HINDOUISME

 

Généralités sur la religion de l'Inde

 

L'eau, survivance certaine d'une crainte magique des hommes, joue un rôle considérable dans de nombreuses religions Mais si cet élément, autrefois incontrôlable, fut la cause première de multiples et diverses catastrophes, il se chargea aussi progressivement d'une force purificatrice. La religion principale de l'Inde, l'hindouisme, n'échappe pas à cette intuition fondamentale des grandes religions : la vie du fidèle hindou est essentiellement ponctuée d'ablutions rituelles, notamment dans les eaux du Gange, fleuve sacré entre tous ceux de l'Inde, notre mère Ganga. C'est avec lui que s'écoule toute la vie humaine. En effet, ce fleuve porte en lui-même l'ultime signification : le temps n'existe pas. Partout, il est le fleuve simultanément, à sa source, dans son cours et jusqu'à son embouchure. Pour lui, seul le présent compte ; en lui, point de passé ni d'avenir. Toute la souffrance humaine réside dans la condition temporelle de l'homme. Si celui-ci est capable de se libérer du temps, qui pèse sur lui comme un fardeau, il peut atteindre le plein épanouissement de sa nature. S'affranchir du temps, c'est entrer en communication avec le sacré, avec le divin, c'est entrer en communion avec lui pour toute l'éternité.

Indien et Hindou

L'hindouisme, qui se veut la religion officielle de l'Inde, est une religion très importante dans l'ensemble des grandes religions du monde : il suffit de savoir qu'il regroupe plus de quatre cent millions de fidèles pour avoir une simple idée de l'impact qu'il peut avoir numériquement en Orient. Mais il convient de noter aussi de remarquer qu'elle ne peut se comparer aux religions occidentales, qui ont une visée universaliste, voulant se répandre dans l'ensemble du monde et non pas se limiter simplement à la région dans lesquelles elles ont pu voir le jour, d'où était originaire leur fondateur. Or, l'hindouisme n'a pas de fondateur, comme Moïse, Jésus ou Mahomet... Il est issu d'une tradition qui se perd dus la nuit des temps, mais qui traduit la Loi éternelle qui a été révélée par les dieux à des sages, à un moment ou à un autre de l'histoire.

Aussi, à proprement parler, ne peut-on guère employer le vocabulaire de religion pour cette forme de pensée et surtout d'agir selon les règles les plus anciennes. D'ailleurs, ce sont les Occidentaux qui, désireux toujours de mieux connaître cet Orient qui leur apparaissait mystérieux, ont donné ce nom d'hindouisme à ce mode de conduite des hommes qui peuplaient les bords de l'Indus. Et ce n'est qu'à une époque très récente, au cours du dix-neuvième siècle, que les sages indiens ont repris eux-mêmes à leur compte cette détermination commode pour désigner l'ensemble des doctrines qu'ils enseignaient et transmettaient.

Cela dit, il convient également d'établir une distinction entre les habitants de l'Inde, les Indiens, et les fidèles qui professent ce type de conduite et de foi, les Hindous. Certes, la majorité des Indiens appartiennent à cette religion, mais tous les citoyens de la République indienne ne sont pas nécessairement les fidèles de cette religion : on compte aussi parmi les Indiens des musulmans, des chrétiens, des juifs et des bouddhistes. De plus, si tous les Indiens ne sont pas Hindous, tous les Hindous ne sont pas nécessairement Indiens : les fidèles de l'hindouisme sont également répandus dans d'autres pays, débordant actuellement les territoires asiatiques, puisque certains émigrés indiens vivent actuellement un peu partout dans le monde, en Afrique, en Amérique et même en Europe. Toutefois, la majorité des hindous revendique une sorte d'appartenance légitime au territoire indien, continuant ainsi d'une part à maintenir le caractère national de leur religion et d'autre part à perpétuer la confusion trop facile entre l'Indien et l'Hindou, que les Occidentaux ont faite et qu'ils maintiennent encore.

L'hindouisme aujourd'hui

Il existe deux modes d'approche pour étudier l'hindouisme. Ou bien, on l'étudie comme une juxtaposition plus ou moins organisée de croyances qui se sont répétées les unes les autres, au cours des siècles, depuis les origines védiques de la tradition hindoue ; ou bien, on l'étudie comme une religion unifiée dans ses croyances essentielles, malgré des variantes accidentelles, dues à l'apparition progressive des sectes, qui ont tenté, chacune pour sa part, de pénétrer plus avant dans le mystère du divin. Il va sans dire que cette seconde méthode est plus rapide, même si elle n'épuise pas toutes les richesses religieuses apportées progressivement par les différents événements historiques. L'intérêt le plus évident est de décrire l'hindouisme comme un bloc unique, inséparable d'une spéculation philosophique mais aussi, et peut-être même surtout, de la vie sociale de tout un peuple.

