LA REFORME,

OEUVRE PERSONNELLE DE LUTHER

 

Pour Luther, qui sera le père de la Réforme de l'Eglise, cette réforme ne se présente pas comme une révolution institutionnelle : elle ne vise pas à former un ordre nouveau, mais à inviter l'Eglise catholique et apostolique à se critiquer elle-même, à faire preuve de discernement dans ses choix, en se reportant sans cesse à la Parole de Dieu, telle qu'elle est exprimée dans l'Écriture sainte. En effet, la Réforme, dans l'esprit de ses instigateurs, ne devait pas provoquer une déchirure au sein de l'occident chrétien. Ainsi, Luther penser pouvoir réformer l'Eglise de l'intérieur, sans schisme, en lui rappelant que ce qui la fonde, son droit supérieur, c'est Écriture, en laquelle seule s'exprime la Parole de Dieu. Il voulait alors rappeler que le véritable trésor de l'Eglise catholique se trouvait dans l'Évangile beaucoup plus que dans la discipline interne, armée d'un dispositif philosophique, hérité plus ou moins directement d'Aristote. C'est sans doute beaucoup plus dans son opposition aux écoles théologiques que dans sa lutte contre de sombres machinations financières que la résistance de Luther fut ressentie par l'Eglise de Rome. La protestation de Luther se situait sur un plan théologique, mais l'armature doctrinale de Rome ne permettait pas d'introduire une discontinuité dans l'enseignement traditionnel. Le moine allemand apparaissait alors comme un danger pour le statut de la papauté ; la suite de l'histoire prouvera qu'il était bien un péril pour la primauté pontificale. La scission ne pouvait bientôt plus être évitée : le mécanisme de rupture, une fois mis en branle, est pratiquement irréversible.

Il ne faudrait d'ailleurs pas oublier que la Réforme, au seizième siècle, n'est pas survenue pendant une période de désolation spirituelle, mais dans un temps de grande recherche de piété. Et c'est précisément l'intense religiosité qui constitue une sorte d'innovation dans l'histoire du christianisme, en se présentant elle-même comme une réaction contre l'institution ecclésiale. Celle-ci, notamment dans sa hiérarchie, ne représentait plus guère la véritable Eglise de Jésus-Christ , tant elle était dépravée. Et c'est parce qu'il avait une véritable faim de Dieu, et non pas d'abord parce qu'il était scandalisé par les abus du clergé que Luther a pu ouvrir un chemin à la Réforme. Au sortir de l'époque moyenâgeuse, les hommes étaient hantés par la question de leur salut éternel, ils recherchaient des réponses et l'institution ecclésiale était incapable de leur donner les éclaircissements qu'ils souhaitaient. Religieusement angoissés, ils ne pouvaient plus se contenter d'un réformisme prudent, tel que pouvait le présenter un Érasme. Il ne s'agissait plus d'amender simplement la vie de l'Eglise, il fallait redonner à l'Eglise elle-même son véritable trésor, en lui signifiant sa destination première : mener tous les hommes au salut offert en Jésus-Christ.

Luther, un moine en quête de Dieu

Martin Luther était un fils du peuple. Né le 10 Novembre 1483, il était le fils de Jean Luther et de Marguerite Ziegler. Ceux-ci, d'origine paysanne, avaient quitté leur village natal, pour aller chercher une situation meilleure dans les mines de cuivre et d'argent de la région de Mansfeld, peu après la naissance de Martin, à Eisleben. Ils s'étaient donc installés dans cette ville de Mansfeld, où Jean gagna rapidement l'estime et l'amitié de ses concitoyens qui l'admirent comme membre du Conseil communal. Martin passe les premières années de sa vie entre un père rude et intéressé et une mère sensible et pieuse. Ayant mené une existence très rude et austère, ses parents ne manquaient absolument de sévérité : Martin voit dans les châtiments paternels comme l'écho du jugement divin, ce qui indique déjà profondément l'influence que le père de Martin a pu exercer sur l'avenir théologique de son fils. A l'âge de sept ans, le jeune garçon fut envoyé à l'école communale de Mansfeld, où la discipline était aussi stricte que dans la demeure paternelle. Il y reçoit les rudiments du catéchisme et apprend quelques hymnes liturgiques, par lesquelles il acquiert des notions très élémentaires sur la grammaire latine. A quatorze ans, il est envoyé à Magdebourg, à l'école des Frères de la vie commune ; ceux-ci lui font découvrir la Bible et l'initient à la piété personnelle, en expliquant, comme ils le faisaient à tous leurs élèves les sens des offices liturgiques. Alors que les sentiments religieux des parents de Martin étaient entachés de superstition, comme l'étaient ceux de beaucoup de chrétiens à la fin du Moyen-Age, la découverte de la Bible par le jeune Martin fut une véritable révélation : il désirait ardemment posséder un tel ouvrage qui inspirait sa piété bien au-delà des pratiques tourmentées de ses parents. Ces mêmes Frères de la vie commune exaltaient aussi, aux yeux de leurs élèves, la grandeur de la vocation monastique, présentant cette forme de vie comme la seule qui soit authentiquement chrétienne, comme la seule qui soit susceptible de procurer le salut éternel aux hommes. Malgré la révélation que lui avait apportée la découverte de la Bible, le jeune homme regagna, au bout de quelques mois, le foyer paternel dont il avait la nostalgie, surtout que Martin était physiquement malade. A quinze ans, ses parents qui avaient quelque famille à Eisenach, l'envoient poursuivre ses études dans cette ville. Un oncle de Jean Luther remplissait les fonctions de sacristain à la paroisse saint Nicolas. Mais cet homme n'avait guère de temps pour s'occuper de l'éducation de son neveu ; celui-ci se trouva contraint de suivre l'exemple de ses jeunes camarades, obligés de mendier devant les maisons des bourgeois de la ville. En fait d'études, Luther n'améliora guère que ses connaissances latines et sa culture musicale... La fréquentation de moines franciscains attira, une fois encore, son attention vers l'idéal d'une vie monastique.

Jean Luther, qui s'était lui-même quelque peu enrichi et qui commençait à être à la tête d'une petite fortune, rêvait de faire de son fils un juriste, dans l'intention de bien le marier et de le placer au service des comtes de Manfeld. Il envoya donc son fils à Erfurt, afin qu'il puisse y suivre la formation universitaire courante, en 1501. Martin commença par recevoir des connaissances plus approfondies dans les domaines de la grammaire, de la logique, de la métaphysique... L'ensemble de cet enseignement universitaire était dominé par la pensée aristotélicienne. Martin ne se laissa cependant pas enfermer dans les limites étroites d'un programme universitaire : il profita de cette période pour prendre connaissance de l'humanisme, en fréquentant les humanistes d'Erfurt auprès desquels il se familiarisa avec la pensée antique. La vie d'internat qu'il menait lui permit d'acquérir rapidement les diplômes qu'il préparait : en février 1505, il fut reçu deuxième sur dix-sept candidats à l'examen final, il devenait ainsi maître ès arts , ce qui lui permettait de poursuivre ses études de droit, afin d'obéir aux voeux de son père, et il lui était possible de donner des cours dans l'université elle-même. Un brillant avenir universitaire s'ouvrait devant celui que ses compagnons décrivent comme un homme de bonne nature, joyeux, adonné à l'étude et à la musique.

Jusqu'alors, Martin Luther n'avait encore pas traversé de véritable crise religieuse : certes, il était baptisé et chrétien, et, sans aucun doute, le problème de la mort et celui du salut se posait à son esprit... Mais c'est seulement à cette époque qu'il prend conscience de ce que peut être la colère divine, à côté de laquelle la colère paternelle ne l'impressionne plus. Dès lors, il adopte une position hostile à l'humanisme, trop attaché, selon lui, à la culture antique et païenne. Comme ses amis se réjouissent de pouvoir vivre à une telle époque, riche en renouveau, prometteuse d'un brillant avenir culturel, Martin se place de plus en plus devant son Créateur, devant Celui qui va le juger ; le nom même de Jésus-Christ l'emplissait d'une véritable terreur : Nous pâlissions au seul nom du Christ, car on ne nous le représentait jamais que comme un juge sévère, irrité contre nous. On nous disait qu'au jugement dernier, il nous demanderait compte de nos péchés, de nos pénitences, de nos oeuvres. Et, comme nous ne pouvions nous repentir assez et faire des oeuvres suffisantes, il ne nous demeurait, hélas ! que la terreur et l'épouvante de sa colère. L'Eglise ne semble pas pouvoir répondre à son inquiétude : dans ses rites et dans ses préceptes, elle n'apporte pas un enseignement correspondant à l'évangile dont elle se réclame. C'est une torture morale et spirituelle qui déchire l'âme de Martin Luther, et il ne trouve d'apaisement qu'en se réfugiant dans le culte des saints et particulièrement celui de la Vierge Marie.

Le 18 Juillet 1505, au petit matin, il sonne à la porte du couvent des Augustins de la stricte observance d'Erfurt. C'est la réponse qu'il apportait à un appel mystique. Sans doute, certains événements, qui se sont produits dans la vie de Luther, et dans celle de quelques-uns de ses amis, ont-ils précipiter le cours des événements. La mort d'un ami dans des circonstances tragiques, un accident et une blessure au cours d'un voyage qu'il avait fait chez ses parents, un coup de foudre qui avait déraciné un arbre juste à côté de lui... autant d'événements qui ont pu hâter l'évolution de la résolution de Martin Luther. Dans l'orage du 2 Juillet, il était persuadé avoir entendu un appel divin ; et, en invoquant sainte Anne, la mère de la Vierge, il promettait de se faire moine. Cette décision, il la communiquait immédiatement à son père, ce qui lui valut une explosion de la fureur paternelle : le fils, dont il rêvait de faire un juriste, et qui avait si bien commencé sa carrière universitaire, n'allait-il trouver de sens à sa vie que dans la fainéantise d'un couvent, Martin ne revient pas sur sa promesse. Et il semble même que le ciel soit venu à son secours pour arracher l'autorisation paternelle. Au cours d'une épidémie de peste, deux enfants de Jean Luther meurent subitement, et Martin lui-même tombe malade. Effrayé, terrorisé à l'idée de perdre encore un fils, Jean Luther donne son consentement, le 17 Juillet. Pour le futur moine, c'est une libération : ce consentement lui ouvre une nouvelle forme de vie, dans la réalisation de son désir spirituel et dans son souhait d'obtenir la véritable paix.

Mais, Luther ne trouvera pas cette paix qui avait été tant vantée à ses oreilles par les religieux qu'il avait rencontrés au cours de ses études : néanmoins, il ne doutera jamais de la sincérité de sa vocation, et il trouvera dans cette vie monastique, chez les Augustins, une réponse honnête de sa part pour devenir vraiment chrétien.

L'ordre monastique, dans lequel il entrait, était réputé par le sérieux du travail théologique qu'effectuaient les frères et par la rigueur de la règle. Cette rigueur, il l'embrasse avec une grande joie et il la suit scrupuleusement, de manière à atteindre la perfection, sinon la sainteté, car il sait que nul pécheur ne peut vivre en présence de Dieu. Et plus il vise la perfection, plus il découvre qu'il en est très éloigné. L'année de noviciat passa très vite. En septembre 1506, il prononçait ses voeux définitifs, avant d'être ordonné prêtre peu avant la fête de Pâques 1507. Pendant cette période de formation, il se familiarisa avec la Bible : les Psaumes et les lettres de Paul aux Galates et aux Romains retinrent particulièrement son attention. Pendant la célébration de sa première messe, à Erfurt, le 2 Mai 1507, le dimanche appelé liturgiquement Cantate, en raison du premier mot du chant d'entrée, son esprit ne communiait pas à la joie de cette grande liturgie pascale : il découvrait, d'une manière très aiguë, la majesté divine en face de laquelle il n'était qu'un pauvre pécheur. Il faisait ainsi l'expérience, presque physique, de la grandeur de Dieu, de sa majesté terrible sur l'ensemble de l'univers, alors que lui, Martin Luther, n'était rien en face de ce Dieu vers lequel il tendait de toutes ses forces. Entré au couvent pour y trouver la paix spirituelle, il n'y avait trouvé que les pires tourments, semblables, selon lui, aux pires tourments de l'enfer. Le problème qui l'agite est toujours le même : comment se rendre Dieu favorable ? Il ne trouve pas de réponse directe dans l'étude théologique, même s'il acquiert ses grades universitaires en théologie à Erfurt et à Wittenberg, et même si, à la demande de ses supérieurs, il accepte de prendre la charge de sous-prieur du couvent de cette dernière ville, où il est chargé d'un cours sur l'éthique aristotélicienne... Il ne trouve pas davantage de réponse dans la structure ecclésiale, qui ne répond pas suffisamment à sa soif d'absolu..., elle ne propose qu'une multiplication de bonnes oeuvres, qui seraient susceptibles de se concilier la miséricorde divine. Luther s'en prend même à haïr ce Dieu de justice qui exige que l'homme se justifie lui-même, et il entreprend un combat singulier avec ce Dieu : dans cet affrontement, spirituel, mais aussi physique - puisqu'il multiplie les veilles et les jeûnes -, il découvre qu'il suffit à l'homme de s'en remettre à la seule grâce de Dieu.

