La religion védique

 

La désignation de religion védique fait référence immédiatement à l'ensemble des croyances et des rites qui ont pu être décrits et présentés dans le livre sacré le plus ancien de l'Inde, le Veda, de la même manière que la désignation d'une religion biblique ferait immédiatement référence à une tradition religieuse issue du livre sacré que constitue la Bible, vénérée par les grandes religions juive et chrétiennes.

Pour connaître les premières manifestations de la tradition religieuse hindoue, il apparaît nécessaire de passer par le livre sacré, qui est le premier monument littéraire de l'Inde, sinon le témoignage le plus ancien de la littérature universelle, dans le domaine des religions.

La littérature religieuse hindoue

Comme toutes les traditions religieuses du monde, l'hindouisme se réclame donc d'une source scripturaire, qui est réputée sacrée et infaillible. Et parmi toutes ces traditions religieuses, il est manifeste que l'hindouisme occupe une place exceptionnelle dans l'histoire, en raison de la très grande ancienneté de ces textes sacrés et aussi de l'extraordinaire fidélité avec laquelle ils ont pu être transmis, de génération en génération, pendant plusieurs millénaires.

Les Écritures religieuses hindoues se subdivisent en deux catégories ; les premiers écrits contiennent la première révélation divine qui a été faite par des sages aux temps immémoriaux, ces sages ont entendu la parole divine, c'est la raison pour laquelle ces textes sont appelés çruti (littéralement : audition) et ils contiennent ainsi une vérité et une sagesse divine éternelle ; les textes ultérieurs sont appelés, quant à eux smriti (littéralement : mémoire) et ils contiennent ce dont les hommes des époques postérieures ont gardé le souvenir, après avoir entendu la parole de ces sages, c'est dire qu'à la parole divine se sont ajoutées des paroles humaine, qu'aux vérités divines ont été mélangées des vérités humaines, qui ont prolongé la révélation première sans en altérer la portée et la signification, mais qui ne constituent cependant pas la révélation proprement dite. En conséquence, les premiers textes comportent la révélation divine, tandis que les seconds forment la tradition religieuse.

La révélation première comprend les livres suivants.

- les quatre Samhitas :

1) le Rig-Veda, qui rassemble plus d'un millier: d'hymnes aux divinités, formant ainsi une sorte d'anthologie de chants religieux, conservés sans doute par de vieilles familles sacerdotales. Ces chants devaient accompagner les différents moments du culte offert à tel ou tel dieu pour obtenir de lui ses bienfaits. Par ses hymnes, il est possible de découvrir déjà certains dieux de la religion védique ainsi que leurs attributions respectives : Agni était le dieu du feu, Soma le dieu de la liqueur du sacrifice, Indra le dieu guerrier, Vanura le dieu des eaux... Par ce recueil d'hymnes, il est également possible de découvrir quel était l'état de la civilisation indienne à cette époque, puisque les demandes qui sont explicitées dans ces cantiques manifestent une certaine philosophie de la vie, entièrement tournée vers la satisfaction immédiate des besoins humains : les prières sont adressées aux dieux, afin que l'homme obtienne une longue vie, que cette vie soit embellie par la santé, la richesse, la gloire, qu'elle apporte à l'homme des enfants et le bonheur terrestre.

2) le Sama-Veda, qui se présente comme un recueil de mélodies, exprimées en strophes comparables à celles du Rig-Veda. C'était un manuel à l'usage des chantres, puisqu'il révèle les notations musicales, avec lesquelles le chant se devait d'être interprété correctement pour réaliser effective ment l'action magique, qu'il était censé accomplir. En effet, il semble que la mélodie avait un pouvoir magique : le chant devenait ainsi une forme d'incantation, afin que se réalisent les souhaits de celui qui offrait un culte à un dieu.

3) le Yayur-Veda qui présente des formules sacrificielles dont les prêtres devaient se servir pour célébrer le culte propre à chaque divinité. Ce livre a été transmis aux générations ultérieurs en plusieurs recensions : les unes contiennent des formules en prose ou en vers qui sont faites pour être adaptées à tel ou tel moment d'un culte, les autres contiennent en outre des éléments d'un commentaire qui explique les gestes, les rites et les pratiques du culte. On appelle cette seconde recension le Yayur-Veda noir, tandis que la première est appelée Yayur-Veda blanc.

4) l'Atharva-Veda, qui est un recueil comparable également au Rig Veda, mais qui contient plus spécialement des formules magiques pour écarter les puissances hostiles et pour opérer de bonnes choses, notamment pour les membres du clergé, et ensuite pour ceux qui venaient se placer en face des membres de la classe sacerdotale. Ce recueil rassemble ainsi des formules de bénédiction, des formules relatives au mariage et à l'amour, des malédictions, des formules destinées à tout un ensemble de ritualisme proprement domestique...

- les Brahmanas

A côté de ces quatre Samhitas, appelés, de manière beaucoup plus rapide, les Veda, viennent s'ajouter les Brahmanas, qui sont des interprétations sur le brahman. Ce sont généralement des commentaires en prose, sous forme spéculative, qui expliquent les rites, les paroles qui accompagnent chacun de ces rites, et qui, en outre, soulignent le rapport pouvant exister entre le rite et la réalité signifiée à l'intérieur même du rituel. C'est un premier essai de tentative d'explication du monde, puisque toute la puissance cosmique est considérée comme étant effectivement en oeuvre dans la liturgie.

Beaucoup plus qu'une simple explication sur le comment il convient d'effectuer les rites, il s'agit d'une explication sur le pourquoi il le faut.

- les âranyakas

La plupart des Brahmanas - car il y avait plusieurs écoles védiques - se poursuivent par les âranyakas, qui sont des traités forestiers, destinés à être récités, proclamés ou même chantés à l'extérieur des agglomérations. La récitation de ces textes en dehors des villes était exigée en raison du caractère dangereux que ces textes ésotériques étaient censés présenter. Ce sont des commentaires sur des pratiques rituelles, souvent marginales, en tout cas, à caractère magique : le contenu de ces textes est vraisemblablement né de l'enseignement que certains maîtres réservaient uniquement à quelques élèves qu'ils initiaient à leurs secrets, leur révélant ce qu'ils croyaient être le lien profond entre les choses de ce monde et un arrière-plan mystérieux.

- les Upanishads

Ce sont des traités relatifs aux équivalences entre le microcosme et le macrocosme qui sortent rapidement du domaine proprement religieux et liturgique, pour déboucher dans celui de la pure spéculation, en raison du principe posé que tout ce qui est en bas est comme ce qui est en haut . Le but des différents auteurs des Upanishads fut principalement d'établir une sorte d'équivalence entre l'âme humaine (atman, le soi) et l'âme cosmique (brahman, l'essence, l'absolu).

Dans leur ensemble, ce sont des textes relativement récents, par rapport aux Veda, puisque les premiers ont dû être écrits vers le dixième siècle avant l'ère chrétienne, ceux-ci n'étant d'ailleurs qu'au nombre d'une dizaine, composés entre 1000 et 500 avant Jésus-Christ, alors que des centaines d'autres Upanishads ont été composées. Puisque ces textes entrent directement dans le canon de la Révélation divine, il apparaît que le védisme, tout comme l'hindouisme, admet le principe que l'inspiration divine se manifeste aussi bien aujourd'hui que dans les siècles les plus éloignées de l'époque contemporaine : le canon des Écritures saintes reste donc entièrement ouvert.

