Soumission et fatalisme en Islam

 

Le terme même Islam désigne l'attitude religieuse de soumission à Dieu en toute circonstance : la volonté divine est plus impérieuse que la volonté humaine, et le croyant ne peut être fidèle que s'il se place entièrement sous cette volonté de Dieu. Pour les fidèles de la première génération, ceux qui avaient été les contemporains mêmes de Mahomet, cette attitude était relativement facile : il leur suffisait d'imiter, en toutes choses l'exemple du Prophète qui les formait dans la voie droite de la religion. En observant et en imitant ses comportements, aussi bien dans le domaine matériel et économique que dans le domaine spirituel et intellectuel, il leur devenait possible de conduire leur propre existence dans la voie droite de l'Islam. Les générations suivantes eurent besoin d'autres éclaircissements, n'ayant plus le modèle de référence sous les yeux : la figure même de Mahomet devait se transformer pour devenir de plus en plus idéale. Sa vie était considérée comme édifiante, puisqu'il était le Prophète, l'Apôtre, l'Envoyé de Dieu au milieu du peuple arabe. Son existence idéalisée devenait alors un des points de focalisation de toutes les conduites des croyants.

L'expression de la Religion

Le centre d'où rayonne toute la religion musulmane semble être très simple, puisqu'il se résume dans la simple affirmation de la foi. Il suffit, pour être musulman, d'affirmer, d'attester ou de témoigner que Dieu est unique et que Mahomet est bien son envoyé. Le principe apparaît donc très simple, même s'il se déploie dans les cinq articles principaux de la foi, qui sont les piliers de l'islam. Mais des problèmes se sont toujours posés à la conscience humaine ; et Mahomet, en personne, selon un des propos de la tradition, qui lui est attribué, aurait spécifié le contenu de la foi : La foi, c'est de croire en Dieu, à ses anges, à la vie future, aux prophètes et à la résurrection. Dès cette affirmation, le principe initial de la foi devient plus complexe, sans rendre compte de questions qui peuvent obséder les croyants, quant à leur salut : comment la toute-puissance de Dieu se manifeste-t-elle sur les hommes ? ceux-ci sont-ils libres d'agir en pleine responsabilité ou sont-ils prédéterminés selon le bon vouloir de Dieu ? comment reconnaître le bien du mal pour agir conformément à la volonté divine ?

A ces différentes questions, le Coran ne répond pas explicitement, sans doute parce que, avant tout, Mahomet a voulu constituer une réelle communauté des croyants, ayant à coeur de promouvoir, au milieu d'un monde polythéiste et païen les véritables droits de Dieu, desquels pourront découler les droits de l'homme, et particulièrement les droits du serviteur de Dieu. A strictement parler, l'islam n'est pas simplement une religion, c'est aussi une organisation sociale et politique de ceux qui placent leur foi en Dieu. Dieu seul compte : croire en son unicité suffit pour assurer le salut. Même en ignorant les articles essentiels et premiers de la religion, même en n'accomplissant pas les obligations rituelles qui sont imposées dans l'esprit du Coran, le musulman peut parvenir au salut, du moment qu'il place sa foi en Dieu, l'Unique. Tout le reste, hormis la foi, peut paraître formaliste ou littéraliste Il faut et il suffit de croire en l'unicité de Dieu et d'en témoigner : même s'il ne pratique pas sa religion, le musulman se considère toujours, même en face des chrétiens, et parmi eux, des pratiquants, comme le véritable témoin du Dieu unique Toute la formation religieuse, reçue dès le plus jeune âge, à l'école coranique, développe chez lui le sens de la Présence de Dieu, sens qu'il ne perd pas tout au long de sa vie, tant il est convaincu que c'est Dieu qui pénètre toutes les dimensions de l'existence humaine. Car le Dieu unique n'est pas un Dieu lointain, qui ne se soucie pas du monde des hommes : il est celui qui tient tout entre ses mains, il est celui qui a parlé aux hommes et qui leur a donné ses prescriptions. Il faut accomplir ce qu'il a ordonné. D'autre part, en tant que manifestant une communauté de foi, l'islam se présente comme une religion de la collectivité, beaucoup plus que comme une religion de l'individu face à son Dieu. Si certains individus ont connu une relation personnelle avec Dieu, c'est le cas des prophètes que Dieu n'a cessé d'envoyer dans le monde, depuis Adam jusqu'à Mahomet, ils ont toujours reçu la mission de constituer une communauté de croyants reconnaissant leur état de dépendance à l'égard du Dieu qui les avait créés et qui les maintenait dans l'existence. Les juifs et les chrétiens ont reçu ce message, mais ils l'ont perverti, notamment les chrétiens qui ont donné un fils à Dieu, alors que l'unique n'est pas engendré et n'engendre pas, les chrétiens qui ont ajouté au message de Jésus des pratiques que celui-ci n'avait pas lui-même recommandées... Dans la pratique même de la religion, il importe de s'en tenir uniquement aux actes qui ont été prescrits dans la Loi islamique : la vie religieuse est, en quelque sorte, réglée mécaniquement, même s'il convient que le culte extérieur soit doublé de l'intention de celui qui adore l'unique Dieu : c'est l'intention qui donne toute sa valeur à l'acte cultuel, mais, de l'intention, Dieu seul est le juge, tandis que la communauté peut régler les conduites à tenir dans la pratique rituelle des obligations de la foi.

