Orthodoxie

L'Eglise de la Nouvelle Rome

Dans le contexte occidental, le terme "orthodoxie" désigne, d'une manière générale, tout l'orient chrétien. Composé de deux termes grecs, orthos et doxa, ce concept indique, conformément à son étymologie, et simultanément : "l'opinion juste", "la juste doctrine", "la foi véritable", d'une part, et "la juste glorification" d'autre part. Et c'est de cette double acception que découle le sens théologique de l'orthodoxie : le chrétien orthodoxe est le fidèle de l'Eglise véritable qui est fondée sur la foi véritable, il est chargé d'une mission de glorification du seul vrai Dieu révélé définitivement en Jésus-Christ. En soulignant l'aspect de la foi juste et véritable, le terme d'orthodoxie s'oppose à celui d'hétérodoxie, concept qui souligne le caractère hérétique de celui qui n'accepte pas la foi définie par l'Eglise et qui adopte en conséquence des chemins déviés au lieu de suivre la droite ligne décrite par le magistère ecclésial. En ce sens étymologique, qui est également un sens théologique, tous les chrétiens peuvent revendiquer, quelle que soit leur confession, le titre d'orthodoxe.

Cependant, au cours des siècles, ce terme a pris un sens plus spécifique pour désigner les différentes communautés chrétiennes qui avaient accepté les décisions du concile oecuménique de Chalcédoine, véritable sommet de la réflexion théologique concernant le Christ Jésus. En 451, ce concile fixait la foi de l'Eglise en Jésus Christ d'une manière précise et irrévocable pour tous les siècles à venir : Nous enseignons tous à confesser (reconnaître) un seul et même Fils, notre Seigneur Jésus Christ, le même parfait en divinité et parfait en humanité, le même vraiment Dieu et vraiment homme, composé d'une âme raisonnable et d'un corps, consubstantiel au Père selon la divinité, consubstantiel à nous selon l'humanité, "en tout semblable à nous sauf le péché" (He. 4, 15). Avant les siècles engendré du Père selon la divinité, et, né en ces derniers jours, né pour nous et pour notre salut, de Marie, la Vierge, mère de Dieu, selon l'humanité. Un seul et même Christ Seigneur, Fils unique, que nous devons reconnaître en deux natures, sans confusion, sans changement, sans division, sans séparation. La différence des natures n'est nullement supprimée par leur union, mais plutôt les propriétés de chacune sont sauvegardées et réunies en une seule personne et une seule hypostase. Il n'est ni partagé ni divisé en deux personnes, mais il est un seul et même Fils unique, Dieu Verbe, Seigneur Jésus-Christ, comme autrefois les prophètes nous l'ont enseigné de lui, comme lui-même Jésus-Christ nous l'a enseigné, comme le Symbole des Pères nous l'a fait connaître. D'après la décision finale des Pères conciliaires, il ne pouvait plus être proposé d'autre foi que celle décrite ainsi par eux-mêmes : Ces points ayant été déterminés avec une précision et un soin des plus extrêmes, le saint Concile oecuménique a défini qu'une autre foi ne pouvait être proposée, écrite, composée, pensée ou enseignée aux autres par qui que ce soit . Le chrétien orthodoxe est alors le fidèle qui accepte cette définition dogmatique relative à la personne du Christ.

Cependant, s'il est relativement facile de dater les origines du christianisme, s'il est également facile de situer les débuts de la Réforme protestante, il est beaucoup plus difficile de situer historiquement les origines de l'orthodoxie, en tant que confession chrétienne séparée de l'Eglise de Rome. Une certaine chronologie impose l'année 1054, date à laquelle les ambassadeurs romains, conduits par le cardinal Humbert, jettent l'anathème sur les patriarches byzantins, lesquels les déclarent, à leur tour, anathèmes : les discussions entre l'Eglise de Rome et l'Eglise de la nouvelle Rome, Constantinople, semblaient avoir atteint leur point de rupture sans appel.. Mais, en réalité, les événements des dix premiers siècles de christianisme avaient déjà effectué cette rupture : l'Eglise romaine s'était laissée gagner par le centralisme de l'empire romain et prétendait imposer son autorité sur l'ensemble des Eglises locales répandues à travers le monde soumis à l'autorité de l'Empire. Ce que les persécutions des premiers temps de l'Eglise n'avaient pas réussi à effectuer, l'organisation hiérarchique de l'Empire le fera d'une manière irréversible .