Les autres textes du védisme n'appartiennent pas à la révélation divine proprement dite, mais à la tradition, (smriti, ce dont les hommes ont gardé la mémoire). Ils rassemblent également une collection d'ouvrages différents :

- les Sûtras

Ce sont des Aphorismes , c'est-à-dire des textes destinés à être appris par coeur par ceux qui pouvaient devenir les officiants de la liturgie. Ils présentent des descriptions très minutieuses des grandes cérémonies du culte, mais aussi des cérémonies privées ou des sacrifices à accomplir de manière occasionnelle, en telle ou telle circonstance. Dans les sûtras, on trouve ainsi de nombreux renseignements sur la manière de célébrer le rituel védique ; mais ils constituent une vaste compilation des usages locaux ou particuliers, soulignant parfois des différences considérables dans l'accomplissement des rites, ou même dans l'origine des sacrifices. Toutefois, la description, même si elle est très diversifiée, des rites montre l'existence d'une religion qui s'est organisée d'une manière beaucoup plus systématique que la religion que l'on pouvait tenter de découvrir par l'intermédiaire des différents hymnes des Vedas. D'autre part, les distinctions et les différences dans les manières de célébrer le même rite attestent l'existence de plusieurs écoles védiques.

- Le Mahâ-Bhârata

Vers le sixième siècle qui précède l'ère chrétienne, une intense activité littéraire se déploie pour faire, en quel que sorte écho aux grandes controverses religieuses, qui ont permis, par exemple, la naissance du bouddhisme et l'organisation effective de l'hindouisme, qui prendra le relais de la religion védique ancienne. Les auteurs veulent demeurer très fidèles au passé et ils montrent toujours que la tradition qu'ils développent se rattache bien à la révélation divine antérieure, qu'ils prétendent simplement commenter. C'est de cette manière qu'est née la première grande Épopée , le Mahâ-Bhârata, qui se présente simplement comme le récit de la grande guerre des Bhâratas et qui contient la description d'une lutte fratricide entre les Pandavas et les Kauravas, membres d'une famille princière des temps les plus reculés.

Il semble que cette épopée soit la transcription légendaire des luttes qui opposaient entre elles certaines tribus de l'Inde septentrionale ; mais l'intérêt principal de ce récit est d'introduire des passages consacrés à la louange et à la gloire des dieux qui participent également aux actions guerrières et qui peuvent assurer la victoire. Dans cette épopée, apparaît le personnage de Krishna comme chef de clan, cousin et allié des Pandavas, qui contribuera à leur victoire. C'est ce héros qui deviendra ultérieurement le dieu suprême.

- Le Râmâyana

C'est une autre épopée de la littérature indienne ; elle rapporte les grands traits de la vie du roi Râma, lequel est présenté, dans les parties les plus récentes du poème, comme la réincarnation du dieu Vishnu : la faveur divine permet au héros de cette aventure de sortit vainqueur de toute une série d'épreuves, avant d'être lui-même divinisé. Dans ce livre se dégage une sorte de philosophie de la vie, qui indique une croyance au destin par l'existence d'un ordre moral, lequel permet aux hommes et aux dieux d'être cependant libres, et d'exercer leur propre responsabilité, tout en étant soumis à la loi du karma. De plus, il est possible de découvrir des indices sur la religion et sur son évolution, indices qui soulignent notamment l'existence d'un Dieu supérieur vers lequel les hommes peuvent se tourner pour qu'il intervienne favorablement dans le cours de leur histoire.

- Les Purânas

La littérature épique de l'Inde, selon la tradition religieuse, se poursuit dans les purânas qui ont couvert vraisemblablement tout le premier millénaire avant Jésus-Christ. Le mot purâna lui-même indique une oeuvre ancienne, bien que la date de leur rédaction soit relativement récente. Ce sont des textes religieux, puisqu'ils contiennent de nombreux détails sur la manière d'accomplir les rites du culte envers les dieux, sur les hymnes et les célébrations des divinités, sur la manière de construire un temple ou d'enrichir l'iconographie ; mais ce sont aussi de véritables recueils encyclopédiques, rapportant de longues dissertations philosophiques et cosmologiques, rapportant les origines et la destinée du monde depuis les temps immémoriaux, découvrant ainsi comment les hommes ont pu évoluer eux-mêmes tout en faisant avancer les sciences, comme la médecine, la grammaire, la musique...

L'autorité des Vedas

Une des conditions essentielles pour être considéré comme un hindou absolument fidèle, c'est la foi en l'autorité absolue des Vedas, qui sont, comme il l'a déjà été dit, les premiers textes sacrés de l'Inde. Le terme Veda désigne le Savoir, la Connaissance ; et, quand il est pris au singulier, il désigne la totalité de la littérature védique, tandis que lorsqu'il est pris au pluriel : les Vedas, il indique les quatre premiers textes, les Samhitas, qui sont une des plus anciennes productions littéraires de l'histoire de l'humanité, même s'il est toujours difficile de fixer une date pour leur rédaction définitive : en effet, ils n'ont été écrits que des siècles après leur composition orale. Néanmoins, l'hindou sincère accepte les Vedas comme éternels et sans auteur humain ; il partage ainsi une conviction commune à toute la tradition religieuse védique et hindouiste selon laquelle le texte même des Vedas est conservé dans l'esprit du Brahma, le dieu créateur qui les a révélés à ses prophètes : ce sont donc des vérités qui ont été révélées par Dieu lui-même. Celui qui refuse de partager cette conviction est considéré comme un hérétique.

Les Vedas sont éternels parce qu'ils ont toujours été dans la pensée de Dieu, ce dieu Brahma qui est considéré comme un Dieu personnel, et ils sont infaillibles parce que c'est lui-même qui les a révélés aux Sages des temps immémoriaux qui n'ont fait que transmettre la parole divine dans un langage accessible aux hommes.

Les philosophes eux-mêmes n'ont jamais mis en doute l'authenticité des Vedas qu'ils recevaient de la tradition religieuse ; et ceux qui niaient ou qui continuent de nier l'existence de Dieu n'en gardent pas moins l'assurance de la très grande autorité de ces livres sacrés, en tant qu'ils contiennent une vérité éternelle qui existe par elle-même, indépendamment de toute attache religieuse.

Avant l'invention de l'écriture, c'est-à-dire jusqu'au septième siècle avant l'ère chrétienne, les Vedas furent transmis oralement par les membres de la caste des brahmanes. Ceux-ci avaient pour tâche première d'apprendre les Vedas par coeur, de les prononcer avec la plus grande exactitude et de les transmettre absolument fidèlement. A l'époque actuelle encore, les hindous estiment que la meilleure manière de conserver les Vedas est de continuer à les transmettre oralement dès la plus petite enfance, même si celui à qui on apprend le texte ne comprend pas encore ce qu'il prononce... Après l'introduction de l'écriture, les brahmanes élaborèrent un système très complexe de codification qui rendit impossible tout changement, ce qui permit d'ailleurs aux Vedas de traverser plus de vingt-cinq siècles sans altérations.