Cette conception d'une distinction entre la pratique extérieure et l'intention permet de limiter singulièrement la notion de péché, telle qu'elle peut être trouvée chez les chrétiens. Tant que le mal n'est pas découvert, tant qu'il reste caché aux yeux des hommes, il n'y a pas de faute morale ou religieuse : les apparences doivent demeurer sauves, le scandale doit toujours être évité. Mais, à strictement parler, la morale ne trouve pas sa place dans le domaine religieux : la foi suffit et prime naturellement sur toutes les oeuvres que le croyant peut accomplir ; Dieu ne juge pas sur le mérite des individus, mais sur leur foi en son unicité. Ce qui conduit en paradis ou ce qui en éloigne définitivement, c'est le fait de croire ou de ne pas croire en l'unicité divine. Pourtant, la doctrine de la rétribution des hommes, au jugement dernier, n'est pas étrangère à l'Islam. Dieu reçoit en son Paradis les fidèles qui sont morts martyrs tout en restant fidèles à sa foi, les fidèles qui meurent en défendant leurs proches, les femmes qui meurent en couches... Le seul sacrifice, la seule oeuvre méritoire, c'est de mourir dans la voie droite de Dieu, c'est-à-dire en défendant sa Parole, telle qu'elle a été exprimée dans le Coran, et en invitant le monde à se soumettre à l'autorité de ceux qui sont fidèles à cette voie droite.

Le seul péché qui ne sera pas pardonné par Dieu, c'est l'associationnisme, le fait de ne pas reconnaître l'unicité absolue de Dieu, telle que le proclame l'Islam, et de lui adjoindre, de lui associer d'autres personnes. Cette croyance sans restriction au Dieu unique est, aux yeux des musulmans, ce qui distingue radicalement leur religion de toutes les autres, y compris le christianisme, dont le doge de la Trinité est considéré comme une atteinte irrémédiable à l'unité de Dieu.

Au jugement dernier, le jour de la résurrection finale, jour que les morts attendent dans leur tombe, à l'exception des prophètes et des martyrs qui ont accès immédiatement après leur mort au Paradis, l'histoire humaine s'achèvera et Dieu rétribuera chacun des hommes, selon leurs actions mais aussi selon l'intention qui a présidé à leurs actions ; toutefois, le Prophète interviendra en faveur des musulmans.

Fatalisme en Islam ?

