Les développements du bouddhisme

 

Au moment de l'extinction complète du Bouddha et de son entrée dans le parnirvanâ, la communauté primitive du bouddhisme ne possédait pas encore de structures qui lui auraient permis de faire face aux déviations possibles par rapport à la véritable et inimitable doctrine prêchée par le Maître. De plus, l'Éveillé ne pouvait pas avoir de successeur qui lui fût égal. La première communauté bouddhiste se trouvait ainsi sans chef, sans structures : elle n'avait qu'une foi sans écriture de référence, une foi prêchée sans système doctrinal. Cette communauté n'avait dû son unité, du vivant de Gautama Bouddha, que de la présence de celui-ci au milieu d'elle ; et, au moment où celui-ci venait à mourir, il recommandait à ses moines de suivre sans cesse l'enseignement de la discipline qu'il avait prêchée. L'unité ne pouvait être maintenue qu'en gardant intacte la fidélité à la discipline enseignée par le bouddha. C'est la foi qu'il avait soulevée dans le coeur des hommes qui pouvait assurer la continuité, et, comme il l'a déjà été dit, c'est également le respect religieux des foules populaires qui transforma la doctrine en une véritable institution religieuse : la foi des masses se trouvait confortée par l'accomplissement des rites de pèlerinages aux lieux saints, ou plus exactement aux lieux que le Bouddha avait sanctifiés par sa seule présence : son lieu de naissance, le lieu de son illumination, le lieu de sa première prédication, le lieu de son extinction définitive.

Une difficile succession

La succession à un grand homme est toujours difficile, surtout quand cet homme est l'initiateur d'un nouveau courant de pensée et qu'il ne laisse aucun écrit personnel.

Il convient toujours alors de codifier son enseignement et de le transmettre aux générations ultérieures sans le trahir.

Aussitôt après la mort du Maître, deux de ses disciples, qui sont également considérés comme des saints dans le bouddhisme, entreprirent de codifier la Loi que le Maître lui-même avait mise en route. Il s'agit d'abord d'Ananda, qui avait été le serviteur et le disciple le plus fervent de Bouddha pendant vingt-cinq ans et qui avait recueilli de la sorte, le plus fidèlement possible, ses paroles en sa mémoire, et il s'agit aussi de Mahâkaçyapa, beaucoup plus rigoriste que le premier et qui reprochait à celui-ci sa trop grande faculté de conciliation. Un premier rassemblement des moines bouddhistes aurait eu lieu durant la première saison des pluies qui suivit la mort du Bienheureux. Ce rassemblement, qui fut une sorte de grand concile, se serait tenu à Râjagrha, en 477 avant Jésus-Christ, établit dans l'écriture l'ensemble des paroles que prononça le Bouddha durant son existence mortelle et le code de discipline qu'il prescrivit à tous les membres de sa communauté. Ce concile, reconnu par toutes les sectes du bouddhisme, eut une portée véritablement oecuménique, puisque tous les membres des différentes communautés le reconnaissent comme une instance fondamentale pour toute l'histoire de la Doctrine, à travers les siècles. Le canon des Écritures bouddhiques se trouvait ainsi établi, et toutes les sectes issues des différentes interprétations de la doctrine se réfèrent régulièrement à cette codification. Cent ans plus tard, soit vers 375 avant l'ère chrétienne, alors que les communautés s'étaient répandues territorialement, et un nouveau concile fut réuni pour examiner plus amplement une dizaine de points de la discipline, ainsi que pour établir les critères nécessaires pour être reconnu comme bienheureux.

Dès le milieu du quatrième siècle avant l'ère chrétienne, la communauté primitive du bouddhisme avait déjà commencé à se diviser en sectes différentes, puisqu'il n'existait aucune autorité supérieure vraiment susceptible de régler les conflits qui pouvaient survenir entre les écoles : les schismes devenaient de plus en plus fréquents, en raison des divergences sur la manière même d'interpréter les textes et les enseignements doctrinaux ou disciplinaires, en raison aussi des discussions sur l'authenticité et la canonicité de certains ouvrages de référence. Les rigoristes et les laxistes, les conservateurs les plus stricts et les novateurs les plus résolument modernes, s'affrontaient régulièrement, brisant l'unité de la communauté bouddhique. Malgré cet éclatement, les conséquences ne furent pas toutes malheureuses, puisque les docteurs de chaque école étaient sans cesse amenés à approfondir la manière dont ils percevaient l'enseignement authentique du Maître, tel qu'il pouvait être présenté dans ses sermons ou dans les règles disciplinaires de la vie monastique. Non contents d'étayer leur position, ils devaient aussi parvenir à réfuter les opinions émises par les écoles adverses ; la recherche intellectuelle mena ainsi les membres des communautés opposées à devenir de grands érudits dans toutes les questions concernant les origines et les développements du bouddhisme.