En effet, pour l'État qui se veut laïc, de la République indienne, la confusion entre les habitants du territoire et les fidèles de la religion n'est pas encore levée. Dans les recensements des populations, tous les individus sont considérés comme appartenant à l'une des grandes religions : celui qui ne se déclare pas comme chrétien, musulman ou bouddhiste, est assimilé à un fidèle de la religion hindoue, si bien que les athées sont considérés comme inexistant, du moins sur le plan de l'étude statistique, et que les animistes sont vus comme des hindous qui s'ignorent, puisque ces primitifs n'ont pas encore été capables de trouver un nom pour exprimer leur foi religieuse. Ainsi, l'hindouisme contemporain ne cesse d'exercer une pression impérialiste sur tous les Indiens : la religion apparaît, même dans cet État à la constitution purement laïque, comme une véritable affaire nationale. Celui qui n'est pas indien, par la naissance, ne peut pas devenir un fidèle de l'hindouisme ; et celui qui est indien, mais qui s'est converti, soit lui-même soit par tradition familiale, à une autre religion, apparaît comme un grand pécheur, qui oublie les avantages qu'il a pu acquérir au cours de ses existences antérieures, mais il est certain qu'il reviendra ultérieurement à l'hindouisme.

Le rôle des castes

Il n'est donc pas possible d'isoler le phénomène de l'hindouisme de la réalité sociale du peuple indien. La caractéristique première qui apparaît immédiatement aux yeux de l'occidental, c'est celle des castes. Mais ce terme lui-même n'est pas d'origine indienne : il a d'abord été employé par les Portugais qui ont été les premiers à coloniser l'Inde ; le mot casta , en portugais, est employé pour établir des distinctions entre les races ou entre les espèces, et il trouve son application aussi bien dans le monde humain que dans le monde animal. En constatant l'existence de groupes distincts dans la société indienne, les Portugais ont donc appliqué ce terme qui leur était propre à l'organisation de la société indienne, et le vocabulaire de caste est ainsi passé à l'ensemble de la civilisation européenne, alors que le vocabulaire indien lui-même présentait ces distinctions sociales, en employant deux termes différents : varna, qui désigne les quatre classes sociales, telles qu'elles avaient pu être définies dans la tradition védique, et jâti qui désigne plus spécialement l'espèce, introduisant ainsi une sous-classification à l'intérieur même des quatre grandes classes de la société.

Il n'en demeure pas moins vrai que le vocabulaire des castes est un moyen aisé pour permettre de se repérer dans la hiérarchie sociale, puisque le phénomène des castes déborde largement du cadre spécifiquement religieux : il a pour raison d'être de reproduire la société dans son ordre établi, dès les origines du monde, ainsi qu'en témoigne un texte des Veda.

Cet hymne religieux explique la genèse des castes. L'être primordial, Purusha (ce nom comme celui d'Adam, en hébreu, semble être un terme générique désignant et signifiant l'ensemble de l'humanité) se trouve en butte à l'hostilité des dieux qui s'acharnent contre lui et finissent par le mettre en pièces. Cet homme primordial, connu aussi sous le nom de Prajapati, résume en sa seule personne l'univers tout entier, ce qui est dans la nature comme ce qui est au-dessus de la nature, et, en fait, il se présente comme le démiurge qui est sacrifié par les dieux, alors que ceux-ci lui devaient leur origine : ce Dieu-Victime est aussi considéré comme le sacrifice par excellence, puisqu'il a permis la création du monde et de l'humanité, sacrifice qui est sans cesse renouvelé par la liturgie.

L'Homme a mille têtes,

mille yeux, mille pieds,

après avoir couvert la terre de toutes parts

a débordé de dix doigts.

L'Homme est tout ce qu'il est,

ce qui fut et ce qui sera.

Il est maître aussi de l'immortel

dont par la nourriture il dépasse la croissance.

Telle est sa taille

et plus grand encore est l'Homme.

Tous les êtres sont un quart de sa mesure,

les trois autres sont l'immortel au ciel.

Avec ses trois quartiers l'Homme est monté là-haut.

Mais l'autre quart est demeuré ici

d'où il a développé en tous sens

les choses qui mangent et celles qui ne mangent pas....

Quand les dieux tendirent le sacrifice

avec l'Homme pour oblation,

le printemps fut son beurre,

l'été son bois, l'automne son oblation.

Sur la jonchée, ils arrosèrent la victime,

l'Homme, né au commencement :

les Dieux le sacrifièrent

et aussi les saints et les poètes.

De ce sacrifice à consommation totale

le beurre diapré fut recueilli :

de là furent fabriquées les bêtes de l'air,

celles de la forêt et celles des villages.

