Bouddhisme et pensée occidentale

 

Le bouddhisme a généralement été favorablement accueilli dans les différents pays orientaux, comme étant une grande voie de salut pour les hommes ; mais il lui est très difficile de pénétrer dans le monde occidental. Toute la force de pénétration qu'il a pu mettre en oeuvre dans les pays d'orient, en intégrant parfaitement toutes les formes et toutes les manifestations religieuses préexistantes, se heurte à une sorte de barrière infranchissable, dès qu'il approche le monde méditerranéen. Et pourtant, ses techniques propres de concentration et de méditation trouvent un certain succès même en Europe et en Amérique. Il semble qu'il lui ait été plus facile de traverser les monts d'Himalaya, qui défendaient pourtant l'accès à la Chine, que de pénétrer dans la pensée occidentale marquée par l'hellénisme déjà connu, dans le monde oriental, depuis les grandes conquêtes d'Alexandre le Grand, qui avaient permis des contacts entre les deux civilisations. La pensée occidentale, bien avant que le christianisme ne soit devenu la religion principale des pays occidentaux se trouvait dans une situation complète d'incompatibilité avec le bouddhisme, avec la pensée orientale d'une manière plus générale.

Les raisons d'une incompatibilité

Les idées fondamentales du bouddhisme, telles qu'elles peuvent être encore exprimées par les représentants actuels du bouddhisme, indiquent une différence très profonde avec les idées occidentales les plus traditionnelles, issues du système de pensée de la Grèce antique. Tout repose, en effet, sur la question de l'être et du néant. Considérer le néant comme la base et le fondement de toute existence est une idée traditionnelle propre à l'Orient ; cette affirmation entre en conflit avec le schème de pensée occidental. Cette idée, si mystérieuse et si incompréhensible pour l'occidental est un élément commun à toute la civilisation orientale. Finalement, l'idée du néant total, aux yeux de l'occident, apparaît comme la notion la plus difficile à comprendre. S'appuyant sur les affirmations classiques de la philosophique grecque, l'occidental ne peut admettre que le néant soit une réalité : le non-être n'est pas, la caractéristique même du néant, c'est de ne pas être. En revanche, dans les mentalités orientales, cette même notion est une voie très ordinaire de la pensée : le néant absolu est, en quelque sorte, élevé au rang de principe métaphysique. Le néant, sans être considéré comme un être, est ; il a pour fonction d'être, pour tout ce qui existe, le lieu ultime de toute libération et de tout salut.

Confrontés l'un à l'autre, le penseur occidental et le penseur oriental découvrent pratiquement ainsi qu'il n'existe entre eux aucun terrain stable d'échange ou de discussion : il n'y a pas de terrain d'accord possible entre ces deux positions contraires et même contradictoires. Pour qu'un échange soit rendu possible, il est indispensable de trouver une plate-forme commune sur laquelle pourra s'établir tout dialogue. Si la reconnaissance d'une telle plate-forme était elle-même impossible, les partenaires finiraient toujours par s'enliser dans des querelles idéologiques ayant uniquement pour but de maintenir les positions les plus solidement défendues de part et d'autre. La sagesse d'orient ne vise certainement pas la même chose que la métaphysique occidentale ; elle recherche avant tout le salut pour l'homme, la sagesse de l'Orient est sotériologique : l'homme, qui se trouve impliqué dans la souffrance et le malheur aspire à la libération.

Il ne s'agit pas de rechercher les raisons d'être; mais beaucoup plus de trouver le chemin du salut définitif. Dans le domaine de la philosophie occidentale, les rapprochements avec le bouddhisme et sa pensée du néant seraient plutôt à chercher du côté de la dialectique hégélienne qui fait provenir l'être du néant, ou de la métaphysique telle que l'a conçue un Heidegger. Et il convient naturellement de souligner que Hegel comme Heidegger exercent sur la pensée asiatique une certaine pression qui fascine : ils ont saisi l'essentiel de la démarche de l'orient, beaucoup plus que ne l'avaient fait avant eux les penseurs issus de la tradition chrétienne ou de la tradition philosophique de la Grèce antique.

La renaissance orientale en Occident

Ce n'est effectivement qu'au dix-neuvième siècle de l'ère chrétienne que la pensée orientale fait réellement son apparition sur la scène occidentale, en préoccupant les grands esprits de l'Europe : les manifestations de l'hindouisme et du bouddhisme attirent un plus grand intérêt que les autres phénomènes religieux. Mais il faut remarquer que les motivations de cet intérêt sont souvent très différentes : certains admirent le caractère positiviste du bouddhisme, d'autres sont séduits par sa grande profondeur ésotérique, d'autres encore sont littéralement fascinés par son côté particulièrement pessimiste. C'est le cas d'Arthur Schopenhauer qui considère le bouddhisme comme un pessimisme conséquent.

Son grand livre Le monde comme volonté et comme représentation présente finalement le grand itinéraire qu'à suivi le Bouddha et qu'il recommandait à ses disciples de suivre pour parvenir à la pleine délivrance : pour ce philosophe, c'est dans le vouloir-vivre que se situait la source de toute la souffrance de l'homme, et celui-ci ne pouvait finalement trou ver la béatitude définitive que dans la mort elle-même, Qui était présentée comme l'extinction de tout désir et de tout vouloir-vivre.

