La communion orthodoxe

 

Depuis ses origines néotestamentaires, l'Eglise repose sur un double principe spirituel : d'une part, elle constitue dans la visibilité le Corps du Christ Ressuscité au matin de Pâques, et, d'autre part, elle est animée par l'Esprit de Dieu qui a été répandu sur toutes les créatures humaines au jour de la Pentecôte, elle est ainsi le lieu dans lequel l'Esprit s'exprime d'une manière privilégiée, faisant vivre tous les croyants dans une même foi, une même espérance et un même amour. Et c'est précisément parce qu'elle s'organise humainement selon l'amour, qui fait le lien entre les Personnes de la Trinité une et indivisible, que l'Eglise se manifeste comme le lieu de la communion, communion des fidèles entre eux, mais aussi communion des différentes Églises locales dans l'Eglise universelle, celle qui est précisément catholique. Catholique est un terme dérivé du grec : selon la totalité , selon la plénitude. La totalité ou la plénitude qui se trouve exprimée dans ce concept ne relève pas des données géographiques ou quantitatives, elle exprime plutôt la plénitude de la vérité qui est enseignée par l'Eglise, elle s'oppose ainsi à toute fragmentation du dogme, à toute hétérodoxie. Et cette plénitude du dogme a été exprimée de manière admirable par saint Ignace d'Antioche : Là où est le Christ Jésus, là est l'Eglise catholique , signifiant ainsi que la totalité de l'Eglise ne dépend absolument pas de son extension géographique ou historique, mais simplement et entièrement de la présence du Seigneur Jésus au milieu de son peuple.

Néanmoins, l'Eglise reste aussi une institution humaine, limitée et imparfaite, qui vise également à faire entrer dans sa plénitude toutes les nations de la terre et de tous les siècles. Cette extension géographique et historique se détermine par le caractère oecuménique de l'Eglise. Selon l'étymologie grecque également, l' oecumenique désigne l'ensemble du monde habité, c'est un universalisme territorial regroupant l'Empire dans toute son expansion, aux premiers siècles de l'histoire chrétienne. De la sorte, l'oecuménisme de l'Eglise n'est qu'un caractère second, son premier caractère étant la catholicité. Une autre preuve du caractère second de l'oecuménicité, comme signe de l'expansion de l'Eglise dans le cadre de l'Empire, se trouve dans la désignation des patriarches et des conciles de l'Empire chrétien : ils sont dits oecuméniques .

En revanche, les patriarches exerçant leur ministère apostolique hors des frontières de l'Empire, comme en Géorgie ou en Arménie sont appelés patriarches catholiques . Effectivement, le caractère oecuménique se présente comme passager, transitoire, tandis que la catholicité de l'Eglise demeure inébranlable, puisqu'elle tient sa fermeté et son assurance de la personne même de Jésus-Christ : c'est lui qui la rend inébranlable dans sa foi, dans son culte, mais aussi dans ses dogmes et sa doctrine. Et même si une Eglise locale se sépare, pour des raisons dogmatiques, du Corps unique de l'Eglise, en cas de schisme ou d'hérésie, l'Eglise tout entière demeure néanmoins catholique et incorruptible, puisqu'elle forme le Corps de son Seigneur qui vit pour toujours sans connaître la corruption.

Le sens de l'Eglise

L'aspect sans doute primordial de l'ecclésiologie orthodoxe est son désir de communion : c'est en intégrant dans sa théologie le principe même de la communion que l'Eglise orthodoxe peut exprimer le plus adéquatement possible les différents dogmes concernant le Christ, l'Esprit-Saint et la Trinité. D'abord, l'Eglise constitue le Corps du Christ qui se manifeste de la manière la plus empirique au cours de la célébration eucharistique, lorsque la communauté des frères se trouve réunie pour célébrer son Seigneur vivant : cette communauté n'est pas à considérer uniquement comme un fragment de l'Eglise universelle, celle-ci ne pouvant exister abstraitement comme un pur objet de pensée. L'Eglise de la communion se manifeste toujours dans la visibilité, à travers l'espace et à travers le temps. Et, ainsi que le soulignait Ignace d'Antioche, déjà cité Là où parait l'évêque, que là soit la communauté, de même que là où est le Christ Jésus, là est l'Eglise catholique . Ainsi, en dehors de l'évêque, il n'existe pas de légitimité authentique : l'évêque est, de par son titre apostolique, l'image et la manifestation visible du seul évêque absolu et suprême qu'est le Christ Jésus. Toute la dignité épiscopale réside dans ce caractère de l'image du Christ. Son autorité terrestre est à placer dans la lige même de l'autorité du Christ, qui détient toute vérité. C'est en étant unies au Christ Seigneur et Maître de toutes choses que les communautés locales, fussent-elles les plus petites, constituent déjà la communauté totale de l'Eglise catholique, laquelle est la véritable Eglise. Toute communauté qui s'éloignerait de son évêque se sépare de l'Eglise, dans sa plénitude, sans que cette dernière en soit le moins du monde diminuée : elle devient une secte, une communauté séparée de la communion ecclésiale.

Les chrétiens forment une communauté mystique, le Corps du Christ, animé par l'Esprit-Saint. Celui-ci permet la communication entre les personnes réunies au nom de Jésus Christ. Ceci est, à proprement parler la communion des saints, laquelle est essentiellement fondée sur le principe de la charité qui commande toutes les relations chrétiennes établies au nom du Seigneur Jésus, par l'unique Esprit d'amour. C'est lui qui unit tous les chrétiens dans le Christ, les établissant comme les membres du même Corps : il réalise l'intériorité des membres entre eux et des membres avec l'ensemble du Corps, de sorte que celui-ci est conduit à son complet achèvement. Il fait d'une multitude de personnes une unique réalité : celle de la communion la plus profonde. Le Corps du Christ est un Corps mystique spirituel , sur lequel repose l'Esprit-Saint ; tous les fidèles, membres de l'unique Corps du Christ qu'est l'Eglise, sont des porteurs de l'Esprit , la théologie orthodoxe les définit comme pneumatophores , et c'est à ce titre qu'ils sont tout, de manière similaire, les gardiens de la Vérité et de l'orthodoxie de la foi chrétienne. Ainsi, les laïcs, ceux précisément qui forment le peuple de Dieu (en grec : théou laos) détiennent un rôle et une tâche très importants dans la vie même de l'Eglise, et particulièrement dans la recherche et l'enseignement de la théologie.