Et c'est dans la lecture de la Bible qu'il va trouver une réponse à toutes ses interrogations mystiques : la Parole de Dieu lui ouvre la source de toutes les consolations et lui montre le chemin qui conduit au salut éternel. Dans la lecture et la méditation de la Bible, il trouve une libération de toutes ses angoisses. Dès 1508, un de ses supérieurs, Jean Staupitz, vicaire général des Augustins pour la province d'Allemagne, avait distingué sa piété et son intelligence, et il l'avait chargé de la formation biblique de ses frères. Puis, peu de temps après, il l'envoyait à Rome pour des affaires concernant l'ordre. Pendant ce voyage, il découvre la Rome de la Renaissance, dont les scandales ne l'impressionnent pas sur le moment ; toutefois, la superficialité du clergé italien pouvait déconcerter un homme épris de perfection et de sainteté... et entraînait, à plus ou moins long terme, une aversion définitive à l'égard de la capitale du monde chrétien d'alors et particulièrement de l'entourage pontifical. Mais il n'est pas encore un homme de la révolution et il affirme même qu'à l'époque il se sentait prêt à assassiner ou à porter assistance à quiconque voulait assassiner celui qui refuserait d'obéir aux décisions du pape... Après ce voyage à Rome et son retour au couvent de Wittenberg, Martin Luther apprend que Jean Staupitz souhaitait le voir lui succéder à la chaire de l'enseignement biblique, et qu'en conséquence il lui demande d'achever rapidement ses études théologiques. Luther n'estimait pas être apte à remplir cette mission, mais les souhaits du vicaire général des Augustins étaient des ordres. En esprit d'obéissance à son supérieur, il passe sa licence le 4 Octobre 1512, et le 19 du même mois, il est promu docteur en théologie. Il reçoit alors la chaire Écriture sainte qu'occupait Staupitz, qui lui vouait une amitié fidèle et qui l'aida quelque peu à surmonter sa crise spirituelle, en lui affirmant que Dieu n'était pas irrité contre lui, mais que c'était bel et bien lui, Martin Luther, qui était irrité contre Dieu.

Sous l'influence de son supérieur, il échappa à la frayeur que pouvait inspirer un Dieu justicier, pour découvrir un Dieu qui aime le repentir, un Dieu qui aime celui qui est passionnément amoureux de la justice, en vivant de la foi. En commentant la lettre aux Romains, il découvrir cette parole: Le juste vivra par la foi , une parole qui devait le dégager d'une soumission aveugle aux prescriptions de la Loi pour lui ouvrir les grands espaces de la vie de foi : Évangile n'est pas un catalogue d'obligations morales et religieuses, mais une Bonne Nouvelle de salut qui peut être annoncé à tous les hommes, une Bonne Nouvelle à laquelle ces mêmes hommes peuvent répondre en vivant de la foi en Jésus Christ. La seule exigence du Dieu de Jésus Christ, c'est de faire connaître son amour à tous les hommes. Désormais, c'est dans la joie qu'il proclamera, dans ses prédications, l'amour infini de Dieu qui ne veut que le salut des hommes. On suppose habituellement que cette illumination du moine Martin lui est venue au cours d'une de ses nombreuses méditations de Écriture Sainte dans la tour du couvent de Wittenberg ; c'est pourquoi cette révélation est appelée l'expérience de la tour et elle a eu lieu vraisemblablement pendant l'hiver 1512-1513.

Toutefois, cette découverte s'est approfondie au fil des années, dans le cadre même des Commentaires qu'il donnait sur Écriture ; progressivement, il devenait un autre homme. Il avait découvert que la justice de Dieu, telle qu'elle est exprimée dans la Bible, ne désigne pas la justice que Dieu réclame de la part de l'homme, pas plus qu'elle ne peut désigner la condamnation que l'homme est appelé à subir : telle qu'elle est exprimée dans la Bible, la justice de Dieu trouve son fondement dans la mort de Jésus-Christ et dans le don que Dieu fait de lui-même au pécheur, pour autant que celui-ci accepte de s'attacher à lui par la foi. D'un Dieu justicier, Luther en est venu à découvrir un Dieu Père qui accorde la même justice, le même droit de grâce, que celui qu'il a accordé à son Fils, Jésus-Christ. Le verdict Justicier de Dieu, c'est son amour livré pour tous les hommes : il ne revendique rien pour lui-même, il ne fait que donner et se donner. Pour obtenir le salut, il ne s'agit donc pas d'entreprendre une ascension impossible, qui accumulerait les mérites humains, il s'agit d'accepter de tout recevoir de la main de Dieu, en consacrant sa vie à répondre à cet amour infini.

Cette découverte opérait une véritable révolution dans la spiritualité de Martin Luther, mais elle opérait aussi un bouleversement dans l'enseignement traditionnel de l'Eglise, dépassant infiniment les limites d'une simple interprétation exégétique. Jusqu'alors, l'enseignement de l'Eglise par la prédication et le catéchisme dressait le portrait d'un Dieu juge, d'un Dieu qui exige une réparation de la part de l'homme, d'un Dieu qui contraignait à observer sa Loi. Et voici que Luther découvre un Dieu d'amour qui s'offre et qui se donne à tous les hommes qui mettent leur foi en Jésus-Christ. La Loi demeure, mais le Christ a satisfait, en sa seule personne, à toutes les exigences de la Loi, offrant ainsi le salut, après avoir payé la dette de tout péché.

Après avoir littéralement affronté, dans un combat singulier le Dieu de justice, il vient de découvrir le Dieu d'amour, il a la pleine révélation de la grandeur de Évangile, qu'il peut résumer, dans une phrase qui deviendra célèbre : le pécheur est justifié par la seule grâce, par le moyen de la foi. Une grande joie, une grande paix peuvent alors illuminer son coeur : après toutes ses épreuves, il est ressuscité, il est libéré de tous ses tourments personnels. Il devient le témoin de la grâce.

Sola gratia, sola fide , par la seule grâce, par la seule foi, telles seront les deux sécurités qu'il possède pour commencer une vie nouvelle, une vie d'un homme libre prêt à servir son Dieu. Pourtant, il ne renie pas son passé, il reconnaît même dans son histoire passée le signe de la mystérieuse présence de Dieu à ses côtés ; Dieu était à l'oeuvre dans sa personne, alors qu'il était tourmenté par l'épreuve la plus terrible pour un homme en quête de son salut, celle de l'absence même de Dieu. Une nouvelle vie s'ouvre pour le moine tourmenté du désir de Dieu et du désir de son salut : l'angoisse ne peut plus exister quand on s'en remet entièrement entre les mains de Dieu Toute l'oeuvre de Luther peut et doit se comprendre à la lumière de cette expérience : il lui faut désormais prêcher le pur Évangile, il lui faut désormais consoler la faim de ses frères par l'annonce de la Bonne Nouvelle qui l'a lui-même consolé. C'est dans cette révélation qu'il entrevoit la possibilité pour l'Eglise d'entreprendre sa propre réforme.

Pour l'heure, Luther n'entrevoit même pas la possibilité d'une rupture avec l'Eglise romaine : c'est en demeurant fidèle aux voeux religieux qu'il avait prononcés, c'est en travaillant au sein de l'Eglise, c'est en obéissant à ses supérieurs qu'il est parvenu à la véritable paix. C'est donc à ses frères qu'il doit faire partager la joie de sa découverte. Il est persuadé qu'eux aussi pourront partager sa sérénité ; il ne se doute absolument pas qu'il va rencontrer sur sa route l'incompréhension et l'opposition de ceux qui étaient ses frères et qui vont bien tôt devenir ses adversaires.

La querelle des indulgences

Dans les années qui suivirent l'expérience de la tour, Martin Luther n'avait donc pas conscience du rôle particulier qu'il allait être amené à jouer dans l'histoire de l'Eglise. Sans ignorer les scandales et les abus du catholicisme romain, il reste un moine fidèle à ses voeux, soucieux de la vie spirituelle des frères qui lui ont été confiés par son supérieur, remplissant scrupuleusement, mais avec joie, les devoirs da sa charge et de son sacerdoce. Dans une lettre à un de ses amis, en Octobre 1516, il décrit lui-même son activité débordante : J'aurais besoin de deux secrétaires, car, du matin au soir, je ne fais guère rien d'autre que d'écrire des lettres. Je prêche au couvent ; je suis chapelain à table ; je suis appelé chaque jour à prêcher dans la paroisse ; je suis directeur des études, vicaire de l'ordre... j'administre les viviers de Leitzkau et les biens des moines de Torgau ; je donne des cours sur saint Paul et sur l'ensemble du Psautier. Et toute cette correspondance qui me prend le plus clair de mon temps ! .

C'est en cette pleine activité intellectuelle, spirituelle et pastorale qu'il va devoir affronter l'événement capital de son existence, à savoir l'attitude à prendre en face de la prédication des indulgences, ordonnée par les papes Jules II, en 1507, et Léon X, en 1514.

La prédication des indulgences était loin d'être une nouveauté dans l'Eglise catholique. Déjà au temps des Croisades, l'Eglise avait offert à ceux qui partaient défendre les Lieux saints la possibilité de racheter le châtiment divin qu'ils auraient ou encourir en raison de leurs fautes. Une certaine théologie pouvait justifier une telle pratique : en raison de la communion des saints, les mérites des uns étaient réversibles à d'autres, et l'Eglise se considérait comme une sorte de banque spirituelle, chargée par Dieu lui-même de répartir les trésors de grâce, obtenus par le Christ et par les saints. Moyennant une contribution financière, elle accordait des garanties sur le salut éternel des hommes pécheurs. Dans son principe même, une telle pratique aurait pu développer une spiritualité plus grande, permettant à la communion des saints de s'exprimer de plus en plus dans la vie des chrétiens. Seulement, cette pratique avait rapidement dégénéré. L'explication en était assez simple : devant l'augmentation incessante de ses besoins financiers, la papauté avait multiplié les indulgences. Et le peuple, sans instruction théologique, ne considérait qu'une seule chose. Il était possible à qui que ce soit de racheter ses péchés avec de l'argent ; il était possible d'échapper au purgatoire en achetant des indulgences ; il était même possible de verser une offrande au profit de fidèles défunts.

La prédication des indulgences, commandées pour la construction de la basilique Saint-Pierre de Rome, commença en Allemagne, en 1517. Le dominicain Jean Tetzel entreprit de prêcher l'indulgence et de récolter l'argent, qui serait versé pour la construction de la basilique et à l'archevêque Albert de Mayence. Celui-ci devait payer une taxe au pape Léon X, puisque celui-ci lui avait accordé le droit de posséder trois évêchés, et donc de recevoir de sérieux bénéfices. L'archevêque avait donc accepté d'être nommé commissaire aux indulgences pour ses trois évêchés, moyennant une participation aux bénéfices.