Les brahmanes contemporains sont encore capables de réciter par coeur la totalité de la littérature védique pour la seule raison que l'apprentissage de ce texte ne se fait pas par la lecture, mais par la répétition, syllabe après syllabe de chaque élément de ce savoir (signification même du terme de Veda), composé en sanscrit. De plus, il faut savoir que les enfants indiens parlent les langues modernes de l'Inde et ignorent totalement le sanscrit quand ils apprennent le texte sacré : il leur suffit de retenir les sons, sans chercher à comprendre ce qu'ils signifient, et la plupart des hindous restent dans l'ignorance même de la signification de ce qu'ils connaissent par coeur, parce qu'ils préfèrent s'orienter vers des connaissances plus modernes. Cette pratique de la répétition sans compréhension immédiate permet d'éviter toutes les altérations et tous les changements de significations susceptibles d'être apportés par celui qui comprend ce qu'il récite. Cette méthode d'enseignement demeure une des meilleures garanties de la transmission textuelle du Veda, tel qu'il a pu être connu par les Indiens, avant même l'invention de l'écriture.

L'autorité même du Veda repose aussi certainement sur la croyance de tous les hindous que leur religion est bien celle d'un savoir traditionnel, d'une science qui remonte à la plus vénérable antiquité et qu'il s'agit de transmettre fidèlement de père en fils, de maître à disciple. En effet, si le Veda est éternel, parce qu'il repose depuis toujours en Dieu, il a été transmis aux hommes qui l'ont contemplé pour que l'ensemble de l'humanité puisse profiter du Savoir absolu, afin de disposer des moyens d'agir sur les puissances supérieures du monde. Au sens le plus strict, l'hindou est celui qui a acquis ce Savoir sacré, celui qui est susceptible de le transmettre à ses fils, puisque normalement l'initiation doit être faite, dès le plus jeune âge, par le père de famille, avant d'être confiée à des maîtres plus spécialisés qui achèveront cet enseignement de l'enfant. De plus, cette autorité des textes védiques vient aussi du fait que les Vedas sont considérés par les fidèles comme un ouvrage de référence qui permet de régler tous les problèmes de l'existence quotidienne, qu'elle soit privée ou qu'elle soit collective, qu'elle soit religieuse ou qu'elle soit sociale.

La religion védique

La connaissance qu'il est possible d'avoir sur la religion védique, la plus ancienne, est nécessairement tributaire des textes qui constituent l'ensemble du Veda. Et ceux-ci n'ont connu leur forme définitive qu'au moment où la religion védique était déjà battue en brèche par de nouveaux courants de pensée religieuse, notamment l'hindouisme qui transforma de l'intérieur le védisme, le bouddhisme qui se manifesta, au septième siècle avant Jésus-Christ, comme le rejet définitif de toutes les formes religieuses de son époque. La religion védique apparaît ainsi dans l'histoire littéraire des religions qu'au moment où elle laisse la place à une autre forme religieuse, issue d'elle-même.

Idéalement, la religion védique place le Veda au-dessus de tout, puisqu'il est l'expression de la Vérité éternelle et infaillible, puisqu'il est la source efficace de toute forme de connaissance. Le principe premier de la religion est le respect du texte sacré. Mais, en fait, il semble que, objectivement, ce Veda contienne surtout des collections de croyances religieuses et de pratiques rituelles que les anciens considéraient comme utiles pour l'ensemble de la société, aussi bien dans son organisation présente que dans son avenir, car il apparaît que la religion védique soit marquée surtout par le souci du salut de la société tout entière, dans ce monde et dans l'autre. Ainsi, avant tout, le védisme est une religion sociale : la société normale doit être organisée de la même manière qu'est organisée la société divine, selon le principe d'analogie, qui reste encore actuel dans l'hindouisme contemporain : ce qui est en bas est comme ce qui est en haut. Mais, en considérant l'organisation sociale, parmi les dieux et parmi les hommes, la religion védique se dévoile comme une véritable religion cosmique : les divinités représentent souvent des forces, des puissances de la nature, existant des un ordre universel. Un texte, tiré des Upanishads, spéculation un peu tardive mais qui permet de comprendre l'organisation dans le domaine des dieux, indique que les dieux ne sont pas une foule, mais une société :

Alors Vidagdha Sakalya lui demanda :

- Combien de Dieux, Yajnavalky ?

Celui-ci répondit par la formule rituelle :

- Trois et trois cents, et trois et trois mille.

- Oui, répondit l'autre, mais combien, vraiment de dieux ?

- Trente-trois.

- Oui, répondit-il, mais combien, vraiment de dieux ?

- Trois.

- Oui, dit-il, mais combien vraiment de dieux ?

- Deux.

- Oui, dit-il, mais combien vraiment de dieux ?

- Un et demi.

- Oui, dit-il, mais combien vraiment de dieux ?

- Un.

- Oui, dit-il. Quels sont ces trois cent trois et ces trois mille trois ?

Yajnavalky répondit :

- Ce sont exactement leurs puissances. Mais en réalité, il n'y a que trente-trois dieux.

- Quels sont ces trente-trois ?

- Huit Vasu, onze Rudra, douze Aditya font trente et un, et Indra et Prajapati trente-trois.

- Qui sont les Vasu ?

- Agni (le feu), la terre, l'air, l'espace, le soleil, le ciel, la lune, les constellations, voilà les Vasu, en eux tout réside, d'où leur nom.

- Qui sont les Rudra ?

- Les dix souffles qui sont en l'homme, un onzième l'atman ; quand ils quittent l'homme, ils font pleurer ; d'où leur nom.

- Qui sont les Aditya ?

- En vérité, les douze mois de l'année sont les Aditya ; car ils marchent, entraînant tout ; parce qu'ils marchent, entraînant tout, ils ont nom Aditya.

- Qui est Indra ? Qui est Prajapati ?

- C'est le tonnerre qui est Indra ; c'est le sacrifice qui est Prajapati.

- Qu'est-ce que le tonnerre ?

- La foudre.

- Qu'est-ce que le sacrifice ?

- Les bestiaux.

- Qui sont les trois dieux ?

- Ce sont les trois mondes, car en eux sont tous les dieux.

- Quels sont les deux dieux ?

- La nourriture et le souffle.

- Quel est l'un et demi ?

- Le vent.

- Puisque le vent est seul à souffler, comment parler d'un et demi ?

- Parce que tout ce qui existe s'est développé en lui, on le dit adhyardha, c'est-à-dire un et demi.

- Quel est le dieu unique ?

- Le souffle ; c'est lui qui est brahman, qu'on appelle Cela.

                            (Brhad Aranyaka Upanishads, livre 3)

Les dieux

La doctrine théologique présentée dans ce texte des Upanishads est très ancienne, même si la spéculation semble être plus récente : c'est dans un décryptage symbolique qu'il est possible de mesurer l'importance de la population divine, mais aussi son organisation, centralisée autour du Dieu Un. Chacune des fonctions dans la société des hommes a son correspondant dans la société des dieux. L'affirmation de l'unicité d'un Dieu, le Brahman, ne doit pas faire illusion : il ne s'agit pas d'une sorte de monothéisme qui serait présentée dans l'ancienne religion védique : le brahman est une force cosmique qui joue un rôle particulier dans l'ensemble des dieux, permettant à ceux-ci d'exister, mais n'étant pas le seul et unique dieu.

On retrouve dans la société divine les mêmes caractéristiques qui se trouvent dans la société des hommes. La vie de la société humaine n'est possible que si les fonctions des individus sont différentes et concourent ensemble à la bonne organisation de la cité ou de la tribu ; les fonctions se doivent d'être également diversifiées dans le monde des dieux.