Certes, l'Islam apparaît comme une religion de la soumission au Dieu unique ; il invite même les croyants à soumettre l'ensemble de l'humanité à ceux qui ont reçu l'autorité sur elle, en raison même de leur foi en l'unicité divine. Le Coran lui-même définit les croyants comme ceux qui craignent Dieu. Ainsi, dans sa définition de la piété religieuse, le livre sacré parle de la crainte de Dieu qui se manifeste concrètement dans des actes de la vie courante, qui sont proposés comme des exigences pour les fidèles : La piété ne consiste pas à tourner votre face vers l'orient ou vers l'occident. L'homme bon est celui qui croit en Dieu, au dernier Jour, aux anges, au Livre et aux prophètes. Celui qui, pour l'amour de Dieu, donne de son bien à ses proches, aux orphelins, aux pauvres, au voyageur, aux mendiants et pour le rachat des captifs. Celui qui s'acquitte de la prière, celui qui fait l'aumône. Ceux qui remplissent leurs engagements, ceux qui sont patients dans l'adversité, le malheur et au moment du danger, voilà ceux qui sont justes, voilà ceux qui craignent Dieu (Sourate II, 177). Le bien pourrait alors se définir comme ce que Dieu commande, tandis que le mal trouve son sens dans tout ce qui est interdit par Dieu : le péché se résume donc dus un manquement à la Loi, indépendamment de la conception d'un Bien absolu. Mais Dieu ne punit pas selon la désobéissance, de même qu'il ne récompense pas l'obéissance : il ne considère que la foi profonde des hommes. Toute récompense venant de lui est une grâce pure et tout châtiment venant de lui est une pure justice, car il ne saurait être question, pour le croyant, de pratiquer la vertu, dans l'espérance d'une récompense. Dieu a simplement décrété que certains actes, qu'il a ordonnés aux hommes d'accomplir, seront récompensés, tandis que d'autres seront irrémédiablement condamnés. L'obéissance est simplement présente comme un signe de la récompense de Dieu. L'homme bon, l'homme juste, c'est l'authentique musulman, celui qui se soumet en toute sincérité et en toute perfection aux obligations religieuses, telles qu'elles ont été prescrites par Dieu ; lui seul se maintient dans la voie droite, qui n'est pas le chemin de ceux qui encourent la colère divine, qui n'est pas le chemin de ceux qui s'égarent loin de Dieu.

Le fatalisme que professent certains croyants musulmans n'est pas comparable à une sorte de déterminisme aveugle selon lequel toute la volonté de l'homme serait anéantie et sans pouvoir sur la nécessité qui dirige le destin des hommes.

Selon la stricte doctrine du fatalisme, nul ne peut modifier le cours des événements qui auraient été décidés par Dieu ou par une nécessité supérieure. Certes, en Islam, il semble que l'homme soit en quelque sorte Prédestiné par Dieu ; dans le cas contraire, ce dernier perdrait de sa toute-puissance et de son absolue connaissance. En revanche, cette même toute-puissance de Dieu lui permet d'intervenir dans le cours des événements de l'histoire humaine : tout n'a pas été déterminé d'avance par Dieu, celui-ci pouvant favoriser tel ou tel individu au cours de son existence de dons exceptionnels. Mais, au moment du jugement dernier, Dieu sera le roi du jugement, montrant aux hommes ce qu'ils ont fait. La soumission à la volonté de Dieu échappe à un déterminisme aveugle, du fait également que la souveraineté absolue de Dieu n'enlève en rien le sens de la responsabilité humaine : ce sont les actes qui seront pesés au jugement. La justice n'est pas un pouvoir discrétionnaire : tout en affirmant la toute-puissance divine, le Coran note aussi la certitude des croyants de voir que Dieu veut le bonheur des hommes : Chaque homme recevra alors la rétribution de ce qu'il aura accompli et personne ne sera lésé. Dis : O Dieu ! souverain du Royaume, tu enlèves la royauté à qui tu veux et tu donnes la royauté à qui tu veux. Tu honores qui tu veux et tu abaisses qui tu veux. Le bonheur est dans ta main ; tu es, en vérité, puissant sur toute chose. Tu fais pénétrer la nuit dans le jour et tu fais pénétrer le jour dans la nuit. Tu fais sortir le vivant du mort et tu fais sortir le mort du vivant. Tu donnes le nécessaire à qui tu veux sans compter (Sourate III, 25-27). Le fatalisme de l'Islam vient de l'affirmation de la transcendance de Dieu : lui, le tout-autre, peut agir comme il veut, quand il veut, pour transformer l'humanité et la conduire selon la voie droite, la voie que suivent ceux qu'il comble de ses bienfaits.

La notion même de fatalisme musulman se trouve résumée dans l'expression très courante : inch'Allah . Celle-ci n'implique toutefois pas un aveuglement des croyants, mais leur certitude que tout peut s'accomplir si Dieu veut : les événements du monde, même les plus dramatiques, ne peuvent trouver leur solution définitive qu'avec le secours de la grâce de Dieu. La soumission à la volonté divine est une conduite normale pour le croyant, mais elle ne signifie absolument pas la négation totale de sa liberté et de sa responsabilité particulière.

Islam et christianisme

Même si le Coran réclame souvent le respect pour les chrétiens, qui sont les gens du Livre , ayant bénéficié également de la Révélation et des bienfaits de Dieu, l'Islam s'est toujours violemment attaqué à un aspect de la dogmatique chrétienne, qui affirme le monothéisme en trois personnes.