De ce sacrifice à consommation totale

sont nés les hymnes et les mélodies,

les mètres en sont nés,

nées les chèvres et les brebis.

Lorsqu'ils divisèrent l'homme,

en combien de parties l'ont-ils arrangé ?

Que devint sa bouche, que devinrent ses bras ?

comment s'appellent ses jambes et ses pieds ?

Sa bouche fut le brahmane,

de ses bras, on fit le guerrier,

ses jambes, c'est le laboureur,

le serviteur naquit de ses pieds....

Les dieux ont sacrifié le sacrifice au sacrifice,

telles furent les lois primordiales.

                                                                                (Rig Veda 10, 90)

Seule, la caste des brahmanes , issue de la bouche du Dieu sacrifié, de l'homme primordial, est véritablement religieuse : les brahmanes détiennent le pouvoir sacré, faisant office de prêtres à l'occasion des sacrifices, tout en étant les maîtres dans l'enseignement du Veda, du Savoir par excellence, grâce à leur pratique de la méditation et de la contemplation. La deuxième caste est celle des militaires ou des guerriers, de ceux qui font leur métier des armes. Le prototype de cette caste est le roi, véritable émanation de la divinité sur la terre. Le rôle religieux des guerriers est de faire offrir des sacrifices, sans oublier les dons qu'ils doivent attribuer aux brahmanes. Ces devoirs religieux sont les mêmes que ceux qui sont dévolus à la troisième caste, celle des laboureurs , c'est-à-dire de ceux qui ont pour fonction sociale le commerce, l'agriculture ou l'élevage. La dernière caste, celle des serviteurs , place ses membres au service des autres castes : ils sont mis plus ou moins à l'extérieur de toutes les fonctions religieuses.

L'explication mythologique de la naissance des différentes castes est importante dans la mesure où les pratiques religieuses de l'hindouisme, reposant sur la distinction entre le pur et l'impur, répètent liturgiquement la séparation des hommes en castes. Mais ces pratiques décrivent beaucoup plus l'ordre éternel du monde avec les lois qui doivent sans cesse subsister que la société elle-même, bien que les castes soient toujours, plus ou moins, repérables sociologiquement grâce à l'exercice des professions : chaque caste doit, en principe, accomplir le travail qui leur est réservé exclusivement. Aussi l'expulsion de la caste, surtout si elle est plus élevée dans la hiérarchie sociale et religieuse, devient immédiatement une sorte d'excommunication irrémédiable. En effet, selon l'organisation sociale, l'exclusion met l'individu au ban de l'échelle sociale et religieuse sans lui permettre, pour autant, l'entrée dans une caste inférieure, toutes les castes étant également fermées et acharnées à défendre toute intrusion dans leur propre domaine, fut-il le plus misérable.

Au moment de l'indépendance de la République indienne, en 1947, le gouvernement a élaboré une constitution dans laquelle le système même des castes se trouve formellement interdit ; pourtant, il subsiste dans la mentalité religieuse de la plus grande partie des hindous. Supprimer les castes revient, en effet, à bouleverser et même à détruire toute l'organisation religieuse, puisque chaque individu doit accomplir tout un cheminement de renaissances successives pour parvenir au sommet de la vie mystique, qui permet l'échappement même au cycle des renaissances.

Le principe des renaissances

En fait, le système même de l'organisation de la société indienne en castes différentes ne peut se comprendre en dehors d'une référence à une théologie particulière : les castes sont une réalité religieuse bien avant d'être une réalité repérable sociologiquement, en raison principalement de leur origine révélée dans le plus ancien livre sacré de l'Inde, qui contient tout le Savoir et qui ne peut donc être qu'infaillible. Et même dans la société indienne, il n'est pas rare de découvrir que des individus, appartenant à la plus noble des castes, celle des brahmanes, sont littéralement réduits à la misère la plus noire, tandis que des individus hors-caste, véritablement parias dans le domaine religieux sont socialement de gros propriétaires d'usines ou de commerces importants signe évident que la théorie théologique ou métaphysique ne rejoint pas la réalité sociale ou économique.