Une société quelconque se maintient toujours dans l'existence si elle respecte un minimum d'organisation et de hiérarchie : un ordre sacerdotal - car il est impossible de faire quelque chose sans des rites appropriés - un ordre militaire - car il est important de faire respecter les lois de la tribu ou de la cité - et un ordre de producteurs, qui permettent aux autres de vivre des produits fabriqués par eux. Ainsi, le troisième ordre est considéré comme inférieur dans la société humaine ; et, dès la fin de la grande époque védique, la hiérarchisation sociale était telle que la classe des producteurs était nettement considérée comme au service des deux ordres supérieurs. Mais, dans le monde des dieux, les trois classes devaient être considérées comme équivalentes ou égales, car aucune d'elles ne peut exister indépendamment des deux autres, bien que, dans le panthéon, les rivalités sont nombreuses entre les dieux.

Les dieux de la première fonction, celle du sacerdoce, ou du moins de l'autorité religieuse, peuvent être trouvés parmi ceux que le texte précédent des Upanishads présentait comme les Aditya. Le Rig-Veda connaissait d'ailleurs six Aditya, dont les noms étaient les suivants : Mitra, Varuna, Aryaman, Bhaga, Amsa, Daksa, avant que les spéculations ultérieures n'arrivent à porter leur nombre à douze, afin de faire parvenir cet ensemble divin à une sorte de représentation solaire qu'il était possible d'identifier à l'écoulement des douze mois de l'année. Les deux premiers Aditya, Mitra et Varuna, assument la charge de garder l'ordre cosmique et rituel, le rite n'étant d'ailleurs que ce qui permet à l'ordre cosmique de se maintenir. Le Rig-Veda ne propose qu'un seul hymne qui soit dédié à Mitra, un dieu connu surtout dans le monde iranien, et certains hymnes lui sont dédiés simultanément avec Varuna, que les traditions iraniennes placent, lui, à un rang second. Varuna est le dieu souverain de la première forme de religion védique. A eux deux, Mitra et Varuna représentent deux aspects complémentaires de la divinité : le sacerdoce (Mitra) et l'empire (Varuna), mais aussi les deux formes de la fonction souveraine, celle du contrat, de l'alliance conclue entre les dieux et les hommes (si bien que Mitra est alors considéré comme le dieu ami des hommes), et celle du châtiment, de la punition pour ceux qui rompent l'alliance divino-humaine (si bien que Varuna est considéré comme le dieu qui châtie les hommes, leur inspirant la crainte religieuse).

Dans le groupe divin des Aditya, on trouve également les autres dieux mentionnés ci-dessus ; ils exercent aussi une fonction spécifique. Aryaman, le troisième souverain divin, est considéré comme le dieu de l'hospitalité, une qualité humaine promue au rang de réalité divine, puisque l'ensemble du culte védique semblait tourner autour de la notion même d'hospitalité : l'accueil d'un hôte était et demeure encore aujourd'hui une dimension fondamentale des impératifs sociaux pour tous les Indiens, à plus forte raison quand il était question de recevoir et d'accueillir les dieux auxquels on offrait des sacrifices. Bhaga était le dieu qui remettait aux fidèles une partie des offrandes sacrifiées aux dieux ; il était donc considéré comme le dispensateur des grâces divines auprès des hommes ; et c'est sans doute pour cette raison du don gratuit qu'il accordait à ses fidèles que ceux-ci lui ont retourné la plus grande dévotion, la bhakti, terme qui indique le partage des biens de la part de celui qui est susceptible de pouvoir distribuer ce qu'il possède. Le dieu Bhaga était ainsi considéré comme le Seigneur parmi tous les dieux et ce nom sera, par la suite, attribué comme un titre aux dieux Vishnu et Krishna. Amsa était le dieu qui présidait à la juste et équitable distribution des différentes parts du sacrifice, tandis que Daksa était le dieu personnifiant le grand art et l'habileté des prêtres qui offraient le sacrifice aux dieux de la part des hommes.

Au groupe des Aditya vient s'adjoindre le dieu-soleil, qui tient une grande place dans le Rig-Veda, ce dieu a pour nom Savitar, et il est conçu comme le dieu responsable du cours du temps, et en conséquence de l'organisation rituelle des différentes cérémonies religieuses. Tel le soleil, qui est la manifestation visible de sa divinité, il se déplace dans le ciel en suivant chaque jour le même chemin, en apportant aux hommes tout ce qui est nécessaire pour leur vie et pour leur activité, d'où le nom qui lui est donné d'Incitateur puisqu'il invite les hommes au travail, au repos, mais aussi aux sacrifices rituels, aux heures prescrites. D'autres divinités atmosphériques sont proches de Savitar ; ainsi le dieu du ciel, Dyaus-Pitar, le Ciel-Père, nom très proche du dieu souverain de la mythologie gréco-latine (Zeus-Pater, Jupiter). Avec la Terre, il forme un couple dont procèdent toutes les choses du monde. La Nuit, Nakta, et l'Aurore, Usas, sont des soeurs, rares divinités féminines dans le panthéon védique : la première invite les hommes au repos, et elle apparaît ainsi comme bénéfique puisqu'elle leur permet de se refaire des forces, la seconde est également bénéfique puisqu'elle invite ces mêmes hommes à reprendre la louange des dieux, en annonçant le retour du Soleil.

La deuxième fonction divine, celle qui préside aux activités guerrières, est dirigée par le dieu-roi, Indra. C'est ce Dieu qui occupe la première place dans la littérature védique ancienne, se manifestant comme le roi des dieux, et jouissant d'un statut équivalent à celui de Jupiter ou de Zeus, dont il porte les traits de caractère. De tous les dieux c'est lui qui possède le plus de traits anthropomorphiques : c'est un dieu barbu, tai1lé en force, armé d'une massue dont la force est comparable à la foudre, il aurait tué son père pour s'emparer du pouvoir sur l'ensemble du panthéon divin, il est un vaillant guerrier qui abat toute résistance, son exploit le plus fameux ayant été d'abattre le dragon Virtra, symbole même de la Résistance. Sa puissance, à laquelle nulle autre n'est comparable, avec laquelle aucun autre dieu n'ose rivaliser, est encore renforcée par l'absorption rituelle du Soma, que lui offrent ses fidèles afin qu'il s'enivre et qu'il parvienne ainsi à la victoire sur tous ses ennemis, le Soma étant un liquide divin dans lequel sont contenues toutes les forces de la nature. Différents hymnes du Rig-Veda chantent la louange du dieu Indra qui a été choisi parmi tous les dieux pour combattre l'adversaire démoniaque, Virtra, qui, en retenant les eaux du ciel, empêchait l'univers de naître ; après avoir anéanti son adversaire, il acheva la création :

Je vais dire à présent les prouesses d'Indra,

celles qu'a faites les premières le Dieu porte-foudre :

il tua le dragon, perça les eaux,

rompit les flancs des montagnes.

Il tua le dragon qui s'accrochait à la montagne.

Tvastar (le Vulcain védique) lui avait façonné le foudre sonore

Faisant acte de mâle, il avait aimé le Soma

il avait bu le liquide pressuré.

Le libéral a pris l'arme de jet, le foudre :

il a tué le premier-né des dragons.

O Indra, quand tu eus tué le premier-né des dragons,

déjoué les artifices des maîtres d'artifices,

créant alors le soleil, le ciel, l'aurore,

tu n'as plus désormais rencontré de rival.

C'est par le foudre, la grande arme,

qu'Indra a tué Virtra aux larges épaules, puissant obstacle...