Martin Luther n'ignorait pas la pratique traditionnelle des indulgences ; il en avait entendu parler à Erfurt ; il en avait peut-être lui-même acheté, lorsqu'il était troublé par des questions relatives à son salut éternel. Mais, depuis cette époque de jeunesse, il avait fait la découverte qui bouleversait toute son existence : la gratuité du pardon de Dieu. Scandalisé par une thèse défendue par les prédicateurs, selon laquelle lorsque l'argent tombe dans la cassette, l'âme d'un défunt s'envole immédiatement vers le ciel, Luther alerte l'autorité ecclésiastique et les théologiens. Si la pratique des indulgences pour les vivants pouvait trouver grâce aux yeux du moine de Wittenberg, car elle réclamait la contrition de la part des pécheurs, l'indulgence ne pouvait pas s'appliquer aux défunts, lesquels n'ont plus la possibilité d'exprimer le regret de leurs fautes et de participer à la vie sacramentelle de l'Eglise. Luther chercha donc à connaître à fond l'enseignement ecclésial sur les Indulgences. Il rédigea un mémoire, instructio summaria, où il rappelait cet enseignement traditionnel, et où il dénonçait les abus présents. Il envoya ce mémoire, ainsi qu'une série de thèses sur la question, à l'archevêque de Mayence, à l'évêque de son diocèse, celui de Brandebourg, ainsi qu'au prince-électeur de Mayence. Jusqu'à une époque très récente, les historiens affirmaient que Luther avait placardé ses quatre-vingt quinze thèses sur les indulgences à la porte de l'église du château de Wittenberg. Mais, à la suite des travaux et des recherches de l'historien catholique Erwin Iserloh, il semble plus probable que le moine de Wittenberg s'est contenté d'alerter les autorités théologiques, dans l'espoir de susciter un véritable débat sur les vertus de l'indulgence. Le fait que ces thèses ont été écrites en latin suffit à souligner l'intention même de Luther : il ne voulait pas porter le débat devant le peuple, mais simplement devant les spécialistes des questions religieuses. Il ne propose aucune doctrine nouvelle, se contentant de reprendre l'enseignement en vigueur dans l'Eglise, selon lequel les indulgences n'ont pas de pouvoir de rédemption, le salut étant donné gratuitement par Dieu à ceux qui font une réelle pénitence ; mais, pour éveiller l'attention de ses pairs, il exagérait certaines propositions.

Les quatre-vingt quinze thèses constituaient un réel appel à la pénitence. Et si Luther attaque les indulgences, avec les abus qu'elles avaient pu entraîner, c'est en vertu d'une nouvelle conception de la pénitence elle-même. La première thèse affirme : Par sa parole : 'Faites pénitence', notre Seigneur et Maître Jésus Christ a voulu que toute la vie des croyants soit une pénitence . De là, il tirait la conséquence immédiate que cette parole ne s'appliquait pas à la pénitence sacramentelle, mais à une vie de repentir total. Il ne suffit donc pas au chrétien de s'appliquer seulement aux exigences de l'Eglise en matière de pénitence sacramentelle : le Christ demande plus, tout en plaçant dans le coeur de l'homme les dispositions nécessaires à un tel repentir. L'homme n'a qu'à se laisser porter par cet esprit de pénitence, tout au long de son existence.

Et Luther place le débat sur un terrain purement évangélique, en rappelant que le véritable trésor de l'Eglise c'est précisément Évangile de la grâce, du don gratuit de Dieu ; et c'est en cette circonstance précise qu'il peut attaquer le principe même des indulgences, en soulignant, dans sa sixième thèse que le pape ne peut remettre aucune faute que par la déclaration et la confirmation qu'elle est d'abord remise par Dieu. Ainsi, le pape ne peut avoir aucun pouvoir sur les peines du purgatoire... Mais, Luther souligne également que Dieu ne pardonne à personne sa faute sans soumettre en même temps le pécheur au prêtre qui le représente au milieu des hommes. La sécurité offerte par l'indulgence aux âmes du purgatoire n'est qu'une consolation trop facile, car elle prive les croyants d'une rencontre salutaire avec le vrai Dieu. Prenant les accents du prophète Jérémie, Luther fulmine, dans ses dernières thèses, contre les prédicateurs, prophètes de mensonge : Qu'ils disparaissent donc tous ces prophètes qui disent au peuple du Christ : Paix, paix, et il n'y a point de paix ! Bienvenus, au contraire, les prophètes qui disent au peuple du Christ : Croix, croix, et ce n'est pas une croix ! Il faut exhorter les chrétiens à suivre le Christ leur chef à travers les tourments, la mort et l'enfer, et à entrer au ciel par beaucoup de tribulations, plutôt que de se repose sur la sécurité d'une fausse paix.

Mais les évêques et les théologiens n'acceptent pas la discussion que proposait Luther. Eux, les représentants officiels du magistère romain, n'avaient pas besoin de se laisser appeler à la pénitence par le moine de Wittenberg... Mais le peuple, quant à lui, va réagir : des étudiants avaient traduit le texte de Luther en langue vulgaire et des imprimeurs l'avaient rapidement divulgué. En raison sans doute de la critique qu'elles portaient contre les abus de l'indulgence, mais aussi en raison de la libération spirituelle qu'elles apportaient aux croyants, les quatre-vingt quinze thèses eurent dans le peuple un succès considérable, se répandant dans toute l'Allemagne en quelques semaines : le peuple avait enfin trouvé un chef qui pouvait canaliser son opposition aux innombrables taxes exigées par Rome. Luther devenait ainsi le porte-parole du mécontentement général.

Du côté de la papauté, l'apparition de ces thèses fut une véritable surprise, car les véritables problèmes de Rome étaient d'ordre politique, dans la constitution des États pontificaux. Léon X, quant à lui, ne semblait pas devoir se préoccuper d'un problème religieux, mais il y avait la naissance de l'agitation en Allemagne, provoquée par les divagations d'un moine ivre qui devait cuver son vin pour être de meilleure composition... Cette agitation politique inquiétait quand même le pape, d'autant plus qu'elle constituait aussi une menace très sérieuse pour les bénéfices escomptés par la collecte des indulgences. Et puis, le temps n'était pas encore si éloigné où, dans cette même région de l'empire, les idées de Jean Huss sur les indulgences avaient occasionné un autre schisme et donné naissance à une longue période de troubles. Le peuple allemand, s'appuyant sur la doctrine de Luther, n'allait-il pas se révolter contre l'autorité pontificale ? Léon X avait été averti de l'affaire par un courrier d'Albert de Mayence qui voyait ses affaires financières péricliter, et les dominicains, chargés de prêcher les indulgences avaient déjà perçu une certaine forme d'hérésie chez Martin Luther. Le pape demanda alors au nouveau supérieur des Augustins de calmer les ardeurs du frère Martin, afin d'éteindre l'étincelle avant qu'elle ne provoquât un incendie. Luther dut comparaître devant le chapitre général de son ordre, en Avril 1518 : il refusa de se rétracter, comme le demandait Léon X. Pourtant, soucieux de s'expliquer, et d'en appeler d'un pape mal informé à un pape mieux informé , Luther envoya au pape ses Resolutiones disputationum de indulgentiarum virtute . Pour la première fois, Luther parle de la nécessité de réforme pour l'ensemble de l'Eglise. Mais, cet envoi s'avérait inutile : avant que ses Resolutions n'arrivent à Rome, Luther avait déjà été inculpé d'hérésie, à la suite d'une dénonciation d'Albert de Mayence à la Curie romaine. Et depuis Jean Huss, on savait bien comment se terminaient les procès en hérésie : ou bien Luther serait contraint de se rétracter purement et simplement, ou bien il serait condamné au bûcher.

Sommé de se rendre à Rome, dans les deux mois qui suivent juillet 1518, Luther refuse de s'y rendre. Il est appuyé en cela par son prince, Frédéric de Saxe ; celui-ci exige que le moine de Wittenberg soit jugé en Allemagne. Le pape, qui a besoin de Frédéric pour sa propre politique (ne ferait-il pas un excellent successeur à Maximilien, en face des trop puissants rois de France et d'Espagne, qui visent aussi à prendre le pouvoir sur l'ensemble de l'empire ?). Rome s'incline donc devant la décision de Frédéric : Luther serait entendu en Allemagne, à l'occasion de la diète, qui devait se tenir à Augsbourg, en octobre 1518. L'auditeur, légat du pape, serait le cardinal Cajetan, porteur d'un bref papal lui ordonnant de se rétracter et permettant, en cas de refus, à Cajetan de se saisir de lui : Luther, convaincu d'hérésie, était ainsi condamné d'avance. Mis en présence de Cajetan, Luther refuse de se rétracter, tant qu'on ne lui prouve pas par des arguments tirés de Écriture son erreur. Craignant d'être emprisonné, Luther quitte la ville, non sans avoir fait rédiger un acte dûment notarié par lequel il demande au pape de mieux s'informer. A la fin de la diète, Cajetan demande au prince Frédéric de lui livrer Luther, ou tout au moins de bannir l'hérétique.

Le prince refusa le mandat d'arrêt, car il estimait que l'hérésie n'était pas prouvée. Les événements politiques du début de l'année 1519 allaient desserrer l'étreinte qui pesait sur Luther : Maximilien étant mort, le pape Léon X ne pouvait pas se brouiller avec Frédéric de Saxe ; il décide d'agir avec plus de diplomatie et de souplesse, et il envoie un membre allemand de la cour pontificale pour essayer de calmer les esprits des partis en présence. Cet ambassadeur, le chevalier Miltitz, obtient de Luther et de ses adversaires qu'ils gardent le silence jusqu'à l'examen complet de toute l'affaire. Cette solution fut adoptée rapidement par Luther, qui manifestait ainsi son profond désir d'arriver à une solution d'entente sans recourir aux extrêmes. Mais la trêve sera rompue par le docteur Eck, qui lance un certain nombre de thèses à l'encontre d'un autre docteur, André Bodenstein, dit Carlstadt, un ami personnel de Martin Luther. Celui-ci se découvrant visé par personne interposée ne peut plus garder le silence. Avec Carlstadt, et quelques amis, il se rend à Leipzig pour y discuter les thèses du docteur Eck. A partir du 4 Juillet, Luther et Eck vont s'affronter en une joute oratoire qui durera quinze jours, un duel placé sous la présidence du duc Georges de Saxe, un défenseur acharné de l'Eglise romaine. Au cours des débats, Luther soutient hardiment la thèse selon laquelle les conciles universels n'étaient pas exempts d'erreur et que, pour les chrétiens, il n'y avait pas d'autre autorité infaillible que Écriture Sainte. Il récusait ainsi tout le magistère de l'Eglise, et il ne lui restait plus que la Bible : il affirme avec force que l'on peut admettre avec certitude, comme vérité religieuse, seulement ce qui peut être prouvé à partir de la Bible. Ainsi se présentait ce qui allait devenir un principe pour toute la doctrine future de la Réforme : Écriture seule, le sola Scriptura .

Le Réformateur

Les universités de Paris et d'Erfurt, chargées d'arbitrer la dispute théologique de Leipzig, sont évidemment favorables à Eck. Mais le succès de Luther va s'accroître rapidement, eu égard à l'impression qu'il fit sur ses auditeurs. Une fois encore, les événements politiques vont hâter les choses. Le 28 juillet 1111, quelques jours seulement après la fin de la dispute de Leipzig, les princes-électeurs allemands se réunissent pour choisir un successeur à l'empereur Maximilien ; et ils choisissent de confier l'empire à un jeune prince de dix-neuf ans, le petit-fils de l'empereur défunt.

Charles-Quint réunissait, par son élection, a réunir sous son autorité les couronnes d'Autriche et d'Espagne, réalisant par là une première unité européenne. Charles-Quint ne répondait certainement pas aux ambitions politiques de Léon X, qui craignait de voir trop de forces rassemblées entre les mains d'un seul homme. Néanmoins, il peut se consoler : débarrassé de ses soucis électoraux, il pourra entreprendre son combat contre Luther. D'ailleurs, le temps presse, puisque Frédéric a déjà obtenu de ce nouvel empereur l'assurance qu'aucun accusé allemand ne pourrait être contraint de comparaître devant une autorité judiciaire étrangère.

