés (le tchai de la boue et du charbon). Au cours de cette dernière forme de célébration, les participants se vautraient littéralement dans la boue et s'enduisaient le visage de charbon, ce qui ne devait pas manquer de susciter l'ironie et les moqueries des bouddhistes.
Même si les autres apparences extérieures étaient moins perceptibles, il n'en restait pas moins que l'excitation des participants ne faisait que croître avec la longueur des jeûnes qui épuisaient les nerfs des fidèles. Effort physique et psychique qui était demandé aux adeptes avait une grande signification spirituelle : il indiquait la gravité du sort qui attendait ceux qui, au cours de leur existence terrestre n'avaient pas mérité d'atteindre l'immortalité. Leur condition actuelle nécessitait d'incessantes prières, rythmées par les instruments de musique, élevées vers le Ciel avec la fumée des encens, marquées par la pratique du jeûne. Il faut enfin souligner que la possibilité offerte aux participants des célébrations rituelles de gagner l'immortalité, pour eux-mêmes ou pour leurs ancêtres, exerçait un attrait considérable sur les foules.
La divinisation de Lao-Tseu
Dans l'immense panthéon taoïste, Lao-Tseu, le fondateur, plus ou moins mythique, de cette religion et de cette discipline philosophique, ne devait pas tarder à prendre sa place, même si elle n'est pas la plus importante de ce panthéon. Certains sages de l'époque la plus ancienne le considérait comme une sorte d'émanation du Tao originel ou encore comme l'homme cosmique qui, selon les traditions mythologiques, avait permis la création du monde et de tout ce qu'il contient : tous les organes de son corps, ainsi que ses différents membres avaient permis à ce qui peuple l'univers de prendre sa place : ses yeux étaient devenus le soleil et la lune, sa barbe s'était transformée en planètes, ses os étaient devenus des dragons, sa chair avait donné naissance aux quadrupèdes, ses intestins aux serpents, son ventre avait été transformé en mer, ses poils étaient à l'origine des arbres et des herbes...
De plus, sans doute sous l'influence du bouddhisme le personnage de Lao-Tseu aurait connu, comme le Bouddha, toute une série d'avatars humains, qui lui auraient permis de se manifester aux hommes, et notamment aux saints considérés comme les initiateurs de la civilisation. C'est ainsi qu'une légende considère que le Bouddha lui-même n'est autre qu'une sorte d'avatar de Lao-Tseu, qui se serait manifesté dans les régions de l'ouest de la Chine, après qu'il eut traversé les frontières en franchissant le col de la montagne, qui ouvrait vers 1'Occident. Mani, l'initiateur de la religion manichéenne, aurait été lui aussi un autre avatar de Lao-Tseu... De cette manière, le personnage même de Lao-Tseu devenait une figure exceptionnelle, et le livre qu'il avait laissé au gardien de la passe fut rapidement reconnu comme le livre fondateur de l'école taoïste.
Sous la dynastie des Tang, Lao-Tseu reçut de nombreux honneurs officiels, notamment parce que les empereurs de cette dynastie portaient le même nom de famille que lui : Li. De la sorte, Lao-Tseu fut même appelé l'empereur très haut, céleste et primordial , et l'enseignement du taoïsme devint alors officiel dans l'ensemble de l'empire, alors que se multipliait les monastères taoïstes et que certaines princesses de la famille royale entraient dans les ordres religieux. Mais il faut reconnaître cependant que tous les taoïstes ne partageaient pas cette opinion : certains le considéraient comme un homme exceptionnellement doué, qui avait pu atteindre l'immortalité, mais certainement pas comme une divinité se rendant présente dans le monde des hommes. Les opinions sur ce personnage étaient donc très différentes. Pour les uns, il était la divinité suprême qui pouvait être identifiée au Tao primordial, céleste et unique, tandis que pour les autres, il n'était qu'un sage qui avait laissé une grande place dans l'histoire, en raison de l'enseignement très diversifié qu'il avait donné en son temps, en se manifestant comme un véritable maître dans les pratiques pour atteindre la longue vie et l'immortalité.
Une éthique nécessaire
La constitution du taoïsme en religion devait presque nécessairement se traduire par l'instauration d'une morale et d'une discipline de vie qui pouvaient être acceptées par les masses populaires. Si les cérémonies collectives pouvaient apaiser le courroux des divinités de toutes sortes et des grands immortels, une conduite parfaite, selon le voie droite, selon le Tao, devenait aussi la règle à suivre par tous les hommes. Les commentaires des livres sacrés, et particulièrement du Tao-Tö King, se transformaient en véritables manuels de morale, codifiant les préceptes et les interdits de celui qui était considéré soit comme un dieu, soit comme le fondateur de la religion, le Vieux Maître de tous les hommes, Lao-Tseu.
Neuf principes réglaient la vie de l'adepte de cette religion ; ils constituent, en quelque sorte, le résumé de toute la doctrine philosophique et religieuse. Pratiquer le non-agir, la faiblesse et la souplesse, la conservation de la nature féminine ; par là, le fidèle se trouve dans une situation de vacuité telle qu'il lui devient possible de s'unir à la forme vide du Tao, qui est considéré comme un principe féminin. Pratiquer l'humilité, l'ataraxie, la bienfaisance ; par là, le fidèle connaît les moyens intérieurs qui sont mis à sa disposition pour donner un contenu matériel ou spirituel à la vacuité recherchée. Pratiquer le non-désir, le savoir se contenter , l'art de céder à autrui par là, le fidèle devient capable de se dominer dans ses passions, et il apparaît comme indifférent au monde des hommes qui peuvent le harceler. De ces principes fondamentaux découlent des interdits, qui sont autant de moyens de réglementer son existence personnelle. Ces interdits visent la nourriture d'origine animale, les injures, les manquements à la parole donnée, le vol, la fornication, la convoitise, la curiosité, la dureté, la colère, le bavardage... Les pratiques morales sont considérées comme les conditions préalables à toutes les autres pratiques religieuses : un code de sanctions est alors établi, qui détermine pour chaque faute la punition réparatrice.
Sous l'influence du bouddhisme, les taoïstes finirent par admette le cycle des réincarnations : les pécheurs doivent subir des renaissances sous des formes non-humaines ou bien ils sont condamnés à souffrir dans les enfers, dont les tribunaux impériaux ne sont qu'une pâle copie.