Un nouveau concile, réunissant uniquement les sthaviras, c'est-à-dire les fidèles les plus orthodoxes, qui voulaient uniquement s'en tenir à la plus stricte application des enseignements du Bouddha tels qu'ils pensaient qu'ils s'étaient transmis, dans la langue pâli. Ce troisième concile du bouddhisme s'est tenu à Pâtaliputra. C'est là que fut établi le texte définitif du canon pâli, langue qui deviendra la langue sacrée officielle ; c'est ce même canon qui est le livre officiel du bouddhisme actuel de Sri Lanka (Ceylan), de Birmanie, du Siam, du Laos.

En quittant ce monde, le Bouddha n'avait pas laissé de consigne, il semble même qu'il ait délibérément évité toutes les questions qui ne se rapportaient pas directement au salut. Une telle présentation de sa doctrine portait en elle-même tous les germes des séparations et des divisions qui ont fait l'histoire du bouddhisme depuis la mort du Maître. Selon certains textes qui relatent l'évolution du bouddhisme à travers ses premiers siècles, dès avant le troisième concile, qui s'est tenu vers 245 avant l'ère chrétienne, les fidèles du Bouddha se répartissaient en dix-huit écoles différentes, selon l'interprétation qu'ils donnaient de la doctrine du Maître.

Les trois véhicules du bouddhisme

Aux premiers siècles de l'ère chrétienne, deux grandes branches finissent par s'imposer, en se constituant de manière durable : le petit véhicule (Hinayâna) et le grand véhicule (Mahâyâna). Yâna est un terme qui signifie le véhicule, et c'est grâce à ce véhicule, c'est-à-dire grâce à l'interprétation qu'il est possible de donner à la Loi bouddhique que le fidèle peut traverser le grand fleuve des réincarnations successives, en arrivant finalement sur la rive de l'extinction, du nirvâna. IL va de soi que la désignation du petit véhicule est une désignation ironique et méprisante donnée par les adeptes du grand véhicule à tous ceux qui ne voulaient pas s'écarter de la lettre même de la Loi bouddhique, et qui refusaient en conséquence un élargissement plus religieux, déniant au bouddhisme tout caractère de dévotion et d'éthique pour s'en tenir au pur intellectualisme tel qu'il avait pu être voulu par le Maître. Le petit véhicule se développa principalement dans les régions qui avaient adopté le canon pâli des Écritures, après le concile de Pâtaliputra : Sri Lanka, Laos, Siam et Birmanie, ainsi qu'au Cambodge. Le grand véhicule trouva son expansion en Chine, au Japon, en Corée, au Tibet, au Viêt-nam, en Indonésie. En revanche, progressivement, et peut-être parallèlement même à son développement dans les pays asiatiques, le bouddhisme perdit de son influence dans son pays d'origine jusqu'à disparaître presque totalement ; c'est ainsi que, de nos jours, le nombre d'Indiens bouddhistes est infime en comparaison du nombre des adeptes des autres religions de ce pays.

A ces deux types d'interprétation de la doctrine éclairée est venu s'ajouter ultérieurement ce qu'on appelle désormais le véhicule tantrique (Vajrayâna), lequel se qualifie lui-même de véhicule du diamant . Les tenants de cette forme d'interprétation de la doctrine estiment que pour accéder à la perfection, il est possible et même souhaitable d'utiliser des procédés magiques. Le nom même de ce véhicule vient du fait que ses adeptes croient que l'éternité de la force divine est comparable à l'éclat inaltérable de la pierre précieuse. Le tantrisme s'est principalement développé dans les régions difficilement accessibles et donc considérées comme mystérieuses : le Tibet et la Mongolie.

Ainsi, le bouddhisme échappait à la volonté de son fondateur, en se divisant selon des frontières dogmatiques qui, en réalité, recouvrent également des frontières géographiques. Mais il convient toujours de remarquer qu'il y a eu et qu'il y a encore des interpénétrations entre ceux différentes manières d'interpréter la doctrine laissée par le Maître. Selon l'angle sous lequel on veut approcher le bouddhisme, il importe de porter son attention sur l'une ou sur l'autre de ces disciplines. Si l'on veut considérer le bouddhisme comme un fait historique, c'est le petit véhicule qui servira de référence, car il a conservé d'une manière irréprochable la nature primitive de la doctrine de celui qui s'est éveillé à la lumière de la vérité. Si l'on veut percevoir l'événement religieux, selon des comparaisons avec d'autres religions ou avec d'autres spiritualités, c'est le grand véhicule qui présente davantage l'éthique, la générosité et la religiosité de ceux qui suivent la voie de celui qui fut illuminé par la vérité. Dans le cadre actuel des recherches qui sont menées dans le cadre des disciplines théosophiques ou de l'occultisme, le véhicule tantrique apporte une grande source d'inspiration à ceux qui veulent donner une explication magique au monde.

Le petit Véhicule, ou Hinayâna

Le terme de Hinayâna désigne le moyen inférieur de progression vers le salut . C'est bien entendu un nom de mépris attribué péjorativement aux tenants des écoles anciennes par ceux qui se désignaient eux-mêmes comme les adeptes de la Réforme, en présentant le moyen supérieur de progression vers le salut . La doctrine du Petit Véhicule repose essentiellement sur l'interprétation des vérités saintes exprimées par le Bouddha à l'occasion de son sermon de Bénarès.