Comme les autres confessions religieuses, le christianisme a donc été l'objet des attaques de l'Islam sur la question de l'unicité divine, bien que les chrétiens, au même titre que les juifs, aient été préservés, dans leur vie, de certaines persécutions musulmanes, à condition qu'ils se soumettent à l'autorité de la puissance islamique, en leur versant de lourdes rançons ou des impôts particuliers qui les garantissaient autant dans leurs vies que dans leurs biens. Pour les premières générations musulmanes, seuls les fidèles de l'Islam avaient le droit de parler correctement de Dieu, parce que seuls ils disposaient du langage correct qui maintenait l'absolue transcendance de Dieu, d'autant plus que les autres gens du livre n'avaient pas conservé dans son intégrité la révélation qui leur avait été faite par leurs propres prophètes.

Le reproche premier, au niveau théologique, de l'Islam au christianisme, est celui de l'affirmation de la Trinité, La sourate CXII est formelle : Dis : Lui, Dieu est un ! Dieu, l'impénétrable ! Il n'engendre pas ! Il n'est pas engendré ! Nul n'est égal à lui !. L'Islam ne connaît pas d'autre génération que charnelle, pas d'autre paternité que de paternité humaine ; on comprend alors pourquoi il parait scandaleux aux musulmans d'attribuer la génération et la paternité à Dieu. Il est certain que les chrétiens souscriraient à cette formule coranique ; en effet, pour eux également, Dieu, en tant que souveraine réalité, en tant qu'essence substantielle, n'engendre pas et n'est pas engendré. Les chrétiens distinguent l'unité de Dieu, qui constitue son essence même, de la Trinité des personnes, qui établissent entre elles des relations d'amour partagé. Contrairement à l'affirmation de l'auto-révélation de Dieu en Jésus-Christ, le Coran ne cesse d'affirmer que le mystère de la vie divine est non seulement irrévélé mais irrévélable. Dieu se fait connaître comme le Mystère absolu : Il connaît parfaitement le mystère, mais il ne montre à personne le secret de son mystère, sauf à celui qu'il agrée comme prophète (Sourate LXXII, 26-27). Ce qu'il est possible à l'homme de pénétrer, c'est l'action unique de ce Dieu en faveur du monde et des hommes qu'il a créés, de son action bienfaisante et miséricordieuse. En quelques versets, le livre saint de l'Islam présente ce que l'homme peut percevoir du mystère divin : Il est Dieu ! Il n'y a de Dieu que lui ! Il est celui qui connaît ce qui est caché et ce qui est apparent. Il est celui qui fait miséricorde, le miséricordieux. Il est Dieu ! Il n'y a de Dieu que lui ! Il est le Roi, le Saint, la Paix, celui qui témoigne de sa propre véridicité. Le Vigilant, le Tout-Puissant le Très-Fort, le Très-Grand. Gloire à Dieu ! Il est très éloigné de ce qu'ils lui associent ! Il est Dieu ! Le créateur, celui qui donne un commencement à toute chose, celui qui façonne. Les noms les plus beaux lui appartiennent. Ce qui est dans les cieux et sur la terre célèbre ses louanges. Il est le Tout-Puissant, le Sage (Sourate LIX, 22-24).

Dans ces conditions théologiques, le dialogue islamo-chrétien a toujours été particulièrement difficile. Mais, dès la fin du siècle dernier, des chrétiens avaient compris que le climat d'hostilité et de méfiance, existant entre les croyants des deux religions, reposaient essentiellement sur une méconnaissance des richesses de l'une et de l'autre. L'époque et la mentalité des Croisades s'effaçaient devant les exigences du monde moderne. A l'époque contemporaine, dite d'objectivité scientifique et d'impartialité historique, il semblait qu'un sérieux effort de compréhension mutuelle était exigé.

L'accusation d'infidélité ou d'hérésie par rapport au monothéisme ne pouvait plus avoir cours. Si, pour les chrétiens, l'Islam pouvait affiner la connaissance du seul vrai Dieu qui se donne gratuitement, les musulmans prenaient davantage conscience du fait que les chrétiens pouvaient vivre authentiquement de l'Évangile annoncé par Jésus-Christ. Après des siècles d'intolérance réciproque, voire de guerre religieuse, arrivait l'heure de la rencontre et du dialogue. Cela fut particulièrement net au moment de l'ouverture du deuxième concile oecuménique du Vatican, qui marquait l'ouverture de l'Eglise catholique aux autres religions révélées, aussi bien le judaïsme que l'Islam.