Ce qui est au coeur de la religion hindoue, ce n'est sans doute pas la doctrine de la séparation des castes, même si elles sont le plus immédiatement perceptibles : l'intuition fondamentale de toute la théologie, c'est au contraire la libération de celles-ci, ce qui est manifestement impossible dans la vie concrète des hommes, mais qui peut être rendu possible progressivement, au fil de renaissances successives, puisque, selon les actions des individus dans lesquels elles sont incorporées, les âmes peuvent accéder ultérieurement à des formes d'existence de plus en plus élevées dans la hiérarchie religieuse, jusqu'à atteindre la complète libération. La conviction religieuse essentielle, c'est la foi et l'absolue certitude de la série des réincarnations, ainsi que la foi et la certitude de l'existence de moyens par lesquels il sera possible d'échapper à ce cycle. Il convient aux individus de chercher sans relâche à se libérer de toutes les pesanteurs de la vie pour parvenir à l'Absolu. Tout être vivant est composé d'une âme (atman) immortelle et d'un corps mortel qui renferme l'atman impérissable. Cette âme vient de ce que les hindous appellent le Brahman, qui est la source éternelle de toute vie et l'âme n'aspire qu'une seule chose, c'est de retourner à l'Absolu divin dont elle est issue. C'est donc une longue pérégrination que l'âme entreprend, en s'incarnant d'abord dans les formes inférieures de l'existence terrestre. Un peu à la fois, selon ses mérites, elle pourra s'incarner dans des corps de plus en plus complexes, d'abord dans des animaux, ensuite dans des hommes, de plus en plus élevés dans l'organisation socio-religieuse... Le destin de l'âme apparat comme fonction des actes que l'individu dans lequel elle s'est incarnée peut accomplir au long de son existence. Si l'homme agit bien, elle se trouve singulièrement plus légère et peut monter de plus en plus haut, en s'incarnant dans le corps d'un individu supérieur, qu'il soit un homme ou qu'il soit un dieu ; mais si cet homme agit mal, l'atman s'alourdit du poids des péchés de cet individu et retombe dans des corps inférieurs. Il est surtout facile de préconiser cette montée ou cette chute de l'atman, dans le cas des êtres humains qui, contrairement aux animaux ou aux autres êtres inférieurs qui peuplent l'univers, sont susceptibles de tenir une conduite authentiquement morale, selon les principes qui leur sont indiqués par les lois. Et, à mesure que l'on s'élève dans la hiérarchie religieuse, les devoirs religieux apparaissent de plus en plus importants : ainsi les brahmanes sont plus contraints par les lois que les simples serviteurs qui sont en bas de l'échelle des castes.

De cette doctrine de la transmigration des âmes, il s'ensuit que chaque individu mérite entièrement le sort qui est le sien dans l'existence présente : si son sort est mauvais, c'est qu'il porte les conséquences de ses existences antérieures, mais s'il est bon, cela ne doit pas l'entraîner à suivre la pente dangereuse du relâchement, sous peine de connaître un sort encore plus mauvais dans une existence future.

Cette même doctrine permet à chacun une grande espérance : si l'individu ne disposait que d'une seule vie, il serait en quel que sorte condamné par une destinée hasardeuse, et en tout cas injuste, à ne connaître qu'une seule situation, alors que la transmigration permet à chacun d'aspirer à un idéal de vie plus haut, afin de parvenir, au terme des renaissances successives, à l'Absolu : comment des hommes, qui se conduisent comme de véritables animaux, pourraient-ils croire et espérer, en l'espace d'une seule vie, à parvenir au niveau de Dieu : l'écart entre l'homme et Dieu est si considérable qu'il est impossible de penser qu'il serait permis de le combler au cours d'une seule existence, fut-elle humaine.

L'au-delà de la mort

Dès l'époque la plus ancienne de l'hindouisme, l'affranchissement de la mort, et donc l'échappement au cycle de la transmigration des âmes, semble avoir constitué la préoccupation fondamentale de la religion. Il s'agit, pour le fidèle, de passer de la mort à l'immortalité, en échappant de manière définitive à la loi du karman, à laquelle même les dieux sont soumis. Originellement, le concept même de karman est dérivé d'une racine sanscrite, qui marque l'action de faire quelque chose. Ainsi, le karman est plus spécialement un acte rituel, une espèce de pratique accomplie selon les principes des Veda.

Mais, comme tout acte nécessite de la part de celui qui l'accomplit un effort, il est douloureux ; et si l'homme l'accomplit malgré tout, c'est surtout en vue d'obtenir un plus grand bien pour lui-même. De cette manière, le rite religieux est d'abord fait pour espérer trouver une absence de malheur dans cette vie présente, mais aussi, et par suite, afin de rechercher une délivrance par rapport à toute souffrance.