Le canon des théories bouddhiques se trouve traditionnellement divisé en trois corbeilles , celle de la discipline, celles des prédications et celle de la doctrine. La première corbeille, celle de la discipline, règle pour l'essentiel l'ensemble de l'existence monacale, tant dans les prescriptions quotidiennes que dans l'invitation à la reconnaissance de ses fautes et à l'aveu public de son péché. Mais elle se compose également d'une sorte de petit catéchisme, analysant et commentant les différents péchés qui .peuvent être commis contre cet état de vie. La deuxième corbeille, celles des prédications, rassemble toutes les paroles que le Bouddha aurait prononcées au cours de son existence ; elle est composée de plusieurs collections : la collection des textes longs, la collection des textes moyens, la collection variée, la collection numérotée, la collection mineure regroupant principalement des sentences du Bouddha. La troisième corbeille, celle de la doctrine, est un véritable ouvrage de métaphysique recelant un grand nombre des maximes contradictoires que les différentes écoles du bouddhisme ancien présentaient et discutaient entre elles.

Dans son organisation même, la Hinayâna continue de poursuivre la volonté du Bouddha, qui était de conduire les hommes vers leur délivrance totale. Et il semble bien que ces hommes appartiennent tous à la condition masculine, car le petit Véhicule reprend la grande idée du Bouddha selon laquelle les femmes ne peuvent pas parvenir à l'extinction complète, mais qu'elles doivent effectuer un cycle supplémentaire de réincarnation afin d'atteindre la condition masculine qui est la seule à pouvoir effectuer le parfait renoncement et parvenir ainsi à l'extinction. L'exigence d'être un homme est indispensable pour que l'individu puisse parvenir à l'Éveil, celui-ci ouvrant les portes du nirvâna ultérieur. Ce bouddhisme, qui reprend les aspects les plus primitifs de la doctrine du Maître, se présenterait volontiers comme une religion sans Dieu, sans âme, sans culte. Les hommes qui n'ont pas embrassé l'état de vie monacal peuvent sans doute prier les divinités de leur accorder secours et protection, mais les moines n'ont rien à attendre des dieux, s'ils veulent obtenir leur propre libération. Demeurer attaché aux pratiques rituelles, aux différentes superstitions religieuse est un moyen de ne pas atteindre la libération, un moyen certain de ne pas parvenir rapidement à l'extinction complète.

Le Grand Véhicule ou Mahâyâna

Dans les textes mêmes du Petit Véhicule, on peut déjà percevoir l'amorce d'une doctrine nouvelle qui sera plus humaine, plus large. La nouvelle interprétation de la Loi bouddhique ne rejette pas pour autant le canon antérieur, mais elle vise plutôt à le compléter et même à le dépasser. Le Mahâyâna est ainsi un mouvement qui trouve son origine dans les écoles anciennes, qu'il veut amener à un plus grand achèvement ; vers le début de l'ère chrétienne, certains bouddhistes voulurent donner une interprétation plus large et plus généreuse des principes du Bouddha, en considérant que la doctrine telle qu'elle était présentée jusqu'alors demeurait dans un cadre limité et trop étroit. Les maîtres du Grand Véhicule vont contester à leurs prédécesseurs leur prétention de rendre compte entièrement de l'enseignement de l'Illuminé. Selon ces maîtres, la tradition écrite ne représente qu'une partie de cet enseignement magistral que le Bouddha a pu lui-même donner, partie d'enseignement qui a été adaptée aux circonstances d'une certaine époque, alors révolue. Selon eux également, au début de l'ère chrétienne, il fallait faire parvenir à leur terme et à leur plein épanouissement les innombrables traditions orales qui risquaient de se perdre, faute d'être reprises et recensées. Le Bouddha avait aussi parlé à quelques disciples privilégiés qu'il avait lui-même initiés, et ces disciples avaient eux-mêmes transmis ces paroles à leurs propres disciples. Le temps semblait venu de dévoiler à l'ensemble des fidèles du bouddhisme tous ces trésors réservés primitivement à quelques-uns. Les docteurs du Grand Véhicule estimaient alors que les fidèles, dans leur ensemble, avaient suffisamment progressé sur les chemins de la perfection et de la délivrance pour comprendre désormais ce qui était resté caché jusqu'à cette époque.

