Le chemin mystique de l'hindouisme

 

La divinité ne se trouve sans doute pas au terme de la plus haute spéculation, elle n'est pas dans la science la plus parfaite, elle n'est pas davantage dans les sonnettes des temples : le fidèle, qui veut connaître Dieu, peut le découvrir dans le cours des choses et des événements de la vie, il peut lui attribuer un des noms par lequel la divinité est honorée d'un culte, il peut en faire son dieu d'élection et lui vouer sa dévotion particulière. C'est véritablement par la voie de la dévotion à l'égard du dieu qu'on peut le connaître, le contempler, et parvenir à l'état de l'union mystique avec cette divinité d'élection. La véritable démarche de l'individu religieux réside dans une démarche d'amour, de relation presque sentimentale entre le fidèle et son dieu.

La bhakti

Dans l'hindouisme, ce n'est donc pas la voie de la grande ascèse, qui permet de discipliner les actes et d'échapper au karman, ni la voie de la connaissance spéculative qui l'emporte pour s'approcher de Dieu et de parvenir ainsi à la délivrance et au salut de l'individu. Ce qui compte, c'est le chemin de la dévotion. Amour confiant a l'égard du Dieu suprême, la bhakti se transforme progressivement en un abandon total pour Celui de qui tout émane, de qui tout vient. Ce sentiment, qui se retrouve partout, dans les différentes formes de l'hindouisme (celui-ci n'étant, comme il l'a déjà été dit, qu'un immense fourmillement de sectes très diverses), doit certainement son origine aux milieux sectaires qui, dès les temps les plus reculés de l'hindouisme, ont favorisé la dévotion des fidèles pour telle ou telle divinité, suggérant et établissant une relation très intime entre celle-ci et le fidèle, relation qui se présentait comme un rapport entre deux personnes également subsistantes. Mais, en parlant de sectes pour cette religion, il ne faudrait pas se méprendre, comme si une secte rejetait définitivement les apports de telle autre, au contraire, les sectes hindouistes se sont toujours montrées soucieuses du plus grand universalisme, incorporant à leurs doctrines propres tous les éléments des doctrines des autres sectes pour les attribuer au dieu qu'elles vénéraient de manière prééminente. La dévotion du fidèle sera simplement marquée par une attirance plus prononcée envers Vishnu ou Çiva, car ce sont ces deux dieux qui recueillent le maximum de suffrages, dieux qui sont présentés comme ceux qui manifestent le plus explicitement toutes les caractéristiques de l'Absolu divin.

La notion de bhakti suppose une idée de partage entre l'homme et son dieu, cette idée était déjà présente dans le védisme ancien, notamment au moment des sacrifices pendant lesquels les hommes partageaient les nourritures offertes aux dieux, pour se trouver en parfaite communion avec eux. Après la disparition des grands sacrifices, qui marquaient l'époque du védisme, la notion de partage est cependant demeurée. Déjà, dans le védisme, un dieu s'appelait Bhaga, la bonne Part , et dans l'hindouisme, le dieu suprême est appelé le Bhagavant, celui qui possède la bonne part , et qui devient, par suite, le dieu bienfaiteur ; le nom de ce dieu a donné son titre au poème de la Bhagavad-Gitâ, qui exalte Krishna comme celui qui révèle la véritable religion. C'est d'ailleurs surtout à ce dernier dieu qu'est souvent attribuée la bhakti, ce courant d'amour qui unit le fidèle à sa divinité d'élection. Le fidèle offre à son dieu ce qu'il lui est possible de sacrifier, et le dieu répond à cette offrande en répandant ses bénédictions sur l'individu.

La Bhagavad-Gitâ

Le terme de Bhagavat est associé à celui de bhakti : il désigne, en particulier, le dieu personnel à qui s'adressent les offrandes, mais il désigne également tout ce qui a trait à la sainteté, aussi bien les objets que les personnes. Celui qui est le plus souvent honoré de ce nom est, cela fut déjà dit, le dieu Krishna, à qui l'on attribue le titre de Seigneur puisque c'est à lui principalement qu'un culte était voué par ses fidèles, les dévots ou bhakta.

La Bhagavad-Gitâ se présente comme le Poème du Bienheureux , de celui qui a reçu la bonne part, ou encore comme le chant du Seigneur. Ce poème a joui d'une telle ferveur que les milieux religieux n'hésitent pas à le considérer comme faisant lui-même partie de la révélation divine. Ce poème comprend sept cents strophes de quatre vers chacune, réparties en dix-huit chapitres ; il fait partie de la grande épopée de l'Inde classique, le Mahabharata qui rassemble quatre-vingt dix mille strophes. Ce poème met en scène le prince Arjuna, un des cinq frères de la famille des Pandavas contre lesquels se sont dressés des cousins revendiquant leur royaume. Le récit de la lutte fratricide de cette famille princière était rapporté dans l'épopée du Mahabharata, qui s'achève par la mort surnaturelle des cinq frères. La Bhagavad-Gitâ s'inscrit elle-même dans le cadre de cette grande fresque épique ; elle se présente comme un discours que tient le divin Krishna à son fidèle ami et dévot, le prince Arjuna, pour l'inciter dans son combat, au moment de la bataille décisive. A ce moment, le prince est en proie à une grande hésitation : les bienfaits éventuels d'une grande victoire valent-ils le sacrifice de nombreuses vies humaines dans un combat meurtrier ? Le Seigneur Krishna lui prodigue alors ses conseils, en raison du lien de dévotion qui les unit : Si je t'enseigne aujourd'hui cette science très ancienne, l'art de communiquer avec l'Absolu, c'est parce que tu es mon ami et mon dévot, et qu'ainsi tu peux en percer le mystère sublime (4, 3). Le savoir très ancien que Krishna se propose d'enseigner à son dévot a été perdu au fil des temps, les hommes oubliant toujours la dévotion qu'ils doivent rendre à leur dieu. Arjuna a trouvé grâce aux yeux de Krishna qui se propose de faire de lui le premier maillon d'une nouvelle chaîne de filiation envers le souverain des dieux.