S'il fallait faire un inventaire succinct des influences exercées par le bouddhisme sur la pensée européenne depuis l'époque de Schopenhauer (1788-1860), il faudrait souligner que ce philosophe a influencé Wagner (1813-1883) dans son célèbre Tristan et Ysolde, que Schopenhauer et Wagner ont permis à Nietzsche (1844-l900) de tracer le portrait de son Surhomme . Le livre de Hesse, intitulé Siddharta, et qui retrace, de manière légendaire, la vie de Siddharta Gautama devenu le Bouddha, a fait l'objet de nombreuses éditions et rééditions, dans les différentes langues européennes, depuis sa parution, en 1922. De nombreux écrivains ont trouvé leur source d'inspiration dans les textes anciens da bouddhisme.

Et même des théologiens chrétiens ont relevé le défi lancé à l'occident par la pensée bouddhique, se hasardant à des comparaisons, souvent brèves mais néanmoins intéressants, entre les grands points doctrinaux des deux systèmes religieux.

Le bouddhisme apparaît toujours comme le grand défi lancé au christianisme. Les débats entre les deux courants religieux couvrent l'immense champ de la réflexion emprise de part et d'autre depuis des millénaires : la nature de l'homme et le soi, la recherche du Jésus et du Bouddha historiques, la foi, la révélation ou l'illumination, l'Eglise et la communauté bouddhique, les vertus et les vices de la vie morale selon les deux religions, la charité chrétienne et la compassion bouddhique, les problèmes posés par la vie politique actuelle, l'écologie, le désarmement, l'attitude à adopter en face du marxisme athée, mais c'est naturellement l'attitude spirituelle qui est le principal objet de toute la recherche commune, avec, par exemple, la grande règle du célibat qui est l'idéal de la vie consacrée de part de l'autre. Mais l'incompatibilité essentielle réside dans la personne même du Christ, qui est considéré par les chrétiens comme le sauveur universel, comme la personne sur laquelle repose l'unité et le salut de toute l'humanité. Jésus Christ n'a pas seulement annoncé une doctrine qui serait la voie de salut, il s'est présenté lui-même comme le chemin, la voie, qui mène au salut, il s'est présenté comme étant le salut en personne, si bien que le christianisme authentique ne peut être séparé de la personne même du Christ ; le Bouddha, quant à lui, n'a prêché qu'une doctrine, la voie du salut que chaque homme peut trouver pour lui-même. Mais personne ne considère comme une hérésie majeure le fait de séparer le bouddhisme de son propre fondateur, le fait même de modifier sa doctrine. Tandis que l'occident chrétien se réclame incessamment de la personne du Christ, l'orient bouddhiste ne s'attache guère à la réalité de la personne historique du Bouddha, mais il s'enracine plutôt dans une manière de vivre.

L'expérience de la vanité

L'expérience primordiale du Bouddha est celle de la vanité totale de l'ensemble du monde comme de l'homme individuel : tout est vanité ; et, à la suite de son illumination il découvre que cette vanité peut devenir le principe universel de sa doctrine. Ce qui est capital dans l'expérience première du Bouddha, c'est une profonde désillusion : lui qui était fils de prince attendait tout autre chose de la vie. Il souhaitait une vie libérée, qui serait entièrement source de bonheur, une vie qui l'aurait presque naturellement situé au-dessus de lu foule des hommes. Et il découvre rapidement que la vie n'est qu'évanescente, qu'elle ne recouvre que du néant Et finalement il fait de ce néant le fondement même de sa doctrine : tout l'être individuel doit aspirer à rejoindre ce néant. La fuite totale du monde est la seule attitude qui puis se convenir : la vie ne peut combler toutes les aspirations qui semblaient légitimes à ce jeune prince, elle n'est faite que d'illusions, elle ne remplit pas ce qu'elle avait promis.

Une attitude comparable peut se trouver dans l'occident façonné par le judéo-christianisme : la Bible tout entière rappelle à l'homme sa totale vanité : tout être vivant n'est qu'un souffle... toutes les nations sont comme rien devant Dieu, elles sont considérées par lui comme du vide et du néant... les idoles fabriquées par la main des hommes sont également du néant. Toute la pensée occidentale a fini par admettre qu'il est vain pour l'homme de rechercher en lui-même les causes et les fondements de son être propre : personne ne peut tenir son être de lui-même, mis à part Dieu. La recherche de l'éternité, par l'homme, est illusoire.

D'ailleurs, toute tentative d'éternité entraîne, chez l'homme occidental, un sentiment de désespoir : il lui est cependant possible de prendre des distances par rapport à son existence présente, c'est ce qui peut alors faire la grandeur même de l'existence humaine. La pensée occidentale trouve en cela un certain modèle dans la pensée orientale, en lui offrant une profonde spiritualité, si l'on considère que 1'0ccident était véritablement en train de mourir, faute de donner à son temps une sorte de supplément d'âme : le bouddhisme lui manifeste que la résignation est une forme de comportement possible devant la désillusion en face de l'existence. L'être personnel se résigne à n'être qu'une simple illusion, mais, ce faisant, il découvre l'Absolu qui le hante, aussi bien à l'intérieur de lui-même que dans l'extériorité du monde. L'homme aspire ainsi à l'unité, ou mieux à la communion avec ce qui le transcende infiniment : l'existence humaine ne prend sa dimension pleine et entière que dans sa recherche de similitude avec Dieu. La vanité de l'être individuel se trouve alors comblée par l'exigence de devenir semblable à l'être absolu, à Dieu, à l'atman, cette union avec l'absolu apparaissant alors comme la véritable Rédemption le salut et la libération authentique. Il arrivera sans doute un temps où l'occident comprendra que l'organisation plus parfaite de l'existence extérieure permet à l'homme de mieux se consacrer à l'activité intellectuelle et spirituelle, pour découvrir que le vrai sens de la vie ne se trouve pas dans les contingences matérielles, mais dans l'aspiration au dépassement de toutes ces contingences dans la contemplation de l'absolu.