Ainsi, dans l'Eglise orthodoxe, l'autorité magistérielle ne peut s'exercer, dans toute son envergure et dans toute sa puissance, qu'en tenant compte de l'ensemble du peuple de Dieu : la vérité théologique ou ecclésiastique n'est pas détenue par les clercs, mais par l'ensemble du peuple de Dieu, dont chaque membre est animé de l'intuition de l'orthodoxie, de la foi authentique. La vérité théologique ne peut donc s'imposer aux consciences par l'exercice d'un magistère souverain, comme c'est le cas dans l'Eglise catholique, mais elle s'impose intérieurement aux fidèles qui vivent dans la communion à l'unique Esprit de Dieu. Cela est particulièrement sensible dans la liturgie de l'eucharistie : le sacerdoce des laïcs et le sacerdoce des clercs sont étroitement liés dans une concélébration sacramentelle. Le prêtre n'est pas seul à célébrer le culte : c'est toute la communauté réunie qui implore son Seigneur, afin de se rendre présente à lui, tout au long de sa prière. C'est la raison pour laquelle, dans la liturgie eucharistique, le récit même de l'institution du sacrement du Corps du Christ prend moins d'importance que la prière de l'épiclèse, celle-ci constituant le coeur même de toute l'action liturgique sacramentelle. C'est l'imploration de la communauté qui demande à son Dieu d'envoyer son Esprit-Saint sur les dons du pain et du vin, mais aussi sur les fidèles pour qu'ils soient tous intégrés au Corps du Christ. Certes, c'est le prêtre qui prononce cette imploration, mais les fidèles lui sont étroitement associés. Les fidèles présentent leur intercession, mais c'est le ministre qui atteste que leur demande a été entendue et exaucée, en raison du témoignage apostolique qu'il peut rendre en vertu de son ordination épiscopale ou sacerdotale.

Le ministre de la liturgie ne s'identifie donc pas au Christ, il n'est que son image ; et, en tant que tel, il n'est absolument pas séparé de l'ensemble de la communauté chrétienne constituée par les laïcs. Le prêtre, dans la théologie orthodoxe, ne se trouve pas revêtu d'un caractère propre qui le situerait à part de l'ensemble de l'Eglise des laïcs ; en vertu de cela, l'Eglise orthodoxe n'a jamais cessé d'appeler au ministère sacerdotal des hommes mariés, puisque le prêtre ne bénéficie pas d'un statut particulier et privilégié dans l'ensemble du peuple de Dieu. Les laïcs et les prêtres ou les évêques coopèrent ainsi à la même édification du Corps du Christ. Et cela permet de comprendre pourquoi dans l'Eglise ancienne, mais aussi encore aujourd'hui dus certaines Églises locales, comme celles de Chypre et d'Antioche, les évêques sont élus par l'assemblée du peuple chrétien. Dans la plus grande partie des Églises orthodoxes, cette pratique de l'élection effective de l'évêque, du candidat le plus apte à remplir le ministère épiscopal, a presque totalement disparu : elle ne subsiste uniquement que dans une acclamation liturgique.

L'assemblée liturgique, dans laquelle s'exprime d'une manière particulière et sacramentelle la communion ecclésiale, se présente de la sorte comme une communion comparable à celle qui préside au coeur même de la Trinité : les consciences personnelles communient les unes aux autres dans une même solidarité, selon un même coeur, dans un même Esprit, pour former un seul et même Corps mystique du Christ. Mais cette unité n'est pas pour autant synonyme d'uniformité. La communion trinitaire, qui préside les relations entre les personnes de la Trinité, s'oppose à tout principe d'uniformité : Dieu agit librement et chacune des Personnes qui constituent son Être bénéficie de cette même liberté, c'est la diversité même des Personnes divines qui fait toute la richesse de la communion intra-divine. D'autre part, Dieu ne traite jamais les hommes comme des choses, il crée l'homme à son image et à sa ressemblance, c'est-à-dire comme bénéficiaire de sa propre liberté et de sa propre personnalité : l'unité que Dieu veut pour le monde ne peut être exprimée que dans la diversité des personnes humaines. Certes, saint Paul affirme, dans sa lettre aux Galates, que dans le Christ, il n'y a plus ni homme ni femme, ni grec ni barbare, ni esclave ni homme libre, mais que tous sont un seul. Cela retient à nier la diversité des membres du Corps du Christ, si on s'en tient à la stricte lettre de ce que pouvait exprimer Paul : les distinctions énumérées relèvent de l'ordre charnel, mais elles ne peuvent être niées ou oubliées dans l'édification du Corps mystique du Christ : l'unité de ce Corps se fait aussi avec ces différences. Chaque membre du Corps est différent, mais il constitue ce Corps, il est lui-même le Corps dans sa totalité, en tant que participation à la plénitude du Christ ; et pourtant, un membre, quel qu'il soit, n'est pas la plénitude du Corps mystique. Chaque membre a sa spécificité et sa fonction propre, et tous les membres concourent à une même fin : l'édification du Corps du Christ, dans la diversité de ses membres, mais dans l'unité de son Esprit.

De fait, la réalité, qui, depuis l'époque la plus ancienne, est affirmée en premier lieu, c'est la réalité de l'Eglise universelle à laquelle chaque chrétien est incorporé par son baptême : cette Eglise est unique, comme Dieu est unique, comme le Christ est unique, elle n'est pas liée à un lieu ni à une époque de l'histoire, mais elle est constituée par tous ceux qui ont répondu à l'appel qui leur était adressé par Dieu, par tous les croyants qu'un seul baptême a fait membres du Corps du Christ dans sa totalité. Il n'y a qu'un seul Dieu, de même il n'y a qu'un seul baptême, une seule foi, un seul pain, une seule Eglise, Mais le fidèle qui reçoit le baptême n'est pas incorporé à une réalité abstraite : il est incorporé dans une communauté concrète, celle de l'Eglise locale. C'est déjà ce qu'exprimait l'apôtre Paul dans l'adresse de ses lettres aux Corinthiens : Paul, appelé à être apôtre du Christ Jésus, par la volonté de Dieu, et Sosthène le frère, à l'Eglise de Dieu, qui est à Corinthe, à ceux qui ont été sanctifiés dans le Christ Jésus, appelés à être saints, avec tous ceux qui invoquent en tout lieu le nom de notre Seigneur Jésus Christ, leur Seigneur et le nôtre ; à vous grâce et paix de la part de Dieu notre Père et du Seigneur Jésus Christ (1 Co. 1, 1-3). Ainsi, depuis les origines, il y a donc une Eglise unique et universelle, et des Églises multiples et locales : l'unité de l'Eglise s'exprime dans la différence des Églises

Théologie de la communion

Pour réaliser l'unité des Églises dans l'Eglise deux voies se sont ouvertes aux chrétiens : le régime de la communion et le régime de l'organisation unitaire, voire totalitaire, Le régime de l'organisation unitaire est celui qui a été adopté par le catholicisme romain, qui a voulu constituer l'Eglise en un seul peuple disposant d'une structure visible reposant sur la papauté. Le régime de la communion a été celui de l'Eglise ancienne et il demeure celui de l'ecclésiologie orientale orthodoxe.