L'enseignement de Krishna peut se résumer simplement dans l'obligation qui est faite à chaque homme d'accomplir correctement son propre devoir. Dans le monde des hommes comme dans le monde des dieux d'ailleurs, rien ne se fait selon la loi du hasard, mais au contraire tout se déroule selon la grande règle du Dharma, la Loi sacrée qui régit aussi bien l'univers cosmique que le monde moral. C'est la loi qui permet l'équilibre du cosmos, c'est sur elle aussi que se règle le comportement des individus, c'est sur elle enfin que peut s'appuyer la société des hommes pour se maintenir dans l'existence. De cette manière, et selon sa définition spéculative qui rend le terme pratiquement intraduisible, le dharma concerne tous les domaines de la nature, de la société, de la morale, de la religion... Toute conduite contraire au dharma (a-dharma) trouble complètement l'harmonie du monde ; et c'est pour lutter contre le désordre, susceptible de détruire l'ordre du monde, que le dieu Vishnu devait se réincarner dans ses différents avatars, pour vaincre le mal sous toutes ses formes.

Cet ordre souverain du dharma trouve son application directe dans le karman, qui justifie la raison pour laquelle rien ne peut se produire par hasard. Le Karman, c'est ce qui fait qu'un individu est ce qu'il est : le poids de ses actions bénéfiques ou maléfiques le charge inexorablement d'un poids de Karman qui déterminera ses existences futures, comme son existence présente a été déterminée par le poids des actions de ses existences antérieures. Si le prince Arjuna a vu le jour dans une famille de guerriers, c'est que le karman, la somme des mérites et des démérites de ses existences précédentes, a conduit son âme (l'atman) à s'incarner dans un corps qui puisse justifier de sa prédestination.

La question que le prince se posait, à savoir s'il devait livrer le combat ou s'en abstenir, met en question le karman : s'abstenir de répondre à la situation dans laquelle l'individu se trouve plongé - refuser le combat, dans la circonstance présente - serait immédiatement refuser de se soumettre à l'ordre universel, au dharma. Et cet acte, accompli par qui que ce soit, est radicalement mauvais, troublant la grande harmonie du monde et valant les peines infernales pour celui qui oserait l'accomplir ; en revanche, se soumettre au karman, c'est respecter l'ordre universel et mériter ultérieurement un bonheur paradisiaque. Cependant, le séjour aussi bien dans le domaine infernal que dans le domaine paradisiaque n'est pas éternel : après un temps, calculé proportionnellement à la valeur des actes humains, l'âme est amenée h retrouver un nouveau corps, dans le cycle des réincarnations successives, dans le cycle commandé par la mort et la renaissance. L'enseignement de Krishna est de rappeler chaque homme à son devoir : la faiblesse ou la veulerie ne sont pas dignes d'un guerrier, et le prince n'est pas qualifié pour juger lui-même de la valeur de ses actes. En effet, pas plus qu'un autre homme, il n'est maître de son destin : tous sont emportés par des forces sur lesquelles ils ne peuvent rien. Puisque Arjuna est né dans une famille de guerrier, son devoir légitime, qui respecte l'ordre universel, est de combattre ; mais Krishna lui demande d'accomplir son devoir en pensant à lui : tout ce qui peut et doit s'accomplir, au cours d'une existence humaine, peut et doit être fait en pensant uniquement à ce dieu. Certes, Arjuna était rempli d'amour pour ce dieu à qui il avait voué toute sa dévotion, mais il n'en demeurait pas moins un nomme destiné à combattre. Krishna ne lui conseille d'ailleurs pas de renoncer à la fonction qui lui est propre et de se retirer dans la forêt pour y mener une existence ascétique, à la manière de certains yogis, qui pensent ainsi échapper au cycle des morts et des réincarnations successives.

Pour parvenir à se libérer de cette chaîne des réincarnations, il existe une voie de salut, et c'est celle que la Bhagavad-Gitâ va enseigner en la plaçant dans la bouche même de Krishna. Le salut ne réside pas dans le refus de l'action, car il est manifestement impossible de vivre sans agir ; il ne se trouve pas dans la connaissance spéculative qui finit toujours par écarter l'homme de la véritable dévotion au dieu.

La seule voie de salut efficace, c'est le recours à la Providence divine, à laquelle l'homme peut s'abandonner totalement en se livrant exclusivement à la dévotion, qui permet de continuer toujours d'agir, mais en ne pensant qu'à Dieu, sans rechercher les bénéfices immédiats ou futurs des actes humains En effet, ce n'est pas l'action proprement dite qui enchaîne l'homme, en lui imposant le poids du karman, c'est la passion avec laquelle l'action est accomplie. Il importe à l'individu de se libérer de toutes ses passions, de tous ses désirs, de tous ses instincts pour apprendre à vivre selon l'ordre universel du dharma ; celui qui parvient à une telle attitude non seulement n'accumule plus de karman, mais aussi échappe à la destinée qui lui est imposée par le samsâra, par le cycle des réincarnations. La discipline de rigueur pour apprendre à agir sans passion est le Karna-yoga.

Répondant à l'inquiétude d'Arjuna, qui ne s'estime pas capable de suivre une telle voie, Krishna explique que les dieux eux-mêmes sont prêts à aider les hommes, dans leur ignorance et dans leur faiblesse ; il suffit que les hommes se tournent vers eux et leur demandent de l'aide. Le jeune prince s'étonnant de l'assurance avec laquelle lui parle son interlocuteur, lui demande d'où lui vient cette assurance : c'est à ce moment que le dieu lui révèle sa véritable identité : Nombreuses sont mes naissances passées et aussi les tiennes, Arjuna ; je les connais toutes ; toi tu ne les connais pas... Bien que je ne sois pas assujetti à naître puisque mon essence est immuable, bien que je sois le Seigneur des êtres venus à l'existence... je viens à l'existence (à intervalles réguliers. En effet, chaque fois que l'ordre défaille et que le désordre s'élève, c'est alors que moi, je me produis moi-même. Pour la protection des bons et la destruction des méchants, pour rétablir l'ordre, d'âge en âge, je viens à l'existence. Ma naissance et mon action sont divines. Celui qui vraiment sait ainsi, en quittant son corps, il ne risque pas de renaître, mais il vient à moi. Beaucoup, affranchis du désir passionné, de la crainte et de la colère, consubstantiels à moi, n'ayant de refuge et d'appui qu'en moi, purifiés par la connaissance et les austérités, accèdent à ma propre condition... (4, 5-10).

