LA THEOLOGIE DE LA PAROLE DE DIEU

 

Le mouvement de la Réforme est né principalement du souci de ramener l'Eglise catholique à la pureté de ses origines. Les premiers réformateurs visaient certainement une réévaluation de la dogmatique, de la théologie chrétienne en face des abus d'une certaine philosophie qui exposait le moyen de parvenir à la connaissance de Dieu, par les seuls moyens humains. Leur intention originelle était, à proprement parler, théologique : il leur fallait, en quelque sorte, assurer à Dieu une indépendance totale par rapport à ce que les propres forces de la raison humaine pouvaient connaître de Lui. Le christianisme repose sur une révélation de Dieu aux hommes, et il apparaissait impossible à ces théologiens que l'homme puisse parvenir de lui-même à la connaissance de ce Dieu qui s'était révélé aux hommes, par des voies qu'il avait lui-même choisies. Le secours de la raison ne peut rien en face de la transcendance du Dieu invisible, mais partout présent : l'homme ne peut connaître Dieu, si celui-ci ne daigne se révéler à lui. Il ne saurait donc être question de faire un arrangement entre la révélation divine et la sagesse humaine, fut-elle exprimée dans les concepts de la philosophie aristotélicienne et thomiste. Le seul vrai trésor de l'Eglise, ainsi que le soulignait avec un réel à-propos Martin Luther, c'est l'Évangile, qui lui donne la révélation la plus parfaite de Dieu en Jésus-Christ, révélation qui avait été préparée, de manière parcellaire dans l'Ancien Testament. La théologie ne peut alors se soucier de construire des systèmes rigoureux, basés sur des certitudes abstraites, héritées de la philosophie spéculative : il lui faut refuser les preuves de l'existence de Dieu, telles qu'elles sont présentées dans ces philosophies, et qui servaient, d'une certaine manière, de préparation, d'introduction, de prolégomènes à la théologie. Pour faire bref, les premiers réformateurs voulaient établir une distinction très nette entre ce que Blaise Pascal, un siècle plus tard, présentera sous une formule lapidaire : Dieu d'Abraham, Dieu d'Isaac, Dieu de Jacob, non des philosophes et des savants ; Dieu de Jésus-Christ, seul vrai Dieu. Pour Pascal, comme pour les réformateurs, le Dieu de la philosophie n'a rien de commun avec le Dieu de la foi : le Dieu qui se révèle, à travers les Écritures, est le seul vrai Dieu. Il convient alors de renoncer à toute spéculation philosophique pour faire place à Celui qui se révèle au coeur de l'homme, à Celui qui se manifeste dans l'histoire humaine.

La mission que les réformateurs s'étaient fixée était donc de revenir à la pureté du message chrétien, en dehors de toutes les vaines tentatives de la sagesse humaine.

C'était là une exigence sans précédent que les théologiens réformés actuels constatent encore. Ainsi Karl Barth pouvait-il écrire, non sans une sorte d'amertume et de regret : La Réforme nous a tout enlevé et ne nous a cruellement laissé que la Bible . C'est dans cette dernière seule que se trouve exprimée, à l'état d'Écriture, la Parole de Dieu authentique la Parole de Dieu dont les hommes ont pu garder une trace matérielle. Au travers du témoignage écrit, et de lui seul, peut se faire entendre, dans le temps de l'histoire des hommes, la Parole que Dieu ne cesse d'adresser à ceux qui se tournent vers lui, avec foi et confiance, le message chrétien dans toute sa pureté. Ce message chrétien, tel qu'il est présenté par les différents courants de la Réforme, est toujours centré sur Écriture, en tant que celle-ci permet d'authentifier la prédication chrétienne aujourd'hui. Le protestantisme se fonde ainsi sur une théologie de la Parole de Dieu, connue par Écriture seule.

Le terme même de Parole est pris dans un sens particulier. Le Dieu qui se révèle aux hommes est un Dieu mystérieux, caché. Et, alors même qu'il se révèle à l'homme, il marque aussitôt la distance qui les sépare. S'il se fait connaître, c'est par la Parole, alors qu'il refuse de donner son nom ; et, dans cette parole qu'il prononce, Dieu se manifeste totalement à l'homme : il se fait connaître comme le Dieu saint, c'est-à-dire éloigné du monde humain, mais aussi comme le Dieu miséricordieux, qui accepte de faire une alliance avec des hommes appartenant à un peuple particulier, Israël. Par la naissance de Jésus Christ, cette Parole de Dieu prend une dimension nouvelle : Évangile selon saint Jean n'hésite pas à présenter le Christ Jésus comme le Verbe, c'est-à-dire comme la Parole même de Dieu : Le Verbe s'est fait chair et il a habité parmi nous . C'est sans doute là une des grandes trouvailles du christianisme, à la suite du judaïsme, d'avoir découvert ce Dieu qui parle aux hommes, et non pas un Dieu qui se signale dans le monde, ce Dieu que les preuves philosophiques peuvent cependant amener à découvrir : un Dieu qui parle introduit du sens dans le monde, bien qu'il reste radicalement autre que ce monde. En effet, la parole de l'autre - et, à plus forte raison, si cet autre est Dieu - n'est, en aucune manière objectivable, quand bien même elle manifeste une présence qui est constitutive d'une communauté de dialogue.