Luther, qui avait déjà nié l'infaillibilité des conciles généraux, présente alors la papauté comme une institution humaine, affirmant que le pape lui-même devait être soumis à l'autorité de la Bible. Son audace n'allait pas tarder à être réprimée. Le 15 Juin 1520, une bulle pontificale Exsurge Domine somme Luther de se rétracter dans les deux mois, sous peine d'excommunication. La menace de mort pèse à nouveau sur les épaules de celui qui va se lancer désormais dans son oeuvre de réforme. Pour ce faire, il publie, en l'espace de trois mois, les écrits qui vont faire de lui le guide de la nation allemande C'est d'abord l'écrit A la noblesse chrétienne de la nation allemande sur l'amendement de l'état chrétien , puis L'Eglise dans la captivité de Babylone , et enfin La liberté du chrétien . Contre les trois principes établis par la papauté, à savoir la distinction entre l'état ecclésiastique et l'état laïc, le monopole du magistère dans l'interprétation de la Bible et le privilège papal dans la convocation des conciles, il va opposer trois principes évangéliques : le sacerdoce universel de tous les fidèles, la possibilité pour chaque fidèle au Christ de comprendre la vérité de Évangile et la responsabilité de tous les chrétiens dans le gouvernement de l'Eglise. L'écrit adressé à la noblesse allemande était une invitation pressante faite à celle-ci de prendre en mains la réforme totale de la chrétienté en reconnaissant le sacerdoce universel de tous les fidèles. Il enjoint ceux qui détiennent l'autorité civile de reconnaître que le baptême fait entrer tous les chrétiens dans une même condition filiale et que l'unique distinction qu'il est possible de faire entre eux ne tient qu'à la fonction qu'ils occupent dans la société présente, tout en répondant à une même vocation : Tous les chrétiens appartiennent véritablement au sacerdoce et il n'y a entre eux aucune autre différence que celle de la fonction. Ceci parce que nous n'avons qu'un seul baptême, une seule foi, un seul évangile, et que nous sommes tous des chrétiens identiques . Il n'existe donc aucune règle qui permette au pape de revendiquer une préséance : le laïc chrétien est un homme adulte, responsable personnellement de ses propres actes, et, en premier lieu, c'est à la noblesse, qui dispose, presque naturellement d'une plus grande culture intellectuelle, de s'affranchir de la tutelle romaine et de mener à bon terme les destinées du peuple chrétien en Allemagne, Dans son deuxième écrit, sur la captivité babylonienne de l'Eglise, Luther s'adresse aux théologiens et au clergé, après s'être adressé au peuple tout entier, par l'intermédiaire des chefs politiques. Il entreprend de démontrer que l'Eglise, qui est une institution divine, et par nature invisible, est tenue en captivité dans le monde humain : Rome emprisonne la vie spirituelle de la foi des fidèles. Cet emprisonnement est caractérisé par la doctrine des sept sacrements. De ceux-ci, Luther ne retient que trois sacrements, qui méritent vraiment ce nom : le baptême, la sainte Cène, et, à l'extrême limite, la pénitence. Mais ces sacrements n'agissent pas par eux-mêmes : c'est la foi seule qui peut leur donner leur efficacité. Par cette prise de position, relevant de la théologie sacramentaire, Luther semble bien signifier qu'il n'agit plus comme un simple moine isolé dans sa recherche spéculative : il élabore un corps de doctrine théologique qui lui permettra de conforter sa pensée.

Son troisième écrit, sur la liberté chrétienne, vise à restaurer la vie chrétienne dans un esprit proprement évangélique. C'est le premier texte sur la liberté composé dans un pays germanique. Luther s'adresse alors au peuple en même temps qu'au clergé ; c'est la raison pour laquelle il l'a rédigé lui-même en latin et en allemand. Il y affirme que ce qui fait l'identité même du chrétien, c'est qu'il est un homme libre, affranchi de tout assujettissement, et dans le même temps que cette identité peut s'exprimer dans l'obéissance que ce même chrétien doit à tous ses frères. Le croyant est le plus libre des hommes, parce qu'il se fait le serviteur de tous. La liberté du chrétien est un ouvrage que Luther dédia au pape Léon X, et qu'il lui adressa, accompagné d'une lettre personnelle, en date du 6 Septembre 1520. Luther agissait ainsi pour répondre aux conseils de Miltitz, qui lui avait promis de tout arranger, manifestant qu'il recherchait ainsi toutes les tentatives de paix et que son intention n'était pas de se séparer de l'Eglise qu'il aimait.

Mais cet ouvrage n'apaisa pas la papauté. Au contraire, le pape, avec l'appui de Charles-Quint, voulait à tout prix supprimer l'hérésie du monde chrétien. Aussitôt, l'empereur met en exécution la bulle Exsurge Domine en faisant brûler les livres de Luther. Alors, Luther se décide à abandonner la vie monastique qu'il avait suite jusqu'alors, en continuant d'habiter sa cellule ; et, il annonce, le 10 Décembre 1520, qu'il brûlera le lendemain les livres du droit canonique, symbolisant ainsi sa propre liberté par rapport à l'Eglise romaine et l'indépendance du pouvoir civil par rapport au pouvoir ecclésiastique.

Au milieu de ce bûcher, Luther jette aussi la bulle de menace d'excommunication qui le frappait. La réponse de Rome ne se fait pas attendre : sans mesurer exactement les conséquences que son acte pouvait avoir, le pape promulgue une nouvelle bulle, le 3 Janvier 1521 :  Decet Romanum Pontificem , par laquelle il rejette Luther et ses partisans du sein de l'Eglise catholique.

C'est l'excommunication plénière : tous les offices religieux sont interdits en tous les lieux où l'hérétique pouvait séjourner, Luther n'était pas seul à être frappé d'excommunication. Au cours de ces années de lutte et de prédication du pur Évangile, il avait pratiquement transformé la ville de Rittenberg en un véritable bastion de la foi évangélique. De plus, toute l'Allemagne connaît alors des moments de fièvre religieuse et d'agitation : la situation de Luther lui inspire un grand courant de sympathie, d'autant plus que le souvenir de Jean Huss est encore dans toutes les mémoires. Seul avec son Dieu, Luther n'en est pas moins perçu comme un symbole politique pour les peuples allemands qui souhaitent se libérer totalement du joug romain et des taxes qui lui sont imposées par ce pouvoir ecclésiastique.

En marche vers la Confession d'Augsbourg

Spirituellement apatride, délié par Staupitz de ses voeux d'obéissance religieuse, Luther se trouve ainsi à la merci des princes et de l'empereur qui peuvent exercer sur lui le pouvoir séculier. Le chien d'hérétique est condamné par l'Eglise, il ne reste à l'empereur que le devoir d'exécuter la sentence. Et déjà la chancellerie impériale fait établir des mandements à son égard. Toutefois, la résistance se manifeste contre les décisions de l'empereur Charles-Quint, résistance menée par le prince Frédéric de Saxe, qui persuade l'empereur de convoquer Martin Luther à la diète de Worms. Les adversaires de l' hérésiarque se réjouissent d'une telle convocation : ils sont persuadés que l'ancien moine de Wittenberg n'échappera pas au destin de Jean Huss. Le 6 Mars 1521, Charles-Quint adresse à son honorable, cher et dévoué Martin Luther un sauf-conduit qui lui permettra de se rendre à Worms : ce sauf-conduit n'est-il pas un simple chiffon de papier semblable à celui que reçut Jean Huss de l'empereur Sigismond au siècle précédent ? la menace est certaine, mais Luther décide de remettre sa cause totalement entre les mains de Dieu. Après une dernière prédication à Wittenberg, le jour de Pâques, prédication dans laquelle il parle aux paroissiens de la grâce de Dieu et de la joie procurée par Évangile, il se met en route pour répondre à la convocation impériale. Sur son passage, les foules lui font un accueil triomphal, ce qui souligne l'esprit antiroman des populations. Le nonce du pape, Aleander, écrivait alors à Rome que les Allemands sont convaincus qu'ils peuvent être de bons chrétiens, même contre le pape, et garder la foi catholique.

Le 16 Avril, à son arrivée dans la ville de Worms, les bourgeois quittent leurs occupations pour accueillir celui qui vient défendre la cause de Évangile en même temps que sa propre cause. Le lendemain, ce fils du peuple allemand se trouve en présence des hauts dignitaires de l'Eglise et en face du très puissant empereur, conscient, lui aussi, d'exercer une véritable mission divine. La journée du 17 Avril semble être décisive pour Martin Luther. L'official de l'évêque de Trêves, Jean von der Ecken, dirige les débats et pose deux questions : Luther se reconnaît-il l'auteur des écrits qui lui sont attribués et accepte-t-il de rétracter les erreurs qui ont été trouvées dans les dits écrits par Rome ? A la première question, Luther reconnaît être l'auteur des écrits qui lui sont présentés en même temps que celui d'autres qui n'ont pas été mentionnés. En ce qui concerne la rétractation, il demande un délai de réflexion, suivant ainsi les conseils qui lui sont alors prodigués par les juristes présents aux débats. Débats, qui étaient d'ai1leurs tout à fait sommaires, puisqu'on exigeait de lui une réponse très brève. L'empereur est déçu et le mécontentement est à peu près général : un délai de vingt-quatre heures lui est cependant accordé, puisqu'il s'agit d'une affaire de foi qui concerne son salut tout en concernant aussi la Parole de Dieu. Le lendemain, devant une foule encore plus nombreuse, il refuse toute rétractation. Dans un discours, d'abord en latin, puis en allemand, il affirme l'impossibilité radicale dans laquelle il se trouve de renier les livres qui expriment sa pensée, laquelle est en parfaite harmonie avec Écriture sainte. Il distingue pourtant plusieurs types d'écrits. Dans certains, il a parlé de la foi chrétienne et des bonnes oeuvres que le chrétien se doit d'accomplir ; Rome reconnaît même qu'ils sont utiles et dignes d'être lus par tous les chrétiens ; il serait donc absurde de les renier, ce qui serait du même coup renier la vérité de Évangile D'autres écrits sont dirigés contre la papauté et contre les papistes ; ceux-ci, par leurs mauvaises conduites et par leur triste exemple, ruinent le corps et l'âme de la sainte Eglise ; il serait aussi absurde de les renier, car, alors, la tyrannie pontificale pourrait s'exercer sans retenue sur le peuple qui deviendrait une véritable victime des abus.

Dans la troisième sorte d'écrits, qui sont véritablement polémiques, et pour lesquels il reconnaît avoir été parfois trop mordant, en attaquant quelques individus particuliers, Luther accepte de ne pas paraître aux yeux de ses contemporains pour un saint ; mais, comme il ne parle pas de lui-même, mais de la doctrine du Christ en personne, il ne peut pas les rétracter, en effet, un tel reniement entraînerait presque nécessairement un regain d'audace de la part de ses adversaires. Ainsi, il lui est impossible de se rétracter, bien qu'il accepte d'admettre ses torts, si ceux-ci lui sont prouvés à partir d'arguments tirés de la seule Écriture sainte. Il était trop dangereux, selon lui, de parler et d'agir contre sa conscience. Alors que la foule présente à ce discours, qu'elle comprend, lorsqu'il est prononcé en langue allemande, approuve Luther, l'empereur, quant à lui, lié qu'il était par la promesse faite au légat du pape, se garde de toute discussion avec l'hérésiarque. Et Jean von der Ecken reproche alors vivement à Luther d'avoir osé défendre des thèses condamnées par le concile de Constance ; et, comme il lui demandait une réponse brève : es-tu prêt à te rétracter, oui ou non ? , Luther répond, d'une manière solennelle : Puisqu'on me demande une réponse simple, j'en donnerai une qui n'aura ni cornes ni dents. Si l'on ne me convainc pas par le témoignage de Écriture ou par des raisons décisives, je ne puis me rétracter. Car je ne crois ni à l'infaillibilité du pape ni à celle des conciles, parce qu'il est manifeste qu'ils se sont souvent trompés et contredits. J'ai été vaincu par les arguments bibliques que j'ai cités. Je ne puis et ne veux rien rétracter. Que Dieu me soit en aide. Amen.