Bien qu'il soit unique et sans égal, le dieu suprême, le Seigneur et le Bienheureux, se manifeste sous des formes nombreuses et diverses, que la tradition présente comme les avatars. Chaque fois que l'ordre universel se trouve menacé, il intervient dans le monde dans lequel il se choisi des compagnons qui lui sont entièrement dévoués, les bhaktas, comme Arjuna ; mais alors que ceux-ci oublient, au fil des leurs réincarnations, l'aide qu'ils ont apporté au Seigneur de l'univers, celui-ci se souvient de toutes les manifestations et de toutes les aides qu'il a reçues : c'est en cela que le Seigneur se distingue des hommes : aucun homme, aussi puissant soit-il, ne peut jamais égaler la divinité suprême. L'homme, au fil de ses renaissances, change de forme puisque son âme émigre d'un corps à un autre ; le dieu ne change pas de forme (prakriti), il ne transmigre pas d'un corps à un autre, mais il garde toujours sa forme et sa nature réelle, en apparaissant dans le monde sous son propre corps, qui demeure éternellement jeune. En se manifestant dans le monde, en semblant, aux yeux des hommes, connaître les mêmes lois que tous les humains, celle de la naissance, de l'enfance, de la jeunesse, il demeure celui qui n'est pas né, gardant sans cesse son essence immuable et éternelle. Il apparaît dans le monde chaque fois que l'équilibre de celui-ci se trouve menacé pour le rétablir dans la plus parfaite harmonie. Celui qui perçoit la véritable nature du Dieu s'affranchit de l'univers matériel, de l'ordre du karman pour pénétrer directement dans le Royaume de la divinité, échappant ainsi définitivement au cycle des réincarnations Pour parvenir à cette libération définitive, pour accéder à la condition divine, qui est celle de Krishna, l'homme doit se libérer des attaches humaines, conditionnées par les différentes passions, et se faire le fidèle dévot, bhakta, du Seigneur de l'univers. Pour se libérer de l'enchaînement des morts et des renaissances, il suffit de connaître Dieu, de devenir son dév6t par la foi et par la connaissance.

Tout l'enseignement de Krishna, dans la Bhagavad-Gitâ, concerne l'action humaine qui ne doit pas être intéressée, pour permettre à l'homme d'obtenir la délivrance. Dans les six premiers chapitres (ou chants), l'accent est mis sur le service de la dévotion ; dans les six chapitres suivants, ce sont les activités particulières qui sont entreprises par le dévot qui font l'objet essentiel de l'enseignement du dieu; les six derniers chapitres décrivent la voie suprême, qui est celle du renoncement : pour exprimer à la perfection le renoncement qu'il recherche, l'homme doit accomplir tous les actes propres à son existence, en gardant toujours sa relation avec son Seigneur et Dieu. Celui-ci ne refuse jamais sa grâce à celui qui la lui demande avec ferveur, et ce quelle que soit la caste dans laquelle il est né. En effet, la division, ou plus exactement la répartition des hommes en quatre castes est le fait de la volonté divine. C'est Krishna lui-même qui a établi les brahmanes, sages et érudits, les ksatriyas, administrateurs et hommes de guerre, les vaisyas, agriculteurs et commerçants, les sudras, ouvriers et artisans. Tous les hommes, pour vivre, doivent exercer leurs fonctions respectives, il ne s'agit donc pas, pour celui qui veut être le dévot du Seigneur Bienheureux, de renoncer aux devoirs de sa charge, mais de les accomplir en pensant uniquement à Krishna, qui les inspire : la morale sous-jacente à la Bhagavad-Gitâ est celle du devoir bien accompli, qui permet ainsi à l'ordre social de rester en parfait équilibre.

Dans le domaine religieux proprement dit, tous les sacrifices ne sont plus utiles : ceux qui cherchaient la satisfaction immédiate d'un désir ou d'une passion humaine sont devenus complètement inutiles ; le seul sacrifice possible doit être celui qui est offert pour purifier le coeur de l'homme et le faire parvenir ainsi à une meilleure connaissance spirituelle de chaque homme pris individuellement et de toute la société Ainsi, il appartient à celui qui veut être le fidèle du Dieu souverain de renoncer au sacrifice qui favoriserait son progrès dans le domaine matériel ou économique ; il ne doit plus que rechercher le progrès de sa vie spirituelle. L'intelligence humaine doit s'efforcer de se mettre au service de la vertu, qui est l'expression du devoir : L'action prescrite dont on s'acquitte dans la seule pensée qu'il faut l'accomplir, écartant tout attachement et sans considérer son fruit, c'est là le renoncement qui procède de la vertu (18, 9). En aucune manière, l'enseignement de Krishna n'implique un renoncement à l'action, car, sans elle, toute vie devient impossible : il faut agir sans s'attacher aux effets qui peuvent résulter des actions entreprises. Et c'est là une voie qui est facile : elle est susceptible d'être ouverte à toutes les catégories des individus, à quelle caste qu'ils appartiennent : tous les hommes sont appelés à la dévotion, et leur élection par Dieu ne dépend que de la pureté de leur intention. Nulle oeuvre humaine ne peut être considérée comme abominable, si elle est accomplie de manière à être placée sous le signe du service divin : c'est la raison pour laquelle Krishna enjoignait Arjuna à ne pas renoncer à sa fonction de guerrier au début de ce poème. Mieux vaut s'acquitter, même de façon défectueuse, de son devoir propre plutôt que, correctement d'un devoir étranger. En accomplissant l'oeuvre prescrite par sa propre nature, on ne tombe en aucune faute (18, 47). Chaque homme peut se sentir légitimement attiré par le devoir du brahmane, devoir qui relève de la seule vertu, mais cela ne suffit pas pour qu'il cherche à imiter le brahmane dans ses fonctions.