La Parole, acte de Dieu

Cette Parole divine n'est pas simplement faite de mots, elle est l'acte même de Dieu qui intervient dans l'histoire des hommes, et particulièrement dans l'incarnation et dans la mission de Jésus de Nazareth, Christ et Seigneur, aussi bien dans sa vie terrestre que dans son existence après la Pâque, telle qu'elle a été perçue et proclamée par les disciples, dans leur prédication évangélique. Et, cependant, la Parole de Dieu reste une sorte de mystère ; car Dieu n'est pas objectivable, même pas dans la parole humaine qui est dite de lui : il échappe toujours au discou9 que l'homme peut tenir. C'est le paradoxe même de Dieu que de se dévoiler en se cachant.

Il serait possible de confirmer ce paradoxe, qui marque profondément la théologie protestante, en l'illustrant dans le scandale de la croix de Jésus. C'est ainsi que l'apôtre Paul, dans sa première lettre aux chrétiens de Corinthe présente sa propre prédication : moi-même, quand je suis venu chez vous, frères, ce n'est pas avec le prestige de la parole ou de la sagesse que je suis venu vous annoncer le mystère de Dieu. Car j'ai décidé de ne rien savoir parmi vous, sinon Jésus Christ et Jésus Christ crucifié.

La seigneurie du Christ apparaît le plus manifestement dans son état de crucifié : la croix manifeste la divinité de Jésus, au moment où il semble le plus abandonné, et des hommes et de Dieu. C'est dans le silence de la croix que Dieu parle, c'est dans l'abandon le plus extrême qu'il se dévoile La figure de l'homme crucifié n'est plus une figure humaine, mais, sous un aspect scandaleux, c'est la figure même de Dieu, inaccessible à la raison humaine et incompréhensible en dehors de la foi. C'est sous ce même aspect paradoxal que Dieu parle dans les Écritures La Parole de Dieu s'inscrit dans Écriture, et pourtant, elle ne peut pas être assimilable au texte même de la Bible. C'est là sans doute une des remarques les plus pertinentes du protestantisme contemporain que cette distinction entre la Parole de Dieu et la lettre même de Écriture Certes, ce ne sont pas des réalités totalement différentes : elles sont en connexion l'une avec l'autre, mais pas au point qu'il serait possible d'identifier la Parole de Dieu avec la lettre même du texte biblique. Il existe une profonde actualité de la Parole qui se trouve dans la prédication de Évangile Et ici, il ne s'agit pas de pieuses pensées, mais d'une réalité en laquelle le protestantisme peut trouver un appui sûr. La parole humaine, celle de la prédication, devient à son tour, Parole de Dieu, dans la référence constante à Évangile qui parle au coeur même de l'homme. Quand un homme entend et rencontre cette parole qui lui vient d'un autre homme et qu'il considère que cette parole prêchée est susceptible de modifier son existence particulière, il comprend que cette parole humaine devient et qu'elle est, à proprement parler, la Parole même de Dieu. Aussi, cette dernière ne peut-elle jamais être une lettre morte, elle est une parole actuelle qui s'adresse à l'homme et qui le rencontre dans le quotidien de son existence.

Jésus Christ, Parole de Dieu faite chair

La Parole de Dieu n'a pas besoin d'être complétée par une action, puisqu'elle est l'action même de Dieu qui atteint tous les hommes, à la manière de Dieu, sans qu'il y ait une intervention humaine. Les paroles humaines, par lesquelles Dieu a daigné se révéler aux hommes ne sont pas faites pour construire des systèmes sur Dieu, elles sont simplement données pour faire reconnaître le fait de la révélation divine. L'homme est ainsi invité à écouter et à recevoir la Parole, non pas dans une manifestation de gloire ou de puissance, mais dans le mystère même de Dieu, qui s'exprime, d'une façon exceptionnelle, dans le scandale de la croix et dans le paradoxe que cette dernière peut faire naître sur la compréhension de Dieu. Le moyen privilégié par lequel Dieu pouvait approcher l'homme réside dans le langage humain ; l'incarnation s'inscrit dans cette logique, par laquelle le Dieu invisible se dévoile, tout en demeurant caché sous les apparences humaines.

En théologie, il n'est pas possible de parler de révélation avant que celle-ci n'ait eu lieu : le théologien ne peut exercer sa science que sur ce qui est déjà donné, et particulièrement sur l'événement christologique. En effet, l'homme Jésus a présenté une nouvelle vision de Dieu, vision totalement inconnue du judaïsme : il a dévoilé un Dieu qui était caché, mais qui ne cherchait rien d'autre que d'entrer en relation avec les hommes. Pourtant, la nouvelle idée qu'il présente trouve ses racines dans l'enseignement vétérotestamentaire ; ainsi, Jésus n'a jamais annoncé la doctrine trinitaire, il s'est contenté de révéler le Dieu unique des patriarches, qu'il présente comme son propre Père, et comme le Père de tous les hommes, et il promet de donner à tous ces hommes l'Esprit même de Dieu, qui les constitue comme des fils, leur permettant de s'écrier : Abba ! Père 1 L'incarnation du Fils de Dieu est le sommet de toute la révélation chrétienne : ou, du moins, elle est ce qui permet aux hommes de comprendre le langage de Dieu.

L'acte par lequel Dieu se communique aux hommes et les rend, en même temps, capables de recevoir sa communication de lui-même, c'est cela la Révélation. Et celle-ci n'a d'autre sujet et objet que Dieu lui-même. Il est, à la fois, le révélateur, c'est-à-dire celui qui révèle, l'objet de la révélation, et il accomplit lui-même cet acte de la révélation. Autrement dit, Dieu se dit Dieu par Dieu. Cela ressemble à une tautologie, mais cette phrase a le mérite de faire saisir qu'en aucun cas l'homme n'est et ne peut être l'auteur de la révélation et que Dieu recèle un caractère insaisissable de la part de la raison humaine.