La grande proclamation de Luther est d'affirmer qu'en matière de religion l'autorité objective de la Parole de Dieu peut et doit l'emporter sur toutes les raisons humaines : la conscience de chacun se trouve soumise à la seule révélation biblique. Dans les heures et les jours qui suivent la comparution de Luther devant la diète, l'excitation populaire atteint son paroxysme ; la foule s'en prend même à l'empereur : Malheur à la nation dont le prince est un enfant ! , des pamphlets circulent... chacun préférerait perdre sa propre vie plutôt que de voir l'ancien moine de Wittenberg persécuté par le pouvoir du pape. La réforme, entreprise personnellement par Luther, était devenue une affaire publique : elle était susceptible de dégénérer en conflit de haute politique. Charles-Quint fait connaître sa volonté personnelle à la diète, en se présentant comme l'héritier des empereurs très chrétiens et des rois catholiques d'Espagne, autant d'ancêtres qui ont été fidèles toute leur vie à la sainte Eglise catholique : il est déterminé à poursuivre dans la voie qu'ils ont tracée, refusant de prendre fait et cause pour un seul moine qui manifestement erre hors des sentiers chrétiens, puisque la hiérarchie tout entière se dresse contre lui. Des pressions sont exercées sur l'empereur pour qu'il retire le sauf-conduit qui laissait à Luther une certaine liberté de manoeuvre, sauf-conduit qui n'était d'ailleurs valable que pour une durée de trois semaines. Luther quitte Worms le 26 Avril, après avoir remercié l'empereur de sa bienveillance. L'édit de Worms, rédigé par le légat pontifical Aleander, déclare ennemis publics le réformateur, ses adeptes, ses parents et ses protecteurs. Les livres de Luther doivent être brûlés partout, ses biens et ceux de ses protecteurs sont confisqués. A compter du 25 mai, le réformateur ne pouvait donc plus connaître de sécurité dans tous les territoires soumis à l'autorité impériale. Mais, le 4 Mai, un coup de main simulé le fait disparaître de la scène publique. Cet enlèvement a été organisé par le prince Frédéric de Saxe, soucieux de protéger la vie de celui qu'il avait toujours protégé. Vivant désormais dans l'anonymat, sous le pseudonyme du chevalier Georges , il mènera, de cette date au ler mars de l'année suivante, une existence de recueillement et de travail paisible, tout en connaissant un nécessaire repos physique. Dans cette retraite, il est à nouveau seul face à son Dieu, et c'est bien son jugement qui l'inquiète : il ne se console guère d'avoir échappé à la mort. S'il avait agi en toute quiétude, sans tenir compte des avis humains de ses amis, il aurait certainement été brûlé, mais, au moins, il aurait accompli jusqu'au bout sa vocation. Alors qu'il se trouve contraint au silence, ses adversaires poursuivent le combat qu'ils ont entrepris, et ses amis, quant à eux, continuaient le travail de réforme sans lui. Il ne pouvait les aider et les encourager que par des lettres : il attire ainsi à l'esprit de la Réforme un nombre considérable de religieux et de religieuses qui étaient entrés au couvent sans avoir réellement la vocation et qui vivaient ainsi en contradiction avec la règle monastique et les voeux par lesquels ils étaient liés à tel ou tel ordre. Pour Luther qui est assuré que l'oeuvre qu'il a commencée ne pourra se poursuivre que si ses fondations sont solidement assurées sur la Parole de Dieu, le travail qu'il peut mener pendant cette période de retraite plus ou moins commandée sera une méditation toujours plus approfondie de cette Parole de Dieu : il commence la rédaction de la Postille, un recueil de sermons pour les dimanches et les fêtes, dont s'inspireront des générations de pasteurs. Liais son oeuvre majeure de l'époque est une traduction du Nouveau Testament sur la base du texte grec, publié en 1519, par Érasme Cette traduction n'était pas la première. Dès 1466, la Bible avait souvent été traduite en allemand, mais la langue laissait souvent beaucoup à désirer et le point de départ des traducteurs se trouvait dans la Vulgate et non pas dans le texte grec lui-même. Luther connaissait bien la langue populaire et c'est dans cette langue même qu'il peut le mieux exprimer le dynamisme de la Parole de Dieu. Le succès est immédiat : le premier tirage, à raison de cinq mille exemplaires, est rapidement épuisé. Grâce à cette entreprise, le peuple pouvait entrer en contact direct avec la Bible, sans recourir aux lettrés capables de lire le texte latin. La traduction de l'Ancien Testament ne fut réalisable que douze années plus tard. La Bible de Luther va constituer le centre de gravité de toute la Réforme.

Mais la tranquillité dont il jouit n'est pas sans ombre. Il avait simplement voulu la Réforme de l'Eglise, mais l'action qu'il a entreprise et les obstacles qui ont été dressés devant lui, tout en lui attirant la sympathie des foules, vont aussi entraîner, dans ce pays tourmenté d'Allemagne, des réactions en chaîne qui feront rapidement figure de révolutions En fin Décembre 1521, il adresse à tous les chrétiens une Fidèle exhortation à se garder de la révolte et de la sédition.

Si, à Worms, il avait affronté la diète avec le soutien du peuple, il lui faut maintenant affronter le peuple, en l'invitant à se soumettre aux autorités qui ont reçu leur pouvoir de Dieu lui-même. Cet écrit, dans lequel il invite les masses populaires à se soumettre à leurs princes, lui fera encourir le reproche de n'être qu'un valet à la solde des princes allemands.

On oublie ainsi, un peu trop facilement, que, tout en recommandant la soumission aux autorités, Luther invite celles-ci à veiller avec beaucoup plus d'attention au bien public. Le premier principe qui devrait guider l'exercice de toute autorité, c'est de s'assurer que les droits de Dieu soient les mieux respectés par tous les hommes, quels qu'ils soient. De plus, le réformateur a tout lieu de s'inquiéter pour son oeuvre, qui lui échappe déjà : des déviations à la Réforme luthérienne se font jour, parmi les disciples mêmes de Luther. A Wittenberg, l'extrémiste Carlstadt, partisan d'une réforme radicale, avait pris en mains le mouvement : il affirmait les droits du peuple à organiser lui-même les formes de son gouvernement, tout en accompagnant ses grandes revendications d'une vie mystique très poussée et très intériorisée. Le jour de Noël 1521, Carlstadt préside un repas eucharistique, sans revêtir les ornements liturgiques : cette célébration se déroule sans prière eucharistique, sans le canon romain, et la communion est distribuée sous les deux espèces. Le lendemain, il se marie, accomplissant ce qu'il avait souvent réclamé, à savoir que le mariage devait être obligatoire pour tous les prêtres, et simplement permis aux religieux. Il confisque les biens des églises et des couvents, regroupe les bénéfices ecclésiastiques en une caisse commune qui devrait permettre de rétribuer les prêtres et de subvenir aux besoins des nécessiteux, puisqu'il interdit désormais toute forme de mendicité. Il conseille en outre aux étudiants d'abandonner l'université et de rechercher un travail lui-même se faisant cultivateur. Philippe Mélanchton, l'ami personnel de Luther, hésite à intervenir dans ce qu'il imagine pouvoir être une manifestation de l'Esprit.

Devant ces faits, qui l'émeuvent au plus haut point, Luther ne tient plus, il quitte sa retraite, après avoir prévenu son protecteur, Philippe de Saxe, de sa décision. En huit jours, du 9 au 16 mars 1522, il arrive à regagner l'opinion publique de Wittenberg. Il reprend symboliquement son froc de moine pour prêcher la Parole de Dieu. Au cours de huit sermons, il affirme que la liberté chrétienne n'autorise las, pour autant, les changements violents et l'usage de la force.

Il insiste sur le fait que la Réforme religieuse ne peut pas et ne doit pas se faire par la contrainte, fut-elle celle des puissants ou celle des masses : la Réforme ne peut et ne doit se faire que par la seule force de la Parole de Dieu. Le peuple de Wittenberg se range à l'avis de Luther, qui supprime les innovations de Carlstadt. Il organise le culte divin, en gardant même pour la liturgie l'usage du latin et des ornements liturgiques, laissant à chacun le droit de choisir s'il veut ou non communier au calice. En revanche, il supprime les messes privées, celles qui sont dites sans la présence du peuple, il supprime également la confession et le jeûne obligatoires. Le monachisme et le célibat sacerdotal sont également exclus.

Ayant ramené le calme dans sa ville, il lui fallait à présent organiser la vie de l'Eglise, préparant par là même un ouvrage intitulé Qu'une assemblée ou communauté chrétienne a le droit et le pouvoir de juger toutes les doctrines, et d'appeler, de nommer ou de révoquer les prédicateurs et enseignants . La communauté chrétienne n'est pas d'abord constituée par des hommes, mais par la prédication de la Parole de Dieu. Humainement, elle se compose de l'assemblée des croyants, puis du prédicateur, qui peut être n'importe quel chrétien choisi parmi ses frères. La communauté chrétienne, c'est enfin la doctrine qui est professée par cette assemblée de croyants. Ce faisant, Luther surmonte sa vocation qui était de prêcher Évangile : il n'a jamais été un organisateur. Mais il ressentait la grande nécessité d'organiser et de concrétiser cette vocation prophétique. Une ecclésiologie, une doctrine sur l'Eglise, lui semblait de plus en plus nécessaire. Cette Eglise est, à la fois, invisible et visible : elle est invisible, parce que seul Dieu peut connaître les véritables croyants, et, elle est visible, parce que la foi des hommes naît de l'action même de la Parole de Dieu dans le coeur des hommes et de l'action des sacrements qui permettent à la foi de s'exprimer. L'unité de l'Eglise ne vient pas d'une institution humaine, elle est un don du Christ. En cela, Luther se défend de constituer une nouvelle Eglise : il refusera toujours le terme d' Eglise luthérienne , parce que, disait-il, ce n'est pas Luther qui a souffert et qui est mort sur la croix pour donner la grâce et le salut à tous les croyants. C'est Dieu seul qui suscite l'Eglise et qui la fait vivre : cette naissance et cette vie se fait, dans le monde, par la prédication de Évangile

D'où la nécessité, pour les communautés évangéliques, de veiller à l'exercice du jugement sur les enseignements qui lui sont prodigués. Cet exercice, qui est un véritable devoir à l'égard de Dieu, revient aux croyants particulièrement éclairés, aux évêques par exemple lorsqu'il y en a, ou aux princes qui sont, par leur naissance, des membres éminents de la communauté chrétienne. De plus, en exerçant cette faculté, qui est une mission proprement divine, ces croyants éclairés n'exercent pas une autorité sur les autres chrétiens, mais simplement une fonction et un service. En confiant un tel soin des tâches principales de la vie de l'Eglise, il n'avait nullement l'intention de laisser les affaires de Dieu entre les mains des incroyants notoires : l'autorité civile vient de Dieu, et les chrétiens s'y soumettent sans contrainte, mais à l'encontre des non-croyants, l'autorité civile peut jouer son rôle coercitif, lorsque la foi se trouve menacée. Le chrétien appartient à Dieu, le non-chrétien appartient au prince. Une esquisse de théologie politique se faisait jour ainsi dans la pensée du Réformateur. Alors que les catholiques exaltaient le pouvoir temporel du pape et du clergé, Luther réaffirme ce que la Bible peut enseigner de l'autorité civile des princes et des gouvernants : c'est une vocation divine. Le malheur a voulu que, dans le catholicisme, les évêques aient exercé les pouvoirs des princes et soient eux-mêmes devenus des princes, et que les princes se soient, eux aussi, mêlé des questions religieuses, usurpant ainsi la fonction épiscopale. Les deux pouvoirs, le temporel et le spirituel, connaissent la plus grande confusion. Luther trace alors le portrait du prince chrétien qui se découvre investi par Dieu du soin de ses sujets, dans un traité De l'autorité civile et des limites de l'obéissance qui lui est due . Ce traité, publié en 1523, constitue, en quelque sorte sa réponse aux persécutions subies par les luthériens, aux Pays-Bas, où l'édit de Worms est appliqué dans toute sa rigueur, Et, en Allemagne même, dans beaucoup États, la traduction de la Bible par Luther est brûlée. Il rappelle que l'autorité civile est une institution voulue par Dieu pour sauvegarder le monde du chaos, car le monde n'est pas encore le Royaume de Dieu et les chrétiens ne sont qu'une petite minorité dispersée dans la masse ; il est impossible de prétendre gouverner les États avec les principes purement évangéliques, les chrétiens seraient semblables à des moutons enfermés dans une même réserve que les loups et les chiens les plus féroces. Mais, les princes ne doivent pas, pour autant, profiter de leur autorité pour contraindre les hommes à croire : le seul glaive qui leur soit autorisé, c'est la Parole de Dieu, c'est el1e qui doit mener le combat contre les hérétiques.

En 1524, le climat politique se durcit dans les États allemands, les princes catholiques voulant réduire la Réforme en préparant l'invasion de la Saxe, bastion protecteur des sympathisants de Luther. Des pasteurs sont exécutés, la persécution s'installe, notamment dans le Sud de l'Allemagne.

C'est le soulèvement paysan qui, en 1525, va mettre le feu aux poudres, amenant Luther à durcir ses positions. Ce mouvement paysan avait été préparé par les idées professées par Carlstadt, lequel réclamait la constitution d'une caisse commune pour tous les chrétiens, et par celle de Munzer, qui souhaitait lui aussi la mise en commun de tous les biens, comme cela pouvait se faire dans la primitive Eglise. Doctrinalement, ce mouvement se rattache au courant anabaptiste. Les anabaptistes étaient venus de la Bohême et se prétendaient illuminés par l'Esprit de Dieu, qui les gratifiaient de visions particulières : ils rêvaient de fonder sur la terre le Royaume de Dieu, un état où il n'y aurait plus ni autorités, ni culte, ni Eglise... Ayant appris les théories de Luther sur le sacerdoce universel et sur la liberté chrétienne, les ayant appliquées en véritables devises d'égalité et de liberté, ils en venaient à prêcher la révolte contre les princes : leurs pouvoirs devaient passer au peuple. La Réforme semblait être compromise par la masse paysanne à laquelle s'étaient joints très rapidement les prolétaires des villes... Luther perçoit dans ce soulèvement une double faute ; d'abord, me révolte injustifiée contre l'autorité civile, qui tient son droit de Dieu lui-même, et, ensuite, une très grande confusion entre les deux ordres, celui de la politique et celui de la foi.