Pour accomplir toujours correctement sa fonction en respectant toujours son devoir d'état, le fidèle, quel qu'il soit, doit se livrer à une véritable discipline ascétique de tous les instants, discipline que la Bhagavad-Gitâ appelle Yoga, en ce sens où celui-ci est une pure méthode spirituelle : la dévotion seule est susceptible de sauver l'homme, et c'est elle qui doit être la discipline primordiale, celle qui fait entrer l'homme dans la communion totale et parfaite avec l'Absolu divin.

Le Yoga, une voie qui mène à la délivrance

Yoga est un terme qui s'apparente, par ses origines, au terme de joug , et en ce sens, il se présente bien comme un joug, comme une discipline que l'ascète s'impose volontairement pour exercer un contrôle sur ses sens et sur ses activités mentales, afin d'entrer en communion mystique avec la divinité qu'il s'est choisie et à laquelle il voue toute sa dévotion. Au cours de l'histoire de l'hindouisme, ce terme a certainement perdu de la force qu'il avait dans les premiers textes, pour désigner simplement un moyen d'accès à la grande délivrance, alors que dans les temps anciens, il désignait la technique même du salut qui se proposait, sous diverses formes, de libérer l'âme de sa condition charnelle par l'exercice d'une discipline spirituelle. La première image, l'image la plus importante pour essayer d'exprimer ce que peut être le yoga, c'est celle des chevaux presque sauvages qu'il faut dresser, discipliner, harnacher, afin de leur permettre de donner le meilleur d'eux-mêmes dans la course où ils sont conduits par un cocher valeureux. L'âme, l'atman, est ce cocher qui doit dresser les chevaux, ceux-ci étant les différentes fonctions sensibles, intellectuelles et psychiques de l'individu dans lequel l'âme s'est incarnée. Embarquée malgré elle dans l'existence corporelle, l'âme n'aspire qu'à une seule chose, c'est de sa délivrer, c'est-à-dire d'échapper au char de la vie corporelle.

Le texte fondamental et constitutif de cette discipline du Yoga, le Yoga-Sutra, comprenant cent quatre-vingt quatorze sutras ou aphorismes , est attribué à un certain Patanjali, personnage mystérieux qui, ayant vraisemblablement vécu au cinquième siècle avant l'ère chrétienne, a donné un exposé d'ensemble sur cette discipline, bien que la tradition hindoue considère généralement que le yoga est immémorial, les sutras ayant été simplement reçus par ce sage personnage inspiré et prophète qui a pu l'organiser, afin de le transmettre aux hommes. L'enseignement de ce sage souligne que le développement spirituel de l'individu n'est possible qu'accompagné d'une ascèse très rigoureuse, faite d'exercices psychophysiologiques contraignants, qui permettent à l'âme de se libérer de sa condition charnelle, non pas en renonçant à cette condition, non pas en renonçant à toute forme d'action, mais en cherchant plutôt à donner le maximum d'efficacité aux pouvoirs corporels et mentaux de l'individu. Le but de cette discipline c'est d'identifier complètement l'âme individuelle (l'atman) avec l'âme universelle, avec l'absolu (brahman) ; il ne s'agit donc pas d'isoler la technique proprement dite de son but ultime : les moyens, qui ont fait le succès du yoga dans le monde occidental, ne doivent donc pas être considérés en eux-mêmes mais bien en relation avec leur finalité, qui est l'union de l'atman et du brahman dans l'adepte lui-même. L'obstacle le plus important à cette communion de l'âme et de l'absolu, c'est l'activité mentale qui conduit l'individu à se laisser distraire de l'occupation qui devrait être pour lui la principale, celle de la découverte de son identité profonde. De la sorte, le yoga peut se présenter comme l'absolue cessation de l'activité mentale de manière à ce que l'âme individuelle puisse rester immobile en elle-même et accéder de cette manière à la pleine communion avec l'absolu, avec l'âme de l'univers, à laquelle elle s'identifie.

Cette discipline du yoga, qui n'est pas une doctrine mais plutôt une technique susceptible d'être adoptée par les différentes traditions religieuses, qui est un effort systématique du corps et de l'esprit pour parvenir à l'union avec le divin et l'absolu, exige un véritable apprentissage. Celui-ci se présente comme un chemin long et difficile, qu'il est important de commencer jeune sous la conduite d'un maître (guru) qui se présente à son disciple comme un modèle en même temps qu'un guide sur ce chemin. En fait, le yoga était réservé à ceux qui recevaient l'initiation de la part de ce maître, après une longue période de noviciat, qui permettait au futur adepte de prendre conscience de la misère humaine.