Dieu n'est pas un produit de l'homme ; c'est cela qui fait sa sainteté. Est qualifié de saint ce qui est séparé, ce qui est mis à part, ce qui est totalement distinct du monde des hommes. C'est à partir de l'événement Jésus Christ que toute la réflexion théologique chrétienne peut prendre son sens. Certes, l'existence de Jésus est limitée dans le champ de l'histoire humaine. Mais, Dieu l'a établi Seigneur et Christ, ce Jésus que les hommes ont crucifié , ainsi que l'affirmait l'apôtre Pierre, dans sa première prédication, au jour de la Pentecôte. Les signes que Jésus a accomplis au cours de son existence terrestre n'ont jamais été faits pour manifester sa puissance personnelle, mais pour manifester sa relation intime avec ce Dieu qu'il appelait son Père, pour que se manifestent les oeuvres du Père (Jn. 9, 3). Le concept d'oeuvre insiste davantage sur la perspective divine de ce qui est fait, alors que celui de signe exprime plutôt le point de vue psychologique et donc humain de celui qui perçoit l'oeuvre du Père dans le Fils Jésus Christ. En qualifiant ses miracles d' oeuvres , Jésus associe son activité aux oeuvres créatrices et salvifiques de son Père dans le passé d'Israël et dans le présent de son ministère ; en effet, il déclare : Mon Père travaille toujours, et moi, je travaille (Jn. 5, 7). Jésus s'est toujours présenté comme différent du Père, de Dieu, qu'il plaçait au-dessus de lui, non pas d'une supériorité ontologique ou chronologique, mais parce qu'il considérait sa mission comme devant être accomplie dans l'obéissance à la volonté divine ; et, dans le même mouvement, il se présentait aussi comme l'égal du Père, en affirmant son unité avec lui. Le témoignage apostolique a reconnu effectivement cette unité, en appelant Jésus Seigneur . Il est impensable que ce soit un pur hasard qui ait fait que la communauté primitive ait attribué à Jésus le nom de Seigneur que la Synagogue réservait à Dieu seul. En affirmant la seigneurie de Jésus de Nazareth, la tradition néotestamentaire ne fait rien d'autre que de reconnaître sa divinité. Par la révélation, faite en Jésus Christ, Dieu s'est fait proche des hommes, et, le croyant, qui reconnaît et accepte cette révélation, découvre qu'il est de plus en plus éloigné de Dieu, car l'homme ne serait plus l'homme s'il connaissait Dieu tel qu'il est. Mais, en même temps, Jésus Christ, révélateur du Dieu Père, dont il apporte la Parole définitive, apporte aux hommes la certitude qu'ils ne sont pas les ennemis de Dieu, qu'ils sont appelés à devenir également proches de lui, en se tournant vers lui, par la foi suscitée par la prédication de Évangile

Il y aurait un sérieux danger pour la théologie chrétienne d'isoler la Parole de Dieu, en la constituant simplement comme une réalité purement divine, en excluant la présence des hommes. Si Dieu parle, et si cette Parole constitue toute son activité, c'est non seulement qu'il a quelque chose à dire, mais aussi un auditeur qui puisse recevoir cette Parole : isoler la Parole conduirait à une forme de l'idolâtrie, qui empêcherait toute communication vraie entre Dieu et l'homme. Jésus Christ préserve la Parole de Dieu de sa dégénérescence, de sa dégradation en une sorte d'absolu divin : il permet à la Parole de Dieu, qu'il constitue en sa personne, d'être le lieu de la communion entre la divinité et l'humanité.

La Parole, lieu de communication et de communion.

 La Parole de Dieu ne joue donc pas le rôle d'une substance existant pour elle-même, mais elle est la réalité qui peut relier la révélation de Dieu comme communication de lui-même et la situation de l'homme qui tente de comprendre cet événement de Parole, à la fois dans Écriture et dans la prédication. Il a fallu que la Parole adressée à un témoin de la foi, depuis Abraham jusqu'aux apôtres, soit objectivée et fixée dans Écriture sainte pour qu'elle puisse être, par la suite, adressée à tous ceux qui acceptent de la recevoir et de l'entendre. En se fixant dans une parole humaine, dans un discours et un langage d'homme, la Parole de Dieu trouve ainsi une possibilité d'ouverture sur d'autres hommes : de l'état de particularité, elle atteint ainsi le stade de l'universalité des croyants. En devenant Écriture , la Parole de Dieu a pu donner naissance à une nouvelle expression humaine, celle de la communication de cette Parole entendue. En effet, la Parole n'est pas un don que Dieu a pu octroyer autrefois et qu'il maintient dans l'aujourd'hui ; elle est plutôt une suite d'interventions, une suite d'événements ponctuels, qui conduisent les croyants, vivant dans une même communion, à communiquer leur foi. C'est à ce niveau que se place la discussion protestante sur la tradition : il ne peut y avoir de tradition là où la Parole de Dieu n'intervient jamais que dans la ponctualité de l'existence quotidienne, par le moyen de la prédication évangélique. Il s'agit, pour le chrétien, de pratiquer la lecture de la Parole, dans Écriture sainte.