Pour illustrer leur thèse, les initiateurs du Grand Véhicule recoururent à une parabole, celle de l'enfant prodigue. Après avoir quitté la demeure paternelle pour aller faire fortune sous des cieux prétendus plus propices, un jeune homme se voit contraint de rentrer au pays, puisque la chance ne lui a pas souri. Pourtant, à son retour au pays, les choses ont beaucoup changé : c'est ainsi que son père est devenu immensément riche. Et alors qu'il est pauvre et sans force, il va rencontrer son père dans une des rues de la ville. Le père reconnaît naturellement son fils dans le mendiant déguenillé, mais celui-ci, pensant avoir affaire à un prince très puissant, tant il est impressionné par le faste et le luxe de cet individu, s'enfuit de peut d'être arrêté par lui pour un motif quelconque. Le père fait amener son fils devant lui, mais ce fils s'évanouit, tant est grande sa crainte de se retrouver devant cet homme qu'il pense capable de le faire jeter en prison. Mis alors le père le prend à son service et le charge des tâches les plus humbles. Le fils quitte alors sa triste condition de mendiant, puisqu'il vient de trouver un emploi. Dans l'espoir de gagner sa confiance, le père l'invite régulièrement à ne pas le considérer comme un maître, mais corne un père. Et, un beau jour, ce père quitte ses vêtements somptueux pour se présenter à son propre fils comme son père véritable : Tu as fait pour moi beaucoup d'ouvrage en nettoyant les endroits où l'on jette habituellement les ordures : en faisant ton ouvrage, tu n'as donné aucune preuve de fausseté, de mensonge, d'injustice, d'orgueil, d'égoïsme ou d'ingratitude : tu es, à mes yeux, mon fils chéri. Tout le temps de l'épreuve du fils a duré vingt ans ; c'est alors que son père lui confie l'administration de tous ses biens. Et comme cet homme continue toujours de faire désormais preuve d'humilité, le père le reconnaît officiellement comme son fils et l'institue comme son héritier. Les auteurs de cet apologue, qui est extrait de l'ouvrage le plus important du Grand Véhicule, le Saddharma-Pundarikâ, le lotus de la Bonne Loi, se proclament également comme les héritiers authentiques du Bouddha.

Après avoir effectué les tâches les plus humbles, pendant plusieurs siècles, après avoir suivi très scrupuleusement l'ensemble de la doctrine primitive, sans jamais s'en écarter, ils ont reçu une révélation du Bouddha lui-même, qui les a institués comme des Bouddhas semblables à leur propre père.

Ils avaient accepté d'être considéré comme les derniers dans la voie de la doctrine, issue du Bouddha, mais c'est celui-ci qui les reconnaît comme ses fils authentiques et comme ses véritables héritiers, qui ont acquis la seule science, celle de la vérité, sans qu'ils l'aient pour autant désirée pour eux-mêmes.

Ce qui caractérise principalement cette nouvelle formulation de la doctrine bouddhiste, c'est la plus grande part qui est accordée à l'aspect de l'humanité : il ne s'agit plus, pour les moines les plus fidèles h la doctrine, £e parvenir à la pleine délivrance d'une manière qui pourrait être qualifiée de purement égoïste; il ne s'agit même plus seulement pour les fidèles, même laïcs, d'essayer d'échapper au cycle infernal des renaissances successives, il s'agit de tout faire pour conduire ses semblables jusqu'à la pleine connaissance de la délivrance totale. L'idéal visé n'est plus le saint, le bienheureux, celui qui a atteint l'extinction complète, l'idéal devient le bodhisattva, celui qui parvient au seuil même du nirvâna, mais qui refuse d'y entrer afin d'amener à la libération définitive tous ceux qui se trouvent derrière lui : le bodhisattva refuse d'être sauvé tout seul, de même qu'il refuse également de se sauver tout seul.

La doctrine du Grand Véhicule prend ainsi un caractère collectif ou communautaire, aspect beaucoup moins égoïste ou personnel que celui du Petit Véhicule : un plus grand nombre d'êtres vivants peut parvenir à la fin ultime de l'extinction définitive, grâce à celui qui entraîne avec lui la multitude : il accomplit en sa propre personne le salut universel, en acceptant lui-même de rentrer dans le cycle des réincarnations successives. Ce faisant, le bodhisattva reprend à son compte l'expérience que le bouddha en personne a faite au cours de son existence historique : le démon Mâra faisait entrevoir à celui qui s'éveillait à la vérité la perspective du nirvâna immédiat. Le Bouddha sut résister à cette grande tentation afin de permettre à d'autres hommes de parvenir eux aussi jusqu'à l'aboutissement parfait de leur propre existence. Le Bouddha reste donc l'exemple le plus parfait du sage, il est son modèle ; le Bouddha se trouve être de beaucoup supérieur à tous les bodhisattvas qui tentent cependant de l'imiter le plus adéquatement possible. Mais, à son tour, ce bodhisattva devient l'exemple et le modèle que peut et doit suivre, d'une manière très appropriée à l'époque actuelle, tous les fidèles qui acceptent de partager la foi du Grand Véhicule. Tout homme qui parvient à cet état de sagesse peut, par ses propres mérites, obtenir le salut pour une foule immense d'autres hommes. C'est ainsi que peut se développer une doctrine propre au Grand Véhicule, celle de la compassion universelle qui rapproche de beaucoup le sage oriental du saint occidental. Le sage accepte de lutter, de souffrir, non seulement pour son propre salut, mais il sait qu'il peine pour que d'autres créatures puissent elles aussi parvenir à la pleine libération. De cette manière, le Grand Véhicule a pleinement conscience de ne pas trahir l'idéal de la doctrine primitive, mais de la porter même à son plein accomplissement en révélant à tous les hommes ce qui était encore tenu caché dans l'enseignement du Maître.

