La doctrine confucéenne

 

Bien que n'ayant écrit aucun ouvrage présentant sa pensée personnelle, bien que se défendant toujours d'innover tant dans le domaine moral et politique que dus le domaine religieux, Confucius a laissé comme héritage une nouvelle forme de pensée : sa doctrine se prétend uniquement fondée sur la tradition qui vient des Anciens qui, selon lui et selon ses disciples, incarnaient l'idéal de la vertu telle qu'elle avait pu être fixée par les usages. Pour son enseignement, il utilise un certain nombre d'ouvrages antérieurs à lui, et qui sont devenus les grands classiques de la pensée confucéenne : les King. Ces livres, considérés comme classiques ou comme canoniques, dont le nombre a cependant varié au cours des siècles, de cinq ouvrages jusqu'à treize, ont constitué l'enseignement de base du Maître, puis du confucianisme, quand celui-ci fut devenu la doctrine officielle. Jusqu'à l'installation de la République Populaire en Chine, ces livres étaient auréolés d'un prestige religieux, non pas parce qu'ils étaient considérés comme détenant une vérité ou une révélation divine, non pas parce qu'ils présentaient l'autorité dogmatique de la pensée confucéenne, mais simplement parce qu'à travers ces écrits la Chine ancienne retraçait son propre portrait, en présentant une sorte d'idéal de la civilisation et de la culture. La connaissance de ces livres permettait d'être considéré comme un lettré et de faire une véritable carrière administrative dans la Chine impériale : celui qui les connaissait pour les avoir étudiés dans le cadre d'une école confucéenne pouvait espérer embrasser la carrière de fonctionnaire, de juge et de prêtre, tant était grand le prestige accordé par la tradition à cette somme de sagesse contenue dans les King, ces livres des saints d'autrefois.

Les grands Classiques

Ces livres ont servi de manuels scolaires et de livres de morale pendant de nombreux siècles ; ils visaient à permettre à ceux qui les étudiaient de distinguer entre l'homme barbare et le civilisé. Tout l'enseignement de ces grands classiques pourrait se résumer de la manière suivante : pour être un homme de bien, il faut se cultiver et pratiquer l'enseignement des sages des temps anciens ; il faut avoir du respect pour soi-même et pour autrui, surtout lorsqu'il s'agit de ses supérieurs et de ses aînés. Sans contrainte extérieure, les King se sont imposés au cours des siècles, en modelant les esprits et en donnant à la civilisation chinoise une stabilité étonnante, qui lui a permis de traverser sus problèmes les grands remous de l'histoire. Les principaux classiques sont au nombre de cinq, auxquels il faut ajouter les quatre livres. Les cinq Classiques sont le Chou King, le Che King, le Tchouen Tsieou, le Y King et le Li Ki ; les quatre Livres sont le Louen yu, le Tchong yong, le Ta hio, le Mong tseu. La collection complète des grands classiques regroupe également des commentaires de ces principaux ouvrages, ce qui porte le nombre effectif de ces livres à treize. En principe, les premiers classiques, les King, seraient antérieurs à Confucius tandis que les quatre livres, ainsi que les différents commentaires, lui seraient postérieurs, regroupant les paroles et les enseignements du Maître.

Le Y King est essentiellement un manuel de divination : en français, il est appelé le Livre des mutations. Ce livre est constitué par une série de soixante-quatre hexagrammes : chaque hexagramme est une figure formée de six lignes superposées, les unes pleines, les autres brisées. Les lignes continues relèvent du principe classique du yang, tandis que les brisées relèvent du yin. La combinaison de ces lignes continues ou brisées ne pouvait donner que soixante-quatre figures possibles, et chacune d'entre elles porte un nom spécifique et possède des propriétés particulières, liées à la disposition même des traits dans la figure. D'autre part, ces soixante hexagrammes peuvent se ramener à huit trigrammes, avant d'arriver à deux monogrammes, les principes du yin et du yang. L'invention de ces signes remonterait à des souverains mythiques, à un temps immémorial : ces rois anciens auraient donné à leurs successeurs le moyen d'interpréter et d'expliquer chacun de ces signes. Ce qui fait que ce Livre des Mutations se serait transformé rapidement en un instrument de divination, car, il faut le noter, les mutations ne concernent que les signes eux-mêmes des monogrammes, des bigrammes, des trigrammes et des hexagrammes... A ce livre reconnu comme doté d'une vénérable antiquité, des commentaires et des appendices explicatifs ont dû être ajoutés afin d'en faciliter l'interprétation : on attribue souvent, mais certainement à tort, ces appendices à Confucius lui-même. Il apparaît vraisemblable qu'à la fin de son existence le Maître tenait ce livre en très haute estime, mais rien ne permet d'affirmer qu'il en ait rédigé des commentaires, bien que le Y King ait toujours exercé une véritable fascination sur l'imagination et l'esprit des anciens Chinois.

Le Chou King, appelé également le Chang chou, et traduit comme le Livre de l'Histoire se présente comme un livre de documentation historique, relatant des faits qui se seraient produits entre le onzième siècle et le septième siècle avant Jésus-Christ. Plus qu'un livre d'histoire, il se présente comme une recension des discours, des édits, des exhortations que les souverains auraient prononcés soit eux-mêmes, soit par la bouche de leurs plus hauts dignitaires.

Le Che King, le Livre des Odes constitue le livre classique de la poésie : c'est un recueil de trois cent cinq pièces de vers, regroupant des chants d'amour et des hymnes religieux. L'ensemble aurait été choisi par Confucius dans la littérature poétique précédente. La première partie de ce livre, intitulée les chansons des royaumes , regroupe des chansons d'origine populaire qui témoignent des moeurs dans les différentes principautés de la Chine antique, même si elles ont été quelque peu remodelées au cours des siècles, ne fût-ce que pour unifier la langue de ces chansons, puisque toutes les principautés employaient des dialectes différents ; cette première partie permet de reconstituer les aspects de la vie paysanne : les amours champêtres, la vie quotidienne rythmée par l'alternance des saisons, les fêtes de la jeunesse, les fêtes pour les moissons... Les trois dernières parties de ce Livre des Odes regroupent essentiellement des hymnes religieux qui devaient être accompagnés de musique et de danse : ils étaient chantés vraisemblablement à l'occasion des sacrifices aux ancêtres de la dynastie souveraine, puisqu'ils proposent des tableaux généalogiques et des légendes héroïques des membres de la dynastie, des commémorations d'investitures royales et de fondations de villes par les souverains...

Le Tchouen Tsieou, Printemps et Automne, se présente comme un livre des annales du petit territoire de Lou, la patrie de Confucius. Ceux qui rédigèrent ces annales, répondant souvent à un légitime besoin de marquer les événements religieux, relataient souvent les faits intéressant la principauté, en faisant allusion à l'intervention d'êtres sacrés, dans l'administration et dans le gouvernement local, ainsi que dus les relations de cette principautés avec les nations voisines, auxquelles ces annales étaient régulièrement transmises. Relatant les événements antérieurs relatifs à son pays, ce livre devait permettre à Confucius d'éclairer les actes présents de son pays à la lumière des événements antérieurs pour justifier l'action légitime du prince ou des grands fonctionnaires, en référence au passé.