Il est interdit à quiconque de pratiquer le yoga sans avoir reçu l'initiation d'un maître, et même celui qui veut se mettre à pratiquer cette discipline doit en accepter toutes les conditions : le yoga n'est pas une voie facile pour obtenir la délivrance. En tout premier lieu, celui qui se lance dans cette pratique mystique doit renoncer au monde, et cela s'exprime normalement par l'abandon de la caste dans laquelle l'individu est né, ce qui constitue un véritable drame dans la tradition hindouiste. En effet, ce rejet de la caste peut très bien apparaître comme un véritable péché irrémissible : renoncer à sa caste, c'est renoncer à tous les bénéfices que les vies ultérieures ont permis d'acquérir, au prix des souffrances causées par le cycle des réincarnations : les mérites antérieurs sont tenus pour rien, et le privilège d'être né dans une bonne caste hindoue est négligé ; c'est donc un acte de foi assez extraordinaire qu'il convient de faire pour se lancer dans la voie du yoga, il faut croire que la délivrance finale sera plus facilement acquise par la voie du renoncement que par la voie des actions quotidiennes, sans être tout à fait assuré de parvenir au but ultime que propose cette discipline, sans être absolument certain d'obtenir le moindre résultat. C'est aussi la raison pour laquelle celui qui veut entreprendre de marcher dans cette voie est tout d'abord soumis à grande épreuve par son guru, par son maître, avant même de recevoir l'initiation, qui permettra au guru de commencer à lui présenter son enseignement. Cette initiation s'étend sur de longues années pendant lesquelles le disciple se trouve placé dans la dépendance de son guru, dans le cadre d'un ermitage : lui ayant appris à renoncer au monde, à abandonner toutes ses propriétés, à renier tous les plaisirs qui font l'existence humaine, le guru lui enseigne alors des exercices corporels, nommés âsanas ou postures, qui visent à discipliner les différents organes moteurs jusqu'au moment où le disciple pourra se tenir dans l'immobilité absolue sans connaître la fatigue ou la lassitude. C'est alors que le disciple peut arriver à faire cesser toute activité mentale ou intellectuelle. Cela est d'ailleurs exprimé dans quelques versets de la Bhagavad-Gitâ : Le yoga, ô Arjuna, n'est pas pour qui mange trop ni pour qui ne mange pas du tout, ni pour qui a l'habitude de trop dormir ni pour qui au contraire demeure toujours éveillé... Quand l'esprit discipliné demeure uniquement fixé en lui-même dans le Soi (atman) et que l'on est dépris de tous les désirs, c'est alors qu'on mérite d'être dit discipliné et unifié... Là où la pensée, suspendue par la pratique assidue du yoga, cesse de fonctionner, et là où, percevant le Soi (atman) dans le Soi (brahman), et par le Soi, on trouve sa satisfaction, là où l'on éprouve cette béatitude infinie que perçoit l'intellect mais non les sens, si l'on s'y établit ferrement, on ne s'écarte pas du réel. Et quand on a obtenu cet avantage, on n'en estime aucun autre à plus haut prix que celui-là. Affermi en cet état, on n'est ébranlé par aucune douleur même grave. Cette dissolution de l'union à la souffrance, il faut savoir que c'est cela ce qu'on appelle union yogique ( 6, 16-23).

Il est donc recommandé au futur yogi de bien régler son régime d'alimentation et de sommeil ; c'est d'abord de cette manière que le yogi se distingue de l'homme ordinaire, en apprenant à discipliner tous ses désirs matériels et intellectuels pour réaliser en lui l'union avec l'Être suprême, avec l'âme de l'univers. Le disciple découvre alors, sous la conduite de son maître, les huit étapes qui le mèneront jusqu'à la pleine délivrance. Ces huit étapes, le yoga de Patanjali les présente au disciple comme autant de degrés à franchir progressivement, du plus simple au plus compliqué, ne passant de l'un à l'autre que successivement, sans brûler aucune étape, afin que le disciple puisse prendre conscience de son corps subtil, de son âme, de son Soi , pour dépasser la condition humaine et pour atteindre la similitude avec le Dieu de l'univers.

La première étape est celle des refrènements qui sont autant de commandements imposés au futur yogi, pour qu'il se dépouille de tout ce qui fait la nature humaine proprement dite. Cinq refrènements constituent en fait un véritable noviciat comme dans toute vie monastique :

(1) ne faire de mal à personne, à aucun être vivant

(2) ne plus mentir, mais dire toujours la vérité

(3) être sincère en toute chose et ne rien voler

(4) s'abstenir des relations sexuelles et vivre dans la chasteté

(5) être totalement indifférent à l'égard des richesses.

Ces cinq premiers commandements ou refrènements s'accompagnent simultanément de cinq vertus principales qui doivent permettre l'avènement d'un homme nouveau, lorsque le vieil homme sera totalement disparu :

(1) demeurer pur, en étant d'une propreté corporelle scrupuleuse

(2) être modéré, en restant équanime en toute circonstance

(3) pratiquer l'ascèse

(4) étudier la science du yoga, en récitant les textes sacrés

(5) faire preuve de dévotion.

Les deux premières étapes de l'enseignement yogique présentent de la sorte une série de dix vertus cardinales qui sont susceptibles de donner au yogi la paix psychique, en menant véritablement une existence héroïque : le yogi est invité par son guru à se comporter, dans le monde présent, comme un vrai saint. Ce premier groupe d'étapes dans l'enseignement du yoga, constituant une période d'initiation ou de noviciat, étant terminé, lorsque le disciple fait preuve de rigueur et de persévérance, alors le maître peut enseigner à son disciple à se tenir convenablement et à contrôler sa respiration.

La troisième étape consiste donc dans l'apprentissage des postures correctes, des poses qui favorisent la concentration. Le but n'est cependant pas de faire une gymnastique corporelle, mais de placer le corps dans une position telle que l'esprit puisse parvenir à en oublier son existence. La posture n'est donc pas un phénomène acrobatique, mais simplement une position ferme, qui puisse être tenue sans défaillance dans la stabilité, et agréable, c'est-à-dire sans crispation musculaire, de sorte que l'individu puisse se sentir bien dans son corps, au point de l'oublier totalement : l'esprit se trouve ainsi libéré de la force charnelle dont la pesanteur apparaît comme un obstacle à l'élévation spirituelle. De toutes les postures connues du yoga, celle qui est la plus connue parce qu'elle est considérée comme la plus efficace, comme celle qui réalise le mieux l'idéal que l'on veut atteindre, c'est la position du lotus : elle consiste à être assis en tailleur, avec les pieds lacés de telle sorte qu'ils puissent reposer, plante en l'air, sur les cuisses, les talons s'appuyant sur la région pubienne.