Le chrétien, s'il veut retrouver effectivement les traces de la Parole de Dieu, doit sans cesse recourir à la Bible, qui est le premier lieu où s'exprime cette Parole de Dieu. C'est dans le cadre de l'étude biblique que peut s'inscrire le principe de la sola Scriptura, de Écriture seule, indépendante de tous les ajouts apportés par la philosophie et par une certaine présentation de la tradition ecclésiale. Il est certain que, dans l'esprit des premiers Réformateurs, comme dans celui des protestants contemporains ce principe n'a jamais été poussé à bout : il y a toujours eu un certain type de rapport avec Écriture, un certain type de lecture de la Bible, qui a fonctionné selon une perspective ecclésiale, et donc avec l'acceptation d'une forme de tradition. C'est une sérieuse erreur d'interprétation du protestantisme qui fait de lui la religion du libre examen.

La lecture de la Parole de Dieu, telle qu'elle s'exprime dans les livres bibliques, ne peut se faire, pour tous les protestants, sans référence à l'Eglise, sans la recherche d'une interprétation ecclésiale : le libre examen, au sens d'un pur subjectivisme dans l'interprétation de Écriture, est une perversion dont il faut se libérer. Cela est tellement vrai que les protestants, pratiquement sans exception, n'ont jamais abordé la Bible comme un livre profane : ils n'ont jamais séparé sa lecture d'une interprétation ecclésiale, d'une exégèse. De même qu'ils ne séparent pas la foi chrétienne de la théologie, de même ils ne séparent jamais la lecture de la Bible de l'exégèse. C'est ainsi que, parmi les héritiers de la Réforme, se trouvent les meilleurs spécialistes des études exégétiques, car ils font partie de ceux qui ont le plus travaillé pour faire de la Parole de Dieu prononcée dans la Bible une parole pour l'homme aujourd'hui. La prédication évangélique, l'annonce de la Parole de Dieu, s'est transformée en écrits, qui peuvent avoir une valeur normative ; il s'agit, pour les prédicateurs de l'Eglise, de restituer cette Parole vivante, exprimer dans un langage qui semble mort. Le rapport de Écriture à la Parole est le fond même du problème herméneutique dans le christianisme, d'autant que ce rapport entre l'écrit et la parole ne peut apparaître qu'à la suite d'interprétations successives, qui se sont faites dès les origines du christianisme ainsi que dans toute l'aventure de l'histoire chrétienne, si bien que l'histoire de l'herméneutique chrétienne pourrait très facilement se confondre avec l'histoire même du christianisme.

Le problème herméneutique

L'herméneutique pourrait se définir comme la science de l'interprétation, permettant la compréhension d'un texte écrit. L'exégèse vise surtout à restituer le texte lui-même dans son intégrité et à exprimer ainsi ce qu'il dit dans sa lettre même ; l'herméneutique, quant à elle, vise à dégager la signification de ce qui est exprimé dans le texte.

Le terme herméneutique vient d'un mot grec : erméneia , qui signifie : interprétation ; il tire son origine du dieu Hermès lequel, où son patronage des voleurs et des commerçants, se présentait comme le messager ailé des dieux de l'Olympe, chargé par eux d'expliquer aux mortels leurs messages. L'herméneutique apparaît donc d'abord comme la discipline qui vise à donner une interprétation critique des textes écrits. Elle a pour objet principal les textes sacres, en vertu même de ses origines religieuses. Elle s'attacha primitivement à l'étude des textes sacrés des religions aujourd'hui disparues, comme la religion babylonienne et les religions du Proche-Orient antique ; puis, elle eut aussi des applications dans des domaines moins sacrés, comme la poésie et l'art sous toutes ses formes. Par la suite, dépassant le stade de l'interprétation, l'herméneutique va se constituer en une théorie générale de l'inspiration, ce qui lui ouvrira un champ d'action dans le domaine de l'exégèse biblique, puisqu'elle s'interroge sur la question fondamentale de tout texte, à savoir pourquoi il a été écrit, en vue de quoi tel ou tel texte a été composé. Dans l'antiquité grecque, l'herméneutique visait surtout à assurer l'empire du logos sur le muthos, de la philosophie sur la mythologie, laquelle parlait déjà d'herméneutes, désignant par ce terme des intermédiaires entre les dieux et les hommes. Dès les origines premières du terme herméneutique , qui s'employait d'ailleurs comme adjectif, dans des expressions comme la technè hennéneutiké , la signification de ce terme donnait la notion même de l'interprétation : l'art herméneutique, la technique herméneutique consistait dans le déchiffrage, le décodage des messages obscurs, des présages, des signes, des oracles que les divinités pouvaient transmettre à l'humanité.