L'ensemble de ce livre aurait été repris par Confucius qui aurait attribué un jugement de valeur à chaque fait ou à chaque action mentionnée. Trois commentaires sont venus éclairer le Tchouen Tsieou, dans le cadre du développement de l'école confucéenne, les deux premiers étant simplement des commentaires rituels, le troisième présentant plutôt une sorte d'histoire générale de la Chine, en rassemblant de surcroît des éléments venus des différents domaines de la civilisation de l'époque : le roman, les traités de divination ou d'astrologie, les discours..., le tout présentant un grand intérêt pour la connaissance de l'antiquité chinoise.

Les différents traités du Li Ki proposent des commentaires sur les rites, rassemblant certes des textes très anciens, mais qui ont vraisemblablement été regroupés en un seul livre à une époque beaucoup plus récente. Il s'agit surtout de notes et de remarques sur les cérémonies religieuses, sur les fêtes et les célébrations sacrificielles, sur les rites du deuil, sur les manifestations de la piété filiale...

Les quatre livres contiennent exclusivement des textes postérieurs à Confucius, mais venus de son école : ils résument toute la doctrine, toute la pensée confucéenne Le Louen yu, déjà mentionné comme le Livre des Entretiens de Confucius, regroupe l'ensemble des traditions et des enseignements donnés par le fondateur de l'école, fondateur considéré comme un saint national aussitôt après sa mort. Il se présente comme un recueil de maximes prononcées par le maître au cours de ses différents entretiens avec ses disciples. En fait, après la mort du Maître, ses disciples les plus fidèles se sont cru investis d'une mission importante : celle de continuer et de transmettre son enseignement, les uns en restant dans la principauté de Lou pour y maintenir vivante l'école de Confucius et les autres en partant ailleurs pour fonder des écoles secondaires qui reprendraient la pensée du maître. Quoi qu'il en soit de la décision prise par les uns ou par les autres, ils tinrent principalement à conserver précieusement le fruit des entre tiens que les uns ou les autres avaient pu avoir avec lui.

Ces différents recueils qu'ils constituèrent ainsi servirent de base au Louen yu qui fut d'abord compilé au quatrième siècle avant Jésus-Christ, avant d'être établi sous la forme d'un texte définitif au premier siècle avant Jésus-Christ également. Cet ouvrage est important, car il constitue la seule source authentique sur la biographie et sur la pensée de Confucius, les autres ouvrages regroupant plutôt des traditions d'écoles qui ne méritent pas toujours une grande confiance.

Le Tchong yong, ou l'Invariable milieu, propose à l'homme qui aspire à devenir supérieur, mais aussi au souverain de cultiver en lui l'équilibre des passions pour réaliser un modèle de sainteté, en vue de rétablir l'ordre universel dans le cosmos.

Le Ta hio, la Grande Étude, se présente comme une sorte de résumé doctrinal de morale et de politique, qui brosse les grands traits des idéaux qui doivent être réalisés par le souverain qui prétend être un sage : il doit mettre en lumière les vertus, aimer son peuple et se cantonner dans le bien le plus noble. La vertu de ce prince se répandra ainsi de proche en proche jusqu'à remplir l'univers tout entier.

Le Mong Tseu, ouvrage qui porte le nom de son auteur, dont la forme latinisée est Mencius, présente aussi une morale de type humaniste, dans un texte qui n'est plus composé simplement d'aphorismes, et qui présente de longs développements sous la forme de dialogues plus vivants que de simples démonstrations intellectuelles. Le livre reprend les enseignements traditionnels de Confucius : l'humanité et l'équité que les princes notamment doivent cultiver à l'égard de leurs sujets, et particulièrement, dans le cas présent, auprès de la classe des paysans. C'est ainsi qu'il conseille aux princes de ne plus traiter les paysans comme de simples serfs et d'inventer une nouvelle organisation sociale, qui pouvait paraître presque révolutionnaire à son époque : les terres seraient réparties entre les familles qui pourraient mieux les exploiter à des fins personnelles et non plus pour le compte d'un seigneur. Ce livre souligne aussi la primauté du peuple, inaugurant une sorte de politique démocratique, bien que l'auteur ne semble s'attarder que sur les familles de l'aristocratie, qui exerceraient une sorte de paternalisme envers les plus défavorisés... Somme toute, ce sont les vertus familiales qui constituent, dans l'esprit du confucianisme, les bases fondamentales de l'ordre social et du meilleur gouvernement.

Connaître et aimer l'homme

La doctrine enseignée par Confucius et par ses disciples reprend certainement les données immémoriales de la Chine : respect des coutumes ancestrales, culte des ancêtres, croyance au grand dieu du Ciel... Une des visées du confucianisme est de réaliser l'harmonie entre le ciel et la terre, parce que c'est dans une telle condition que peut s'organiser de la meilleure façon le monde des hommes, selon une hiérarchie qui souligne l'ordre social. Au sommet de cette hiérarchie se trouve l'empereur qui est lui-même le serviteur direct du Seigneur d'en-haut, et les individus particuliers doivent remplir leurs charges selon les droits et les devoirs de leur classe ou de leur niveau social...

Pour connaître l'homme, non pas simplement au sens intellectuel, mais précisément dans ce qu'il est en lui-même existentiellement, il faut d'abord constater qu'il est pleinement en relation avec l'ensemble de l'univers, avec les dix mille êtres : Les dix mille êtres sont présents en moi ; rentrer en soi-même et trouver ses paroles en harmonie avec son être intime, il n'y a pas de plus grande joie.

S'efforcer de traiter les autres comme soi-même, il n'y a rien de plus près de ce jen (l'humanité parfaite) que tout homme cherche. Le jen est une notion que Confucius s'est forgée lui-même pour exprimer le sentiment humain et le sentiment qui doit exister entre les hommes, et qu'il se rait possible de qualifier de bienfaisance envers toute l'humanité. Le précepte qui peut guider le sage, selon la pensée de Confucius, serait ainsi l'amour envers les autres hommes : Ce que l'on ne désire pas pour soi, il ne faut pas le faire à autrui. Le précepte évangélique de l'amour du prochain se situera ultérieurement dans cette même ligne et pourtant la pensée confucéenne se situe davantage dans une lige politique ; en effet, pour cette école, il s'agit surtout de chercher et de choisir les hommes qui seront les plus qualifiés pour exercer les fonctions de gouvernement dans la cité, pour diriger les autres hommes dans la voie de la sagesse, mais aussi dans la voie de l'obéissance aux principes immuables qui assurent l'ordre et la stabilité des sociétés humaines. En conséquence, celui qui veut réaliser de grandes choses, celui qui veut se maintenir légitimement dans le pouvoir qu'il détient doit être capable de pratiquer lui-même ce sentiment du jen, en se respectant lui-même d'abord, en faisant preuve de magnanimité, de loyauté, de fidélité et de bienveillance, tout en s'appliquant à faire le bien (la bienfaisance) ; c'est ainsi qu'il pourra guider les autres.