En devenant plus populaire et moins élitiste, grâce à cette nouvelle interprétation de l'enseignement du Bouddha, le bouddhisme du Grand Véhicule devient, au sens propre, une authentique religion, au même titre que les autres, il abandonne la forme de l'athéisme de fait que le Bienheureux, suivi par l'école du Hinayâna, avait voulu. C'est de cette manière que Bouddha devient, pour les fidèles du Mahâyâna, une divinité au même titre que les autres. A vrai dire, déjà le Petit Véhicule soutenait que Gautama avait été lui-même précédé par d'autres bouddhas, venus sur terre pour montrer aux hommes les voies du salut et de la libération définitive.

Mais le Petit Véhicule n'insistait pas sur ces manifestations antérieures, se contentant de trouver dans l'enseignement du Maître l'objet de toutes ses études spéculatives et de tout son enseignement propre. En revanche, le Mahâyâna s'attache à dénombrer toutes les apparitions du Bouddha sur la terre des hommes, tant celles qui ont précédé l'existence historique de Gautama que celles qui lui ont succédé, notamment sous la forme des bodhisattvas. Ainsi, la personnalité même du Bouddha historique disparaît plus ou moins dans l'immense foule de toutes ces manifestations temporelles des bouddhas et des bodhisattvas, apparus à divers moments de l'histoire de l'ensemble de l'humanité. Un véritable panthéon hiérarchisé va être organisé, de cette manière, autour de Gautama Bouddha, ce panthéon divin remplaçant finalement jusqu'à son oeuvre historique.

Comme les Bouddhas, les bodhisattvas sont multipliés à l'infini, et ils prennent une très grande importance en raison du rôle salvifique qu'ils peuvent exercer en faveur des masses : jamais ils ne succomberont à la tentation de par venir seuls au nirvâna, ils préféreront toujours y renoncer plutôt que de laisser ceux qui les ont suivis ou qui les suivent encore dans l'ignorance des moyens essentiels pour parvenir à la délivrance suprême. Cela suppose pour eux une éthique très stricte, caractérisée par la pratique incessante d'une série de vertus, dont les dix principales sont : le don, la moralité, la patience, l'énergie, la virtuosité dans les moyens, la méditation, l'intelligence, la connaissance, la force et le voeu. Ce sont là différentes manifestations concrètes de la qualité essentielle qui est requise de tout bodhisattva, à savoir la miséricorde absolue et universelle, qualifiée de Grande Pitié.

Cette miséricorde n'est pas sans rappeler le type même de l'amour chrétien ; d'ailleurs, il faut le souligner, la mystique mahâyaniste et la mystique chrétienne se sont développées parallèlement dans les premiers siècles de l'ère chrétienne. La légende de Pûrna, qui va suivre, exprime le fait que la doctrine bouddhique s'ouvre vers beaucoup plus d'humanité ; cette légende est une sorte de fleur de la vertu, telle qu'elle peut être pratiquée par les fidèles : Un riche marchand, nommé Pûrna, est touché par la grâce, il ne cache pas son intention de suivre la Loi prescrite par le Bouddha, et il va même jusqu'à lui annoncer son intention de se consacrer totalement à l'éducation purement bouddhique des habitants d'un pays, le Cronâparanta, habitants connus pour leur grande violence. Pûrna s'ouvre de son intention au Bouddha :

Maître, je désire habiter, je désire fixer mon séjour dans le pays des Cronâparântakas - Ils sont violents, ô Pûrna, ces habitants, ils sont emportés, cruels, colériques, furieux et insolents, ces hommes du Cronâparanta. Lorsqu'ils se mettront en colère, ô Pûrna, lorsqu'ils t'adresseront en face des paroles méchantes, grossières et insolentes, lorsqu'ils t'injurieront, que penseras-tu de cela ? - Je penserai que ce sont certainement des hommes bons et doux, ces hommes qui m'adresseront en face des paroles méchantes, grossières et insolentes, ces hommes qui se mettront en colère contre moi, ces hommes qui m'injurieront, mais qui ne me frappent ni de la main ni à coups de pierre. - Ils sont violents et emportés, ô Pûrna, ces hommes du Cronâparanta. Et s'ils te frappent de la main ou à coups de pierre, que penseras-tu ? - Je penserai qu'ils sont bons et doux, ceux qui me frappent de la main ou à coups de pierre, puisqu'ils ne me frappent ni du bâton ni de l'épée. - Ils sont violents et emportés, ils sont insolents, et s'ils te frappent du bâton ou de l'épée, que penseras-tu ? - Je penserai que ce sont certainement des hommes bons et doux, ceux qui me frappent du bâton et de l'épée, puisqu'ils ne me privent pas complètement de la vie. - Ils sont violents et emportés, ces hommes du Cronâparanta, ils sont insolents, et s'ils te privent complètement de la vie, que penseras-tu ? - Voici ce que je penserai s'ils me privent complètement de la vie : il y a des disciples du Maître qui, à cause de ce corps rempli d'ordures, sont tourmentés, couverts de confusion, méprisés, frappés à coups d'épée, qui subissent les supplices. Ce sont certainement des hommes bons et doux, ceux qui me délivrent avec si peu de douleur de ce corps empli d'ordures: - Bien, bien, ô Pûrna, tu peux, avec la perfection de patience dont tu es doué, tu peux habiter, tu peux fixer ton séjour dans ce pays d'hommes violents et emportés. Va, Pûrna ; délivré, délivre ; arrivé à l'autre rive, fais-y arriver les autres ; consolé, console ; parvenu au complet nirvana, fais-y parvenir les autres.