Aristote avait jugé bon d'écrire un traité : Péri Herménéias , qui était une introduction à l'analyse des propositions dans le système logique grec, lequel distinguait essentiellement les deux valeurs de vérité (le vrai et le faux, puisqu'il n'y a pas de moyen terme). Herméneutique, dans le sens aristotélicien, visait à garder la signification unique, ce en quoi elle se distingue de la science moderne de l'interprétation. En effet, débordant l'analyse des textes sacrés de l'antiquité païenne, l'herméneutique est devenue une discipline importante dans la pensée moderne surtout depuis le dix-huitième siècle, sous l'influence des exégètes réformés qui s'attachaient à l'étude des textes bibliques. Les Réformés se méfiaient d'une interprétation dirigée uniquement par le magistère de l'Eglise catholique et ils optaient pour une interprétation plus libre par le sujet croyant, qui étudiait avec sérieux le contenu des textes sacrés, qui lui apportaient une expression de la Parole de Dieu. Il convient cependant de distinguer les deux termes d'exégèse et d'herméneutique, bien que les deux verbes grecs d'exegomai (faire sortir, analyser, expliquer) et d'hermeneuo (expliquer, interpréter), d'où ces deux mots tirent leur origine, soient pratiquement synonymes. L'exégèse se préoccupe des textes eux-mêmes pour en fournir une explication interne, alors que l'herméneutique va se soucier davantage des principes légitimes d'une telle explication. Pour elle, aucune méthode n'est bonne si elle ne répond à la nature de la réalité étudiée. Or, selon la foi chrétienne, Écriture sainte est essentiellement divino-humaine ; et donc, tout principe d'interprétation doit tenir compte de ce double aspect. Puisque la Parole de Dieu atteint les hommes en tant qu'elle est aussi exprimée dans un langage humain, tous les principes qui commandent à l'interprétation d'un texte humain pourront être employés : la paléographie, la critique textuelle, la critique littéraire, la critique historique et archéologique... Mais Écriture sainte est aussi Parole de Dieu adressée aux hommes, révélation qui les engage : le catholicisme défendait l'opinion que le magistère ecclésiastique avait reçu la mission de la prédication et de l'interprétation authentiques. Les déclarations du magistère de l'Eglise ne pouvaient pas être considérées comme des opinions libres, ses explications devenaient impératives. A l'époque de la Réforme, l'Eglise catholique insistait avec force sur cet aspect de gardiennage des textes bibliques par le magistère ecclésiastique, et la critique textuelle ne pouvait s'exercer en dehors d'une fidélité absolue au magistère romain. Au début du dix-neuvième siècle, les catholiques et les protestants s'opposaient encore vivement à ce propos, les catholiques considérant que le travail de la critique textuelle était un manque de respect évident pour la Parole de Dieu. Ce n'est d'ailleurs qu'après la parution de l'encyclique de Pie XII, le 30 Septembre 1943, Divino afflante Spiritu que les théologiens catholiques ont pu appliquer à l'étude des textes bibliques les méthodes que l'on employait avec beaucoup de succès et de fruit dans l'édition des textes profanes.

Le problème herméneutique moderne est né dans le sillage des philosophes comme Dilthey et Husserl, lesquels étaient, comme Aristote, des logiciens, mais qui, contrairement à lui, s'attachaient à souligner la pluralité des sens et leur divergence, passant d'une logique ambivalente à une logique plurivalente. Ils soulignaient la pluralité et la divergence des sens, la polysémie d'un même texte et la difficulté qui se présente à surmonter un conflit de significations : la tâche essentielle de l'herméneutique sera de surmonter la divergence entre les différentes interprétations, sans supprimer les différences, accomplir, et non pas abolir , tout réside dans ce paradoxe. La discipline herméneutique va également se développer sous l'influence du courant existentiel suscité par Heidegger : il n'y a pas de signification en dehors de l'homme, un sens est toujours intégré dans une problématique existentielle, puisque c'est toujours un homme particulier qui tente de découvrir ce que le texte sacré peut encore lui dire aujourd'hui.

L'herméneutique dans le christianisme

Il y a toujours eu, dans le christianisme, un problème herméneutique, aussi bien dans les origines que dans la suite de l'histoire chrétienne. Dans les origines, Jésus se présente lui-même comme celui qui interprète les Écritures, comme l'herméneute de l'Ancien Testament. Ainsi, dans le récit des disciples d'Emmaüs, au chapitre 24 de l'évangile selon saint Luc, il est dit : et commençant par Moïse et par tous les prophètes, il leur interpréta tout ce qui le concernait (v. 27). Dans l'histoire du christianisme, il y a toujours été question d'une interprétation de Écriture sainte. La question herméneutique tient au fait que le christianisme se présente sous la forme d'une proclamation, d'un kérygme, et que cette présentation s'est poursuivie sous la forme de documents écrits. La prédication apostolique orale a fait place aux documents écrits, sans doute à cause du retard de la Parousie, du retour glorieux du Christ Seigneur, mais aussi en raison de la crainte des premières générations chrétiennes de voir disparaître les derniers apôtres, qui étaient les témoins primitifs de la Parole vivante de Dieu, faite chair en Jésus Christ. Il est alors possible de distinguer plusieurs étapes dans l'herméneutique chrétienne.

La première étape réside dans le rapport qu'il est permis d'établir entre l'Ancien et le Nouveau Testaments Jésus Christ se présente comme l'herméneute de l'ancienne alliance, qu'il est venu à la fois abolir et accomplir, ce qui donne déjà à son interprétation un sens assez paradoxal.

Il est vrai que Jésus est un événement qui permet d'interpréter l'Ancien Testament, comme en témoignent les nombreuses citations bibliques pour justifier telle parole ou tel acte de Jésus ; puis, son action et sa prédication devront être elles-mêmes à interpréter. A l'origine du christianisme il n'y a pas deux testaments, mais un seul événement, le Christ, qui est établi dans un rapport avec l'Ancien Testament qu'il déchiffre. La première herméneutique chrétienne se situe dans le rapport entre la lettre ancienne et le sens spirituel nouveau : Jésus accomplit et abolit, de même qu'il change l'eau en vin, aux noces de Cana, de même qu'il change la lettre en esprit. C'est une relecture de la lettre ancienne ; c'est pourquoi la tradition chrétienne n'a jamais voulu se séparer de Écriture sainte vétérotestamentaire pour former son canon scripturaire. Il y a bien deux testaments, mais il n'y a qu'un seul livre, qui s'ouvre à la fin, car le Christ est l'accomplissement de la promesse faite depuis Abraham, dans l'ancienne alliance. Sans la présence de l'Ancien Testament, même si celui-ci fait entrer une certaine ambiguïté dans le christianisme, l'événement Jésus Christ n'aurait pas de valeur significative : il serait une irruption totalement irrationnelle du divin dans le monde humain, alors que le rapport existant entre les deux testaments ouvre la possibilité d'une lecture, qui permet de dire que l'événement Jésus Christ est un avènement : la promesse se réalise, le Christ remplit l'espace laissé vide dans la place laissée vide dans la promesse faite aux Patriarches.