Sous certains de ces aspects, le jen, tel que le définit Confucius, est une véritable conquête que l'homme doit effectuer sur lui-même, mais il se trouve pourtant inscrit au coeur même de tout homme : il ne faut pas chercher bien loin pour le trouver, lé m est naturel à l'homme, et celui qui le cherche l'a déjà trouvé. Pourtant, il existe une limite à cette vertu d'humanité, mais cette limite se situe au niveau supérieur : c'est la sainteté, que Confucius appelle cheng. Celui qui cherche à répandre ses bienfaits sur tout le peuple, celui qui accepte d'aider tout le monde, sans exception, ne peut plus être considéré comme pratiquant le jen, il atteint la véritable sainteté.

Mais à cet état, tous ne sont pas susceptibles de parvenir, car il ne s'agit plus de se situer dans le cadre d'une simple justice, mais de découvrir l'amour universel. Toutefois, il s'agit toujours pour l'homme ordinaire qui essaie de connaître la sagesse de pratiquer sans relâche la vertu de l'humanité parfaite. L'homme qui vit du jen est, selon les affirmations du maître lui-même, le seul qui puisse aimer l'homme, il est aussi le seul qui puisse le haïr. En effet, il est celui qui connaît l'homme dans sa plus grande vérité, en aimant dans l'ensemble de l'humanité tout ce qui peut constituer l'homme dans sa perfection, mais en haïssant en lui tout ce qui est susceptible de dresser un obstacle à cette perfection, à l'idéal d'humanité. En fait, il n'éprouve plus aucune haine pour les individus, mais simplement pour tout ce qui empêche ceux-ci de parvenir à la pleine réalisation de leur être, au plein épanouissement de l'humanité dans son existence concrète.

Une théorie de la morale politique

Cet amour que Confucius recommande à tous les princes qui exercent leur pouvoir sur des sujets le conduit presque naturellement à donner des conseils pour le gouvernement des sociétés humaines. La mystique individuelle qui était proposée par le maître conduit nécessairement à l'élaboration d'une mystique sociale et politique, très éloignée de ce que pourra être ultérieurement le fondement de la politique, telle que pouvait la définir Machiavel quand il donnera lui aussi des conseils à son prince. Le réalisme de Confucius est d'une toute autre nature que celui du penseur italien. Selon Confucius, les décrets du ciel président également à la vie de la société comme à l'existence individuelle, comme à l'ordre général du monde dans son ensemble. Contrairement à tout ce que pourraient affirmer les théoriciens ultérieurs, dans le domaine politique, il recommande la rectitude, l'absence de toute duplicité dans le gouvernement des sociétés, car celles-ci doivent aussi obéir à la grande loi qui préside à la destinée même de l'univers. De la sorte, il lui apparaît légitime de respecter toute forme de hiérarchie établie dans le cadre de la dite société : le père doit rester le père, le fils doit rester le fils, le prince, le prince et le sujet, le sujet. C'est pourquoi il sacralise véritablement cinq relations à l'intérieur de l'ordre social : seigneur-vassal, père-fils aîné-cadet, mari-femme, ami-compagnon. Sans prétendre inventer une nouvelle philosophie, il pensait contribuer à l'instauration d'un véritable art de vivre, reposant sur les traditions familiales, et particulièrement celles de la noblesse, tout en refusant d'établir cependant des distinctions de classes, puisqu'il accueillait dans son école des disciples venus de tous les horizons sociaux et ne disposant pas nécessairement d'une fortune personnelle.

Pour exprimer ses convictions en ce domaine, Confucius a recours à une notion qu'il a également héritée de l'antiquité chinoise : le li, le rituel ancestral, par lequel l'humanité de l'homme, conçue comme l'idéal de tout sage, peut s'exprimer authentiquement. Ce rituel repose naturellement sur les convenances, sur les cérémonies et sur la politesse traditionnelle, mais c'est aussi lui qui les fonde réellement, parce que li vient du ciel et correspond précisément au maintient de l'ordre universel, dans l'unité du monde. C'est ce rituel ancestral qui préserve l'équilibre des rapports entre les hommes de la même manière que pour les individus, pris isolément il préserve l'équilibre des sentiments. Dans l'exercice de son autorité, le prince doit être le premier à respecter les devoirs qui lui incombent pour régler ce rituel, en promulguant le calendrier qui repose sur la date de son avènement légitime au pouvoir et en assurant de la sorte une forme d'harmonie entre l'ensemble du cosmos et la société qu'il dirigeait ; de l'établissement de ce calendrier, toute la vie sociale dépend, par l'observance des rites quotidiens et saisonniers, tant dans la vie du prince que dans la vie de ses sujets. Toute la vie de l'empire se trouve ainsi réglée par la légitimité du prince. La stabilité même de l'Etat se trouve assurée par le respect du li, du rituel ancestral, puisque les normes définissant la société, à savoir particulièrement les règles de convenance et de politesse, seront suivies non seulement par le prince mais aussi par les sujets de ce prince. Chacun aimera l'autre, désirera pour cet autre ce qu'il désirerait pour lui-même, et tous auront des rapports satisfaisants les uns avec les autres. La caractéristique de la pensée de Confucius dans ce domaine de la politique repose sur sa croyance en la bonté fondamentale de la nature humaine : il faut que tout individu soit et demeure bon, et cela ne peut se faire que dans le strict respect des normes, et spécialement en répondant au mal non pas par le bien, mais conformément à ce qui est authentiquement équitable, car il n'est certainement pas raisonnable de se comporter de la même façon à l'égard de l'honnête homme et à l'égard du méchant. Un jour, un disciple du maître lui demanda : Rendre le bien pour le mal, que pensez-vous de cela ?, Confucius répondit : Et que rendriez-vous alors pour le bien ? Il faut répondre au mal par la rectitude, au bien par le bien, à la vertu par la vertu. Tout en gardant une grande confiance dans l'humanité, il s'agit de ne pas se laisser duper par les méchants.

La pratique du juste milieu

Cette pratique recommandée du juste milieu se trouve exprimée dans les grands textes de l'école confucéenne : La grande étude et l'Invariable milieu, qui auraient été longuement commentées par l'arrière-petit-fils de Confucius La voie de la grande étude consiste

à faire briller la brillance de la vertu,

à renouveler les hommes,

à se reposer sur la suprême excellence.

Le repos obtenu vient la décision.

Après la décision vient le calme silencieux.

Après le calme silencieux vient la paix.

Après la paix vient le moment de soupeser

le pour et le contre.

Après avoir soupesé le pour et le contre,

l'homme atteint le but.

Tout ce qui vit sur la terre et un terme.

Toutes choses ont un commencement et une fin.

Savoir l'avant et l'après, ce qui était et ce qui sera,

c'est s'approcher de la voie.

Les anciens,

pour faire briller la vertu

sur tout ce qui est sous le ciel

ont d'abord gouverné leur royaume.

Pour gouverner leur royaume,

ils ont d'abord ordonné leur famille.

Pour ordonner leur famille,

ils ont d'abord contrôlé leur personne.

Pour contrôler leur personne,

ils ont d'abord rectifié leur coeur.