Ayant maîtrisé le corps, le yogi doit apprendre à maîtriser son souffle, sa respiration, c'est l'objet de la quatrième étape, qui a pour but de produire la tranquillité de l'esprit en dirigeant l'attention sur une chose importante, puisque le souffle est, en quelque sorte, l'intermédiaire entre le corps et l'esprit. Les exercices pratiqués visent alors à discipliner la respiration : le seul fait d'inspirer lentement et profondément suffit à apaiser l'agitation mentale, dans la mesure où l'on pense exclusivement à ce que l'on fait. De plus, le rythme de la respiration ne doit pas simplement être régularisé ou contrôlé, il convient encore qu'il puisse être ralenti afin de procurer le maximum d'efficacité : le souffle doit ainsi être ralenti de manière héroïque, le guru enseignant à son disciple le moyen de retenir sa respiration, en retenant le plus longtemps possible la totalité de l'air qui a été insufflé dans les poumons.

La cinquième étape consiste dans l'action de détacher les organes de la perception des objets sur lesquels ils se porteraient spontanément. C'est le retrait des sens qui consiste à se couper du monde extérieur, en ne cherchant plus à le percevoir, non pas en se ferment les yeux, en se bouchant les oreilles... mais en interrompant toutes les formes de l'attention consciente : les sens sont uniquement orientés vers l'intérieur du yogi. La réalité extérieure est toujours présente et les différents organes de perception peuvent toujours capter les diverses stimulations que cette réalité est susceptible de provoquer sur eux, mais le cerveau du yogi se trouve en quelque sorte complètement déconnectée de manière à ce que ces stimulations extérieures ne lui parviennent plus.

Ceux qui parviennent à ce stade de retrait du monde extérieur découvrent alors un univers intérieur, qui apparaît comme sacré : le yogi a oublié qu'il a un corps, grâce à la posture qu'il a choisie, il a oublié l'existence du monde extérieur, et il se trouve en pleine possession de son souffle dont il recueille toute l'énergie, qu'il lui est possible de fixer sur un seul point. L'adepte peut alors accéder au sixième niveau, qui est celui de la concentration : toutes ses énergies sont orientées vers un seul point, il ne cherche plus aucun autre appui que cet objet unique qui peut être le nombril, le bout du nez ou un autre point de son corps, ou bien un objet extérieur quelconque, ou bien encore la divinité. Le regard intérieur du yogi se trouve ainsi fixé sur une simple image mentale qu'il lui est possible de visualiser, sans le regarder, puisque toute forme de perception extérieure a complètement disparu pour lui par le détachement de ses organes sensoriels de tous les objets matériels. Au moment où l'esprit est complètement absorbé dans cette concentration, quand il n'est que la pure contemplation de ce point unique, la démarche de discipline yogique est atteinte, puisque l'organe intérieur est également maîtrisé, comme les différents organes de la perception extérieure.

La septième étape est celle de la méditation parfaite, toute la concentration étant portée sur la perception intérieure d'une image unique et devenant progressivement éteinte complètement. Il n'existe plus d'activité mentale, car la conscience de ce seul objet se perd totalement : la méditation est complètement absorbée par son objet au point qu'elle devient vide d'elle-même.

La huitième étape est celle de l'intériorisation parfaite, appelée samâdhi, terme qu'il est difficile de traduire, puisqu'il exprime l'identification de l'atman et du brahman, sans qu'il soit possible de dire qu'il s'agisse explicitement d'une extase. Bien que le samâdhi s'apparente extérieurement à l'extase par les signes qui manifestent sa réalisation, comme la perte de la conscience, l'insensibilité sensorielle, le ralentissement du rythme cardiaque..., cet état mystique est tout le contraire de l'extase : il n'est pas une sorte de ravissement de l'âme, une sortie de l'âme de son corps matériel, il s'agit, tout au contraire, d'une véritable réintégration, d'un retour complet de l'âme à l'être. Le yogi ne se laisse donc pas emporter vers le ciel ou vers toute réalité supérieure, mais il concentre en lui-même toutes les forces qui se trouvent non seulement en lui-même, mais dans l'ensemble du cosmos. Une telle réalisation est difficilement accessible, et bien peu de yogis parviennent à cette concentration parfaite qui est l'absorption de l'âme de l'univers. Celui qui parvient à cet état dépasse la condition humaine et devient, par le fait même, semblable à un dieu. Pour eux, le temps n'existe plus, et certains textes parlent de la disparition subite de certains yogis qui ont atteint ce stade du samâdhi, leur âme s'étant définitivement identifiée au brahman. Mais, dans les faits, tous les yogis, qui parviennent à cette réalisation, ne disparaissent pas pour autant de l'univers humain.

Diverses explications sont avancées pour justifier leur présence dans le monde, alors qu'ils avaient franchi les limites de l'humain. Certains disent qu'ils ne sont pas encore arrivés au bout de leur course, et, en conséquence, établissent une hiérarchisation des états de samâdhi. D'autres affirment que ces yogis ont retardé leur départ de ce monde terrestre de manière volontaire, afin d'aider les autres hommes à suivre le même chemin : comme des délivrés-vivants, ils veulent enseigner aux autres la voie de la délivrance, en leur transmettant toute l'initiation nécessaire, même s'ils gardent une certaine nostalgie de l'état qu'ils ont pu connaître, ou qu'ils connaissent périodiquement, avant de disparaître définitivement, quand ils ont obtenu l'assurance que la relève était accomplie par d'autres disciples.

Il apparaît ainsi que le yoga authentique est un chemin difficile qui ne peut être réservé qu'à une élite spirituelle, car les expériences mystiques qui en sont les plus grands fruits sont impossibles à communiquer. D'ailleurs, les textes demeurent très discrets sur le processus permettant d'accéder à ce niveau supra-humain de l'identification de l'âme individuelle avec l'âme universelle, dans une béatitude transcendante, infiniment élevée au-dessus des conditions normales de l'existence.