C'est pourquoi il est possible de voir dans le Christ l'herméneutique (il est interprétation des Écritures) et l'herméneute (il interprète le sens laissé en suspens) des Écritures bibliques. C'est lui seul qui peut ouvrir au sens de Écriture sainte.

L'apôtre Paul est à l'origine d'une deuxième forme de l'herméneutique chrétienne, lorsqu'il établit un rapport direct entre Écriture et l'existence chrétienne, l'une appelle l'autre, et toutes deux se complètent mutuellement. Il y a et il doit y avoir une correspondance entre l'interprétation du Livre et celle de l'existence, et cette correspondance se fait à la lumière de la méditation du mystère de la mort et de la résurrection, ce que Paul exploite dans le symbolisme de l'homme nouveau : le chrétien est mort au péché et vivant pour Dieu, mort avec le Christ et ressuscité avec lui. Ainsi, le chrétien apparaît comme un autre Christ, et son existence humaine ne peut se comprendre également que dans la lumière de celle du Christ et de sa prédication. L'herméneutique chrétienne va donc se référer à l'économie de l'existence du chrétien : Écriture donne à penser sur le monde et sur toutes ses réalités ; elle va déchiffrer l'existence à partir du texte lui-même, ce qui amène à replacer l'événement dans le présent, afin de restituer le texte mort en une parole vivante. Le texte écrit va alors servir de miroir pour la propre compréhension de l'homme croyant. Le chrétien devient un modèle pour ceux qui l'entourent, puisque lui-même s'est laissé saisir par le Christ, au point d'être en totale conformité avec lui.

La difficulté que la science herméneutique a eue pour se faire admettre dans le christianisme, alors qu'elle s'appliquait très bien dans les sciences historiques et philosophiques, tient sans doute au fait que le kérygme n'est pas l'interprétation d'un texte, comme peut être l'interprétation d'un texte poétique, mais qu'il est l'annonce d'une personne : ce n'est pas la Bible en elle-même qui est Parole de Dieu, c'est le Christ qui est l'authentique Parole de Dieu. L'éternel problème est que cette personne vivante n'est jamais connue autrement que par des écrits, qui contiennent la confession de foi de la première communauté.

Si Jésus Christ a été l'herméneutique de l'Ancien Testament, le passage du Nouveau Testament au chrétien se fait toujours par l'intermédiaire des écrits néotestamentaires : le chrétien contemporain n'est plus le croyant qui croit parce qu'il a vu, il appuie sa foi sur la foi d'un autre, il ne peut croire que par l'écoute d'un autre, qui a déjà interprété l'événement Jésus Christ. Le passage de Évangile, comme Bonne Nouvelle de la Parole, à Évangile comme texte écrit place le chrétien dans une situation d'interprétation vis-à-vis de la lettre même de cet écrit. Ainsi, le Nouveau Testament est d'abord une interprétation de l'Ancien, mais il est aussi une tentative d'explication à suivre pour l'ensemble de l'existence chrétienne.

Seulement, un problème se fait jour immédiatement, quand les spécialistes veulent interpréter le texte même du Nouveau Testament, c'est qu'ils désacralisent la lettre, à laquelle les juifs de l'ancienne alliance tiennent au point de conserver les textes mêmes de la Torah, devenus inutilisables dans la liturgie, un peu comme de précieuses reliques. La désacralisation de la lettre entraîne alors une distinction très importante entre la parole de Dieu et la parole humaine : dans le texte sacré, qu'est-ce qui peut être reçu comme parole de Dieu et qu'est-ce qui n'est qu'une parole humaine ? C'est là une découverte assez récente, mais elle a du se poser aux premiers chrétiens, en raison de la distance entre l'auditeur actuel de la Parole et le témoin de l'événement, distance qui est d'autant plus sensible que l'auditeur est plus éloigné de l'événement originel. De plus, cette même distance a été mise en relief par les travaux de l' Ecole des Formes (Formgeschichte), qui soulignaient l'importance de l'époque de constitution des écrits comme témoignage de la foi de la première communauté confessante. Pour accéder à la Parole vive, il faut toujours passer par Écriture, qui manifeste la présence d'une communauté, laquelle a constitué elle-même les textes. Le grand problème herméneutique s'est posé, avec la publication d'un article de Bultmann, en 1941, sur le Nouveau Testament et la mythologie. L'idée fondamentale de Rudolph Bultmann est que la révélation chrétienne s'est constituée dans un cadre mythologique, qu'il faut expurger pour atteindre la vérité historique concernant Jésus Christ.

La démythologisation

La réflexion herméneutique semble être inséparable du problème du mythe, dont le langage recouvre de nombreuses images qui ne peuvent plus avoir cours dans un monde scientifique. La pensée moderne se caractérise par une volonté d'atteindre le concret, les situations originaires, beaucoup plus que par une recherche de la vérité dans un domaine métaphysique. Il y a, dans tout texte, une attitude existentielle que l'auteur a exprimée dans son langage propre, et notamment dans le langage mythique. Mais le mythe est toujours revêtu d'un aspect très ambigu : on ne sait jamais s'il s'agit d'une fable ou d'une vérité.

Pour les ethnologues, qui recherchent les légendes des peuples, le mythe apparaît facilement comme une fiction littéraire. Il faut certainement souligner que le grand siècle des Lumières est en grande partie responsable de ce type d'interprétation ; avec son rationalisme conscient de lui-même, il a vidé le mythe de toute valeur positive.