Pour rectifier leur coeur,

ils ont d'abord faire coïncider

leur pensée avec la vérité.

Pour faire coïncider leur pensée avec la vérité,

ils ont d'abord cherché à atteindre

la perfection de la connaissance.

La perfection de la connaissance

s'acquiert dans l'investigation des êtres.

La perfection de la connaissance acquise,

les pensées coïncident avec la vérité.

Les pensées coïncidant avec la vérité, le coeur se rectifie.

Le coeur rectifié, la personne se contrôle.

La personne contrôlée, la famille s'ordonne.

La famille ordonnée, l'Etat se gouverne.

L'Etat gouverné, ce qui est sous le ciel est en paix.

Que tous depuis le Fils de ciel (le prince)

jusqu'au simple paysan prennent

le contrôle de soi comme principe fondamental.

Si la racine est vermoulue,

le feuillage peut-il être sain ?

Donner la moindre place à l'important

et à l'important la place du moindre, cela ne peut être.

Ce texte, extrait de la Grande Étude, invite tous les hommes à se montrer cohérents avec eux-mêmes : c'est de cette manière que l'ordre peut arriver à régner dans les sociétés humaines, de la famille à l'Etat. Les hommes qui parviennent à cette cohérence intime sont aussi appelés à connaître la pleine réalisation de la nature humaine, aussi bien en leur propre personne que dans celle des autres qu'ils conduisent, par leur exemple notamment, sur les voies de la vertu. La marche de l'homme vers son illumination intérieure, à la lumière de cette vertu, est aussi une sorte de marche vers l'illumination de tout ce qui existe sous le ciel : l'énergie dépensée par les sages est une puissance susceptible de transformer le ciel et la terre. Tout comme chaque homme doit être et rester à sa place dans l'ordre humain, chaque chose doit être et rester à sa place dans l'ordre universel. Quand l'homme atteint ce niveau d'équilibre en lui-même, quand il connaît également l'équilibre qui peut et doit exister dans l'ordre des phénomènes naturels, il peut regarder tranquillement le monde, dont il regarde et comprend les déséquilibres, les déviations, les égarements en tout genre... il peut contrôler sa propre action, en commençant par ordonner sa famille, puis l'Etat, avant de diriger le monde... La dimension profonde d'un tel homme se confond avec la dimension du monde.

Cette dimension s'exprime dans le juste milieu, qui refuse tout excès pour rechercher l'équilibre et l'harmonie de l'âme humaine, qui reste sans pensée, sans action, sans mouvement : elle peut ainsi pénétrer la raison de l'univers.

Cet état de l'âme qui reste sans penser et sans agir est une des caractéristiques de la mystique : il est vain et inutile de se livrer à de longues discussions doctrinales pour connaître l'harmonie et la paix intérieures. Il n'est pas nécessaire que l'homme se fasse du souci, s'il découvre que tout mène toujours au même but : le monde humain comme le monde naturel sont comme sous la conduite d'un roi saint , qui peut être identifié au fils du Ciel qui mène toutes choses vers leur fin légitime.

Le problème de Dieu

De même qu'il refusait toute innovation dans son enseignement, Confucius ne voulait jamais sortir du concret dans les différents entretiens qu'il a pu avoir avec ses disciples : les questions qui n'avaient pas une portée immédiatement pratique étaient écartées des débats. Originellement, la doctrine confucéenne se présentait comme une morale permettant aux hommes de bien se guider au cours de leur existence. Le maître recommandait la pratique de la vertu ; en ce qui concernait les questions religieuses, il souhaitait simplement que les rites soient strictement suivis, persuadé que toute déviation ou que toute irrégularité dans l'accomplissement du rituel ne pouvait avoir que des conséquences fâcheuses, aussi bien pour les individus que pour la société tout entière, aussi bien pour l'humanité que pour la nature elle-même. Ce qui prévalait, selon Confucius, c'était le sentiment de la dignité humaine, marquée par le respect de soi-même et par le respect des autres, ainsi que par la mise en oeuvre de toutes les vertus qui peuvent faire l'honnête homme : la grandeur d'âme, la sincérité, la bonne foi, la bienfaisance... Les rites, quant à eux, ne doivent pas être discutés : ils garantissent le bon fonctionnement de l'univers. Et Confucius lui-même ne se reconnaissait pas le droit de les discuter, même s'il lui arrivait de conseiller de se tenir éloigné des dieux, sans jamais les offenser. Somme toute, il partageait simplement les convictions religieuses de son époque, en reconnaissant l'existence d'un nombre incroyable de divinités de toute sorte : dieux de la maison, des chemins, des portes, de la moisson, des fleuves..., esprits ancestraux... Mais il semble, d'après un texte du Che King, le Livre des Odes, que Confucius reconnaissait l'existence d'une divinité supérieure, qui exerçait son contrôle sur l'ensemble des dieux. Le Seigneur d'en haut est grand : il contrôle les quatre coins du monde... cherchant à qui confier le pouvoir...

Tout en paraissant professer un agnosticisme de fait, il semble que Confucius lui-même a véritablement partagé la croyance en un Dieu, croyance commune à la Chine antique ; il affirmait même que toute son existence avait été faite d'une longue et unique prière constante au Seigneur de tout l'univers. Mais ce Dieu ne se manifeste certainement pas dans l'ordre des phénomènes naturels : il se trouve entièrement voilé dans le champ de l'expérience humaine, il est un Dieu caché, qu'il est pratiquement impossible de connaître.

La multiplication des dieux dans des cultes idolâtriques ne peut entraîner, selon la pensée confucéenne, qu'un authentique athéisme : comment les hommes qui sont naturellement incapables de servir les autres hommes pourraient-ils servir les dieux innombrables ? Il est donc préférable de s'abstenir de tout culte à l'égard des multiples divinités pour s'en remettre entièrement à la dévotion du Seigneur du ciel qu'il convient de respecter, en menant une vie exemplaire, c'est-à-dire en évitant toute action qui pourrait être considérée comme blâmable. Il vaut mieux servir le ciel par une conduite parfaite que d'offrir de multiples sacrifices aux dieux, comme s'ils étaient d'authentiques personnes susceptibles d'agir dans ou pour le monde des hommes.

Dans une telle perspective, l'enseignement de Confucius ne pouvait déboucher que sur une théorie pratique de la morale : toute la visée du grand Maître est d'ajuster la conduite des hommes dans le monde grâce à l'application d'une véritable règle de vie, en modérant ses propres désirs en s'interdisant aussi toute forme de polythéisme : l'homme, selon Confucius, n'échappe pas, il ne cherche même pas à échapper au monde, comme pouvait le faire le bouddhiste ; il se situe dans le monde, comme un être du monde, comme celui qui veut se soumettre à la règle même du monde qui lui dicte une conduite voulue par le Dieu souverain du destin de tous les hommes, sans que ce Dieu soit nécessairement considéré comme une entité transcendante qui exigerait une soumission aveugle de la part de ses dévots.