Toute l'existence humaine apparaît dès lors comme une tentative pour échapper au cycle permanent mort-réincarnation, en vue d'accéder à la béatitude de l'immortalité. Un thème fréquemment repris dans l'hindouisme est celui de la libération de l'homme, celui de sa délivrance d'une condition de vie limitée et précaire. Ainsi, le rite d'initiation d'un jeune homme n'est-il pas autre que celui d'une identification personnelle à l'homme primordial, Prajapati, dont l'initié devient le disciple. Le salut, pour tout homme, se trouve dans la délivrance des transmigrations, c'est-à-dire également dans la libération d'un état d'humanité soumis à la passion, à l'ignorance, à la souffrance ou à la misère. Il faut s'élever au-dessus de la condition humaine pour s'unir absolument au Dieu, qui est à la fois omniprésent et transcendant. Krishna a pu ainsi obtenir un culte particulier, car il est présenté comme un dieu sauveur, comme un dieu qui libère ses dévots du cycle des réincarnations. L'objet essentiel de la religion devient alors d'obtenir la délivrance, au-delà des avantages de la vie présente, au-delà même de la félicité d'un paradis céleste. Cette délivrance est toujours personnelle, même si elle permet d'atteindre un état de vie collectif dans le nirvâna. La loi du karman est telle que l'individu deviendra ce qu'il a fait pendant ses existences précédentes : la vie future apparaît donc comme commandée par les actions de la vie présente. Cette théorie a beaucoup influencé la pensée indienne, au niveau de la psychologie individuelle et même collective. Pour un grand nombre, le souci d'échapper à cette sorte de déterminisme et de fatalisme, contraignant toute forme de liberté individuelle, a conduit les individus à renoncer à toute action, de manière à en éviter les conséquences ultérieures. En effet, aussi longtemps qu'un homme agit, il forme du karman ou il laisse simplement ce karman se fixer sur lui, et il se trouve de cette manière contraint de continuer à vivre dans ce monde, au cours d'existences successives. Ainsi, le karman rend véritablement les hommes esclaves de l'existence terrestre, de la même manière qu'il peut rendre les dieux esclaves de leur propre condition, comme il rend également les animaux esclaves de leur situation.

Les voies de la libération

L'âme qui se trouve ainsi prisonnière du karman n'aspire qu'à une seule chose, c'est de se libérer entièrement de tout attachement à ce monde pour parvenir non pas seulement à un état de vie meilleur dans une vie future mais aussi et surtout dans l'échappement à toute forme d'existence terrestre Une première voie de la délivrance se trouve exprimée dans la théorie classique des différents états de l'existence. Ce chemin de libération semble être réservé principalement aux fidèles de haute naissance, et particulièrement à ceux qui appartiennent à la caste des brahmanes. Cette théorie des stades de la vie résume les différents moments de l'existence pour l'homme qui souhaite échapper définitivement à la loi du karman. Après avoir été étudiant brahmanique, maître de maison, puis ermite, le brahmane achève son existence dans le renoncement total. Au sortir de son initiation, le jeune homme se soumet à un gourou qui lui enseignera les textes sacrés.

Pendant cette période, le disciple est contraint à suivre certaines obligations morales : chasteté parfaite, obéissance absolue envers son maître, quête journalière de sa nourriture et service du gourou. Au cours de la seconde période de sa vie, celle qui fait de lui un maître de maison, l'homme a pour tâche principale de procréer des fils qui continueront, après lui, à entretenir le foyer domestique, le culte des dieux et à perpétuer les traditions. Lorsqu'il verra naître le fils de son fils, le brahmane pourra se retire dans un ermitage, avec ou sans sa famille : il entre alors dans un troisième stade de sa vie, celui de la retraite pendant lequel il accomplit des exercices ascétiques, en abandonnant progressivement toutes ses attaches avec le monde et avec ses vanités, en cessant également de pratiquer les rites religieux, puisque son fils ou ses fils assurent désormais la tradition séculaire. Enfin, arrivé au sommet de sa vie, le fidèle prend le bâton de pèlerin et part de lieu saint en lieu saint, ne mangeant plus que de la nourriture sauvage sans la faire cuire ou de la nourriture qu'il a pu recevoir en aumône. Il est alors parvenu à un état de perfection, où tout désir se trouve éteint, où il rejoint véritablement l'Être dans son état pur, libéré des contraintes de la vie pour se fondre dans le Brahma. Il faut néanmoins ajouter que peu d'hindous parviennent à mener jusqu'à son terme cette recherche de la libération, en suivant à la lettre les principes de cette théorie des différents stades de l'existence.

A cette première voie d'obtention de la délivrance, vient s'adjoindre une deuxième voie, quelque peu différente, mais beaucoup plus accessible au commun des mortels. Bien qu'essayant d'échapper au cycle des réincarnations successives les hommes pieux acceptent, sans s'effrayer la nécessité des renaissances. Ne pouvant échapper à la loi commune, ils vont rechercher une renaissance meilleure ou du moins égale, en accomplissant strictement les devoirs de leurs castes, afin de ne pas tomber, dans une existence ultérieure, dans une caste inférieure. Le brahmane cherchera à renaître brahmane, le guerrier essayera de parvenir à la caste des brahmanes ou il se contentera de rester guerrier, et ainsi de suite dans l'ordre hiérarchique des castes. Ce qui est recherché, ce n'est pas tant une existence heureuse que la soumission absolue à la nécessité de suivre scrupuleusement les impératifs de sa caste présente, dans l'accomplissement respectueux de tous les rites propres réservés à chaque caste. Celui qui accomplit fidèlement tous ses devoirs peut espérer renaître dans sa propre caste, sinon dans la caste supérieure. Cette recherche de la délivrance se fait donc en menant une existence mondaine par la simple obéissance à la loi sociale ; elle n'a donc pas le caractère particulièrement religieux de la théorie précédente, celle des stades de la vie.