Le mythe apparaît ainsi comme une sorte de tare de l'intelligence humaine, maintenue par certains hommes qui avaient tout intérêt à conserver cette fable dans les esprits les moins cultivés. Mais les stoïciens avaient donné une autre conception du mythe, en le définissant comme un langage allégorisant (en grec, allos signifie : autre), se livrant par là même à une première tentative d'interprétation. Les mythes sont alors considérés comme un langage indirect pour dire quelque chose que l'on ne peut pas exprimer autrement, dans un langage de spéculation philosophique par exemple. Les mythes contiendraient alors une vérité cachée, et ils diraient autre chose que ce qu'ils expriment apparemment.

Le mythe peut apparaître extérieurement comme une histoire burlesque, comme une histoire dramatique, comme une histoire aux bavardages inconséquents et parfois même absurdes ; mais il contient intérieurement une sorte de fond doctrinal considérable, que les images cachaient. Le sens profond est celui d'un au-delà dont seul le mythe peut parler correctement. Comme le souligne alors Bultmann, le mythe est un mode de pensée selon lequel ce qui n'est pas du monde apparaît comme étant du monde, comme l'au-delà d'un ici-bas.

Les images employées sont le signe concret d'une vérité cachée, vérité qui n'est pas d'ordre intellectuel, puisque le langage mythique apparaît le plus souvent en contradiction absolue avec le raisonnement intellectuel, mais vérité d'ordre typiquement existentiel. La conception allégorisante du mythe a une double valeur : elle fait reconnaître la structure ambivalente et équivoque du mythe, et elle fait aussi remarquer que cette équivocité traduit la fécondité de l'existence humaine. Ce que dit le mythe est en réalité intelligent et sensé, le tout est de savoir le découvrir, sans nécessairement recourir à l'interprétation de type rationnel. Mais un reproche peut aussi être adressé à cette conception allégorisante : l'interprète impose, la plupart du temps, un sens second qui n'est pas nécessairement celui du mythe en lui-même ; la lecture personnelle de l'interprète peut facilement déboucher sur la gnose. De fait, l'allégorie fait perdre le caractère fondamental du mythe, celui du symbole, pour ne chercher qu'un sens qui fuit devant toute recherche.

L'interprétation symbolique ne prétend pas découvrir un sens caché derrière les images mythiques, elle renvoie à ce qui est dit dans la littéralité même. Par le biais du symbole, il est possible de rejoindre la signification propre du mythe, dans son langage premier, à savoir qu'il voulait englober l'existence individuelle dans une vision totalitaire du monde et de l'humanité, dans laquelle l'existence individuelle peut prendre son sens. En effet, tout est lié dans le mythe, les origines et la fin, l'archéologie et l'eschatologie. L'homme, qui entend ou qui lit le mythe, retrouve son existence dans son origine et dans sa visée finale : le mythe conserve toujours son actualité.

Pour retrouver la signification primitive du mythe, il faut remonter au-delà de l'étape de sa fixation conceptuelle ; c'est ainsi qu'il faut réussir à remonter au-delà de la fixation par écrit des évangiles, pour retrouver l'expérience vive, collective et parfois même tragique de la première communauté chrétienne qui, pour exprimer sa vie, s'est donnée à elle-même ses propres symboles. Par une purification progressive, on accède aux symboles eux-mêmes ; on ne découvre pas un discours rationnel, mais une énigme qui ne cesse de poser une question aux croyants qui lisent l'évangile tel qu'il a été composé par la première communauté.

A première vue, la démythologisation semble être une tâche entièrement négative : elle a pour but de faire disparaître tout le revêtement mythique. Et, dans l'expression du kérygme chrétien, elle tend à faire disparaître ce même revêtement dans lequel s'est développée l'affirmation de la proximité immédiate du Royaume de Dieu, avec le recours à l'apocalyptique juive et aux cultes à mystères de l'antiquité païenne. Il convient d'abord de faire disparaître une cosmologie ancienne : la division du monde en différents étages (haut/bas ; ciel/terre) dans laquelle s'est exprime la Bonne Nouvelle. Il faut prendre conscience de la distance qui sépare la culture actuelle de la culture dans laquelle le mystère chrétien a pu lui-même être exprimé.

La démythologisation va consister à déconstruire la lettre, pour redécouvrir et annoncer l'événement Jésus Christ. En fait, le kérygme, la proclamation du message chrétien, apparaît déjà comme une forme de démythologisation : il veut annoncer que Évangile n'est pas une nouvelle lettre, mais l'annonce d'une personne, qui est la Parole même de Dieu. Le scandale de la représentation mythique disparaît devant le vrai scandale, la folie du Dieu incarné en Jésus Christ.

Car le Nouveau Testament présente, sous des aspects mythiques, un événement salutaire : la croix et la mort de Jésus qui signifie la fin radicale de la prétention de l'homme à s'opposer à Dieu. Si la croix de Jésus est bel et bien an événement historiquement repérable, il serait vain, selon Bultmann, de rechercher un même caractère à la résurrection Cette résurrection ne peut se comprendre, pour le croyant, que comme le triomphe même de Dieu qui ouvre un avenir totalement nouveau à l'humanité. Le kérygme doit être démythologisé, il veut même, comme une reconquête de la foi, être démythologisé, car le mythe chrétien ne se rapporte pas à un avenir eschatologique, le futur est déjà inauguré dans le présent : le Royaume de Dieu s'est approché des hommes, d'une manière définitive, en Jésus Christ. Ainsi, pour Bultmann, le mythe chrétien est une oeuvre par laquelle les croyants ont voulu disposer de Dieu au lieu de recevoir de lui leur justification personnelle : c'est un recours presque magique, alors que l'homme doit se laisser saisir par Dieu seul. En effet, dans la perspective de l'apôtre Paul, comme dans celle qui a été développée par Martin Luther, c'est à Dieu seul que peut revenir l'initiative et l'accomplissement du salut de l'homme. Il s'agit alors de refuser toute religion qui répondrait à une initiative humaine, à poursuivre toutes les formes de l'idolâtrie qui présentent des images du divin, pour ne cesser de proclamer l'initiative prise par Dieu de rencontre l'homme dans sa Parole faite chair : la foi humaine n'est jamais que la réponse que le chrétien peut donner à cette initiative divine.