Celle-ci établit des liens entre les différentes communautés locales pour les faire vivre en communion les unes avec les autres, alors que l'ecclésiologie catholique vise à organiser le peuple de Dieu sous un unique chef. Ce chef unique, c'est évidemment le Christ Jésus, mais il est représenté sur la terre par un chef visible, qui réalise en la personne l'unité de l'Eglise. Pour l'orthodoxie, l'Eglise est également une, mais elle est une parce qu'elle représente un seul Corps spirituel et mystique, celui du Christ vivant, animé par la puissance de l'Esprit divin : aussi semble-t-il que l'orthodoxie ne se soucie guère de tout ce qui est terrestre dus l'organisation même de l'Eglise. Son souci premier est la société céleste, la communion divine. L'Eglise ne peut donc être une simple réalité humaine, elle ne vise pas davantage à organiser la vie humaine, elle est une réalité théandrique, puisqu'elle est appelée à organiser la vie de Dieu au milieu dès hommes et en eux. Elle ne peut se définir que dans une communauté sacramentelle. C'est la raison pour laquelle la plupart des théologiens orthodoxes adoptent aujourd'hui la position du Père Nicolas Afasieff qui oppose à une ecclésiologie universelle ce qu'il appelle une ecclésiologie eucharistique.

Depuis le jour de Pentecôte, toute l'Eglise est le lieu de la vie de l'Esprit dans le monde des hommes, elle se situe là où s'effectue la communion au sacrement de l'eucharistie : Ceux qui accueillirent sa parole (celle de Pierre au jour de la Pentecôte) reçurent le baptême et il y eut environ trois mille personnes ce jour-là qui se joignirent à eux (les disciples). Ils étaient assidus à l'enseignement des apôtres et à la communion fraternelle, à la fraction du pain et aux prières. La crainte gagnait tout le monde : beaucoup de prodiges s'accomplissaient par les apôtres. Tous ceux qui étaient devenus croyants étaient unis et mettaient tout en commun. Ils vendaient leurs propriétés et leurs biens pour en partager le prix entre tous, selon les besoins de chacun. Unanimement, ils se rendaient au Temple chaque jour ; ils rompaient le pain à domicile, prenant leur nourriture dans l'allégresse et la simplicité de coeur. Ils louaient Dieu et trouvaient un accueil favorable auprès du peuple tout entier. Et le Seigneur adjoignait chaque jour à la communauté ceux qui trouvaient le salut (Ac. 2, 41-42).

Dès les origines, la communauté se définit comme une communauté des disciples dans une même vie sacramentelle, caractérisée d'abord par le baptême, et ensuite et surtout par la participation à l'eucharistie, désignée sous le terme de la fraction du pain . Et c'est dans le cadre même de cette participation eucharistique que le Seigneur lui-même ajoutait à la communauté fraternelle tous ceux qui trouvaient le salut. Le salut est offert à tous ceux qui rejoignent ceux qui sont réunis en un même lieu pour une même chose : la célébration et le partage de l'eucharistie. Le lieu de la célébration n'est naturellement pas un lieu géographique repérable, c'est le Corps du Christ dans toute sa plénitude, qui est le Temple de l'alliance nouvelle. Et la plénitude de ce Corps est donnée dans l'eucharistie sacramentelle, au cours de la réunion de l'Eglise locale assemblée en un même lieu autour de l'évêque qui en constitue la tête. C'est ainsi que l'apôtre Paul pouvait adresser ses lettres à l 'Eglise de Dieu qui est à Corinthe ou en tout autre endroit à travers le monde ; car l'Eglise est le point de rencontre de Dieu et de l'homme, elle est, comme les Pères l'écrivaient, théandrique.

La multiplicité et la diversité des Églises locales, qui célèbrent l'eucharistie, n'atteint pas l'unité et l'unicité de l'Eglise universelle. L'Eglise universelle n'est pas la somme des Églises locales, car elle est indivisible : là où est le Christ, là aussi est l'Eglise . Ce qui revient à dire que la présence divine de Jésus Christ au milieu de son peuple ne peut jamais être morcelée : les communautés locales ne sont pas des parties ou des parcelles de l'Eglise, elles sont l'Eglise même, pour autant qu'elles vivent dans la communion les unes avec les autres. Toute communauté locale est l'Eglise du Christ ; tout évêque est l'évêque de l'unique du Christ, il n'est pas l'évêque d'une Eglise nationale ou d'une simple partie de l'Eglise, même si, dans l'horizontalité de son ministère, il est territorialement responsable d'un secteur déterminé de l'unique Eglise du Christ. Si les Églises communient entre elles, ce n'est pas pour en former une qui serait plus pleine en raison de l'addition des communautés locales ; l'addition des Églises les unes aux autres répond au souci de l'oecuménicité, mais chacune d'entre elle constitue le Corps du Christ dans sa catholicité. La chrétienté vise à l'oecuménicité, mais l'unique Eglise est, par nature même, catholique, une et indivisible : chaque communauté locale est consubstantielle aux autres à l'image même de la Trinité. Celle-ci est l'expression même de la communion entre des personnes différentes qui partagent un même amour mutuel, sans être identiques les unes aux autres.

Le terme même de communion est la translittération d'un mot latin : communio, venant de communis, qui dérive soit de cum moenus (avoir un rempart commun), soit de cum munus (avoir une charge commune). L'idée première qui naît de ce terme semble d'avoir part à une même charge, à un même combat, à une même charge, tout en laissant chaque individu à sa place. Mais, dans l'acception théologique, ce terme de communion dérive davantage d'un terme grec koinonia , dont on peut encore pousser plus loin l'analyse étymologique. La koinonia c'est la situation de quelqu'un qui a part avec d'autre à quelque chose. Le sens chrétien, qui a déjà été donné par saint Paul, c'est celui de la communauté que les croyants peuvent avoir avec le Christ Seigneur, c'est aussi celui de la communauté des biens chrétiens (la foi, l'Esprit de Dieu, le pain et le vin, le corps et le sang du Christ), c'est enfin la communauté que les chrétiens forment entre eux : vivant en communion avec Dieu, partageant les mêmes biens spirituels, ils se situent en communion les uns avec les autres. Et, ainsi, la koinonia, la communion apparaît comme la situation même de toute vie chrétienne. Elle ne peut pas être divisée ou séparée, mais elle est toujours une et indivisible, de par sa nature même : on est en communion ou on ne l'est pas et il n'existe pas de moyen terme.