Quand la patience est parfaite, la sagesse, elle aussi, est parfaite : c'est cette patience même, vertu sublime, qui permet au sage de parvenir à l'extinction complète, mais elle invite dans le même mouvement les autres hommes à suivre son exemple.

Un poète bouddhiste du septième siècle, Çândideva, a également souligné cette tradition particulière de la pitié et de la miséricorde : puisque le moi individuel n'est rien, le toi également n'est rien. Deux conclusions s'imposent alors à l'esprit : tout amour de l'autre n'est qu'amour de soi, et tout amour de soi est aussitôt amour de l'autre. Et le poète se range sous cette dernière conclusion, qui conduit à penser que le véritable égoïste est celui qui devient profondément humanitaire... Ainsi, le malheur échoit en partage à ceux qui ne font que rechercher leur propre bonheur, tandis que le bonheur revient à ceux qui, renonçant à leur propre satisfaction, n'ont fait que rechercher le bonheur des autres. Un souffle d'authentique charité et de compassion universelle traverse toute l'oeuvre de ce poète : Celui qui veut sauver rapidement et soi-même et les autres doit exercer le grand secret que voici : il doit apprendre à inverser le moi et autrui... quiconque fait peiner autrui pour soi-même cuira dans les enfers, tandis que quiconque peine pour autrui aura droit à toutes les félicités... Celui qui impose à un autre la tâche de travailler pour lui sera condamné à l'esclavage, mais celui qui s'impose à soi-même la tâche de travailler pour les autres aura comme récompense l'exercice du pouvoir... Tous ceux qui sont malheureux se sont rendus effectivement tels, parce qu'ils ont recherché leur propre bonheur, tous ceux qui sont heureux le sont pour la seule raison qu'ils ont d'abord recherché le bonheur des autres... On ne saurait obtenir la digité du Bouddha, ni même le bonheur dans ce monde de la transmigration et de la réincarnation, si on ne parvient pas h échanger son bien-être contre la peine des autres hommes....

Le parfait accomplissement des hommes passe nécessairement par le dévouement et par le service des autres. De cette manière, il n'est plus exigé d'embrasser l'état de vie monastique pour parvenir à une espérance de salut. Dans la pratique religieuse, avec comme cime la pratique des plus hautes vertus éthiques, même le laïc se découvre une place aussi importante que celle des moines du bouddhisme antique.

Par la sagesse, par la douceur et par la piété, il lui devient possible d'atteindre, avec tous ceux qui peuvent l'entourer, la perfection, telle qu'elle a pu être enseignée par le Bouddha historique. Et s'il ne parvient peut-être pas nécessairement au nirvâna, à l'extinction définitive, au terme d'une seule existence empirique, les vertus qu'il a suivies avec un très grand sérieux lui permettront au moins de recevoir une récompense intermédiaire, un moyen d'échapper au cycle infernal des réincarnations éternelles. Quand un homme a réussi à renoncer à toutes ses opinions individualistes, quand il a cessé de s'attacher aux simples pratiques rituelles, il a aussitôt cessé d'être un simple profane, il est déjà entré dans le bon courant, et il ne risque plus que de renaître sept fois au maximum ; quand, en plus, il a fait décroître en lui toute forme de convoitise, ce candidat à la perfection et à la sainteté ne risque plus que de renaître une seule fois ; et, quand il aura épuisé, au terme d'un nouveau progrès, toutes les impuretés qui peuvent le rattacher au monde présent, quand il se sera définitivement déchargé de tout son fardeau, il trouvera enfin dans la mort corporelle l'extinction ultime de toute douleur, il atteindra ainsi le parnirvanâ.