Ce qui marche et ce qui repose,

ce qui est sans cornes et ce qui est cornu,

Indra en est le roi,

il tient le foudre dans ses bras :

en roi, il commande aux peuples,

il enveloppe ce monde comme la jante enveloppe les rails

                                    (Rig-Veda 1, 32)

A Indra, le dieu guerrier par excellence, sont associés de jeunes guerriers divins, qui lui apportent le concours de leurs armes étincelantes au moment de ses batailles : ce sont les Maruts. Ils apparaissent comme la divinisation des troupes de jeunes paysans, levées pour participer aux combats des sociétés humaines, et ils sont considérés comme les dieux protecteurs des agriculteurs et des éleveurs ; jeunes dieux, qui ne connaissent pas le vieillissement, ils emportent tout sur leur passage. La tradition védique ultérieure les a considérés comme des dieux accomplissant la troisième fonction divine, celle du service des deux autres classes de dieux, cette identification repose sur le fait qu'ils accomplissent leur fonction militaire comme les serviteurs du dieu Indra.

Les Maruts sont appelés également les fils de Rudra, une des figures les plus étranges du panthéon védique. Rudra était un dieu particulièrement terrifiant, qui tuait les hommes presque par plaisir : il était le patron des chasseurs et de tous ceux qui assassinaient par profession, le maître des brigands. Les hommes essayaient de l'amadouer en l'appelant le Bienfaisant, le Salutaire ; mais le culte qu'ils lui vouent est entouré de multiples précautions, car il s'agit surtout de ne jamais éveiller sa colère. Les formules hymniques qui lui sont adressées sont toujours propitiatoires :

O père des Maruts, que ta faveur vienne sur nous,

ne nous interdis pas le regard du soleil,

que le Héros sur son coursier nous épargne !

puissions-nous, ô Rudra, nous procréer une descendance !...

Tu es par le prestige, ô Rudra porte-foudre,

le plus prestigieux des êtres, le plus fort d'entre les forts,

conduis-nous avec bonheur sur l'autre rive de l'angoisse,

repousse toutes les agressions de la malfaisance !...

Que nous épargne le javelot de Rudra,

que passe par-delà nous la grande défaveur du dieu étincelant !

Détends ta rigidité envers nos bienfaiteurs,

aie pitié de nos enfants, de notre descendance !     (Rig-Veda 2, 32)

Vayu, le dieu du Vent, est également associé à Indra qu'il aide dans chacun de ses combats. Vishnu, qui deviendra un des dieux supérieurs dans l'hindouisme classique, apporte également son concours et son aide à Indra : il apparaît comme celui qui diffuse la lumière du soleil dans l'ensemble de l'univers créé, sauvant ainsi l'ordre du cosmos chaque fois que celui-ci est menacé :

Vishnu, le gardien infaillible

a marché trois pas...

affermissant les lois de l'univers.

Contemplez les exploits de Vishnu,

à la suite desquels, digne ami d'Indra,

il a contemplé les lois de l'univers...      (Atharva-Veda 7, 26).

Dans les hymnes védiques, les dieux qui président à la troisième fonction divine, celle du service des classes supérieures, sont quelque peu négligés, bien que vraisemblablement ils aient été aussi les bénéficiaires d'un culte ; mais il ne faut pas oublier que le Veda, en tant qu'il est un Savoir ou une Science presque universelle, est principalement le souci des membres des classes humaines supérieures, le sacerdoce et la noblesse guerrière. Certains dieux, relevant de ce troisième ordre, ont parfois été assimilés à la seconde fonction, ainsi les Maruts qui sont présentés comme les compagnons de combat du dieu Indra ; d'autres se rapprochent des dieux de la première fonction : tels sont les Asvins, les Cavaliers de l'aurore, qui sont les frères d'Usas, la déesse de l'Aurore, et donc les fils du Ciel. Ce sont des dieux proches des hommes vers lesquels ils chevauchent dès le matin et qu'ils fréquentent volontiers, parce qu'ils sont considérés comme des dieux médecins, régénérant les forces humaines par les plantes sur lesquelles ils règnent. Ils sont célébrés avec autant de ferveur que leur soeur, Usas, qui est souvent assimilée aux dieux de la première fonction, de même que les autres dieux représentant des forces cosmiques. Dans cette troisième classe des dieux, on retrouve également les artisans divins, qui protège les différentes activités artisanales des hommes. Tvastar est le dieu qui a forgé l'arme redoutable d'Indra, Visvakarman est le dieu architecte qui a façonné l'univers terrestre, les frères Rhbus sont célébrés en raison de leur grande habileté, pour avoir créé les chevaux d'Indra, pour avoir façonné le char rapide des Asvins...

Même si, dans l'ensemble, les dieux de la troisième fonction occupent une place relativement peu importante dans les textes, notamment ceux du Rig-Veda, il est cependant possible de deviner qu'ils étaient cependant l'objet d'un culte fervent, surtout dans la religion populaire, puisqu'ils étaient invoqués en raison de la prospérité, de la fécondité ou du plaisir qu'ils pouvaient accorder aux humains. Dans l'ensemble de ce panthéon divin, une place spéciale est accordée à deux divinités qui sont considérées comme majeures dans le védisme : Agni (le feu), Soma (la boisson rituelle). Ces deux divinités semblent participer aux trois classes divines en même temps. Agni est appelé le chapelain des dieux, et en tant que tel il participe à la première fonction ; il est celui qui assiste Indra dans son combat contre son adversaire Virtra, et en tant que tel il agit comme un véritable dieu guerrier ; il est enfin considéré comme la source de vie qui assure la vitalité du clan, ainsi que sa prospérité et en tant que tel il participe à la troisième fonction. Il en est de même pour Soma, qui est présenté comme le sacrificateur par excellence, comme le guerrier redoutable et farouche, et comme le dieu qui féconde tous les êtres.

Agni semble être le dieu auquel le Rig-Veda soit presque totalement dédié, tant est grande la place qu'il y occupe. Par son nom, qu'il faut rapprocher du terme latin ignis, il est le dieu du feu, il est le feu lui-même, une puissance divine qui est à la fois réjouissante et redoutable. Toutes les dimensions de la religion védique trouvent leur source et leur pleine dimension dans le culte d'Agni, mais il ne conviendrait pas de faire du védisme la religion du feu : Agni est surtout celui qui sert d'intermédiaire, de médiateur entre les hommes et les dieux, et il était impossible de se passer de lui pour leur rendre un culte qui leur soit agréable. Sans lui, aucun sacrifice n'est possible, puisque c'est lui qui porte l'oblation jusqu'à son destinataire divin ; il est donc le grand ami des hommes, ceux-ci lui réservant la plus grande dévotion. Le premier hymne du Rig-Veda, celui qui ouvre toute la collection littéraire védique, est une prière solennelle adressée à Agni, de génération en génération, depuis des millénaires, prière que les hindous contemporains adressent encore à ce dieu puissant et ami des hommes :

Je chante Agni, le chapelain (des dieux),

le dieu du sacrifice, le prêtre,

l'oblateur qui nous comble de dons.

Lui qu'ont chanté les prophètes,

nous le chanterons nous aussi ;

puisse-t-il guider les dieux jusqu'à nous.

Oui, puisse-t-on, par lui obtenir la fortune,

la prospérité, jour après jour,

glorieuse, riche en hommes de valeur...