Quand une communauté locale célèbre l'eucharistie, c'est l'Eglise catholique qui est présente avec le Christ lui-même. En s'unissant les unes aux autres, dans le sacrement de l'eucharistie, en participant ainsi à un même Seigneur Jésus Christ, toutes les communautés locales ne forment qu'une seule Eglise, qui échappe à toutes les déterminations spatio-temporelles des dites communautés locales. C'est pourquoi celui qui a été excommunié d'une Eglise locale, celui qui n'est plus admis à partager la communion ecclésiale dans une Eglise, se trouve du fait même excommunié dans l'Eglise universelle : l'excommunication un membre le prive de sa participation à la célébration eucharistique et au Corps du Christ donné dans ce repas. Être chrétien tout seul est impossible, c'est déjà ne plus être chrétien. L'isolement de la communauté locale, que cet isolement soit volontaire ou qu'il soit ordonné par l'Eglise elle-même, implique que le membre de cette communauté locale s'est séparé de l'Eglise universelle. C'est pourquoi les Pères de l'Eglise attachaient une importance considérable à la participation des chrétiens au repas eucharistique. Ignace d'Antioche écrivait aux chrétiens de la ville d'Éphèse, qui connaissaient la persécution : Celui qui ne vient pas à la réunion commune, celui-là s'est jugé lui-même. C'est au tour de l'autel, lorsque la communauté des frères est rassemblée que l'unité de l'Eglise s'exprime. Ne pas venir habituellement à cette réunion, c'est se couper de l'Eglise, c'est donc se séparer de Dieu . Pour l'évêque d'Antioche, comme pour les théologiens orthodoxes actuels, l'intérêt ne se porte pas vers une dévotion individuelle ou personnelle au sacrement de l'eucharistie, mais il réside principalement dans la participation communautaire au Repas du Seigneur, ainsi que celui-ci lui-même l'avait recommandé : Vous ferez ceci en mémoire de moi . Le partage du même pain forme le seul Corps du Christ, la communauté ecclésiale universelle.

Aux catéchumènes qu'il préparait à la réception du sacrement de l'eucharistie, saint Augustin avait coutume de dire : Quand vous communierez, on vous dira : le Corps du Christ et vous répondrez : Amen. Mais vous devez former vous-mêmes le Corps du Christ. C'est donc le mystère de vous-mêmes que vous allez recevoir . Le chrétien c'est celui qui devient ce qu'il reçoit : ayant part au même pain, il devient membre des autres chrétiens dans la constitution d'une seule Eglise. S'unir au Christ en le recevant dans l'eucharistie, c'est immédiatement s'unir aux autres, c'est leur être uni d'une manière inséparable puisque c'est de manière divine. En proclamant, au cours de la célébration liturgique : Aux saints les choses saintes , le ministre de l'eucharistie ne fait rien d'autre que de rappeler la vérité fondamentale de la foi eucharistique : communier aux réalités saintes, aux sancta , c'est communier du même coup avec tous les saints, avec les sancti , qui forment l'Eglise dans sa plénitude ; la communion entre les sanctifiés se fait et se réalise dans la communion aux mêmes dons sanctifiants.

C'est ainsi que la profession de foi de l'Eglise universelle affirme, selon la tradition reçue des apôtres : Je crois à la sainte Eglise catholique, à la communion des saints, à la rémission des péchés . Cette communion des saints se fait toujours dans le partage des mêmes biens spirituels et saints, le Corps et le Sang du Christ donnés dans l'eucharistie. En participant à ce sacrement de la présence du Christ dans le monde, jusqu'au jour de sa Parousie, les chrétiens, rassemblés pour la liturgie, manifestent la réalité spirituelle de leur union au Christ Seigneur : ils sont véritablement l'épiphanie de l'Eglise universelle, qui est le Corps même du Christ dans le monde présent. En communiant aux réalités saintes, ils communient en même temps à tous ceux qui vivent dans le Christ Jésus , en tout temps et en tout lieu.

Toute l'Eglise se trouve présente dans chaque célébration de chaque communauté locale à travers le monde. Ce sont tous les chrétiens qui sont rassemblés, de manière invisible mais bien réelle, dans chaque célébration, pas seulement ceux qui sont unis en un lieu pour la dite célébration, mais tous ceux que le sacrement eucharistique a unis en Jésus-Christ, et qui demeurent dans l'amour de Dieu.

L'Eglise, communion des Églises locales

L'Eglise orthodoxe peut se caractériser par son attachement au gouvernement conciliaire, exigence qui repose sur le principe de l'unité dans la diversité. En effet, il ne faut pas oublier que si l'eucharistie manifeste la présence de l'Eglise, au point que celle-ci apparat comme une réalité sacramentelle et eucharistique, elle est aussi l'icône de la Trinité : elle est le Corps visible de la Trinité, manifestant au coeur du monde et de l'humanité le principe d'amour qui préside à l'union des trois personnes divines. L'Eglise permet à chaque membre de la famille chrétienne de vivre déjà uni dans la Trinité sainte.

Tous les fidèles de l'Eglise orthodoxe, qu'ils soient prêtres ou qu'ils soient laïcs, sont appelés à exercer une coresponsabilité dans l'organisation ecclésiastique. Aussi, contrairement à l'occident, l'orient orthodoxe n'a jamais connu de chef unique, mais des patriarches occupant des sièges apostoliques qui, dans leurs différences, continuaient de manifester l'unité des Douze apôtres.