Le Véhicule tantrique ou le Vajrayâna

Habituellement, on réserve le nom de tantrisme à la forme de l'hindouisme tel qu'il s'est exprimé dans les textes sacrés, qui datent du sixième siècle de l'ère chrétienne. Ces textes, recueillis dans des ouvrages (tantras) sont présentés comme des révélations divines. Ils permettent aux fidèles, par des pratiques rituelles ou par des recettes spirituelles, de dépasser la condition humaine. Le tantrisme a également influencé le bouddhisme indien et tibétain. C'est en Inde en effet que le Véhicule tantrique s'est d'abord formé, et c'est surtout au Tibet qu'il est encore vivant aujourd'hui, En Inde, l'apparition du Véhicule tantrique se manifeste comme une sorte de revanche de l'hindouisme traditionnel qui avait été largement évincé par l'hétérodoxie bouddhiste ; l'intellectualisme pur de la doctrine du bouddha avait, en effet, largement éclipsé les aspects luxuriants de la pensée indienne ancienne : toutes les représentations somptueuses avaient dû laisser la place à un simple exercice de l'esprit qui cherche à obtenir sa libération en se débarrassant de toutes les manifestations illusoires qui peuplent le monde de la sensibilité. Le tantrisme se présente comme un retour en force de la pensée ancienne, avec ses développements marqués par la recherche du luxe dans toutes les formes de la représentation, notamment dans le domaine cultuel et liturgique.

D'une certaine façon, le bouddhisme subit, par les tantras, les effets dénoncés par Éveillé : il retombe pratiquement dans l'idolâtrie des brahmanes. Le véhicule tantrique, c'est le Véhicule du diamant (vajra) : il permet de parvenir, grâce à. des procédés magiques, à la force divine, seule capable de perdurer, tel le diamant, inaltérable. Ses origines semblent se perdre dans la nuit des temps, dans les croyances et les recettes des sorciers et des ascètes, dans la foule innombrable des superstitions populaires. La grande influence du Bouddha avait éliminé ces croyances magiques, sous ses différentes formes. Mais le retour à la dévotion, dès la mort du Maître, ne pouvait qu'amener une renaissance de ces manifestations.

La doctrine est relativement simple : tout est vacuité, il n'y a rien que la pensée. Le salut ne peut être atteint par l'homme que s'il découvre toute la profondeur de cette vérité. En affirmant que le monde et tout ce qu'il peut contenir ne sont que des phénomènes illusoires, il est possible d'accorder un très grand pouvoir à l'imagination, celle-ci n'ayant alors plus de limites, puisque tout est équivalent à tout, dans le domaine de la pensée : il n'y a plus de barrières possibles entre le monde de la matière et le monde de l'esprit. Ayant reconnu ce principe de l'identité universelle il est possible d'établir toute une série de relations entre les différentes choses qui peuplent ce monde illusoire : les pratiques magiques, les recettes de la sorcellerie..., tout peut trouver une place certaine dans cette théorie, tout peut d'une manière ou d'une autre contribuer effectivement à la pleine libération de l'homme. La pensée, par son simple pouvoir imaginatif, permet ainsi de dépasser toutes les barrières qui peuvent se dresser dans ce monde de l'illusion. Il n'y a plus ni vices ni vertus : les actions les plus scandaleuses peuvent alors être accomplies par ceux qui se prétendent véritablement affranchis des normes relatives, ou déjà parvenus à la délivrance suprême. C'est ainsi que l'accomplissement de certains crimes, particulièrement odieux, peut être considéré par certains moines comme la preuve la plus manifeste de l'affranchissement de leur auteur : affranchi des distinctions entre le vice et la vertu, leur auteur est déjà pleinement délivré, pour lui, le bien et le mal ne sont plus des valeurs relatives, il a franchi le cap de la distinction... Certains sorciers, formés dans cet esprit, les siddhas, c'est-à-dire les parfaits, se plaisent alors à violer systématiquement les principes fondamentaux du bouddhisme antique ou les pratiques les plus sacrées de la relation, tout en affirmant que de telles actions ne peuvent et ne doivent être accomplies que par certains initiés, auxquels elles sont légitimement réservées. Par ailleurs, ces religieux sont également considérés par les masses populaires comme de véritables thaumaturges auxquels les fidèles s'adressent pour obtenir la santé, les richesses, des enfants, ou même la résurrection d'un être proche. C'est assez dire la puissance que l'on attribuait à ces moines.