Ainsi, un texte de la déclaration conciliaire Sur les relations de l'Eglise avec les religions non chrétiennes , en date du 28 Octobre 1965, s'adresse à l'Islam : L'Eglise regarde aussi avec estime les musulmans qui adorent le Dieu, Un, Vivant et Subsistant, Miséricordieux et Tout-Puissant, Créateur du ciel et de la terre, qui a parlé aux hommes. Ils cherchent à se soumettre aux décrets de Dieu, même s'ils sont cachés, comme s'est soumis à Dieu Abraham auquel la foi islamique se réfère volontiers. Bien qu'ils ne reconnaissent pas Jésus comme Dieu, ils le vénèrent comme prophète ; ils honorent sa mère virginale, Marie, et parfois même l'invoquent avec piété. De plus, ils attendent le jour du jugement où Dieu rétribuera tous les hommes ressuscités. Aussi ont-ils en estime la vie morale et rendent-ils un culte à Dieu, surtout par la prière, l'aumône et le jeûne. Si, au cours des siècles, de nombreuses dissensions et inimitiés se sont manifestées entre les chrétiens et les musulmans, le Concile les exhorte tous à oublier le passé et à s'efforcer sincèrement à la compréhension mutuelle, ainsi qu'à protéger et à promouvoir ensemble, pour tous les hommes, la justice sociale, les valeurs morales, la paix et la liberté . Ainsi, l'Eglise officielle acceptait de se mettre à l'écoute des musulmans, ce que certains chrétiens, isolément, faisaient déjà depuis de nombreuses années, à l'exemple de Louis Massignon (1883-1962) qui a marqué de son esprit les orientalistes catholiques du début du vingtième siècle et qui, de cette façon, d'une manière souterraine, a préparé les positions prises au cours de ce Concile.

D'autre part, l'évolution du monde moderne amène de nombreux fidèles musulmans dans des pays de tradition chrétienne. Musulmans et chrétiens se rencontrent sur leurs lieux de travail, indépendamment de toute considération religieuse, mais c'est à ce niveau minimum que prend naissance la considération mutuelle. Il va sans dire que le dialogue qui s'inaugure ainsi ne peut s'achever dans une tentative réductrice : il ne s'agit pas de minimiser les différences, mais de les explorer dans un esprit de franchise, en vue d'une coopération dans la civilisation contemporaine. Écartant, de part et d'autre, toute affirmation de supériorité et toute polémique, un dialogue entre chrétiens et musulmans est un instrument au service de la paix et de la compréhension, tant il engendre le respect et l'estime. Ce dialogue suppose que les uns et les autres ne pensent certainement pas de la même façon, mais l'essentiel réside dans le fait qu'ils puissent maintenant penser ensemble, le dialogue commençant authentiquement quand deux personnes s'acceptent mutuellement, reconnaissant à l'autre le droit d'être autre. Ainsi, les dimensions spirituelles différentes ne peuvent être bien comprises que par des personnes vivant elles-mêmes une authentique expérience spirituelle.

Le désir spirituel des musulmans et des chrétiens n'est plus dans une tendance prosélytique, visant à ce que les autres se convertissent à la religion différente, mais dans une tendance de conversion toujours à faire à l'unique Dieu qui inspire le christianisme et l'Islam.

Pour prendre l'exemple de la France, il convient de noter que l'Islam est, depuis quelques années déjà, la deuxième religion de ce pays, après le catholicisme, mais bien avant les autres confessions chrétiennes. Il y a là un fait statistiquement prouvé et qu'il convient de ne pas négliger. Si jadis, le dialogue entre les musulmans et les chrétiens était hypothéqué par des conflits à coloration politique, aujourd'hui il risque d'être faussé par manque d'approfondissement religieux, et même d'être bloqué du fait d'approximations ou de préjugés réciproques. Il importe que l'Islam et le christianisme, mais aussi le judaïsme, ces autres gens du Livre, relèvent le défi du monde contemporain qui s'obstine à se conduire sans Dieu. Un tel appel à la conscience des croyants des trois religions monothéistes ne peut rester inentendu : si les mosquées continuent de faire cruellement défaut en France, cette lacune est parfois comblée par des églises qui proposent des espaces permettant aux fidèles de se réunir pour la prière commune, avec toute la sobriété qui caractérise les mosquées, en terre d'Islam, mais avec l'élan du coeur qui accepte de se soumettre librement à la volonté de Dieu sur l'homme sans considération de races, de nationalités, de langues, de cultures ou de civilisations.