Très rapidement, d'ailleurs, au cours de la longe histoire du christianisme, les Églises d'une province se sont organisées autour d'une métropole, à la tête de laquelle se trouvait plaçait un métropolite. Ces mêmes Églises se sont alors agencées en de vastes ensembles qui se sont administrés eux-mêmes : les Églises autocéphales qui regroupaient des chrétiens d'une même civilisation. C'est ainsi que le monde latin s'est rassemblé autour du patriarche d'occident, l'évêque de Rome, que la civilisation grecque: s'est retrouvée autour du patriarche de Constantinople, que les chrétiens d'origine sémitique se sont regroupés autour du patriarche d'Antioche, que les chrétiens d'Égypte se sont organisés autour du patriarche d'Alexandrie, que les Palestiniens se sont regroupés autour du patriarche de Jérusalem. La tradition ecclésiastique préconise l'union avec cette pentarchie, ces cinq patriarcats qui structuraient toute l'Eglise avant le schisme d'avec l'occident. Ce lien manifeste que les chrétiens sont les membres de la Communion orthodoxe. Puisque l'Eglise est une et catholique, elle est aussi appelée à être oecuménique, à s'unifier sur le plan géographique : elle doit viser l'universalité territoriale pour signifier dans l'ensemble de l'humanité l'unité qu'elle doit réaliser de par sa vocation spirituelle. Cette unité territoriale se manifeste en la personne des évêques, et plus spécialement par les patriarches qui exercent leur ministère apostolique au cœur de la province, dans la métropole. Les évêques d'une même province sont unis entre eux comme des frères, et leur patriarche, primat dans l'autocéphalie est élu par l'ensemble de l'Eglise, c'est-à-dire non seulement par les évêques, mais aussi avec la participation du clergé et du peuple chrétien tout entier. De plus, il doit être reconnu par les autres patriarches, et, surtout par le premier d'entre eux. Ce premier patriarche, dans l'ordre de l'honneur, était le patriarche de Rome, avant la séparation, puis le patriarche de Constantinople, la seconde Rome. Au sommet de la hiérarchie des centres de la communion orthodoxe, Rome jouissait d'une primauté universelle, qui était pleinement acceptée dans l'orient : les évêques reconnaissaient le primus entre eux et ne faisaient rien sans lui.

C'est le siège apostolique de Rome qui règle les différends entre les Églises et au sein même des Églises locales. C'est de cette manière que le pape Innocent Ier écrivait aux évêques réunis pour le concile de Carthage, en 417 : En nous consultant sur les choses divines... fidèles aux exemples de la tradition ancienne, vous avez affirmé la vigueur de votre esprit religieux de la vraie façon. Vous avez approuvé de vous en rapporter à notre jugement, sachant ce qui est dû au Siège apostolique, puis que tous ceux qui l'occupent désirent suivre l'Apôtre, principe de l'épiscopat et de toute autorité dans l'épiscopat. C'est en le suivant que nous avons appris à condamner le mal comme à approuver ce qui est louable. Dans la vigilance de votre office pastoral, vous avez estimé qu'on ne devait pas fouler aux pieds les ordonnances des Pères. Dans une pensée plus divine qu'humaine, ils avaient décrété que n'importe quelle affaire à traiter, fut-ce des provinces les plus éloignées et les plus retirées, ne serait pas considérée comme finie avant d'avoir été portée à la connaissance de ce siège, pour qu'il confirmât de son autorité les Justes sentences et que les autres Églises.. reçoivent de lui ce qu'elles prescriront et sachent qui elles doivent purifier et qui ne recevra pas l'eau digne des corps purs . De plus, dus la tradition orthodoxe, le primus ne peut rien faire sans les autres · le principe du pouvoir central se trouve toujours remplacé par le principe de l'accord.

La seule différence qui peut exister entre les évêques, entre les patriarches est celle de l'honneur, de la préséance. C'était donc l'évêque de Rome dans l'Eglise du premier millénaire qui détenait cette primauté, et c'est l'évêque de Constantinople qui a repris cette primauté après le schisme entre l'occident et l'orient ; mais, les chrétiens orthodoxes reconnaissent que cette primauté unique reviendra de nouveau à l'évêque de Rome, lorsque les divergences de doctrine et de structure ecclésiale auront été résolues. Cette primauté d'honneur n'est pas une primauté juridique ou dominatrice. C'est la raison pour laquelle l'Eglise orthodoxe ne peut admettre les décisions du premier Concile du Vatican qui, réuni en 1870, définissait, dans sa constitution dogmatique, la primauté de Pierre et de ses successeurs :

Nous enseignons et nous déclarons, suivant les témoignages de l'Évangile, que la primauté de juridiction sur toute l'Eglise de Dieu a été promise et donnée immédiatement et directement au bienheureux apôtre Pierre par le Christ notre Seigneur... Quiconque succède à Pierre en cette chaire reçoit, de par l'institution du Christ lui-même, la primauté de Pierre sur toute l'Eglise... Nous enseignons et déclarons que l'Eglise romaine possède sur toutes les autres, par disposition du Seigneur, une primauté de pouvoir ordinaire, et que ce pouvoir de juridiction du Pontife romain, vraiment épiscopal, est immédiat. Les pasteurs de tout rang et de tout rite et les fidèles, chacun séparément ou tous ensemble, sont tenus au devoir de subordination hiérarchique et de vraie obéissance, non seulement dans les questions qui touchent la foi et les moeurs, mais aussi dans celles qui touchent à la discipline et au gouvernement de l'Eglise répandue dus le monde entier. Ainsi, en gardant l'unité de communion et de profession de foi avec le Pontife romain, l'Eglise est le seul troupeau sous un seul pasteur. Telle est la doctrine de la vérité catholique, dont personne ne peut s'écarter sans danger pour sa foi et pour son salut... Parce que le droit divin de la primauté apostolique place le Pontife romain au-dessus de toute l'Eglise, nous enseignons et nous déclarons encore qu'il est le juge suprême des fidèles et que, dans toutes les causes qui touchent à la juridiction ecclésiastique, on peut faire recours à son jugement... La primauté apostolique que le Pontife romain, en tant que successeur de Pierre, chef des apôtres, possède dus l'Eglise universelle, comprend aussi le pouvoir suprême du magistère : le Saint Siège l'a toujours tenu, l'usage perpétuel des Églises le prouve et les conciles oecuméniques, surtout ceux où l'orient se rencontrait avec l'occident dans l'union de la foi et de la charité, l'ont déclaré...