Un exemple du centralisme romain dans l'Eglise

Alors que le mouvement de l'évangélisation du monde s'est répandu à travers l'Empire romain, au cours du premier siècle de l'ère chrétienne, les chrétiens ne constituent pas encore une Eglise bien unifiée. Les multiples Eglises, fondées par les apôtres ou par les missionnaires qu'ils ont délégués, sont différentes et même assez indépendantes les unes des autres. De plus, à l'intérieur de chacune d'elles, des classes, des tendances, et même des factions se dressent, s'opposent et s'affrontent très fréquemment. Les lettres de l'apôtre Paul et les "sept lettres aux Eglises d'Asie" qui ouvrent le livre de l'Apocalypse de saint Jean en apportent une preuve assez évidente.

Ainsi, sur la question de l'obéissance au pouvoir civil, les avis sont divergents. Certains chrétiens insistent sur le respect et l'ordre qu'il convient d'entretenir vis-à-vis des autorités légitimes, tandis que d'autres expriment leur lassitude en face d'un pouvoir païen. L'orient demeure irréductible aux pressions que Rome exerce. L'hostilité s'installe en face de l'administration impériale, notamment sous le règne sanglant de l'empereur Néron. Cette hostilité n'est cependant le fait que d'une minorité, mais des voix importantes se font entendre pour réclamer l'unité des chrétiens dans ce domaine.

C'est dans ce contexte qu'il conviendrait de placer la lettre de Clément, responsable de l'Eglise qui séjourne à Rome, lettre adressée à la communauté de l'Eglise qui séjourne à Corinthe. Cette lettre de l'année 96 est un texte de Clément, que les écrivains chrétiens ultérieurs présenteront comme le troisième évêque des Romains, après Lin et Anaclet : il tient fermement le gouvernail de l'Eglise de Rome et il prétend aussi réglementer l'Eglise de Corinthe, ce qui est une nouveauté absolument radicale dans la conception de l'Eglise. Non pour justifier son autorité, mais simplement pour justifier du retard apporté au règlement de la crise corinthienne, Clément évoque brièvement le témoignage (marturion) rendu récemment, jusqu'à la mort, par les colonnes de l'Eglise, Pierre et Paul, qui ont péri, au milieu d'une multitude de frères, sans doute sous la persécution de Néron, en 64.

Ce sont ces événements tragiques qu'a connus l'Eglise de Rome qui ont empêché son évêque de se pencher plus rapidement sur les problèmes propres à l'Eglise de Corinthe. Que s'était-il passé dans cette Eglise de Corinthe ? Un conflit avait éclaté entre les presbytres, les prêtres, et certains individus qui les avaient destitués de leur charge. La lettre de Clément ne précise pas dans quelles conditions les choses se sont passées... mais, ce qui inquiète l'évêque de Rome, c'est le soulèvement des chrétiens contre l'autorité de leurs prêtres. Il souhaite que chacun rentre dans le rang, afin que l'ordre puisse régner de nouveau dans l'Eglise qui séjourne à Corinthe, qui séjourne, car le véritable lieu de l'Eglise ne se trouve pas sur cette terre, le domaine de l'Eglise se situe dans les cieux. Pour justifier l'obéissance due aux évêques et aux prêtres, Clément va employer un argument qui fera autorité dans les siècles futurs : il justifie l'ordre hiérarchique dans la filiation divine de Jésus-Christ. Jésus a été envoyé par Dieu, il a envoyé ses apôtres, qui ont établi les évêques, les prêtres et les diacres. Ce faisant, Clément fondait théologiquement ce que, par la suite, on appellera "la succession apostolique" : obéir aux prêtres, c'est obéir à Dieu ; aussi chaque fidèle doit il chercher à plaire à Dieu dans le rang qui est le sien.