Nous allons vers toi, Agni, jour après jour,

avec notre prière, vers toi qui brilles dans la nuit... (Rig-Veda 1, 1)

Cette dévotion pour le dieu Agni s'explique également par le fait qu'il est le dieu du foyer domestique, celui qui fait intégralement partie de la famille, celui qui est le gardien de la famille, du clan, de la tribu et de la nation, parce que c'est en sa présence que s'accomplissent tous les actes majeurs de l'existence humaine. Il est toujours présent aux moments les plus significatifs pour la vie d'un homme, pour son initiation religieuse, pour son mariage, pour les sacrifices que cet homme peut offrir aux dieux, pour ses funérailles. Agni est le dieu témoin et protecteur des hommes.

L'autre divinité majeure dans le védisme, c'est le roi Soma, qui couvre également les trois fonctions divines.

Ce dieu est la personnification de la force vitale contenue dans le breuvage de l'immortalité, qui était préparé et consommé au cours des sacrifices rituels. Originellement, le Soma est une plante cueillie dans les régions montagneuses et qui, pressurée, donnait un suc avec lequel on préparait la boisson rituelle. La première opération à effectuer sur la plante était de l'asperger à l'eau pour en gonfler les tiges qui gonflaient ; puis il s'agissait de pressurer celles-ci, afin d'en obtenir un jus que l'on filtrait ; il était alors consommé soit pur soit additionné de lait. C'était une boisson sacrificielle qui était bue par les prêtres et par les dieux, opérant ainsi un lien entre le domaine céleste et le domaine terrestre. Le principal effet de l'absorption du Soma est d'acquérir l'immortalité ; si les dieux sont devenus immortels, c'est parce qu'ils furent les premiers à boire ce breuvage qui donne l'immortalité :

Nous avons bu le Soma, nous sommes devenus immortels,

arrivés à la lumière, nous avons trouvé les dieux.

Que peut nous faire à présent l'impiété

ou la malice du mortel, ô immortel ?    (Rig-Veda 8, 48)

 

Toutefois, cette immortalité n'est pas acquise une fois pour toutes, la puissance de vie, même pour les dieux, s'épuise progressivement : pour que l'effet de cette immortalité se poursuive, se perpétue, il est important, pour eux, qu'ils continuent à boire ce breuvage d'immortalité. En fait, cette boisson rituelle devient alors le signe même de la force vitale que les dieux et les hommes se partagent : ainsi, Indra est un dieu très amateur de Soma, car c'est par lui qu'il peut renouveler sans cesse ses forces. Ce breuvage a été élevé à la divinité, puisqu'il était aimé des dieux eux-mêmes et qu'il en était le protecteur, leur assurant l'immortalité. Comme les autres dieux, il est appelé roi , chaque dieu exerçant sa seigneurie sur un domaine particulier : le Roi Soma peut étendre son pouvoir sur les plantes et les herbes en priorité, mais aussi sur l'ensemble des dieux et sur l'ensemble des hommes, car tous les peuples sont entre ses mains. Il est la substance par laquelle la vie se perpétue et peut devenir éternelle :

J'ai goûté en connaisseur le suave élixir,

le complaisant, le grand libérateur :

celui que tous, dieux et mortels,

recherchent en l'appelant le miel...

Entre en nous tout entier,

comme celui qui donne la vigueur,

qui trouve la lumière,

ô Soma, qui veille sur les hommes !

En liaison avec tes aides, ô Soma,

préserve-nous... (Rig-Veda 8, 48).

Aspects liturgiques de la religion védique

Dans le védisme ancien, il semble que tout l'office liturgique était simplement tenu par le père, par le chef de la famille, dans le cadre domestique : ni temple, ni prêtre n'étaient nécessaires pour que s'accomplissent les offrandes aux différents dieux : tout pouvait être accompli liturgiquement à l'intérieur du domaine familial, dans l'espace sacré par excellence, celui où brûlait le feu domestique. Ultérieurement, et sans doute parce que les rites devenaient de plus en plus compliqués, demandant de plus en plus de temps pour être correctement accomplis, la tâche d'offrir les sacrifices fut confiée à des hommes qui devinrent les techniciens de la religion et qui transmirent leur savoir et leur expérience à leurs fils, constituant ainsi de véritables dynasties de prêtres et de liturgistes. La fonction sacerdotale n'était alors pas l'apanage exclusif de la caste des brahmanes ; elle était simplement le fait de ceux qui étaient investis d'une mission sacrificielle, dont ils étaient les artisans rémunérés.

L'essentiel, pour l'homme religieux, était de se bâtir une personnalité propre, grâce à laquelle il lui serait possible de partager l'immortalité des dieux ; aussi toute sa vie est-elle marquée par des gestes, par des signes, par des sacrements qui le confirmaient dans sa vie religieuse, jusqu'à ce qu'il puisse atteindre la perfection. Dès avant la naissance de l'enfant, des rites d'expiation du péché étaient pratiqués durant la grossesse de la mère, afin d'assurer le bon déroulement de l'accouchement, et dans le but surtout de mettre au monde un fils, en éloignant du foyer domestique toutes les puissances malfaisantes qui pourraient nuire au bon déroulement de la grossesse et de la mise au monde d'un fils.

La naissance donne lieu également à certains rites, destinés eux aussi à écarter les puissances mauvaises de l'enfant qui vient de naître. Au moment de la naissance, le père doit attiser le feu, prendre l'enfant sur ses genoux et offrir une oblation aux dieux, en exprimant des voeux non seulement pour l'enfant, mais aussi pour toute la famille, afin qu'elle connaisse la prospérité, tant dans la descendance humaine que dans celle du bétail. Puis le père murmure aux oreilles de l'enfant quelques versets des Vedas, lui souhaitant une longue vie, la sagesse, l'intelligence. Puis l'enfant reçoit deux noms, dont l'un restera le secret des parents, cette coutume ayant pour effet de le protéger de toutes les influences maléfiques. Le douzième jour, la mère et l'enfant prennent un bain de purification, la femme ayant alors le droit de sortir de chez elle, après que le mari ait prié le Soleil d'écarter d'elle tout malheur. Dans son plus jeune âge, le fils était élevé par les femmes, par sa mère, ses tantes ou ses soeurs ; le père, qui l'avait reconnu pour son fils au moment de la naissance, n'avait plus aucun contact avec lui, jusqu'au moment de l'initiation, qui marquait pour ce fils une véritable nouvelle naissance. En principe, c'était le père lui-même qui faisait l'initiation de son fils, lui enseignant les rites familiaux. Mais il arrivait très souvent que le père, lorsque son fils atteignait l'âge de sept ans, le présentait à un maître à qui il déléguait tous ses pouvoirs. Le maître lui apprenait alors tous les devoirs de sa condition, lui inculquant toutes les prescriptions rituelles, le bon comportement dans toutes les circonstances de l'existence, et particulièrement pour les sacrifices de la vie religieuse, lui enseignant le Veda. La durée des études était d'environ douze années pour que chaque Veda soit appris et compris ; mais généralement, c'est vers l'âge de dix-sept ans que l'élève était considéré comme étant entré en possession de la pleine connaissance religieuse : il pouvait alors rentrer chez lui et se marier, hors de son clan, pour engendrer à son tour des fils qui poursuivraient les traditions familiales. Les filles, quant à elles, n'avaient nul besoin d'apprendre les traditions religieuses propres à leur clan, puisque, un jour ou l'autre, elles quittaient leur clan d'origine pour entrer dans celui de leur mari, qui les initierait au culte domestique.