Un texte ancien de la religion hindoue recommande une troisième voie, celle du renoncement intérieur. La Bhagavad-Gitâ présente, en effet, une voie nouvelle de pleine réalisation spirituelle : Le Bienheureux Seigneur dit : En ce monde..., il est loisible de s'attacher à une double vocation, deux sortes d'hommes réalisent la vérité absolue. Certains l'approchent par la méthode de la connaissance métaphysique, d'autres par la méthode de l'action. Ce n'est pas seulement en s'abstenant d'agir que l'homme accède à la liberté du non-agir, ce n'est pas uniquement en renonçant qu'il s'élève à la perfection. Jamais, en effet, fût-ce un seul instant, personne ne demeure sans accomplir quelque action ; car, malgré soi, chacun est contraint de s'activer sur l'effet des facteurs constituants de la nature... Celui qui, maîtrisant ses sens par l'esprit, entreprend dans le détachement, engage ses organes d'action en des actes de dévotion, excelle parmi les ascètes (Chant III, 3...77). Au lieu de devenir un pseudo-mystique, il semble bien préférable de garder ses occupations présentes, tout en cherchant à atteindre le but de l'existence qui est de se libérer de toutes les entraves matérielles ou corporelles. Le fidèle se trouve alors invité à accomplir soigneusement les devoirs de sa charge, ses devoirs individuels qui lui sont indiqués par sa participation à une caste déterminée, sans se soucier des conséquences que de tels actes peuvent avoir pour lui-même. Aucun homme n'a le droit, ni même d'ailleurs la simple possibilité de renoncer totalement à l'action, contrairement à ce qui pouvait avoir été indiqué dans la première théorie, celle des stades de la vie humaine ; de plus, aucun homme n'a le droit de se livrer à l'accomplissement des rites religieux uniquement dans le but avoué d'en tirer un profit personnel ultérieur. Le fruit des actes humains ne peut donc pas être pris en considération : il vaut mieux, pour chaque individu, accomplir sincèrement les devoirs de sa charge, plutôt que d'être un imposteur, pratiquant un spiritualisme ou une mystique sans valeur.

Et même il vaut mieux s'acquitter incorrectement de son propre devoir que correctement d'un devoir qui n'est pas le sien. La vertu cardinale est le détachement, sinon l'indifférence envers tout ce qui peut arriver ; mais cette vertu se situe à un niveau purement spirituel, dans un geste de dévotion, d'adoration et de sentiment intérieur très élevé pour le dieu qui est susceptible de faire parvenir les hommes à la libération parfaite : Ceux qui déposent en moi tous leurs actes, qui n'ont pas d'autre joie que moi et m'adorent en recueillant en moi leur pensée par une discipline exclusive, pour eux, je suis celui qui les retire promptement de l'océan de la transmigration et de la mort, ceux-là qui insèrent en moi leur coeur. Place en moi ta pensée, introduis en moi ton jugement, tu demeureras en moi ; sur ce point, il n'y a pas de doute... Celui devant qui le monde ne tremble pas et qui n'a pas peur du monde, qui est affranchi de la joie, de la colère et de la crainte, celui-là m'est cher. Qui est indifférent, pur, capable, non engagé, qui abandonne toute entreprise, celui-là, mon dévot adorateur, m'est cher. Celui qui n'exulte pas, qui ne hait pas, ne s'afflige pas, n'aspire à rien, qui se désintéresse de la prospérité comme de l'infortune, celui-là, mon dévot adorateur, m'est cher. Celui qui est le même à l'égard de l'ennemi et de l'ami, et ainsi qu'à l'égard de l'honneur et du déshonneur, qui demeure le même dans le froid et le chaud, le plaisir et la douleur, libre d'attachement, égal dans le blâme et dans la louange, silencieux, content de tout - quoiqu'il arrive -, sans demeure fixe, la pensée ferme, plein de dévotion, cet homme m'est cher. Quant à ceux qui servent avec honneur cette sainte vérité, pleins de foi, me prenant pour fin suprême, ceux-là, mes dévots, me sont excessivement chers (Chant XII, 6...20).