Pour l'Eglise orthodoxe, la place de Pierre est assumée historiquement par l'évêque de Rome, qui est présenté comme le premier au milieu de frères égaux : à cette place n'est accordée aucune infaillibilité particulière au milieu des Églises soeurs ni aucun pouvoir juridique supérieur sur elles. Les décisions du Concile romain de Vatican I sont inacceptables pour l'orthodoxie, puisque la primauté du premier évêque est simplement celle de l'honneur ; toutefois, elle ne se résume pas en un simple titre honorifique : les Églises sont appelées à communier avec le primus inter pares et peuvent interjeter appel auprès de lui, ce sont là les deux caractéristiques qui vérifient la simple appartenance à l'Eglise universelle, qui est régie et qui doit toujours être régie non pas par une hiérarchie mais par une symphonie entre les évêques ou entre les Églises : il existe une égalité entre les Églises, entre les évêques, et aucun ne peut prétendre à être le chef de toute l'Eglise. Aucun concile n'a défini une infaillibilité en matière de doctrine et un pouvoir juridique à l'évêque de Rome, avant le premier concile du Vatican. Et c'est alors que l'Eglise catholique romaine s'est manifestement coupée de la tradition la plus ancienne dans l'histoire de l'Eglise universelle. Pour l'orthodoxie, la succession de Pierre se retrouve à tous les niveaux, aussi bien dans les croyants qui confessent la même foi apostolique que dans les évêques, chargés à la suite des apôtres du ministère pastoral auprès de l'ensemble du peuple chrétien, notamment lorsqu'ils le rassemblent pour célébrer l'eucharistie, sacrement par lequel le Christ Jésus assure sa Seigneurie sur l'ensemble de l'humanité jusqu'au Jour de la Parousie.

Le pouvoir des évêques, y compris le premier d'entre eux dans l'ordre de l'honneur, n'est certainement pas une autorité hiérarchique, mais un devoir de service, selon le principe évangélique selon lequel celui qui veut être le plus grand doit se faire le serviteur de tous. Dans cette perspective, tout évêque devient l'image même du Christ qui de Seigneur qu'il était s'est fait le serviteur, devenant obéissant jusqu'à la mort, et la mort sur une croix. L'évêque est, comme son Maître et Seigneur, un homme de douleur, le serviteur de Yahvé dont parlent les Écritures : il est celui qui préside à la charité et à la communion entre les communautés ecclésiales.

En marche vers l'unité des chrétiens

Si l'Eglise d'orient a connu dus les premiers siècles de son existence de grandes difficultés, qu'elle partageait d'ailleurs avec l'Eglise d'occident, relatives à la définition exacte de sa foi au milieu des hérésies de toutes sortes, il semble bien qu'elle se soit rapidement fixée dans son héritage traditionnel remontant aux apôtres. Dans l'ensemble de la chrétienté, l'orthodoxie occupe une place privilégiée, du fait même qu'elle n'a pas connu, ou plus exactement presque pas connu les chocs apportés contre l'édifice de l'Eglise catholique de Rome, à l'aube des temps modernes, avec la naissance de nouvel les communautés chrétiennes, issues de la Réforme de Luther et de Calvin. Elle est restée fidèle aux enseignements de la tradition la plus ancienne et elle se présente comme la gardienne de la vraie foi, celle des apôtres et des premiers chrétiens.

Une des conditions que les chrétiens orientaux posent pour l'unification de la chrétienté serait un retour à la foi unique, telle qu'elle a pu être codifiée par les sept premiers conciles oecuméniques. Aux yeux d'un chrétien occidental, une telle proposition paraît facilement utopique, puisqu'elle semble négliger tout un passé historique, lourd de signification et d'enrichissement ; ce serait oublier que ce retour aux sources n'est pas un retour au passé, mais l'assurance d'une permanence de la Tradition dans la fidélité à la Révélation, en évitant d'accorder de l'importance à tout ce que peut être une tradition simplement humaine, qui ne fait jamais qu'obscurcir la lumière de la Révélation. Il faudrait aussi se souvenir que l'Eglise orthodoxe est elle-même chargée d'un passé historique qu'il lui sera difficile de négliger dans une perspective de l'unité des chrétiens. Les tentatives d'unité viennent moins des représentants ecclésiastiques officiels des deux grandes Églises, celle de l'orient et celle de l'occident, que des chrétiens eux-mêmes. Depuis la dispersion des chrétiens orientaux dans l'ensemble de l'occident, les contacts entre frères séparés se sont multipliés. Et le Concile oecuménique, propre à l'Eglise catholique romaine, de Vatican II n'a fait qu'entériner cette recherche de l'unité, qui avait été inaugurée par des chrétiens, tels que l'abbé Couturier qui, en 1935, avait lancé une Semaine de prière pour l'unité pendant laquelle tous les chrétiens imploreraient leur unique Dieu pour qu'il accorde à son unique Eglise l'unité qu'il voudra par les moyens qu'il voudra . A ce concile, des observateurs non catholiques, et particulièrement orthodoxes, eurent une présence de plus en plus active, favorisant ainsi le rapprochement entre les différentes communautés chrétiennes.

Après un long passé d'ignorance mutuelle, on en venait enfin à s'écouter les uns les autres, dans le respect des différentes traditions. Et c'est ainsi que, lors d'une rencontre entre le patriarche de Constantinople, Athénagoras, et le patriarche de Rome, le pape Paul VI, en 1964, fut décidée la levée des excommunications réciproques de 1054. En échangeant un baiser de paix fraternel, ils ne supprimaient pas les différences, mais ils permettaient de soulever une nouvelle espérance dans le coeur des fidèles.

Une déclaration officielle de Paul VI et d'Athénagoras fut lue en même temps à Rome et à Constantinople, le 7 décembre 1965 : les deux signataires, certains d'exprimer le désir commun de justice et le sentiment unanime de charité de leurs fidèles, déclarent d'un commun accord : regretter les paroles offensantes, les reproches sans fondement et les gestes condamnables qui, de part et d'autre, ont marqué ou accompagné les tristes événements de cette époque, regretter également et enlever de la mémoire et du milieu de l'Eglise les sentences d'excommunication qui les ont suivis et dont le souvenir opère jusqu'à nos jours comme un obstacle au rapprochement . Les deux Églises déploraient ainsi leur passé d'adversité et d'opposition elles s'apprêtaient à entretenir entre elles un nouveau type de relation. Pourtant, la séparation entre Rome et Constantinople n'a pas été supprimée entièrement par ce geste de conciliation et de réconciliation. Les Églises orientales étant autocéphales, indépendantes les unes des autres, le patriarcat de Constantinople, même s'il jouit actuellement de la primauté d'honneur, n'est pas habilité à parler au nom de toute l'orthodoxie, et chaque Eglise locale est libre d'entretenir personnellement des relations avec Rome, sans engager davantage la responsabilité de l'orthodoxie dans son ensemble. Comme le déclarait un des proches collaborateurs du patri6rche Alexis de Moscou, l'unité entre les Églises d'orient et d'occident ne pourra être réalisée qu'après de sérieuses discussions théologiques et une collaboration mutuelle . Néanmoins, il convient de reconnaître qu'un acte aussi signifiant que la levée mutuelle des excommunications indique qu'un obstacle important a été franchi et que le dialogue est redevenu possible.