A mesure que la religion hindoue se spiritualisait, le yoga est devenu de plus en plus une discipline corporelle, intellectuelle et psychique, qui permettait simplement à la personnalité individuelle de s'élever au-dessus de la conscience normale de l'existence, dans le but de faire disparaître la personnalité individuelle dans une conscience universelle et d'entrer en relation avec la réalité suprême, sans nécessairement y parvenir, dans le cadre de la simple existence humaine. Si le yogi se présente véritablement comme un mystique, la différence avec le mystique occidental est très grande. En Orient comme en Occident, les mystiques peuvent sembler être des surhommes, puisqu'ils arrivent à dominer toutes les tendances constitutives de la nature humaine ; mais l'élément moral est totalement absent de la pratique du yoga : ce n'est pas par altruisme que le yogi cherche à dominer en lui toutes les passions humaines, ce n'est pas davantage dans le but d'élever plus ou moins la conscience des autres hommes vers un idéal spirituel plus élevé, la visée du mystique hindou est de se délivrer personnellement des liens qui l'unissent encore à l'univers humain et de réaliser lui-même sa pleine identification avec l'âme universelle, en recherchant l'absolu comme le chemin de la délivrance définitive. L'objet essentiel de la religion hindoue apparaît ainsi comme la recherche d'une délivrance, d'un salut, bien au-delà de la jouissance des plaisirs de l'existence présente.

La voie du yoga est un chemin qui peut conduire à cette délivrance, visant à l'union de l'âme individuelle à l'âme universelle, mais cette voie est difficile, et elle apparaît comme réservée à une certaine élite. Une autre voie peut s'ouvrir devant ceux qui ne composent pas une élite spirituelle et mystique, mais qui appartiennent quand même à l'élite intellectuelle du peuple : cette voie est celle de l'étude.

La théologie commune de l'hindouisme : le Vedanta

Les pratiques yogiques visent l'identité du brahman et de l'atman, celle-ci s'obtenant par l'état de samâdhi, qui permettait la délivrance. Mais une question se pose aux théologiens hindous : la connaissance spirituelle est-elle obtenue par cet état, ou au contraire est-ce la méditation et la connaissance qui favorise l'épanouissement individuel dans l'état de samâdhi ? Les théologiens qui choisissent d'affirmer que c'est la connaissance qui est le fruit le plus appréciable du progrès dans le domaine spirituel se regroupent dans la grande tradition yogique issue de Patanjali, tandis que ceux qui préfèrent reconnaître que c'est la connaissance elle-même qui est la condition essentielle du samâdhi et donc de la délivrance se regroupent dans une tradition, appelée le Vedanta , et qui est devenue la théologie commune de l'hindouisme. La signification de cette tradition s'exprime dans son étymologie par l'adjonction du suffixe - anta , qui veut dire la fin , au mot Veda, qui désigne le savoir par excellence, depuis les origines védiques : le Vedanta est la fin du Veda, cette fin ne marquant pas seulement une conclusion, un terme, mais beaucoup plus l'accomplissement et la réalisation parfaite du Veda, par son interprétation exacte des textes sacrés. De cette manière, la tradition du Vedanta se présente comme l'exégèse finale de l'Écriture védique, exégèse à laquelle il est impossible d'ajouter quoi que ce soit.

Toutefois, il importe de souligner que le Vedanta se présente aussi comme une véritable discipline pour celui qui veut atteindre son salut individuel par cette voie : l'homme doit d'abord prendre conscience de sa propre misère humaine et s'efforcer de renoncer à tout ce qui le rattache à sa condition, en se détachant de l'action qui a toujours pour effet de produire du karman et d'entraîner l'âme, par les mérites et les démérites de l'action corporelle, dans le cycle des renaissances, exprimé par la théorie du samsâra. Pour accéder à cet enseignement, il est nécessaire d'appartenir à une caste supérieure, celle des brahmanes ou celle des guerriers, car seules ces deux castes, qui rassemblent le sacerdoce et la noblesse, peuvent participer au rituel d'origine brahmanique ; en effet, l'enseignement du Vedanta suppose essentiellement une réflexion sur les pratiques de la liturgie. Il convient donc que ceux qui se lancent dans son étude soient d'abord initiés au déroulement et au fonctionnement du culte, avant de pouvoir l'approfondir, dans chacun de ses mystères, sous la conduite d'un maître, comme dans la discipline du yoga : il s'ensuit que celui qui désire suivre la voie de la connaissance accepte non seulement de suivre les enseignements de son maître, mais de se mettre totalement a son service, subissant toutes les épreuves que celui-ci lui imposera avant de l'accepter officiellement comme son disciple, en lui accordent une initiation particulière. Comme pour le yoga, cette initiation suppose que le nouvel adepte renonce à toute sa condition sociale par un renoncement définitif à tous les privilèges et à tous les devoirs de sa caste pour entrer dans la société des védantins, qui présentent toutes les caractéristiques du statut monastique : les védantins sont revêtus d'une robe de couleur safran, ils ont le crâne rasé et vivent le plus souvent ensemble dans le cadre d'une école ou d'un cénacle à l'intérieur duquel ils discourent sans cesse sur la doctrine fondamentale du Vedanta.

Quand l'individu a pris pleinement conscience de la misère constitutive de l'existence humaine, quand il a accepté de renoncer à toutes les formes d'action qui pourraient produire du karman, il arrive au stade de la connaissance, celle qui lui permet de découvrir l'identité fondamentale de son atman avec le brahman universel : la particularité de son âme est identifiée à l'universalité et à la perfection de l'Absolu. Ayant acquis cette connaissance, il est sauvé, il est délivré du cycle des réincarnations. C'est donc la connaissance qui assure la délivrance, mais pour que celle-ci soit complètement réalisée, il fallait que l'individu le veuille, qu'il demande à s'engager sur le chemin de la connaissance, après avoir pris pleinement conscience du fait que son âme était littéralement prisonnière de sa condition corporelle. La connaissance, il ne l'obtiendra qu'en étant attentif aux enseignements et aux discussions des maîtres qu'il écoutera en auditeur passif, sans avoir la permission d'intervenir avant qu'il n'ait lui-même parcouru tout le chemin qui doit le mener h la connaissance qui établit l'identification du connaisseur avec ce qu'il connaît.