La foi chrétienne se résume alors dans l'abandon de toutes les sécurités : la Parole de Dieu doit suffire au croyant pour qu'il accepte de se laisser conduire dans l'inconnu par le Dieu qui est ainsi venu à sa rencontre. Dans cette rencontre, l'homme découvre qu'il est capable de se comprendre lui-même et d'accéder ainsi à une vie nouvelle : il passe de la vie selon la chair à la vie selon l'esprit : il devient une créature nouvelle, il passe de l'asservissement à la lettre à la pleine liberté de l'esprit. Évangile est vrai, dépouillé de toutes ses formes mythologiques, dans la mesure où il constitue un appel à une conversion, à une décision de transformer l'existence : l'homme croyant, l'homme sauvé, c'est celui qui a été interpellé par la Parole de Dieu et qui a accepté de vivre, dans le monde, une distance très grande d'avec ce monde, pour entrer dans l'acception de la rencontre avec Dieu.

L'Eglise, au service de la Parole de Dieu

Toute l'histoire du protestantisme, depuis ses origines, tendrait à démontrer que le souci profond de chaque croyant est précisément de demeurer dans l'Eglise, de suivre Évangile au coeur même de cette Eglise ancrée dans Évangile Somme toute, le protestantisme n'a jamais eu d'autre souci que celui d'assurer les fondations ecclésiales sur le roc inébranlable de la Parole de Dieu. Ni l'Eglise, ni Évangile ne peuvent être considérés isolément : ils s'interpénètrent sans cesse. La médiation de l'Eglise apparaît comme ce qui empêche le pur subjectivisme, le fidéisme ou simplement un piétisme qui aurait pu caractériser une forme d'approche du protestantisme à un moment donné de son histoire. Toutefois, il convient de souligner que la pratique ecclésiale ne se trouve pas confortée, comme dans l'Eglise catholique romaine, par une forte dose de sacramentalité, mais simplement par la Parole de Dieu, au service de laquelle toute la vie ecclésiale se soumet.

La grande intuition de la Réforme, entreprise par Calvin, a été de purifier l'Eglise de toutes les influences étrangères à Évangile, notamment des traditions humaines qui se sont inscrites progressivement dans l'histoire même de l'Eglise. Ce que demandait Calvin, c'était un effort de lucidité et de repentir pour que l'Eglise soit plus conforme à la volonté de son Seigneur, et donc plus fidèle à sa mission : il fallait qu'elle se dérouille de toutes u les inventions humaines qui faisaient que la prédication et la vie même de l'Eglise ne correspondaient plus du tout à la prédication et à la vie de la communauté évangélique primitive. Il s'insurgeait contre la glorification d'une institution qui ne faisait que tromper les fidèles : l'Eglise n'est pas et ne peut pas être une organisation majestueuse que les baptisés suivent aveuglément. Il réclamait ainsi de la part de tous les chrétiens un acte de foi : l'Eglise est, à la fois, un objet de perception et un objet de foi, elle n'existe que par la foi de ses membres en la Parole de Dieu, qui s'est donnée à connaître aux hommes en Jésus Christ.

Une mauvaise théologie engendre une mauvaise Eglise, alors que la véritable confession de Évangile engendre, nécessairement, par la fidélité même de Dieu, la naissance de la communauté authentique. La tâche du chrétien, c'est la prédication, l'enseignement, la communication de la vérité de Évangile ; par là, il peut engendrer l'Eglise véritable de Jésus Christ, en se laissant imprégner par l'Esprit, qui a mis au coeur des disciples le dynamisme nécessaire pour qu'ils annoncent Évangile, au jour de la Pentecôte. La prédication, il faut s'en souvenir, n'est pas une oeuvre humaine, avant tout, mais, dans la prédication, c'est la voix de Dieu qui résonne, c'est lui seul qui est le véritable auteur de la prédication évangélique. L'Eglise authentique réside là où la Parole de Dieu est correctement prêchée et où les sacrements sont administrés selon l'institution du Christ lui-même. La Parole de Dieu, annoncée dans la prédication, est la source de la naissance de l'Eglise.

Il y a Eglise là où des hommes écoutent la Parole de Dieu : la loi et l'unique règle de l'Eglise devrait être cette Parole de Dieu. Pourtant, l'Eglise n'est pas seulement l'Eglise des hommes pieux qui écoutent la Parole, elle est l'Eglise de Jésus Christ, elle est le corps dont il est lui-même la tête. L'Eglise se trouve dans toute communauté rassemblée par l'Esprit-Saint par l'intermédiaire de la Parole et des sacrements: elle apparaît davantage comme un événement que comme une institution, puisque c'est par cette prédication et par cette administration sacramentelle que Dieu agit, en rassemblant des hommes, indignes et pécheurs pour en faire le Corps du Christ.