Cette troisième voie de libération a l'immense avantage de joindre les dispositions du fidèle, du dévot à la bienveillance divine. C'est la bhakti, c'est-à-dire littéralement la participation de l'homme à la condition divine, participation beaucoup plus affective que rationnelle, et donc susceptible de convenir à chacun, jusqu'aux membres des castes inférieures, sans qu'il leur soit nécessaire d'étudier les textes sacrés pendant de longues années. Celui qui veut être un parfait dévot est celui qui s'attache simplement au service du Dieu, vouant toutes ses actions pour ce Dieu, que ce soit en écoutant les chants liturgiques, que ce soit en participant au culte rituel, ou que ce soit en lisant et en méditant les livres saints, en ne cherchant rien d'autre que la satisfaction de ce Dieu, qui lui promet de le sortir de l'existence terrestre, lui qui s'est livré totalement à sa seule dévotion.

C'est la raison pour laquelle la Bhagavad-Gitâ recommande vivement cette voie de la dévotion, puisque l'homme n'a pas à chercher à se libérer par ses propres forces pour atteindre le plein épanouissement spirituel : Dieu lui-même se charge de satisfaire entièrement ceux qui se placent entièrement à son service. Ce chemin de la délivrance, appelé aussi parfois le bhakti-yoga, consiste d'abord en une purification des sens en les détournant des perceptions immédiates et matérielles pour les mettre en relation avec l'Absolu divin : cette purification permet au fidèle de ne plus rechercher l'intérêt particulier, mais de s'élever jusqu'au pur amour de la divinité.

La bhakti se présente ainsi comme le don de soi total au dieu, à un élan du coeur du fidèle vers lui : c'est un sentiment et un abandon mystique qui conduit à s'unir avec l'objet même à qui le fidèle voue son culte, animé par la certitude de faire partie de la nature même du dieu. Chaque fois qu'un fidèle, quel qu'il soit, à quelle caste qu'il appartienne, se rapproche d'un dieu personnel pour se confier entièrement à lui, il y a une voie qui est ouverte à ce fidèle de participer à la nature de Dieu. Il n'est donc pas question, dans ce cheminement de libération de l'âme, d'une recherche à mener intellectuellement afin de parvenir à la meilleure connaissance possible des choses de la foi ; il est simplement question de laisser son âme individuelle vivre dans l'émotion spirituelle afin de connaître une expérience religieuse, qui apparaît alors confie une émotion mystique, laquelle conduit le fidèle à mener une existence concrète purement morale.

Les délivrés

En principe, la délivrance n'est possible et réelle qu'après la mort corporelle, qui marque la fin ultime dans l'ordre de la nécessité de l'action et du désir. Généralement, au moment de la mort d'un individu, son âme quitte son corps ancien pour pénétrer dans un autre, en répondant à la loi stricte du karman, selon la logique même des actions menées pendant la vie antérieure, ces oeuvres portant presque automatiquement leur fruit. Toutefois, il apparaît aussi comme possible que les bonnes oeuvres soient récompensées dans le ciel, dans le monde du divin, les mauvaises étant punies dans un enfer, qui, lui, n'est pas éternel mais peut alterner avec une réincarnation animale.

Mais il arrive que certains individus soient considérés comme des délivrés-vivants , comme des sortes de saints qui ont définitivement échappé à la nécessité de renaître une nouvelle fois, parce qu'ils sont parvenus à échapper à la dépendance du karman, en renonçant totalement au monde, faisant de l'inaction leur idéal de vie. Le principe qui dirige leur existence est relativement simple : puisque tout ce qui fait la vie dans ce monde est incertain, puisqu'il n'y a guère de possibilité d'améliorer son existence, par la voie de l'action puisqu'il n'est guère enthousiasmant de recommencer indéfiniment le cycle de l'existence humaine, puisqu'il est encore moins heureux de savoir que les mauvaises actions peuvent conduire l'individu humain à une renaissance animale, puisque les actions humaines sont plus facilement conduites par le mal que par le bien, puisque les forces humaines sont par elles-mêmes insuffisantes à mener l'homme vers une existence meilleure, il n'y a qu'une seule solution possible, pour ceux qui apparaissent comme ces délivrés vivants, c'est de se détourner totalement de l'activité terrestre, de renoncer à tous les intérêts et h tous les avantages du monde. Au coeur même d'une existence terrestre, ils parviennent à connaître ce que ceux qui sont morts, en ayant atteint la perfection, ont acquis au fil de réincarnations successives. Différentes doctrines présentent la condition de celui qui est délivré : pour les unes, sa pensée est sans conscience, elle n'a plus d'objet sur lequel elle puisse encore se fixer ; pour d'autres, il demeure éternellement sans connaissance ni volonté déterminées, uni au Dieu transcendant dans la béatitude ; pour d'autres enfin, il se confond avec le Brahma, dans une dépersonnalisation complète de l'individu pour une fusion de celui-ci avec l'Absolu divin. Ainsi, la libération est-elle atteinte dans une véritable communion avec l'essence du divin, inaugurée pendant la vie terrestre par une participation avec celui-ci.