Pour les filles, le mariage était comparé à l'initiation des garçons. Mais un grand nombre de rites particuliers étaient accomplis lors de la célébration d'un mariage. Tout d'abord, des émissaires du jeune homme allaient présenter sa demande aux parents de la jeune fille. L'accord des parents de la jeune fille suffisait à conclure juridiquement le mariage, mais la célébration rituelle ne faisait que commencer. Le jour du mariage, le fiancé, après s'être baigné et avoir accompli des cérémonies porte-bonheur, était conduit chez sa fiancée, a laquelle i1 offrait une robe ; i1 lui prend la main devant le feu domestique, avant de l'emmener chez lui : le cortège nuptial est précédé du feu, porté dans un récipient. Arrivés à la maison que le couple habitera, la jeune femme doit en franchir le seuil sans le toucher, le mari la soulevant éventuellement. De nouvelles oblations aux dieux sont faites. Le jeune couple doit vivre alors pendant trois nuits dans l'abstinence et coucher à même le sol ; à la fin de la quatrième nuit, un nouveau sacrifice est offert aux dieux, avant de consommer le mariage. Désormais, l'homme devra entretenir sans interruption le feu nuptial, jusqu'à sa mort ; à ce moment-là, ce sera le fils aîné qui devra l'entretenir, après l'avoir laissé s'éteindre et après l'avoir rallumé.

Les funérailles, elles aussi, donnaient lieu à des rites bien précis, aussi bien à l'égard du mort, à qui l'on rendait les derniers honneurs, pour qu'il puisse être conduit en toute droiture dans le domaine des morts, après avoir été incinéré, qu'à l'égard des survivants, qui avaient pu contracter une impureté rituelle, en étant mis en contact avec le mort. La famille était considérée comme impure à partir du moment du décès, et comme telle soumise à certaines observances : ne plus étudier le Veda, jeûner pendant deux jours, ne pas se couper les cheveux ou la barbe. La famille restait dans cette situation d'impureté rituelle un certain nombre de jours selon le degré de parenté. Après avoir laissé se passer le temps légal, la purification est obtenue par un bain rituel, par la coupe des cheveux et de la barbe et par l'offrande d'un sacrifice.

Le sacrifice

Le culte védique repose essentiellement sur le sacrifice. Pour entrer en contact avec le monde divin et assurer ainsi sa protection sur toute sa famille, l'homme marié recourait à de nombreux sacrifices, en présence de ses enfants et de son épouse, celle-ci jouant sans doute un rôle non négligeable, mais entièrement dépendant de son mari, lequel avait reçu l'initiation dès sa jeunesse. Dans le sacrifice, c'est donc surtout celui qui offre, le sacrifiant, qui a de l'importance et qui reçoit en retour les grâces et les bienfaits divins ; mais ce sacrifiant n'est jamais isolé, il ne s'agit pas de l'individu, mais de la famille ou de la petite collectivité. En effet, la religion védique garde toujours une dimension communautaire, et tout ce qui peut être demandé au cours d'un sacrifice aux dieux a toujours également une valeur collective comme la prospérité de la maison ou l'abondance du bétail... Comme le culte védique originel ne comportait pas de temples, les cérémonies avaient lieu dans la maison de celui qui offrait le sacrifice, le chef de la famille étant simultanément l'offrant et l'officiant, les prêtres, quand il y en avait, étaient choisis par le chef de famille. Le rôle des prêtres était de garder le sacrifice, de surveiller que les gestes et que les paroles rituelles soient correctement accomplis, de se charger des formules de réparation, quand certaines erreurs avaient pu être commises.

L'offrande consistait généralement en produits de la terre. Une partie de cette offrande était jetée dans le feu domestique, afin que le dieu du Feu, Agni, puisse les faire parvenir aux dieux ; l'autre partie était mangée par l'officiant et les participants au sacrifice, en signe de communion avec les dieux, qui avaient été invités à venir prendre place au sacrifice lui-même. Puisque le feu recevait l'offrande qu'il consumait, on disait qu'Agni mangeait l'offrande et qu'il la portait aux dieux invités par lui-même à l'oblation de l'offrant-sacrificateur, ces dieux qui devaient lui apporter en retour leur influence bénéfique, en telle ou telle occasion.

L'Agnihotra est le rite solennel le plus court et le plus répandu : le chef de famille l'accomplit chaque jour, matin et soir. C'est une simple oblation dans le feu de lait fraîchement trait, qui est faite à l'aurore, juste avant que le soleil ne commence sa course, et le soir, au moment où la première étoile annonce l'avancée de la nuit. Tous les fidèles ne sont pas tenus de pratiquer ce sacrifice : les classes supérieures peuvent et doivent normalement l'accomplir quotidiennement. Dans certains cas particuliers, pour obtenir la réalisation de voeux plus spécifiques, il est possible d'offrir une oblation qui n'est pas faite de lait fraîchement trait : du beurre, un gruau, une bouillie de riz, quelques grains de riz, de la viande. Ainsi, pour obtenir du bétail, il faut offrir le lait de deux vaches ; pour augmenter la force virile, du lait aigri ; pour obtenir la suprématie, du gruau de riz ; pour obtenir de la nourriture, de la bouillie de riz ; pour l'énergie et la force, des grains de riz ; pour la gloire, de la viande... Cette offrande est accompagnée de prières prévues par le rituel, similaires à celle-ci :

Terre ! Atmosphère ! Ciel !

Toi que l'on enlève, enlève-moi au péché

que j'ai commis sans le savoir

et au péché que j'ai commis sciemment...

Toi qui as été enlevé, délivre-moi

de toutes les fautes, de tous les péchés,

que j'ai commis pendant la journée...

Pour le Seigneur du feu,

pour mon feu, sois attentif !

Au Seigneur du feu,

ô mon feu, sois propice....

Tous les autres sacrifices se présentent comme la répétition, plus ou moins amplifiée, de ce sacrifice de l'Agnihotra ; ainsi, les cérémonies sont plus longues et plus complexes, au moment de la nouvelle lune ou de la pleine lune, au moment du changement de saison. L'importance des sacrifices indique le caractère particulièrement cosmique de la religion védique : c'est en offrant des sacrifices que l'homme permet au monde entier de se maintenir et de continuer sa course.

Les textes védiques sont unanimes pour souligner que c'est l'Agnihotra qui fait se lever ou se coucher le soleil, et pour dire que lorsque ce sacrifice ne sera plus offert, le monde connaîtra sa fin. D'ailleurs, le terme qui indique l'ordre du monde (rta) est aussi celui qui signifie le rite liturgique Le rite sacrificiel permet au cosmos de suivre son ordre propre, selon le principe que tout ce qui se déroule ici-bas a son correspondant dans le monde céleste.

La religion védique s'est développée essentiellement autour des aspects liturgiques, le rituel occupant la place centrale dans la pensée védique. Mais la religion a laissé de côté l'aspect de la foi personnelle, puisque les rites ne se présentent pas confie un hommage particulièrement fervent rendu aux dieux, mais beaucoup plus comme des techniques qui permettent d'avoir une certaine prise sur les dieux, les contraignant ainsi en quelque sorte à agir en faveur de celui qui offrait le sacrifice. Et même, en dehors des dieux, l'accomplissement scrupuleux des gestes liturgiques devait permettre à l'homme initié d'aboutir à la pleine satisfaction de ses désirs.