Constitué par vocation pasteur des princes et pasteur des paysans, il va rappeler son rôle premier qui est de prêcher la Parole de Dieu, en réaffirmant les chemins que doivent suivre tous les chrétiens, notamment celui de l'état intangible de l'ordre voulu par Dieu : toute révolte fait courir de graves dangers aux royaumes de ce monde comme au Royaume de Dieu. Aux princes, il présente le soulèvement paysan comme une manifestation de la colère divine contre ceux qui font un mauvais usage de l'autorité qu'ils ont reçue de Dieu. S'il ne conteste pas les revendications des paysans, Luther leur dénie le titre de chrétiens, puisqu'ils se comportent en ennemis de la vérité évangélique, en ne reconnaissant pas l'autorité légitime. Que leurs revendications soient pures de toute violence, s'ils veulent se comporter comme des chrétiens authentiques. Et il va payer de sa personne, en allant prêcher la Parole de Dieu au milieu des révoltés. Mais, puisque les paysans se conduisent comme de véritables assassins, puisqu'ils ne suivent pas l'ordre voulu par Dieu, il écrit un manifeste Contre les hordes meurtrières et pillardes des paysans . Ce manifeste est un appel à la répression par le sang, pour éviter un massacre encore plus grand. La violence des consignes : frappez et égorgez a pu choquer les contemporains de Luther, comme elle choque encore les mentalités actuelles, mais les États allemands risquaient d'être transformés en un territoire de massacres et d'être engloutis dans le feu et dans le sang. Le 15 mai, les paysans sont battus par les années des princes de Saxe et de ses alliés ; la répression fut sans pitié ; et, Luther, dont le manifeste commençait à se répandre, porta, aux yeux du peuple, la responsabilité totale du massacre. Ces événements marquent un tournant dans l'histoire de la Réforme, ce mouvement d'essence populaire devenant quelque peu aristocratique. Luther était déçu de l'âme populaire : seuls, les princes avaient pu sauver la Réforme, tout en travaillant pour leur propre bien, puisqu'ils sécularisaient les biens de l'Eglise catholique, même si ceux-ci ne leur rapportaient pas de très grands bénéfices. Portant la responsabilité, et l'assumant pleinement, de la répression du mouvement paysan, le réformateur se retrouve une fois de plus seul : l'opinion publique s'est détournée de lui, son protecteur, Frédéric, est mort subitement le 5 Mai. A la cour du nouveau prince électeur, Jean le Constant, des conseillers réclament le bannissement de Luther. Jean refuse d'abandonner le Réformateur, qui laisse de plus en plus aux autorités civiles la direction des affaires, se consacrant à la prédication du pur Évangile

Alors que Wittenberg restait encore sous le coup des incidents tragiques de l'émeute paysanne, un autre événement allait bousculait la vie civile et religieuse de la cité. Le 13 Juin 1525, Martin Luther épousait une religieuse cistercienne oui avait, elle aussi, quitté son couvent, Catherine de Bora. Luther avait quarante-deux ans, son épouse en avait vingt-six. Devant le risque du scandale, ses amis désapprouvent vivement cet acte ; mais le réformateur, qui, dans ses prédications, avait déjà proclamé le droit pour les prêtres et les religieux de bénéficier de cet état de vie, divinement institué. Si, à partir de ce moment, la Réforme commence à se détacher de plus en plus de la personne de Luther, celui-ci n'en demeure pas moins actif : il n'oublie pas, au sein de son foyer, la mission qu'il a reçue de Dieu. L'année même de la révolte paysanne, il se voit contraint de prendre position contre Érasme

Celui-ci, partagé entre sa sympathie pour Luther et son respect craintif de la hiérarchie catholique, finit par prendre parti contre le réformateur, en l'attaquant sur un point décisif, celui du libre-arbitre de l'homme en face de Dieu. En 1524, Érasme fait paraître un traité Du libre arbitre dans lequel il affirme que l'homme peut, à l'aide de sa volonté, contribuer à son propre salut. Pour lui, c'est une doctrine très dure que d'affirmer, comme le fait Luther, que l'homme n'est libre que pour faire le mal, ce qui rendrait la liberté humaine absolument vaine. Une telle doctrine, qui dénie à l'homme toute responsabilité et tout mérite, ne peut jamais que conduire à la plus grande impiété. Mais contrairement à ce que pouvaient faire les adversaires habituels du Réformateur de Wittenberg, Érasme estime lui aussi qu'il est nécessaire de recourir à Écriture sainte pour démontrer les erreurs dans lesquelles l'ancien moine s'est enfermé. Entreprenant une exégèse très stricte des textes scripturaires, Érasme s'attache à montrer ce que l'auteur sacré a voulu dire, et il exprime, à l'aide de ces textes, que l'homme, même après la chute originelle, n'est pas entièrement soumis à la nécessité, et puisqu'il n'est pas sous la loi de cette nécessité, c'est bien qu'il est véritablement libre. Bien sûr, l'homme a besoin de la grâce divine pour être sauvé, mais cela ne signifie pas que la totalité de la sanctification humaine soit l'oeuvre de Dieu seul. Luther est presque contraint d'intervenir pour justifier sa position, et, en décembre 1525, il publie son traité Du serf arbitre rédigé en latin, et qui est presque aussitôt traduit en allemand, ce qui manifeste que la prédication du pur évangile par Luther avait créé des cercles de réflexion où des hommes étaient désormais capables de se passionner pour des questions doctrinales. Pour le Réformateur, la liberté totale du chrétien lui vient de ce qu'il est capable de reconnaître la totale impuissance de sa volonté tant qu'elle n'est pas soumise à la grâce de Dieu. Vouloir que l'homme puisse contribuer, par ses propres forces, au salut offert par Dieu lui-même, lui parait être un crime : rien ne peut manquer au sacrifice de la croix opéré par Jésus-Christ. Le salut ne peut venir que de Dieu seul, et la seule oeuvre possible de l'homme est d'accepter une telle grâce : Dieu seul choisit librement l'homme qu'il veut sauver.

L'opposition qui se dresse contre Luther ne vient pas seulement des milieux catholiques, mais aussi des milieux qu'il considérait comme ses propres amis et disciples. Les sacramentaires , avec à leur tête Zwingli, défendaient une interprétation symbolique de l'eucharistie et ils découvraient dans la doctrine luthérienne comme un vestige de la tradition romaine dont ils voulaient débarrasser l'Eglise. Ils refusaient la thèse de la Présence du Christ dans la célébration de la sainte Cène, n'hésitant pas à caricaturer les disciples de Luther en les présentant comme des mangeurs de chair et d'adorateurs d'un Dieu de pain . Luther se voit une nouvelle fois contraint d'intervenir pour préciser sa position. Il rejette toute interprétation symbolique du sacrement de la cène, en s'appuyant sur les textes scripturaires. Certes, Luther ne reconnaît pas la doctrine catholique de la transsubstantiation ; mais il affirme que c'est par la foi seule que le chrétien mange spirituellement le corps du Christ. Pour lui, il ne s'agit pas simplement d'une petite querelle théologique : actuellement, certains s'en prennent au sacrement de la cène bientôt, ils s'en prendront au baptême, et, plus tard, à la foi elle-même et au Christ en personne... Il n'est pas permis de subordonner la foi chrétienne aux élucubrations de la raison humaine ; et la foi est bafouée chaque fois que l'homme veut élever sa raison au-dessus de la Parole divine.

Tout en poursuivant sa réflexion théologique, Luther se voit chargé, sur sa propre demande, d'inspecter les paroisses de son pays. La plupart de ces paroisses connaissent la misère spirituelle la plus extrême : elles n'ont pas de pasteurs, elles sont la plupart du temps totalement incultes. Pour organiser les communautés évangéliques, qui sont un de ses premiers sujets de préoccupation, il rédige des Catéchismes qu'il présente comme la Bible des laïcs, pouvant apporter à chaque fidèle l'essentiel de ce qu'il lui faut connaître pour mener une vie authentiquement chrétienne et pour profiter de la lecture personnelle de Écriture Sainte.

La Confession d'Augsbourg

Pendant que Luther poursuivait sa tâche de prédication et d'édification spirituelle du peuple, une menace sérieuse pesait sur les pays allemands : les Turcs mettaient le siège devant Vienne, au cours de l'hiver 1528-1529. Le Réformateur avait déjà mis en garde les princes allemands contre ce danger, sans pour autant les appeler à la croisade car il n'est pas concevable, selon lui, de défendre la foi par les armes. Finalement, c'est le froid rigoureux qui obligea les armées turques au repli. Mais leur départ devait avoir des conséquences pour l'avenir de la Réforme dans les territoires allemands. En mars 1529, à la diète de Spire, les princes catholiques décidèrent d'annuler toutes les décisions libérales des diètes précédentes : il leur fallait empêcher tout progrès au mouvement de la Réforme. En se soumettant au souhait de Rome, les princes catholiques interdisaient l'implantation de la Réforme dans les territoires qui étaient demeurés jusque là complètement catholiques et réclamaient le libre exercice du culte catholique dans les provinces acquises à la nouvelle Eglise. Les princes espéraient ainsi éteindre progressivement la foi évangélique.

Le 19 Avril 1529, les princes du Nord et quatorze villes du sud protestèrent contre la décision unilatérale des princes catholiques qui avaient la majorité : Nous protestons devant Dieu qui scrute les coeurs et qui est un juste juge, ainsi que devant les hommes et devant toutes les créatures que, pour nous, pour les nôtres... nous ne pouvons consentir à aucun acte ou arrêt contraire à Dieu, à sa sainte Parole, au salut des âmes, à la bonne conscience...

C'est à partir de ce jour que le nom de Protestants fut appliqué aux disciples des Réformateurs, entrés ainsi en conflit ouvert avec l'Eglise de Rome. Le premier historien protestant de la Réforme, Sleidan, achève sa relation de la diète de Spire, sur cette déclaration : C'est l'origine du nom de protestants qui s'est répandu et qui est devenu célèbre non seulement en Allemagne, mais aussi dans les pays étrangers . Il soulignait le fait que des princes et des villes avaient suivi les principes de la Réforme, en s'opposant, par une protestatio, à la décision de l'empereur et des princes catholiques. Le terme de protestant entrait alors dans l'histoire, désignant les États chrétiens ou évangéliques s'opposant dans l'organisation impériale. Mais il était inévitable que ce terme prît une extension beaucoup plus grande, notamment dans le domaine théologique, pour désigner ceux qui étaient entrés en conflit avec l'enseignement de l'Eglise catholique romaine.

Il apparaît alors nécessaire de rappeler que le protestantisme est un nom générique donné indistinctement aux Églises chrétiennes issues de la Réforme du seizième siècle. Aussi ne convient-il guère de parler du protestantisme, mais plus exactement des protestantismes, bien que la foi, dans les différentes confessions chrétiennes séparées de l'Eglise catholique romaine, puisse être, pratiquement, comparable. Pour faire bref, il est possible de dire que le protestantisme sert à désigner l'ensemble des Églises qui se considèrent comme distinctes du catholicisme occidental et oriental, et comme distinctes également de l'orthodoxie.

Il n'est pas davantage inutile de souligner que le concept même de protestantisme relève d'une notion juridique propre : la protestatio. Elle désigne une déclaration publique, solennelle et impérative. Si elle comporte un aspect négatif (le témoignage public s'élève contre quelqu'un) la protestatio implique également un élément positif : le témoignage en appelle à un droit supérieur, plus ancien qu'il n'est pas possible de remettre en question. Dans le cas présent, la protestation couvre, à côté d'un aspect juridique et politique, un caractère proprement religieux. Et il convient de ne pas négliger ce caractère. Une opinion trop répandue fait de la Réforme un simple mouvement de protestation contre les abus ecclésiastique, voire un mouvement de révolte de quelques princes allemands contre le pouvoir du pape, lequel avait alors un pouvoir temporel important, dans la légitimation des gouvernants. Certes, les princes ont pris parti pour la vérité que prêchaient les théologiens de leur région, et ils ont été menés, par voie de conséquence, à une résistance politique. C'est que pour eux, comme pour leurs théologiens, la véritable confession de foi ne repose pas uniquement sur de simples paroles, mais sur une action déterminée dans le cadre de l'existence humaine, et, dès lors, elle devient inévitablement un acte proprement politique. Originellement, la Réforme reposait sur des motifs et des causes religieuses théologiques, mais l'implication politique de la décision de ceux qui leur accordaient du crédit, en particulier les princes allemands du Nord, ne pouvait qu'amener une politisation effective de cette démarche religieuse dans son essence.