Une longue histoire

La doctrine confucéenne ne se résume pas dans une simple foi en un Dieu, fut-il le Souverain du ciel : Confucius croit surtout en l'homme, en l'homme qui est capable d'agir et de mener à bien son action, mais non pas n'importe quelle action, en l'action qui le dirige précisément vers sa propre nature homme, dans ce qu'elle peut avoir de plus profond, c'est-à-dire dans sa capacité d'entretenir avec les autres hommes des solidarités pleinement efficaces, aussi bien dans le domaine de la morale que dans le vaste champ de l'agir politique. L'homme, selon Confucius, c'est, avant tout, un être qui manifeste pleinement son courage d'aller jusqu'au bout de son coeur, dans un authentique élan de fraternité avec tous les autres hommes : un tel homme ne se considère nullement comme supérieur aux autres, aux hommes vulgaires, qu'il pourrait cependant écraser de sa supériorité, il se comporte toujours avec digité mais sans orgueil ; il est celui qui veut créer une véritable fraternité humaine, en manifestant toujours une volonté de conciliation, puisque son but ultime est d'harmoniser le monde entier. En réalité, la doctrine élaborée par Confucius relève véritablement de l'humanisme centré essentiellement sur l'observation empirique des réalités humaines, mais aussi sur l'observation de l'idéal de l'humanité. Si, à la même époque que ce sage oriental, les penseurs grecs invitaient les hommes de leur temps à devenir ce qu'ils étaient, le sage Confucius honorerait davantage la maxime de devenir ce que l'homme est.

La question restera sans doute encore longuement posée de savoir ce que l'homme est en lui-même. Qu'est-ce que l'homme ? C'est la question du Sphinx à Oedipe. C'est l'éternelle question qui se pose à chacun de celui qui, d'une manière ou d'une autre, veulent apporter ou simplement découvrir un sens à leur existence.

De plus, l'ensemble de l'enseignement de Confucius en rassemblant une série de règles pratiques a permis de restaurer l'ordre social dans la Chine antique : cet enseignement impliquait une forme de connaissance des vertus que le lettré devait pratiquer et des disciplines intellectuelles qu'il lui fallait connaître pour servir au mieux l'Etat.

C'est ainsi que, pendant vingt-cinq siècles, jusqu'en 1912, les épreuves des examens qui permettaient en Chine le recrutement des plus hauts fonctionnaires impériaux s'inspiraien1 principalement de l'enseignement même de Confucius.

En effet, au lendemain même de la mort du légitimiste Confucius, un véritable culte fut rendu à cet homme par les plus grands personnages de la Chine antique qui fit de la doctrine confucéenne l'enseignement officiel : les livres qui avaient inspiré ce sage et les livres qu'il avait lui-même inspirés à ses disciples immédiats jouissaient d'un prestige religieux, non parce qu'ils étaient perçus comme une révélation définitive, non parce qu'ils étaient considérés comme l'Écriture Sainte, mais simplement parce qu'ils reflétaient l'âme éternelle de la Chine, en lui présentant son propre portrait, susceptible de résister longuement à toutes les influences des autres civilisations. Une forme de classicisme naissait dans la Chine impériale, en dévoilant les idéaux humains qui devaient s'imposer à toutes les générations futures pendant de nombreux siècles de l'histoire.

L'enseignement de la doctrine confucéenne ouvrait alors la carrière administrative à tous ceux qui pouvaient être considérés comme les lettrés , en remplissant alors toutes les fonctions essentielles dans l'Etat impérial : car, le lettré se présente à la fois comme un fonctionnaire, comme un juge et comme un prêtre, continuant à manifester à tous les Chinois la sagesse traditionnelle, une sagesse qui n'avait pas été révélée par une divinité quelconque, mais par un homme, et donc une sagesse qui pouvait être mise en pratique par tous ceux qui acceptaient de se mettre à l'école d'un tel homme. Ceux qui étaient considérés alors comme les grands Classiques parvenaient à mouler les esprits, en les enfermant dans un moule traditionnel, voire archaïsant, entièrement soutenu par la légitimité de la tradition des Anciens, ce qui donna à la civilisation chinoise une stabilité extraordinaire qui lui permit de faire face et de surmonter tous les remous des civilisations étrangères qui tentèrent de s'infiltrer dans le grand empire.

La succession de Confucius

A la mort de Confucius, il faut le rappeler, ses disciples portèrent le deuil du coeur , c'est-à-dire sans manifestations extérieures, pendant une période de trois ans, comme s'il s'agissait de leur propre père, quelques-uns parmi eux venant même s'installer et s'établir à proximité de sa tombe, en inaugurant un véritable culte à sa vénérée mémoire. A la fin de ce deuil, considéré comme réglementaire par la tradition, ses disciples se dispersèrent, les uns entrant dans la carrière administrative, se mettant ainsi au service des états féodaux de la Chine du Nord-Est, les autres, quittant également la proximité du tombeau de leur maître pour aller fonder diverses écoles où ils enseignèrent la pensée et la doctrine confucéennes. Ce sont ces derniers disciples qui entreprirent la rédaction des différents Entretiens que le maître avait pu avoir avec eux.

Comme l'histoire le prouve très souvent, aussitôt après la mort d'un grand homme, sa pensée est combattue : après la mort de Confucius, son enseignement fut aussi pris à partie par différents adversaires, qui voyaient en lui une sorte d'ennemi du genre humain, qui refusait de former le peuple, préférant de loin l'éducation des lettrés, qui refusait également d'affronter les réalités immédiatement perceptibles pour lui préférer un enseignement qui établissait simplement des rapports entre les mots. Au milieu de ces conflits de pensée, se leva un écrivain philosophe, Möng-Tseu, que les Jésuites latinisèrent en Mencius. Son véritable nom est Möng K'o, son surnom Yu. Il naquit aux environs de 370 avant Jésus-Christ et mourut vers 290. 0rphelin de père à moins de trois ans, il dut son éducation à une mère qui prit soin de lui éviter toute forme de mal. C'est d'elle sans doute qu'il tiendra sa conviction de la bonté originelle de l'homme. Sa vie ressemble assez étrangement à celle de Confucius : orphelin très jeune, il voyagea aussi pendant une quarantaine d'années, de province en province, d'état en état, animé par le ferme espoir de réformer la conduite des dirigeants. Comme le maître, il ne fut guère écouté ; aussi se retira-t-il pour se consacrer entièrement à l'enseignement de sa doctrine, dans laquelle il vénérait aussi les souverains de l'Antiquité, qu'il considérait comme les créateurs des institutions et de la morale, comme ceux qui pouvaient également sauver le monde de la décadence dans laquelle il risquait de sombrer. De la même manière que Confucius, il se croyait le seul homme capable, dans le temps qui était le sien, de transmettre leur doctrine telle qu'elle avait déjà été enseignée par Confucius lui-même.