Cependant, comme le divin ne cesse de se manifester dans le monde humain, certaines théories continuent de se développer selon lesquelles les délivrés sont susceptibles de revenir sur la terre, mais avec un corps qui n'est plus soumis à la loi du karman. Le but de leur retour est d'aider les autres hommes à accéder eux aussi à la délivrance. Ces hommes réincarnés conservent le souvenir de leurs existences antérieures et sont capables d'accomplir des prodiges extraordinaires aux yeux de ceux qui ne sont pas encore libérés.

De là est née l'idée que celui qui a fait l'expérience de la délivrance peut en montrer le chemin aux autres, même s'il est évident que la libération elle-même n'est pas la matière d'un enseignement. Ce qui compte, c'est de découvrir le chemin qui peut mener au renoncement et à l'extase complète qui est la fusion dans le divin : la béatitude parfaite ne être attendue qu'après la mort, dans l'union divine ; mais celle-ci peut être commencée, dès la vie terrestre, par le moyen de l'extase. L'union en Dieu est alors conçue comme une extase permanente. En communiant, dès cette vie, avec le divin par la contemplation, le mystique inaugure déjà le contenu de sa vie éternelle. Le culte rendu aux dieux ne suffit donc pas pour obtenir la délivrance, il faut encore que l'homme puisse, dès ici-bas, s'identifier avec ce qu'il sera dans l'au-delà.

Cette doctrine, professée par l'élite intellectuelle a conduit à percevoir une autre voie de libération qui est celle de la connaissance, tout en laissant aux rites et à la piété traditionnels toute leur valeur, pour ce qui est notamment de bien conduire sa vie dans l'existence terrestre et pour atteindre les niveaux inférieurs du chemin de la libération définitive. La Bhagavad-Gitâ souligne déjà ce moyen de parvenir à la libération, moyen que n'ont pas dédaigné d'ailleurs les plus anciens adeptes de la religion védique : Mes actions ne me souillent pas, car je ne convoite pas leur fruit. C'est armés d'une telle connaissance que les Anciens, pourtant avides d'atteindre la délivrance, ont accompli les rites. Ainsi donc, toi aussi, acquitte-toi des tâches que les Anciens ont accomplies jadis (Chant IV, 14-15). Pour parvenir à la parfaite connaissance de l'Absolu divin, pour le connaître tel qu'il est, la pratique des rites est nécessaire, d'autant plus qu'elle s'honore d'une vénérable tradition : l'accomplissement respectueux des rites religieux à l'égard des divinités permet d'obtenir certaines compensations de la part de ces divinités, mais le sacrifice suprême, celui du renoncement que l'homme peut faire, en ayant découvert et connu la véritable nature du Dieu, immuable, omniscient, omniprésent, et pourtant transcendant, accorde au fidèle de ce Dieu la pleine et définitive délivrance. Le sacrifice supérieur à tous les autres est celui de la connaissance, car c'est par elle qu'il est possible de vénérer le Dieu supérieur qui dirige le cours du monde, le cours du destin de l'homme et qui peut ainsi l'affranchir du cycle des réincarnations. De plus, cette connaissance parfaite culmine non pas dus l'intellectuel mais dus la dévotion ; c'est par le moyen privilégié de la bhakti que l'homme peut parvenir à contempler véritablement Dieu, à la connaître tel qu'il est, à venir jusqu'à lui, le pénétrant au plus intime de lui-même. Ainsi, le chemin de la délivrance se trouve-t-il ouvert non plus seulement à une élite intellectuelle, mais aussi à l'ensemble du peuple qui peut parvenir à une connaissance de beaucoup supérieure à la forme intellectuelle, en se plongeant dans la dévotion, c'est-à-dire dans l'amour de Dieu, dans la participation à la pleine réalité de l'Absolu divin.

Le dévot du Dieu, Seigneur de l'ensemble de l'univers, dévot qui est appelé bhakta, pratique naturellement l'ascèse et la dévotion comme moyens d'accéder à la condition divine, mais il devient aussi une sorte de héraut de l'amour divin, un prophète et un saint, capable de transmettre aux autres hommes les vertus qui sont les siennes et qui lui ont permis d'accéder de son vivant à la délivrance. Il ne lui est même plus nécessaire de lire, d'étudier les textes sacrés, et de mettre en oeuvre ce qu'ils enseignent, il lui suffit de toujours porter son Seigneur dans son coeur. D'ailleurs, le bhakta ne désire rien d'autre que la seule satisfaction de son Dieu, qui l'entraîne, par la voie de l'amour, à la pleine participation de son être. Finalement, la véritable intelligence, c'est la dévotion, puisque c'est elle qui conduit l'homme à sa réalisation spirituelle, dans la fusion et dans l'union à son Dieu.