En effet, la Réforme, dans l'esprit de ses instigateurs, ne pouvait pas être une déchirure au sein de l'Eglise d'occident. Luther pensait pouvoir réformer l'Eglise de l'intérieur, sans schisme, en lui rappelant que ce qui la fondait, son droit supérieur, à savoir Écriture sainte, était la Parole même de Dieu adressée à son peuple. Il voulait alors rappeler à cette Eglise que son véritable trésor était enfermé dans Évangile, et non pas défendu par une discipline interne, armée d'un dispositif philosophique plus ou moins hérite d'Aristote. La protestation de Luther se situait au plan théologique, mais l'armature doctrinale de Rome ne permettait pas d'introduire une discontinuité dans l'enseignement traditionnel. Et le moine allemand est vite apparu comme un danger pour le statut même de la papauté, la scission ne pouvait plus être évitée alors. Et la protestation des princes et des villes, à la diète de Spire, rendit public cet état de faits.

En 1529, Charles-Quint signe la paix de Cambrai avec le roi de France et une trêve de dix ans avec les Turcs ; puis, le 24 février 1530, il se fait couronner solennellement empereur à Bologne. Au cours de la célébration de son couronnement, il prête le serment traditionnel de défendre la papauté et l'Eglise catholique romaine. En dépit de ce serment de mettre fin à l'hérésie luthérienne, la lettre qu'il envoie aux princes allemands pour les convoquer à une nouvelle diète, à Augsbourg, se fait en des termes très modérés : il voulait rétablir l'unité de la foi. Aussi invite-t-il les États de l'empire à présenter par écrit, en latin et en allemand, leurs opinions en matière religieuse et leurs griefs au sujet des abus ecclésiastiques à réformer.

Ayant reçu cette lettre, le prince-électeur de Saxe invite les théologiens de Wittenberg à rédiger un mémoire exprimant la foi chrétienne telle qu'ils la concevaient ainsi que les pratiques ecclésiales que la Réforme avaient transformées ou supprimées. Luther, plus habile, selon lui, à manier la hache de défricheur, ne rédigea pas lui-même ce document ; c'est Mélanchton qui en fut chargé. D'ailleurs, puisqu'il était mis au ban de l'empire, il ne pouvait pas comparaître devant l'empereur. A cette époque, Mélanchton semble croire qu'il était possible d'éviter un schisme dans l'Eglise et de rétablir l'unité de la chrétienté occidentale, ainsi que le souhaitait Charles-Quint dans sa lettre de convocation à la diète, afin que soit adoptée et pratiquée par nous tous une seule religion vraie, et que, de même que nous sommes et que nous combattons sous un seul Christ, de même aussi nous vivions tous dans une seule communion, une seule Eglise et une seule concorde. C'est la raison qui le pousse à rédiger une Adresse très modérée de la Confession de foi des théologiens de Wittenberg, où il reprend les termes mêmes de la lettre de convocation.

Les événements devaient bousculer quelque peu le paisible et modéré Mélanchton. Les évêques bavarois avaient chargé leurs théologiens de rassembler les écrits de Luther, en montrant en quoi ils s'opposaient à la foi catholique et en soulignant comment ils pouvaient être le plus facilement réfutés. Le docteur Eck, le plus acharné des adversaires de Luther, regroupe des extraits d'écrits de tous ceux qui étaient extrémistes dans le mouvement de la Réforme et des textes des réformateurs modérés, dans lesquels ceux-ci semblaient troubler la paix de l'Eglise, et il compose un pamphlet de quatre cent quatre articles, où il présente les réformateurs comme les héritiers des anciennes hérésies condamnées depuis longtemps par l'Eglise Mélanchton se voit alors obligé de transformer la confession de l'Eglise évangélique de Saxe en une véritable apologie de toutes les questions relatives à la foi. Il faut aussi que cet écrit soit relativement bref pour ne pas indisposer l'empereur. Le 11 Mai, l'électeur Jean de Saxe communiqua le projet de Mélanchton à Luther, en le priant d'annoter et de corriger éventuellement le texte. Luther admira le texte de son disciple ; il écrivait à son prince, le 15 Mai : J'ai parcouru l'apologie de maître Philippe. Elle me plaît fort, et je ne saurais rien y corriger ni changer ; cela ne conviendrait pas non plus car, quant à moi, je ne puis marcher avec tant de douceur et de légèreté . Ainsi, la confession d'Augsbourg, le premier témoignage protestant officiel ayant une portée historique universelle, est l'oeuvre de Mélanchton, mais elle exprime parfaitement toute la pensée théologique de Martin Luther. Elle est même l'expression collective de la doctrine originaire de la Réforme : elle exprime la foi de toutes les Églises de la Réforme, même si, sur un seul point, celui de la doctrine de la sainte Cène, elle n'est le fait que d'une fraction du protestantisme.

D'ailleurs, les événements du 8 juin 1530 transformèrent, par eux-mêmes, cette confession de l'Eglise de Saxe en confession de foi de l'Allemagne tout entière : en effet, ce jour-là, alors qu'il avait été prévu que chaque province exprimerait individuellement sa foi chrétienne et les problèmes ecclésiastiques qui étaient les siens, il fut décidé que la déclaration ne serait pas individuelle, mais collective. La déclaration des théologiens de Wittenberg serait donc présentée comme la confession de foi de tous les États évangéliques d'Allemagne. Le 25 Juin, le texte de la Confession fut lu d'abord en latin, puis en allemand, devant l'empereur et la diète.

La Confession d'Augsbourg, précédée d'une Adresse à l'empereur, comprend deux parties. La première partie se compose de vingt-et-un articles qui constituent une sorte de synthèse de la doctrine réformée et qui montrent l'accord des protestants avec la doctrine catholique, les divergences venant uniquement du désir de la Réforme de retrouver l'authentique doctrine primitive. Mélanchton y expose d'abord une sotériologie, une doctrine du salut, et de la justification par la foi.

Article 1 : le Dieu trinitaire est le fondement éternel du salut, ainsi que l'affirme déjà la confession de foi des conciles de Nicée et de Constantinople, en réaction contre les hérésies des premiers siècles du christianisme.

Article 2 : le péché originel souligne la nécessité historique du salut. Les hommes naissent dans le péché, qui les empêche de craindre Dieu et d'avoir foi en lui. Le baptême régénère les croyants et leur épargne la colère éternelle de Dieu.

Article 3 : Jésus Christ, le Fils de Dieu, est l'auteur historique du salut. Jésus, Dieu le Fils et le fils de la Vierge Marie, est celui qui accompli en sa personne le salut du monde, car il est véritablement Dieu et véritablement homme. I1 est la victime offerte à Dieu pour racheter les hommes au péché originel et de tous les péchés.

Article 4 : la justification permet l'appropriation du salut par la foi. C'est la foi seule qui apporte toute justification, ainsi que l'affirme l'apôtre Paul. Les oeuvres humaines ne permettent pas à l'homme d'obtenir le salut.

Article 5 : le ministère de la prédication est le moyen d'amener les hommes au salut de Dieu. La Parole de Dieu qui invite les hommes au salut doit être entendue pour que les hommes puissent recevoir, par la prédication même, le salut de Dieu. L'Eglise, par sa prédication et par ses sacrements, exerce ainsi sa véritable mission divine.

Article 6 : la nouvelle obéissance apporte les fruits de la foi. Car c'est la foi elle-même qui produit de bonnes oeuvres, sans que l'homme ne recherche à obtenir lui-même son salut en multipliant les oeuvres qui le justifieraient.

Des articles 7 à 15, Mélanchton expose son ecclésiologie, la doctrine réformée sur l'Eglise. Il est frappant de noter que, pour les catholiques de l'époque, l'ecclésiologie venait en tête dans l'enseignement, alors que pour la Réforme, elle place l'Eglise comme la servante de Évangile

Article 7 : l'Eglise sainte, la seule Eglise chrétienne, ne demeure telle que dans la mesure où elle se soumet à Évangile bien compris.

Article 8 : Ce qu'est l'Eglise, c'est le rassemblement de tous les croyants, de tous les saints, même si parmi les justes il se trouve encore des hommes injustes et pécheurs.

Article 9 : le baptême est nécessaire au salut ; c'est la raison pour laquelle il faut baptiser les enfants.

Article 10 : la sainte Cène est le sacrement qui rend présent le corps et le sang du Christ, sous les espèces du pain et du vin. La formulation adoptée par Mélanchton dans cette confession d'Augsbourg souligne simplement l'accord qui existe entre la position luthérienne et la position catholique, sans prendre en compte d'autres tendances protestantes, comme celle de Zwingli, qui ne reconnaissait pas la présence réelle.

Article 11 : la confession privée ne doit pas tomber en désuétude, même s'il n'est pas nécessaire d'énumérer tous les manquements et tous les péchés.

Article 12 : la pénitence nécessite une conversion du coeur qui croit que le péché est remis et que la grâce a été obtenue en Jésus Christ.

Article 13 : les sacrements exigent la foi, ils n'ont pas été institués pour être les signes extérieurs des chrétiens mais pour susciter et affermir la foi. Pour les recevoir, il faut avoir la foi.

Article 14 : Le gouvernement de l'Eglise ne peut être assuré que par ceux qui en ont reçu la vocation.

Article 15 : les cérémonies ecclésiastiques peuvent et doivent être conservées dans la mesure où elles sont en accord avec Évangile, mais elles doivent être exclues dans le cas contraire, ainsi en est-il des traditions instituées par les hommes, comme les voeux monastiques.

Deux articles traitent des questions relatives à l'ordre du monde et à la Parousie, au retour glorieux de Jésus Christ.

Article 16 : l'État, dans son autorité sur les affaires de ce monde, est une institution divine. En conséquence, les chrétiens sont tenus de se soumettre aux autorités en obéissant à leurs prescriptions.

Article 17 : Le retour du Christ pour le jugement manifestera la sanction finale de la foi chrétienne : il ressuscitera tous les morts, les uns pour le salut éternel, les autres pour la damnation éternelle.

A ces dix-sept premiers articles, Mélanchton en ajoute quatre autres, avant d'achever sa première partie.

Ces quatre articles proposent une mise au point sur des sujets qui réclamaient une précision théologique.

Article 18 : le libre arbitre permet à l'homme de mener une vie extérieurement honnête, mais, livré à ses propres forces, et notamment à son seul libre-arbitre, l'homme ne peut pas obtenir le salut : celui-ci lui vient de la grâce de Dieu qui lui est accordée par l'Esprit-Saint.

Article 19 : la cause du péché réside dans la volonté de l'homme, volonté qui vient du diable.

Article 20 : au sujet de la doctrine de la foi et des bonnes oeuvres, les bonnes oeuvres ne peuvent pas mériter à l'homme le salut éternel, ce qui serait mépriser l'oeuvre même du Christ, qui opère le salut de tous les hommes par le sang de sa croix. C'est par la seule foi au Christ que les hommes peuvent obtenir le salut offert par Dieu et le pardon de leurs péchés.

Article 21 : à propos du culte des saints, il est possible de fortifier la foi chrétienne en considérant comment les saints ont trouvé grâce auprès de Dieu, mais ils ne peuvent être d'aucun secours dans l'obtention du salut personnel. Car il n'y a qu'un seul Sauveur, Jésus Christ.

En concluant cette première partie, où il vient d'exposer la foi évangélique, Mélanchton réaffirme son attachement à la Parole de Dieu : la doctrine luthérienne ne s'oppose pas à l'Eglise catholique romaine, puisqu'elle s'appuie sur Écriture Il ne saurait être question de considérer les Réformés comme des hérétiques, alors qu'ils ont simplement rectifié certains abus dans les traditions d'institution humaine, tout au long de l'histoire de l'Eglise. Il se propose alors de considérer les motifs qui ont poussé les Réformateurs à corriger certaines traditions et certains abus. Toute la dispute peut se limiter à quelques malentendus peu nombreux, qu'il va énumérer dans la seconde partie de la Confession.