Comme celui qu'il découvrait comme son maître à penser, il défend les grandes idées d'humanité et d'équité : mais, contrairement à Confucius, qui peut être considéré comme un conservateur dans le domaine de la politique, Mencius se présente plutôt comme un démocrate. En effet, selon lui, les institutions politiques, économiques ou sociales n'ont pas été prévues pour le seul bien de la classe dominante, mais pour le bien de tout le peuple. C'est la raison pour laquelle il exposa une théorie qui alliait efficacement l'individualisme et le collectivisme : huit champs privés entourent un terrain public ; chaque famille de la communauté locale cultive à son profit le terrain qui lui est alloué et cultive le champ public dont les revenus reviennent au prince. Dans la ligne de cette doctrine, le peuple acquiert de plus en plus d'importance ; il n'hésite pas à affirmer : le peuple est ce qu'il y a de plus important dans l'Etat, les divinités du Sol et des Moissons sont secondaires, le souverain est ce qu'il y a de moins important. Les théoriciens communistes reprendront sa théorie en l'amplifiant au maximum, de sorte que le peuple devienne non seulement le souverain de lui-même, mais aussi la seule divinité qui puisse être reconnue par tous les membres du peuple. Confiant dans la nature originellement bonne de l'homme, prenant également à son compte les affirmations de Confucius qui reconnaissait que tous les hommes étaient égaux par nature et ne différaient que par l'éducation, bonne ou mauvaise, qu'ils avaient reçue, Mencius recommandait donc aux souverains les belles vertus confucéennes de l'humanité et de l'équité, cherchant à sensibiliser les princes au sort de leur peuple. Les hommes qui appartenaient au peuple ne pouvaient suivre une conduite parfaitement morale, telle qu'un prince peut le souhaiter de la part de ses sujets, s'ils ne disposent pas des conditions de vie matérielles suffisantes et satisfaisantes.

Néanmoins, même s'il anticipait déjà sur les grandes doctrines les plus démocratiques, Mencius n'imaginait pas encore que ce peuple puisse avoir d'authentiques responsabilités de gouvernement de lui-même : le démocratisme de Mencius restait encore sous la conduite de princes adoptant à l'égard de leurs sujets are conduite de type paternaliste. Comme le maître Confucius, et comme tous les confucianistes par la suite, il estimait que la pratique des vertus familiales constitue la base de l'ordre social et du meilleur gouvernement possible : tout individu, quel qu'il soit se doit d'aimer ses parents, de respecter ses aînés, afin que le monde entier puisse connaître la paix, puisque tous les hommes seraient égaux, en raison de leur bonté originelle qui leur permet de devenir semblables aux hommes les plus sages. En organisant ainsi son enseignement, en voulant rester toujours fidèle à la pensée même de Confucius, Mencius ne prétendait qu'à une seule chose : être le fidèle propagateur des idées du Maître, idées qu'il précisait et complétait. C'est à ce titre qu'il a pu être considéré comme le second sage et que ses écrits, marqués par son désir profond de convaincre même ses adversaires, sont devenus les Classiques du confucianisme ancien.

Après Mong Tseu, un autre penseur confucéen tient une place importante, puisque son influence sur le confucianisme a été grande sur la transmission et l'interprétation des doctrines antérieures, même si ces écrits n'ont pas été honorés du titre de classiques . On connaît très peu de choses sur son existence : sa naissance aurait eu lieu entre 315 et 310 et sa mort aux environs de 230 avant Jésus-Christ. Le nom de ce philosophe est Siun K'ouang ; il est également appelé Siun King, Siun le Ministre, ou Song King, mais c'est sous son nom de Siun Tseu qu'il est le plus connu c'est d'ailleurs ce nom qui est demeuré comme titre de son ouvrage qui, à la différence de ceux de ses prédécesseurs, ne se présente pas comme une série d'entretiens, mais qui est constitué par des essais entièrement composés par son auteur. Sur de nombreux points, il s'oppose avec vigueur aux idées de Mencius, notamment en ce qui concerne la bonté originelle de l'homme. Tout ce qu'il a pu découvrir, dès sa prime jeunesse, de guerres incessantes, de cruautés, de misères, de trahisons, le persuade que les hommes ne possèdent certainement pas, de manière naturelle, les vertus qui peuvent faire d'eux des sages ; pour Siun Tseu, l'homme se présente comme un être pervers capable de tout pour satisfaire ses besoins et ses passions. Si l'homme suit sa pente naturelle, les passions se donnent libre cours et se déchaînent, si bien qu'un véritable dressage est nécessaire pour réprimer les mauvais instincts et pour faire accéder l'homme à la vie sociale et civilisée. Pour lui, la valeur morale de l'homme ne vient donc pas de la nature, mais bien de la société et de la civilisation ; c'est la raison pour laquelle, tout en admettant, comme le font tous les confucianistes, que les anciens souverains avaient découvert les principes moraux qui empêchent tous les conflits entre les hommes, ce qui, au passage, confirmait sa théorie selon laquelle la nature humaine n'est pas originellement bonne, il faut sans cesse améliorer et perfectionner la société, sans s'occuper d'un au-delà inaccessible, d'un décret du Ciel. Il lui apparaît vain de s'occuper de ce que peut vouloir le Ciel ; l'homme ne doit pas se préoccuper de la tâche du Ciel, il lui suffit de s'occuper de sa tâche présente.

Au lieu d'honorer le Ciel il vaut mieux s'occuper de produire des riches ses pour satisfaire les besoins de l'homme. Au lieu de suivre le Ciel et de le louanger, il vaut mieux utiliser son décret à nos propres fins. Au lieu d'espérer et d'attendre le temps, il vaut mieux utiliser son temps . A vrai dire, pour lui, le Ciel n'est plus une puissance éthique qui relèverait d'une étude métaphysique, il n'est que l'ensemble des forces de la nature, ce qui permet aux règles morales de ne plus se situer sous une espèce de providence divine, mais d'être simplement humaines. De la sorte, Siun Tseu s'oppose également à toute forme de préoccupation ou de dévotion religieuse : il attaque violemment les croyances et les superstitions religieuses de son époque. Ce n'est pas en multipliant les prières et les actes magiques qu'il est possible d'agir sur les réalités physiques : les prières publiques pour obtenir la pluie n'ont jamais changé les temps ! Il ne s'agit donc pas pour l'homme de vouloir accomplir ce qui le dépasse, de vouloir s'égaler au Ciel, il s'agit simplement pour lui d'accomplir sa tâche. C'est certainement sur ce point des relations entre l'homme et le Ciel que Siun Tseu s'éloigne le plus de la tradition confucéenne : il inaugure en fait une tendance beaucoup plus rationaliste que celle de ses prédécesseurs. Ses compatriotes estimèrent moins Siun Tseu que Mencius, en le considérant comme moins orthodoxe que ses prédécesseurs, bien qu'il fut un esprit certainement plus profond qu'eux. Malgré ce manque de considération de son vivant, il fut par la suite davantage estimé, et son influence a sans doute été déterminante dans le confucianisme du début. Elle ne fut amoindrie qu'au treizième siècle de l'ère chrétienne par un retour en force des affirmations de Mencius. De plus, il fut très vigoureusement attaqué, et souvent injustement par les réformistes chinois de la fin du dix-neuvième siècle et du début du vingtième, qui rêvaient de revenir au confucianisme le plus originel possible.