A l'occasion de la fête de la Pentecôte, en juin 1981, qui célébrait solennellement le mille six centième anniversaire de la réunion du concile de Constantinople, aussi bien à Rome qu'à Constantinople, le métropolite qui prononça l'homélie d'ouverture des célébrations insistait sur le fait que c'était l'Esprit-Saint qui opérait la communion entre Dieu et l'homme, comme il opérait la communion entre les Églises :

Toute communion ecclésiale dans le Saint-Esprit, communion de foi et d'amour, surmonte toutes les divisions. Cette communion salvatrice est réalisée au sein de chaque communauté ecclésiale par l'eucharistie qui exprime de manière visible notre unité et de manière douloureuse notre division. Le Saint-Esprit nous impose aujourd'hui une grande tâche : rétablir l'unité de la chrétienté divisée. Vivant aujourd'hui la tragédie de la séparation et la nécessité d'y remédier, nous sommes particulièrement appelés - en cette année de la célébration du 1600ème anniversaire de la réunion à Constantinople du deuxième concile oecuménique à approfondir le symbole de foi qui constitue la base de dialogue oecuménique pour le rétablissement de l'unité. Cette année devrait être pour toutes les Églises et confessions l'année d'une invitation urgente à examiner en commun, au moyen de dialogues bilatéraux ou multilatéraux, dans quelle mesure elles sont obligées, en fidélité à leurs origines et à leur foi, de rétablir ou non l'unité. Cet appel et cette invitation sont particulièrement valables pour celles parmi les Églises qui prétendent continuer en exclusivité l'Eglise une, sainte, catholique et apostolique. Celles-ci doivent rechercher et reconnaître comme Eglise, au sens plein du terme Eglise, en dehors de leurs propres frontières canoniques, avec lesquelles elles identifient l'Eglise une, sainte, catholique et apostolique, les Églises avec lesquelles elles seront appelées à la communion eucharistique. Aimons-nous les uns les autres afin que, dans un même esprit et un même coeur, nous puissions tous ensemble confesser notre foi dans le Père, le Fi1s et le Saint-Esprit, Trinité consubstantielle et indivisible

Cette célébration de l'anniversaire du deuxième concile oecuménique devait permettre aux Églises soeurs de renouveler et d'approfondir, dans l'intelligence et dans le coeur des fidèles, les certitudes traditionnelles et toujours actuelles de la foi commune en l'action de l'Esprit-Saint, ainsi que d'harmoniser tous les efforts dans la recherche de l'unité. Bien qu'actuellement une même confession de foi ne s'exprime pas encore entre l'Eglise catholique romaine et l'Eglise orthodoxe, les chrétiens des deux parts s'accordent de plus en plus dans l'amour mutuel et dans une meilleure compréhension : le dialogue théologique officiel qui a été inauguré entre ces deux Églises, en vue de la solution des grands problèmes théologiques et ecclésiastiques - causes des séparations antérieures - doit pouvoir conduire, dus un avenir prochain, à une étape suivante qui sera la confession commune d'une même foi, dans la pleine communion au même sacrement de l'Eucharistie, source de toute communion.

En effet, l'unité de l'Eglise du Christ n'est pas et ne peut pas être simplement une question de théologie, car l'Eglise est avant tout le Mystère du Royaume de Dieu en construction dans le monde, Mystère qui s'exprime par la participation au Corps du Christ, célébré dans la liturgie et partagé entre tous les fidèles qui deviennent ce qu'ils reçoivent dans le sacrement de l'eucharistie.

Après la disparition du pape Paul VI et du patriarche oecuménique Athénagoras, dont on sait tous les efforts en faveur de l'unité des chrétiens, leurs successeurs, Jean-Paul II, pour l'Eglise d'occident, et Dimitrios Ier, pour l'Eglise d'orient, veulent continuer dans la même direction. Et toutes les tentatives de rapprochement entre les chrétiens sont suivies avec beaucoup d'intérêt de part et d'autre. C'est ainsi que le voyage pastoral du pape Jean-Paul II en Angleterre, en mai 1982, attirait l'attention du patriarche oecuménique. Il déclarait à des journalistes : Nous nous réjouissons de la visite officielle de Sa Sainteté le pape en Angleterre et nous la saluons d'autant plus que les deux Églises catholique et anglicane sont les Églises avec lesquelles l'Eglise orthodoxe entretient un dialogue direct tandis que leurs primats constituent des figures respectées et aimées du christianisme contemporain et qu'il n'est pas douteux que chacun de leurs pas vers l'unité, en direction de laquelle nous tous tournons nos regards, constitue une espérance véritable .