De la même manière que dans le yoga, lorsque l'homme arrive à cet état d'union entre lui-même et l'objet de sa connaissance, c'est-à-dire d'union entre son atman et le brahman, il arrive au sommet de la perfection, il devient un véritable délivré. Mais, comme dans la discipline yogique également, cet état n'entraîne pas une dissolution de l'âme individuelle dans l'âme universelle : l'individu est délivré, mais il reste encore vivant dans le monde humain, pour une durée indéterminée.

Il convenait alors d'expliquer aussi les raisons de cette délivrance différée : le vedantin est un délivré vivant, et sa condition de libération totale ne se dévoilera définitivement qu'ultérieurement. La première raison qui apparaît pour justifier ce retard dans la délivrance, c'est naturellement la nécessité de transmettre le savoir, la connaissance acquise : il convient que celui qui est parvenu à la libération définitive par la voie de la connaissance transmette aux autres hommes l'initiation qui leur permettra de parvenir eux aussi à cette délivrance, par le biais de la connaissance. Une autre raison qui est également avancée pour expliquer le sursis dans la libération, c'est le fait que celui qui est parvenu à cet état de parfaite connaissance et d'identification avec l'âme universelle ne produit plus de karman : ces actions ne l'enchaînent plus irrémédiablement dans le cycle des renaissances successives. L'individu qui est ainsi parvenu à la connaissance est assuré de ne plus avoir à renaître, mais il doit néanmoins accomplir ce qu'il lui reste à vivre, de la même manière que les autres hommes, avant de quitter définitivement la condition de la vie humaine. Délivré vivant, tout lui est désormais permis, il n'est absolument plus tenu par les obligations rituelles qui faisaient de lui, au début de son initiation, un renonçant à tous les plaisirs légitimes de l'existence corporelle. Cependant, très souvent, les délivrés-vivants n'utilisent pas cette faculté de profiter pleinement de tous les avantages ou de tous les plaisirs de l'existence : ils terminent leur vie concrète en se livrant à l'enseignement, procurant à d'autres l'initiation à la parfaite connaissance, ou en se proposant à la direction d'un monastère, ou encore en faisant le voeu du silence absolu et en passant ainsi le reste de leur vie à errer sur les routes de l'Inde.

Les conditions de la délivrance

Il apparaît que la délivrance s'obtient toujours par une voie négative, celle du renoncement à la condition humaine ordinaire : elle est une sorte d'évasion des lois du karman, qui permet d'échapper, de cette manière, au cycle des réincarnations successives. Si certaines écoles de l'hindouisme peuvent affirmer que la délivrance est parfois obtenue d'un seul coup, généralement, elles reconnaissent qu'elle ne peut être obtenue que progressivement, au terme d'une longue et patiente ascèse, soit mystique soit intellectuelle, l'important ne résidant cependant pas dans le domaine mystique ou dans celui de la connaissance, mais beaucoup plus dans la pratique de l'ascèse, celle-ci permettant à certains individus de parvenir à condition des délivrés-vivants . L'objet de la religion, et donc de la discipline ascétique, est naturellement le salut qui est de beaucoup supérieur aux avantages de l'existence humaine présente : les différents systèmes, qu'ils soient théistes ou qu'ils soient considérés comme athées (puisque la voie de la connaissance ne nécessite nullement une intervention divine), visent toujours la délivrance de cette condition mortelle d'une part et la délivrance d'un enchaînement incessant au cycle des renaissances.

Mais il faut reconnaître que ces disciplines ne sont pas à la portée de tous les individus. Non seulement ceux qui cherchent leur libération par l'ascèse se recrutent essentiellement dans les castes du sacerdoce et de la noblesse, selon les définitions classiques des différents états de la société humaine et religieuse, mais encore ils sont tenus, en acceptant d'entrer dans une voie qui ressemble à un idéal monastique, de renoncer à tous les privilèges de leur caste originelle. Leur choix est le strict équivalent d'une mort sociale, ce qui peut être considéré comme une folie, tant l'appartenance à une caste bien définie est fondamentale pour le fidèle hindou, ou comme un authentique héroïsme, puisque celui qui se lance dans la voie de l'ascétisme et du renoncement risque toujours de ne pas parvenir au sommet et de retomber au plus bas de l'échelle des êtres vivants, puisqu'il n'a pas observé, au cours de son existence présente, les devoirs de sa caste.

Aussi convient-il de ne pas penser que l'essentiel de la religion hindouiste soit simplement orienté vers cette délivrance absolue, obtenue par les pratiques yogique ou vedantique, comme si toute la vie spirituelle de l'hindou pouvait s'épuiser dans cette quête éperdue de la libération individuelle. D'ailleurs, il ne manque pas de brahmanes, appartenant donc à la caste sacerdotale, qui recommandent aux fidèles d'éviter même la fréquentation de ceux qui ont pris pour idéal la voie du renoncement absolu, ceux-ci étant considérés comme de véritables parias, qui n'entretiennent plus les traditions religieuses ancestrales. Quel que soit le prestige que peuvent connaître les deux grandes disciplines du Yoga et du Vedanta, il n'en demeure pas moins vrai qu'elles sont réservées à une élite, ou du moins à une minorité d'individus qui se sentent réellement appelés à réaliser en eux-mêmes cette grande aventure spirituelle. D'ailleurs si la voie du renoncement avait été la voie commune de l'hindouisme, la société hindoue et donc indienne se serait évanouie depuis longtemps, alors qu'elle est toujours en pleine croissance démographique.

Pour la majorité des hindous, la voie de la délivrance est beaucoup plus ordinaire : elle est celle de l'accomplissement rituel de la dévotion à l'égard des dieux.