Outre Mencius et Siun Tseu, les penseurs confucéens ne manquèrent pas de reprendre les doctrines de leur grand Maître Confucius, enseignant leurs disciples et écrivant des traités plus ou moins importants. Dans la période troublée de la féodalité chinoise, le Maître de Lou était pratiquement le seul à pouvoir asseoir le pouvoir des princes et des gouverneurs sur une doctrine stable, confirmant les principes d'une société qui cherchait sa propre stabilité en prenant comme modèles les anciens souverains, qui incarnaient toutes les vertus, en raison de l'origine céleste de leur propre pouvoir. Cette théorie de l'origine céleste du pouvoir politique était d'une importance capitale puisque les gouvernements légitimes, tout comme les gouvernements usurpateurs, pouvaient sans cesse se réclamer de leur grande origine pour asseoir leur autorité. L'arrivée au pouvoir de la dynastie des Han, en 206 avant l'ère chrétienne, allait donner au confucianisme un rôle pratiquement officiel dans l'Etat impérial : les lettrés confucéens possédaient une solide tradition capable de donner à l'empire une véritable structure aussi bien politique que religieuse, puisqu'ils connaissaient les moyens de conformer les comportements individuels ou collectifs à l'ensemble de l'ordre universel.

Les examens qui ouvraient la carrière administrative portaient essentiellement sur la connaissance des classiques du confucianisme, si bien que la doctrine de Confucius se perpétua en Chine pendant toute la durée de l'empire : la doctrine du Maître de Lou subsistait et manifestait toute sa puissance en face du bouddhisme et du taoïsme. Mais ce fut beaucoup plus comme théorie de gouvernement que comme doctrine métaphysique et religieuse que les Lettrés chinois imposèrent le confucianisme sous la dynastie des Han. La grande idée qui vit le jour sous les Han était que l'homme supérieur doit se perfectionner pour être toujours en état de remplis des fonctions publiques, aidant par là à la bonne marche de l'ensemble de l'univers. Et pendant vingt siècles, les Lettrés réussirent à imposer leurs idées et leurs convictions à l'ensemble du peuple chinois : ils n'accordaient pratiquement aucune place à l'individu dans la société, le considérant simplement comme un rouage dans l'organisation du monde, voulant également le mettre en état de toujours remplir de manière correcte toutes les hautes fonctions par lesquelles il était appelé à servir l'Etat. Toute la doctrine pouvait s'exprimer dans une morale politique, ne laissant aucune place à l'éthique individuelle, sinon pour rappeler aux individus la nécessaire doctrine de la piété filiale. Mais cette piété filiale n'est pas un simple bon sentiment de devoir des enfants à l'égard de leurs parents. C'est un sentiment cultivé qui impose certains actes inspirés par l'amour et le respect dus aux parents par les fils pieux. Mais cette piété dépasse les seules limites de la famille pour s'étendre à toutes les relations qui peuvent exister dans la vie sociale : les inférieurs envers leurs supérieurs, les sujets envers leurs souverains, ainsi qu'en général entre tous les hommes : l'amour des parents ne peut pas inspirer de la haine pour les autres hommes.

Il faut néanmoins remarquer que même certains lettrés étaient plus enclins que les autres à la religion personnelle, ils s'intéressaient beaucoup moins au problème de l'homme dans la société et dans l'univers qu'aux grands problèmes de la conscience individuelle, de la morale privée, des relations personnelles entre les hommes et les dieux.

Ils ouvraient ainsi une brèche dans le confucianisme vers le taoïsme sous différentes formes. Bien que les deux écoles philosophiques du taoïsme et du confucianisme se présentaient comme deux écoles rivales, c'est le confucianisme qui devient sous la dynastie des Han la doctrine officielle de l'Etat impérial et il le restera pratiquement toujours jusqu'à la fin du dix-neuvième siècle. A la fin de la dynastie des Han (vers les années 220 de l'ère chrétienne), le bouddhisme avait fait son apparition, depuis un certain moment vraisemblablement, en Chine. Les masses populaires pouvaient être séduites par une doctrine qui affirmait l'impermanence de toutes choses, en considérant l'état de délabrement dans lequel pouvait se trouvait l'empire... Il fallut pratiquement attendre le sixième siècle de l'ère chrétienne pour que la dynastie des Tang rétablisse la situation politique et donne, par le fait même, un nouvel élan à la doctrine confucéenne : les fondateurs de cette dynastie firent éditer les Classiques, de manière officielle, en les accompagnant d'une série de commentaires anciens choisis et d'une paraphrase officielle, qui voulait manifester le sens exact, correct, de tous ces écrits du confucianisme. Une véritable somme de l'enseignement confucéen fut ainsi réalisée, mettant de l'ordre dans les différentes doctrines des Lettres, réalisant l'unité des esprits et rétablissant également l'unité matérielle et intellectuelle de l'empire. En 845, un édit impérial, dirigé contre le bouddhisme, ordonnait le retour à la vie laïque d'une grande partie des moines, la confiscation de tous les biens des monastères et la destruction des temples, à l'exception de ceux de la capitale et des préfectures, qui pouvaient être considérés comme de beaux monuments.

Cet édit atteignit vraisemblablement toutes les religions étrangères en présence sur le sol de la Chine impériale : étaient visés principalement les désordres des moines et le caractère aberrant de la religiosité populaire développée par l'hindouisme. Cette forme de persécution religieuse était certainement entreprise par les membres de la bureaucratie confucéenne qui manifestait son impatience sérieuse à découvrir que les doctrines étrangères pouvaient exercer une certaine influence sur leur propre pays, en reprenant à leur compte cette pensée d'un sage confucéen antérieur : Bouddha est un saint homme, mais sa doctrine ne convient pas à l'histoire et au climat de la Chine.

Après une période d'une cinquantaine d'années d'affaiblissement, au début du dixième siècle, la dynastie des Song, bien que fortement menacée sur les frontières septentrionales de leur pays, marque la Chine et son histoire par une civilisation très brillante. La doctrine établie sous cette dynastie ressemble beaucoup plus à un système philosophique qu'à un système religieux, mais elle est toutefois très liée à la religion officielle qu'il est difficile de les dissocier. L'édit de proscription du bouddhisme n'empêcha cependant pas cette doctrine étrangère d'influencer les grands lettrés, sans que ceux-ci ne se rendent toujours parfaitement compte, si bien que le confucianisme connut alors une nouvelle occasion de se transmettre, même s'il était souvent difficilement reconnaissable par rapport à la doctrine originelle de Confucius. Un penseur du douzième siècle, Zhu Xi, donna sa forme définitive à la pensée doctrinale, sous la dynastie des Song, en formant véritablement une doctrine du néo-confucianisme. Ce nouveau système prend la place des croyances religieuses traditionnelles dans l'esprit des lettrés. Le monde des hommes se trouve, selon ce penseur, gouverné par le Ciel, qui est considéré comme le recteur suprême du monde, et qui reçoit de la sorte des titres très glorieux : l'Auguste Ciel ou le Seigneur d'En-Haut. Toutefois, il n'est pas considéré comme une divinité personnelle.