Article 22 : Les deux espèces du sacrement de l'autel, le pain et le vin, sont le vrai corps et le vrai sang du Christ Le pain et le vin n'ont pas changé de nature, mais ils sont porteurs de la présence du Christ. Le fait de ne pas communier au sang du Christ apparaît comme une amputation du sacrement de l'autel.

Article 23 : le mariage des prêtres est considéré comme un droit humain, qui vient de la nature elle-même. L'immoralité et la vie déréglée des prêtres incapables à vivre dans la chasteté autorisent le mariage de ces prêtres comme un remède à cette impudicité et au scandale qu'elle peut causer.

Article 24 : la messe n'a pas été abolie, mais elle a été rétablie dans sa forme véritable et primitive. Toutefois, alors que la doctrine catholique professe le caractère sacrificiel de la messe, la doctrine luthérienne réaffirme que par sa mort, et par elle seule, le Christ a effectué le parfait sacrifice, et qu'il n'a pas institué la messe comme un sacrifice à offrir pour tous les péchés du monde.

Article 25 : la confession des péchés n'a pas davantage été abolie, nais elle ne saurait être simplement l'énumération des fautes passées. L'absolution, faite après l'aveu des péchés, ne doit pas être liée à l'accomplissement de certains actes de réparation, car la consolation est donnée par la seule parole du ministre qui parle et agit en la place de Dieu lui-même.

Article 26 : au sujet de la distinction des aliments, la coutume humaine d'établir des jeûnes ou des aliments à éviter, afin d'obtenir des mérites, ne saurait plus être obligatoire, comme si ces traditions pouvaient surpasser l'oeuvre et les commandements de Dieu. La seule discipline chrétienne ne cherche pas à mériter la grâce, mais à offrir à l'homme tout entier le moyen de s'ouvrir à la Parole de Dieu et de se fermer au péché.

Article 27 : au sujet des voeux monastiques, il s'agit de considérer le contexte dans lequel se trouvent certains religieux et certaines religieuses à cette époque : ils ont été plus ou moins directement contraints d'entrer dans un couvent, en se soumettant à un ascétisme qui faisait considérer la vie religieuse comme un état de vie supérieur, susceptible de mériter à l'homme ou à la femme le salut. La véritable perfection n'est pas de tout quitter, mais de répondre à la vocation que Dieu adresse à chacun.

Article 28 : le pouvoir des évêques ne saurait être confondu avec l'autorité des princes et des gouvernants. Ce sont deux choses distinctes, deux autorités également respectables, en tant qu'elles ont été voulues par Dieu pour faire régner l'ordre dans le monde. Le pouvoir des évêques réside dans leur autorité spirituelle, en enseignant la Parole de Dieu et en administrant les sacrements ; il ne peut, en aucun cas, empiéter sur l'autorité civile. En conséquence, il revient aux évêques de renoncer à imposer des fardeaux injustes sur les épaules des croyants, fardeaux qui n'existaient pas dans l'Eglise ancienne.

 

Pour conclure, Mélanchton souligne, une fois encore, que les Réformateurs n'admettent rien, ni en fait de doctrine, ni en fait de cérémonies, qui soit contraire à Écriture sainte ou à l'Eglise chrétienne universelle , et qu'ils ont pris garde qu'aucune doctrine nouvelle ou impie ne s'insinue, ne se propage et ne prenne le dessus dans nos Églises. Il affirme également être prêt à toute discussion sur ce qui peut laisser à désirer dans les principes de la Réforme, à condition que tout raisonnement soit fondé sur la divine et sainte Écriture.

Les théologiens avaient estimé qu'il était préférable qu'ils signent, seuls, cette Confession de la foi ; mais les princes voulurent également être les signataires de cette apologie qui fut lue devant l'empereur, pour lui exposer toute la doctrine de la Réforme de l'Eglise. Le prince Jean de Saxe avait déclaré : Dieu me préserve d'être exclu du milieu de vous (les théologiens) ; je veux, moi aussi, confesser mon Seigneur Jésus Christ . Les autres princes furent du même avis, ainsi que les représentants de deux villes. Aussi, la Confession d'Augsbourg est-elle signée par Jean, duc de Saxe, électeur ; George, margrave de Brandebourg ; Ernest, duc de Brunswick et de Lunebourg ; Philippe, landgrave de Hesse ; Jean-Frédéric, duc de Saxe ; François, duc de Lunebourg ; Wolf, prince d'Anhalt : le bourgmestre et les conseillers de Nuremberg ; le bourgmestre et les conseillers de Reutlingen. En signant un tel document, les princes avaient conscience qu'ils mettaient en jeu, ainsi qu'il convient à de véritables confesseurs de la foi, leurs territoires, leurs biens, et aussi leur vie.

Mais la lecture de ce texte produisit une impression favorable sur un certain nombre d'assistants. L'évêque de la ville d'Augsbourg commenta même cette déclaration, en disant : Tout ce qui a été lu est la pure vérité ; on ne peut le nier. L'empereur souhaitait recevoir des catholiques une profession de foi semblable, ainsi qu'il l'avait déjà indiqué dans sa lettre de convocation. Le légat pontifical soutint les États catholiques, dont les représentants, demeurés fidèles à la foi catholique, estimaient qu'il ne leur était pas nécessaire de présenter une justification : l'empereur ne devait pas jouer le rôle d'arbitre, il devait lui-même prendre parti, et ses relations politiques l'obligeaient à rejoindre le camp des princes catholiques. Il institua une commission de vingt théologiens et les chargea de réfuter la Confession d'Augsbourg.

Pendant ce temps, Luther, le banni, attend toujours des nouvelles de la défense de son oeuvre, souffrant de ne pas pouvoir prendre lui-même sa part au combat pour la défense de la foi. A la demande de l'empereur, les catholiques avaient rédigé le Liber confutatioris , destiné à démolir la confession protestante. Mélanchton demande à son maître s'il faut encore céder du terrain pour parvenir à une concorde ; Luther refuse de céder un seul pouce, et menace d'accourir lui-même à Augsbourg pour y défendre la foi réformée. L'empereur, quant à lui, attendait une soumission totale et sans discussion des protestants : mais les princes refusèrent tout compromis par fidélité à Dieu et à leur conscience : ils chargèrent Mélanchton de rédiger une Apologie de la Confession d'Augsbourg pour démontrer à tous, et particulièrement à l'empereur, que cette Confession n'avait pas été réfutée en son fondement. Le travail du théologien fut particulièrement difficile, car on refusa de lui communiquer le texte de la Confutatio , et il lui fallut donc travailler à partir des notes qu'avaient prises certains des auditeurs de cet exposé. Le 22 Septembre, Mélanchton avait achevé son travail, mais l'empereur refusa non seulement sa lecture publique, mais encore sa réception. Le 19 Novembre 1530, la diète d'Augsbourg décrète que la doctrine luthérienne a été réfutée par Écriture : les princes d'obédience évangélique disposent d'un délai de quelques mois pour faire leur soumission à l'autorité impériale et au catholicisme romain en restaurant la juridiction des évêques dans leurs diocèses et en restituant tous les biens ecclésiastiques. Charles-Quint perdait patience : en intervenant très durement, il exigeait l'application stricte des décisions de Worms, bien qu'il promit la réunion prochaine d'un concile oecuménique pour délibérer de la question de la Réforme de l'Eglise.

La mort du Réformateur

La Confession d'Augsbourg officialisait le fait que la Réforme échappait définitivement à Luther, elle n'était plus une oeuvre personnelle, elle devenait un fait social. Alors que l'ombre de la mort commence à se présenter à l'horizon de sa vie, Luther n'en demeure pas moins très actif, il travaille avec un acharnement de plus en plus grand, concentrant tout son effort sur l'essentiel, achevant sa traduction complète de la Bible, qu'il publie en 1534.

Il réagit contre les décisions impériales de la diète d'Augsbourg, affirmant que s'il n'est pas permis de combattre au nom de la foi, il est toutefois légitime de se battre pour défendre sa famille et ses biens. Les princes allemands, d'ailleurs, n'avaient pas attendu, les avis de Luther pour prendre des décisions politiques importantes. En prévision d'une attaque possible de la part des princes catholiques, ils s'étaient réunis à Noël 1530 pour conclure une alliance défensive, la ligue de Smalkalde. Pour eux, l'empereur n'est que le chef élu de l'empire ; une lutte entre égaux est possible : ils s'arrogent ainsi le droit de résistance à l'empereur. Mais, une fois de plus, les questions d'une plus haute politique éloignèrent le danger d'une guerre interne aux États allemands : les Turcs se montrent à nouveau agressifs et rompent la trêve qu'ils avaient conclue en 1529 avec Charles-Quint. La diète de Nuremberg, en 1532, recommande aux princes des deux partis, catholique et protestant, de s'abstenir de toute forme d'hostilité jusqu'à la réunion du concile universel projeté après Augsbourg. D'autre part, la Réforme s'étend dans les territoires allemands, en partie par la conversion des princes, mais aussi sous la pression de la bourgeoisie et du peuple. Pendant ce temps, l'idée du concile oecuménique fait son chemin : Paul III envoie un légat inviter les princes allemands à ce concile qu'il projette de réunir à Mantoue ; le légat rencontre même Luther à Wittenberg. Mais les princes allemands, convaincus que ce concile n'avait d'autre but que de mettre fin à l'hérésie et d'expurger l'Eglise catholique de la peste luthérienne, se méfient de la convocation qui leur est faite en Italie ; ils se réunissent, à l'instigation de Jean-Frédéric de Saxe, le successeur de Jean le Constant, et, en tant que membres de la ligue de Smalkalde, il charge Luther de rédiger une confession de foi, reprenant tout le message qu'il pourrait affirmer, à son dernier jour, devant le tribunal de Dieu.

Répondant à cette invitation pressante, Luther rédige les Articles de Smalkalde où il expose d'abord la doctrine trinitaire commune à toute l'Eglise chrétienne, puis l'oeuvre de Jésus Christ, sur laquelle aucune discussion n'est possible entre les chrétiens, avant de préciser la découverte fondamentale qui fut celle de la Réforme tout entière : il faut tout centrer sur Écriture sainte. Ce n'est qu'ensuite qu'il peut exprimer toutes les divergences qui séparent les catholiques des réformés, et particulièrement la question de la papauté, dont les prétentions ne cessent d'être abusives sur l'ensemble de l'Eglise. Ainsi, Luther dresse officiellement l'Eglise évangélique en face de l'Eglise papale.

De plus en plus, Luther échappe aux feux de l'actualité humaine, bien qu'en 1542 il publie des écrits contre les Juifs. Autrefois, il pensait qu'il fallait travailler à leur conversion ; maintenant, il perçoit le danger social que peuvent représenter ces Juifs qui pratiquent ouvertement l'usure, et il cherche à montrer à ses fidèles la malédiction qui pèse sur ceux qui ont rejeté le Christ et qui continuent à méconnaître le Seigneur Jésus qui est né lui-même Juif. En 1545, il retrouve sa grande vigueur de polémiste en publiant un pamphlet : Contre la papauté romaine fondée par le diable . Il y affirme que la papauté est la plus grande calamité qui s'est abattue sur le genre humain Son opinion sur le pape a bien changé pendant ses années de combat : en 1520, il estimait que le pape était le prisonnier de la curie romaine, il constate désormais que le pape est solidaire de toutes les tractations de la curie, et qu'il exerce sur les fidèles une véritable tyrannie, sans chercher à être le pasteur de l'Eglise.

L'année suivante, alors que, malgré son âge et sa maladie, il ne cessait de prêcher la Parole de Dieu, il est appelé par les comtes de Masfeld pour régler un différend relatif à une question d'héritage. La discussion avec ces comtes fut longue et pénible ; enfin, le 16 février, un accord est conclu. Et Luther meurt, le 18 février à trois heures du matin, dans la ville d'Eisleben, la ville où il était né et où il avait été baptisé. Les témoins de sa mort, Martin et Paul Luther, ses fils, le comte et la comtesse de Mansfeld, le chapelain du comte et un ami théologien de Luther, affirment qu'à la question que lui posèrent le chapelain et le théologien : Révérend Père, voulez-vous mourir appuyé sur Jésus-Christ et sur la doctrine que vous avez enseignée ? , il répondit affirmativement, d'une voix assez forte pour que tous puissent l'entendre. Ces témoins affirment également qu'il s'est endormi paisiblement dans le sommeil de la mort, sans éprouver les angoisses de la mort.