Au cours de sa formation, le moine acquiert progressivement la connaissance des pratiques qui vont lui permettre d'exercer pleinement tout son pouvoir. Il convient que celui qui va être ainsi initié à la parfaite connaissance de l'identité universelle puisse identifier d'abord sa propre pensée à l'esprit de l'univers entier, afin de pénétrer lui-même au coeur de toute la réalité et atteindre ainsi la forme salutaire pleinement efficace de toutes les pratiques qu'il développera ultérieurement dans l'exercice même de ses fonctions diverses. L'extrême complexité des pratiques rituelles et magiques obligeait les religieux à ne choisir que certains individus particulièrement initiés, en raison des conséquences redoutables que pouvait avoir la pratique même des pouvoirs magiques qui leur étaient confiés. L'ordination de celui qui a donc été ainsi initié devient alors un rite spécial, comparable à une consécration royale. Son pouvoir est celui de la concentration mentale, concentration de la pensée par l'emploi des méthodes traditionnelles utilisées déjà par les moines des premiers temps du bouddhisme, par l'emploi également de méthodes empruntées ou héritées de l'hindouisme, notamment la technique du yoga. Il va sans dire que ces pratiques psychophysiologiques, telles qu'elles étaient déjà adoptées par l'hindouisme, devaient jouer un rôle très important dans cette forme religieuse, qui affirme sa croyance en une relation d'identité entre le psychique et le physique, entre le domaine de la pensée et le domaine de la réalité extérieure : les pouvoirs de l'esprit devaient pouvoir facilement exercer leur empire sur la matière. L'initié, par sa seule concentration mentale, identifiait son corps à l'ensemble de l'univers et son esprit à un bouddha ou à un bodhisattva de son choix, et par là même, était susceptible d'exercer sur l'univers entier une puissance surnaturelle comparable à celle que pouvaient développer ces personnages. Pour obtenir et pour garder aussi cette faculté de concentration mentale, l'initié devait avoir recours à des nombreuses techniques, déjà utilisées par les moines des temps anciens ou par les adeptes traditionnels du yoga : il s'agit essentiellement de rompre avec les habitudes de l'homme ordinaire, en ralentissant son souffle et en fixant sa pensée, en parvenant à un état parfait d'immobilité corporelle pour parvenir à la méditation profonde, pour concentrer en sa propre personne toutes les puissances dont l'individu peut disposer et toutes les puissances répandues dans l'univers. Celui qui parvient, à la fin de son initiation, à, réaliser une telle expérience, dépasse ainsi la condition humaine, il devient, par le fait même, semblable à un dieu. C'est la raison pour laquelle les fidèles lui reconnaissent de nombreux pouvoirs magiques, comme le don d'ubiquité, de double vue, de déplacements dans le temps... Toutefois, il est important que l'initié ne se complaise pas dans ces pouvoirs, puisque le but proposé par cette méthode est justement d'échapper : la futilité des réalités de ce monde, qui apparaissent comme illusoires.

Après avoir médité sur la vacuité universelle, le fidèle tantrique finit par s'identifier lui-même au Bouddha suprême, tel qu'il est parvenu au nirvâna, à l'extinction complète. De cette manière, la dévotion première au Maître s'est transformée en adoration, et elle s'achève finalement dans l'union mystique.

L'expansion du bouddhisme tantrique en Inde fut stoppée par les invasions musulmanes, qui impliquèrent les incendies des grands monastères : le caractère sacré qui protégeait ces couvents réputés inviolables s'estompait. Et, le peuple lui-même abandonnait déjà cette forme religieuse devant l'hindouisme qui regagnait du terrain en Inde, alors que les fidèles de l'Islam dénigraient le bouddhisme tantrique, en ne voyant en lui qu'une superstition néfaste et une sorcellerie dangereuse. Pourtant, le bouddhisme tantrique continua de survivre dans les régions retirées du Tibet, où il est encore connu sous sa forme de lamaïsme.

Le shaktisme dénature le bouddhisme

Avec le développement du véhicule tantrique, le bouddhisme connut également une autre doctrine, inspirée des théories hindouistes, doctrine qui finit par pervertir totalement la pensée originelle du bouddhisme, en la dénaturant complètement. Cette doctrine s'appelle le shaktisme, et elle introduit le culte des divinités féminines dans la pratique de la dévotion du fidèle bouddhiste. Dans l'hindouisme traditionnel, chaque dieu était considéré comme partageant son propre pouvoir sur l'univers avec une déesse tenue pour son épouse : l'hindouisme accordait ainsi une large place aux dévotions adressées aux divinités féminines, plus proches, semblait-il, des soucis communs de l'humanité, c'est ainsi qu'il privilégiait, par exemple, la dévotion à Pârvati plutôt qu'à Çiva, à Lakshmi plutôt qu'à Vishnu. Tous les aspects de la féminité se retrouvaient dans les cultes aux différentes déesses : elles pouvaient être la vierge, l'amante, l'épouse, la mère... De nombreuses implications érotiques étaient ainsi rendues présentes dans l'exercice même de la dévotion religieuse : c'est ainsi que parfois la prostitution sacrée pouvait être considérée comme un souverain bien, et que l'excès dans toutes les pratiques sexuelles pouvait être particulièrement valorisé.

Quand on sait avec quelle méfiance le Bouddha traitait l'ensemble de la féminité, quand on se souvient qu'il avait d'abord refusé d'admettre des femmes dans sa communauté et qu'il ne le fit que pour éviter un plus grand mal à celle qui avait été sa mère nourricière, quand on garde à la mémoire l'état de subordination et d'obéissance absolue qu'il avait ordonné à ces nonnes par rapport aux religieux, on peut s'étonner de découvrir que, sous l'impulsion populaire, cette doctrine, particulièrement masculine, au point d'être tout à fait misogyne, a pu accueillir, dans sa dévotion, la présence des shaktis , des pendants féminin à tous les bouddhas et à tous les bodhisattvas.

L'ésotérisme gagnait profondément le bouddhisme, au point que celui-ci était désormais totalement différent de l'agnosticisme initial qu'avait préconisé le Bouddha : de cette manière, le bouddhisme finissait sa carrière en Inde.