Le Ciel est d'abord une réalité matérielle, manifestée dans la voûte azurée, mais cette réalité est gouvernée par une Norme, qui le régit de la même manière que l'esprit régit l'homme : cette Norme, appelée li, se présente alors comme l'esprit même du ciel, bien que son activité ne soit pas exactement comparable à l'activité de l'esprit humain, puisqu'il ne pense pas par lui-même mais qu'il se contente de mettre en oeuvre la bonté, la grande vertu de tout le confucianisme, par laquelle il crée et maintient constamment en vie les êtres et les choses qui appartiennent au monde des réalités empiriques. Si l'esprit du Ciel crée le monde, il ne le crée donc pas par une libre décision, mais parce qu'il ne peut pas faire autrement, puisque sa nature est la bonté dans toute sa perfection. L'action du ciel ne s'exerce pas simplement dans le domaine de la création proprement dite, elle s'exerce également sur les destinées des souverains et sur les destinées des individus, puisque l'action de l'esprit du Ciel se montre aussi efficace sur l'esprit des hommes, puisqu'il est également la Norme qui dirige la nature des hommes. Dans le domaine religieux, les rites permettent aux individus et aux collectivités d'agir aussi efficacement dans le monde matériel, en veillant à la bonne marche de l'ensemble du monde ; et ces mêmes rites agissent sur l'esprit de l'homme pour lui rappeler sans cesse la nécessité de mettre en pratique les vertus qui sont inspirées par la Norme céleste et qui constituent même la réalité fondamentale de cette Nonne. Puisque l'univers se caractérise par l'unité et que le monde physique et le monde moral ne sont pas essentiellement différents, toutes les actions de l'homme exercent leur effet sur les deux formes du monde. Le but de la religion, tel qu'il avait déjà été défini par Confucius lui-même, vise la bonne marche du monde et de l'univers entier, en travaillant à la fois dans le domaine matériel et dans le domaine moral. Ce néo-confucianisme a tenu la place de la croyance religieuse pour les lettrés chinois pendant plus de cinq siècles.

A travers tous les siècles de sa longue histoire, le confucianisme se trouva mis au service de la classe dirigeante, mais l'impérialisme chinois lui rendit bien ce grand hommage, puisqu'il propagea la doctrine de Confucius dans la péninsule indochinoise au sud, dans la péninsule coréenne au nord-est, d'où les idées confucéennes gagnèrent même le Japon. Au vingtième siècle, l'influence de Confucius est encore sensible au Viêt-nam. C'est surtout la vénération des anciens et la piété filiale qui ont été partout reconnues comme des vertus essentielles pour le maintien de la société Tout était possible pour manifester cette piété filiale : une jeune fille pouvait même accepter de se prostituer pour combler les dettes de son père.

La révolution culturelle

C'est surtout à partir de 1840 que la pression européenne se fit sentir dans le monde chinois, auquel l'Europe pouvait apporter les progrès de sa civilisation industrielle et scientifique. D'autre part, à la fin du dix-neuvième siècle, des étudiants, qui revenaient des pays d'Europe, d'Amérique, ou même simplement du Japon, apportèrent leur connaissance de la pensée occidentale, alors que les livres étrangers faisaient également leur apparition sur le marché chinois. La culture traditionnelle en fut particulièrement ébranlée, surtout sous l'influence d'un certain Kang Youwei.

Celui-ci se lança dans la critique textuelle, en commençant par mettre en doute l'authenticité des textes traditionnels et classiques du confucianisme. Pour ce penseur (1858-l927), les confucianistes ont fondé leur système sur des textes faux et non pas sur ceux de Confucius lui-même. Voulant, de surcroît, manifester la grandeur presque surhumaine du Maître de Lou, il rédigea un ouvrage Confucius réformateur, dans lequel il présente Confucius beaucoup plus qu'un simple réformateur ou qu'un moraliste : pour lui, le Maître antique est le fondateur d'une religion au même titre que le Christ ou le Bouddha. Selon lui toujours, la Chine avait surtout besoin d'une religion nationale, et seule la doctrine confucéenne pouvait lui apporter cette forme de religion si nécessaire à l'existence du peuple. Prolongeant sa réflexion, il écrivit un autre livre, La grande Concorde dans laquelle, sous une forme utopique, il voulait présentait la société idéale qu'il pouvait concevoir, société qui relevait d'une doctrine à la fois confucéenne et proche du communisme. Sa pensée a certainement influencé le réformateur Sun Yat Sen, qui se présentait comme un véritable révolutionnaire inaugurant l'époque de la Chine démocratique. En fait, la pensée de Kang Youwei pouvait se résumer au syncrétisme, ce qui semble parfaitement légitime à une époque où la Chine se trouvait, pour la première fois de son histoire, véritablement affrontée à un univers entièrement nouveau pour lequel elle n'avait certainement pas été préparée par la tradition des Classiques. Mais le grand rêve de ce penseur de faire du confucianisme une doctrine de salut susceptible d'accueillir les grandes idées occidentales et de promouvoir la culture chinoise, resta un rêve sans lendemain. C'est donc en vain qu'il essaya de transformer le confucianisme en religion d'Etat, c'est aussi en vain qu'il chercha à tirer de la doctrine de Confucius des théories économiques capables de transformer l'Empire et de le moderniser.

Le confucianisme reçut certainement un coup fatal avec les écrits des philosophes libéraux parmi lesquels il convient de noter d'abord Mao Zedong (Mao Tsé-Toung) qui le ridiculisa en condamnant sa décadence radicale. Mao Zedong, élevé pourtant par un père authentiquement confucéen, se rebella contre cette doctrine, concevant contre elle une haine tenace par laquelle il voulut libérer le peuple chinois de l'emprise presque tyrannique de la doctrine traditionnelle. En 1935, celui qui allait devenir le Maître incontesté de la Chine jusqu'à sa mort, reprochait au Maître de Lou de s'être momifié en un roi très saint et très parfait tellement conscient de sa propre sagesse qu'il réussit à interdire au peuple chinois, pendant près de vingt-cinq siècles l'accès à la civilisation et à la culture, en lui barrant la route de l'étude des sciences exactes et des techniques les plus perfectionnées. Dans la même lige, il lui reprochait d'affirmer que les rites n'étaient jamais venus jusqu'au peuple et qu'ils restaient pratiquement le privilège d'une classe élitique et aristocratique. Mais le sage Confucius n'a-t-il pas pris sa revanche sur le Maître de la Révolution culturelle, alors que celui-ci présente son petit Livre Rouge comme un véritable catéchisme, comparable en presque tous ses points, aux grands Classiques du confucianisme que les générations passées devaient également étudier pour parvenir à un minimum de culture dans une société organisée. L'essentiel du confucianisme ne se retrouve-t-il pas, sous une forme déguisée, dans l'essentiel du maoïsme ? En tout état de cause, quel que soit l'avenir du régime politique communiste en Chine, il semblerait que l'Etat chinois aurait certainement tort de renier, sans appel, celui qui fut son premier instituteur et qui lui montra la voie pour que des hommes puissent sortir du rang populaire et devenir des lettrés, capables de prendre en mains, non seulement leur propre destinée, mais aussi les destinées de leurs concitoyens dans des formes étatiques qui ont fait leurs preuves pendant vingt-cinq siècles.