Les autres Églises orientales

Si les tentatives de rapprochement entre les Églises d'occident et d'orient ont été mises en oeuvre avec un certain succès depuis le début de ce vingtième siècle, il ne faudrait cependant pas penser que l'orthodoxie se résume exclusivement à la seule Eglise de rite byzantin, répartie dans les patriarcats traditionnels (Constantinople, Antioche, Alexandrie, Jérusalem). Les Églises locales, autocéphales ont obtenu leur autonomie, tout en demeurant dus la communion orthodoxe. Avec plus de cent soixante millions de baptisés, l'Eglise orthodoxe est répandue dans le monde entier : elle regroupe, à l'époque actuellement : le patriarcat oecuménique de Constantinople, dont dépendent la Diaspora (la Dispersion) grecque ainsi que les Églises autonomes de Crète et de Finlande ; le patriarcat apostolique d'Alexandrie, dont dépendent les communautés noires, converties rapidement à l'esprit de l'orthodoxie, et les communautés nées des missions africaines notamment au Kenya, en Ouganda et au Tanganyika ; les deux patriarcats apostoliques d'Antioche et de Jérusalem ; le patriarcat de Moscou, dont dépend l'Eglise autonome du Japon, et dont dépendait également l'Eglise autonome de Chine, laquelle, pour des raisons politiques, est considérée comme officiellement éteinte, sans qu'il soit possible d'affirmer qu'elle ne subsiste pas comme Eglise du silence, persécutée ; les Églises patriarcales de Serbie (devenue autonome en 1832, autocéphale en 1879, unie aux autres communautés orthodoxes de la nouvelle Yougoslavie, érigée en patriarcat en 1922), de Roumanie et de Bulgarie (l'Eglise bulgare s'est proclamée autocéphale en 1860 mais n'a pas obtenu sa reconnaissance officielle de la part de Constantinople qu'en 1945 ; elle s'est érigée en patriarcat en 1953, celui-ci étant reconnu par Constantinople en 1960) ; l'Eglise archiépiscopale de Grèce s'est proclamée autocéphale en 1833 et a obtenu sa reconnaissance par Constantinople en 1850 : elle est dirigée par un archevêque en signe de déférence envers le patriarcat oecuménique de Constantinople dont elle a longtemps dépendu ; l'Eglise de Géorgie est dirigée par un catholicos, en mémoire du titre officiel donné autrefois aux chefs des Églises orthodoxes locales qui s'établissaient en dehors des limites territoriales de l'Empire byzantin ; d'autres Églises sont également dirigées par des archevêques : ainsi les Églises de Chypre, d'Albanie (elle aussi officiellement éteinte), de Pologne, de Tchécoslovaquie ; l'Eglise d'Amérique est la première Eglise autocéphale purement occidentale, elle a été érigée comme telle par le patriarcat de Moscou, en 1970, elle regroupe les orthodoxes d'origine russe qui se sont réfugiés en Amérique depuis la Révolution soviétique de 1917. Le vingtième siècle apparaît, pour l'Eglise d'orient, comme le siècle de son martyre : elle subsistait dans les pays qui sont maintenus soumis au régime politique communiste et elle doit maintenant défendre sa foi au péril de son existence. Mais c'est aussi, pour elle, le siècle de son universalisation puisqu'elle essaime dans les pays occidentaux, où se sont regroupés les chrétiens qui ont fui la révolution soviétique et l'invasion de la Grèce asiatique par les Turcs : des millions de chrétiens orthodoxes se sont regroupés dans les pays d'occident, dans l'Europe de l'ouest, et particulièrement en France, en Amérique, et parfois même jusqu'en Australie. Ils se regroupent en paroisses vivantes qui permettent à la pensée religieuse orthodoxe de se répandre dans le monde occidental, notamment par les grandes écoles de théologie que ces chrétiens ont pu ouvrir, notamment à Paris, où des hommes comme 0litier Clément et Paul Evdokimov ont réussi à faire percer les aspirations de l'Eglise d'orient pour les conduire à leur pleine maturité au milieu de la pensée occidentale, longtemps étrangère à l'esprit de la lumière orthodoxe, tout imprégnée du sens mystique qui faisait et qui continue de faire la grande richesse de l'Eglise d'orient. Le rite byzantin, traduit actuellement dans de nombreuses langues, s'étend à travers le monde, découvrant ainsi un caractère supranational, à la manière du rite catholique romain.

Mais, des Églises locales s'étaient déjà séparées de Constantinople, bien avant la rupture de Michel Cérulaire, pas seulement pour des questions de discipline ecclésiastique ou de rattachement à l'Eglise Mère de Constantinople, mais beaucoup plus pour des raisons dogmatiques qui mettaient en cause la foi chrétienne. Considérées comme hérétiques ou comme schismatiques, ces Églises se sont fermées sur elles-mêmes, avec un caractère fortement nationalisant. Ainsi sont les Églises arménienne, chaldéenne, copte, syrienne, de laquelle est née l'Eglise maronite, qui s'est ultérieurement unie à Rome. Il est possible de ranger ces Églises orientales séparées sous deux qualifications, les nestoriennes et les monophysites, en raison de leurs origines au cinquième siècle, dans des questions relatives à la personne de Jésus-Christ, questions qui prolongeaient ainsi les querelles provoquées par le prêtre Arius, au siècle précédent. Le problème posé est de connaître le statut du Christ et de l'union en lui des deux natures, la nature humaine et la nature divine.. Selon qu'en lui est reconnue la nature humaine exclusivement ou la nature divine exclusivement, on tombe dans le nestorianisme ou dans le monophysisme. Alors que les théologiens ariens n'avaient guère obtenu de succès dans leurs entreprises de réflexion, les nestoriens et les monophysites trouvèrent un appui vigoureux auprès des populations qui voulaient secouer le joug tant politique que religieux de l'empire byzantin. Fidèles néanmoins au principe de l'autocéphalie, ces Églises séparées se constituèrent plus ou moins rapidement en Églises nationales, fondées sur les communautés ethniques, ayant hiérarchie, liturgie, langue et juridiction propres. Tous les efforts entrepris par les empereurs d'orient pour restaurer l'unité politique et religieuse furent pratiquement vains : seules, quelques communautés minoritaires se rallièrent et furent qualifiées, dédaigneusement, par les autres, de melkites , c'est-à-dire de royalistes, à cause de leur rattachement à la cause impériale. Malgré toutes les tragédies qu'a pu connaître l'histoire de ces Églises orientales séparées, elles ont survécu au prix de persécutions et d'humiliations en tous genres, mais en gardant intacte leur fidélité à leur tradition d'origine, ce qui leur donne, à l'époque actuelle, un aspect quelque peu étrange, par rapport à toutes les autres Églises qui ont fait évoluer leurs traditions au fil de l'histoire. Toutefois, il convient de souligner que la communion spirituelle, selon l'ordre des saints, existe toujours avec l'ensemble de l'Eglise universelle.

Ainsi, les chrétiens d'Arménie qui se sont rattachés au monophysisme en 551 ont connu depuis cette date une succession de massacres, mais sans perdre leur attachement à leur foi. C'est sans doute même cette union dans la foi religieuse qui a pu justifier leur héroïsme et leur résistance à toutes les formes d'oppression. De même, les chrétiens Égypte, les Coptes, ont opposé à la force de la persécution le bouclier de leur foi très vive, surtout dans le petit peuple, alliant les pratiques chrétiennes avec des survivances du judaïsme et même de la religion pharaonique. Il en est encore de même pour les chrétiens d'Éthiopie qui, vivant dans un univers clos, ont manifesté une résistance continuelle à toutes les conquêtes, s'unifiant autour du chef de l'État et du chef religieux qui détenaient la toute-puissance sacrée.

En réalité, le monophysisme de ces Églises n'a pas été approfondi depuis les origines, et il est beaucoup plus verbal que théologiquement fondé. On parle souvent pour le Christ d'une seule nature unie , ce qui est une manière implicite d'en reconnaître deux. Les formes de la confession de foi actuelle se rapprochent de la foi catholique et orthodoxe.

Et si la scission se prolonge, c'est sans doute beaucoup plus en raison d'habitudes prises depuis plus de quatorze siècles vis-à-vis des deux bastions traditionnels de Rome et de Constantinople que pour des discussions théologiques. Le rapprochement et l'unité sont possibles, car les obstacles ne sont sans doute pas insurmontables.