L'aspect spéculatif de la religion védique

Dans le texte des Upanishads déjà cité se trouve l'affirmation du dieu unique, avec toutes les réserves qu'il faut apporter pour ne pas transformer le polythéisme de fait dans cette religion en un monothéisme... Quel est le dieu unique ? - Le souffle, c'est lui qui est le brahman, qu'on appelle Cela (Upanishads, troisième livre). Mais, dès le Rig-Veda, des spéculations étaient déjà faites sur un principe unique, qui serait à l'origine du monde et qui serait également susceptible de rendre compte, à lui seul, de la pluralité des choses qui peuplent l'ensemble de l'univers. Toutefois, le Rig-Veda qui pouvait exprimer des intuitions fondamentales ne poussait pas jusqu'à leur aboutissement ultime toutes les identifications qu'il établissait entre le monde terrestre et le monde céleste, entre l'univers humain et l'univers divin. Ce n'est qu'au terme d'une longue investigation spéculative que les penseurs arriveront à la conclusion que l'âme individuelle, qui est appelée âtman, est essentiellement identique à l'âme universelle, appelée brahman.

Des sages, la plupart du temps anonymes, ont essayé de dépasser les notions mythologiques des poètes pour parvenir à une métaphysique qui rendrait compte de l'ensemble de l'univers créé, en recherchant ainsi ce qui pouvait être au-delà même des dieux, les faisant également exister ; ne pouvant trouver un nom particulier pour désigner cette réalité absolument transcendante, ils ne lui ont d'abord donné d'autre nom que le neutre Cela . Par la suite, d'autres déterminations lui furent accordées : principe de toutes choses , ancien au-delà du temps ... puis brahman , un terme qu'il n'est guère possible de traduire. Néanmoins, les nombreuses mentions qui en sont faites dans les textes védiques permettent de cerner quelque peu le sens que ce terme a pu avoir, dans ses différentes acceptions. C'est d'abord une formule qui est susceptible d'être énoncée, notamment dans le cadre des sacrifices, formule qui lui fait prendre la signification de parole efficace et efficiente. Dès lors, le brahman désigne une force, une puissance vitale. Un hymne du Rig-Veda, présentant une cosmogonie, souligne l'existence du Brahman, avant l'apparition des dieux et des hommes, manifestant ainsi que les dieux ne sont pas les auteurs de la création du monde, mais qu'il y a quelque chose qui leur est supérieur, et qui est également qualifié d' un :

Il n'y avait pas l'être, il n'y avait pas le non-être en ce temps.

Il n'y avait ni l'espace, ni le firmament au-delà.

Quel était le contenu ? Où était-ce ? Sous la garde de qui ?

Qu'était l'eau profonde, l'eau sans fond ?

Ni la mort ni la non-mort n'étaient en ce temps,

point de signe distinguant la nuit du jour.

L'Un respirait sans souffle mû de soi-même :

rien d'autre n'existait par ailleurs.

A l'origine les ténèbres couvraient des ténèbres,

tout ce qu'on voit n'était qu'onde indistincte.

Enferme dans le vide, le Devenant,

l'Un prit alors naissance par le pouvoir de la chaleur...

Cette création, d'où elle émane,

si elle a été fabriquée ou si elle ne l'a pas été,

Celui qui veille sur elle au plus haut du ciel

le sait sans doute : ou bien ne le sait-il pas ? (Rig-Veda 10, 129)

Dans le développement de la pensée védique, cette notion prit une importance croissante, désignant l'essence de toutes choses, puisque, par la parole, le brahman avait permis la naissance de toutes les réalités, divines et humaines. Les hommes de la première classe sociale, à l'image de la première classe divine, furent les brahmanes, eux qui célébraient la liturgie, en prononçant les paroles adéquates, celles-ci permettant à la puissance supérieure de s'exprimer dans le monde.

Cet être supérieur, qui est placé au-dessus de dieux, qui est même d'une autre nature que les dieux, est conçu comme une personne, il n'est plus alors un élément neutre, il devient le maître immortel , le souverain de tous les rois de l'univers, la divinité supérieure à tous les dieux, puisqu'il n'est pas un dieu fonctionnel, alors que les autres le sont. Le dieu Brahma (et non plus brahman, pour éviter la confusion avec le neutre du principe initial) apparaît alors comme personnalisé sous des aspects anthropomorphiques, possédant quatre bras et une tête à quatre visages : ainsi il lui est possible de regarder les quatre horizons à la fois, ce qui marque son omniscience et sa domination sur l'ensemble de l'univers. Brahma, personnification du principe universel qui régit le cosmos, apparaît alors comme l'âme du monde.

De même que l'ensemble du cosmos est maintenu dans son existence par le brahman, la personnalité de l'homme a besoin d'un principe qui le maintienne dans l'existence, qui le fasse vivre, qui lui assure une certaine unité. Or, ni le corps, ni les sens, ni les sentiments, ni rien de ce qui a trait à la corporéité de l'homme ne peut garder l'homme dans son unité, dans sa vérité fondamentale ; il convient donc de chercher ailleurs ce principe absolu, qui constitue le centre de la créature. Ce principe sera appelé âtman , terme que l'on peut traduire par âme, par le moi : c'est le centre de la personnalité qui fait qu'un individu est ce qu'il est.

Comme ce principe est un absolu, dans le domaine humain, il est analogue au brahman, et progressivement l'âtman sera même identifié au brahman : l'absolu ne peut être qu'un. La puissance unique qui maintient le cosmos dans son ordre et ce qui fait l'unité de l'individu sont alors, spéculativement, identifiés. Dès lors, l'âtman n'est plus seulement immortel, mais il est éternel et il pénètre dans le corps de l'homme, non pas à la naissance, mais bien au moment de l'initiation pour les garçons et au moment du mariage pour les jeunes filles.

Celui qui découvre qu'il est lui-même le brahman, celui qui fait ainsi l'expérience de son identité avec la totalité atteint ainsi le bonheur suprême, puisqu'il échappe ainsi à tout ce qui pourrait constituer un désir terrestre, il découvre son éternité. Et celle-ci l'élève immédiatement au rang des dieux, ceux-ci n'étant donc pas supérieurs aux hommes, puis qu'ils connaissent, eux aussi, leur participation à la même identification de l'âtman et du brahman.

Cette spéculation, proprement métaphysique, sur l'identification de l'âtman et du brahman, va sonner le glas de la religion védique. Si les dieux ne possèdent pas l'âtman, ils n'ont aucune substance ; et s'ils possèdent également cet âtman en eux, ils sont identiques, substantiellement, aux hommes : ils n'ont donc plus aucune importance. La religion védique aurait ainsi évolué vers le brahmanisme, doctrine qui affirme son attachement au seul Brahman, comme objet de la croyance, et au rôle prépondérant de la classe dominante, qui joue un rôle sacerdotal. Il faudrait d'ailleurs se garder d'assimiler le brahmanisme à la simple religion du Brahman ; il est essentiellement la religion des Brahmanas, de ceux qui professent la doctrine du Brahman. Si le védisme avait négligé certains aspects de la religion, comme la foi et la piété, comme la relation privilégiée et personnelle entre l'homme et Dieu, le brahmanisme, comme phénomène religieux dirigé par la classe dominante, a transformé le védisme ancien pour le faire évoluer vers l'hindouisme proprement dit.