Mais, de quel droit Clément intervenait-il dans les affaires d'une Eglise qui n'était pas la sienne ? Non content de mener son troupeau à la baguette, il étendait son pouvoir sur les autres Eglises. I1 ne fondait pas ce droit sur le privilège d'être le successeur de Pierre, ni même sur celui de représenter l'Eglise qui avait connu la présence et la mort des deux grands apôtres Pierre et Paul. Il semble que c'est simplement le prestige de la capitale impériale qui a donné à ce responsable ecclésiastique un aplomb tel qu'il se considérait comme chargé d'une fonction de présidence sur l'ensemble des Eglises. La réaction de l'Eglise de Corinthe ne nous est pas connue, mais ce qui est certain, c'est que l'impérialisme civil avait fini par triompher des chrétiens : le centralisme entrait dans l'Eglise.

L'autorité des évêques

Néanmoins, les évêques gardent leur pleine autorité sur la part du peuple de Dieu qui leur est confiée, car ils représentent ensemble et simultanément l'unité de la foi chrétienne gardée dans une communion unanime. L'action des évêques s'exerce d'abord sur la communauté qu'ils dirigent en succession des apôtres ; mais, de plus en plus, leur action se généralise, à partir du deuxième siècle : ils se rassemblent en synodes locaux pour régler telle ou telle question pastorale, et ils s'organisent en provinces religieuses, sur le modèle des provinces impériales.

Dans cette confédération d'Eglises, l'Eglise de Rome semble détenir une autorité particulière ; c'est ainsi que Polycarpe vient à Rome, en 155, pour traiter divers problèmes avec l'évêque de Rome, Anicet ; c'est ainsi que Denys de Corinthe écrit à Sôter et à l'Eglise des Romains. L'importance politique, culturelle et intellectuelle de la capitale ne cessait de rejaillir sur le caractère ecclésial : Rome n'est plus seulement considérée comme une des diverses traditions héritées des apôtres, elle est l'Eglise qui conserve la tradition de Pierre, et de ce fait se trouve investie d'une autorité particulière. Les communautés sont dirigées par un président, un épiscope ; elles sont fédérées parce qu'elles veulent assurer la tradition authentique de la foi en Jésus Christ ; elles reconnaissent une sorte de prééminence, une sorte de suprême présidence pour l'épiscope chargée de la capitale impériale. L'unité réside dans une adhésion commune à quelques points en matière de foi : l'Eglise catholique, c'est-à-dire celle qui a une vocation universelle, est la somme de toutes les Eglises locales, confiées à la responsabilité d'un évêque. Presque naturellement, une hiérarchisation des évêchés va s'opérer, selon l'ancienneté de la fondation ou selon le prestige du fondateur, ou même encore selon l'importance civile de la ville.

Le fossé se creuse entre l'occident et l'orient

Le message chrétien a retenti primitivement dans le monde oriental : les premiers missionnaires, à la suite des apôtres, ont été des Orientaux, et ils ont adopté la langue commune de l'époque, le grec, qui servait alors aux échanges entre les différentes nations et qui allait devenir la langue liturgique des premières générations chrétiennes. Seulement, dès la fin du deuxième siècle, le latin tend à se répandre de plus en plus comme seule langue officielle dans l'ensemble de l'empire romain. Et c'est sans doute là qu'il est possible de trouver la première distinction entre les chrétiens d'occident et ceux d'orient : un mouvement de latinisation vise à faire de cette langue la seule qui soit reconnue officiellement en Occident, alors que le monde oriental, tout en laissant au grec une certaine prédominance, admettra plus volontiers l'usage des dialectes locaux, tant pour l'usage liturgique que pour la lecture de la Bible.

Cette distinction linguistique serait sans grande importance si, de part et d'autre, les concepts théologiques recouvraient les mêmes acceptions. Or, il arrive très souvent que les mêmes terres finissent par donner lieu à des interprétations très différentes. Et, sans être une cause de division interne de l'Eglise, la querelle linguistique ne va pas tarder à donner le jour à une méconnaissance réciproque et à une séparation entre les deux cultures religieuses. Ce phénomène d'ignorance mutuelle ira s'aggravant avec la division de l'empire romain en un empire d'orient et en un empire d'0ccident, avec la création d'une nouvelle capitale, une nouvelle Rome, Constantinople, qui remplacera rapidement, aux yeux des Orientaux, l'antique capitale romaine. Et, par voie de conséquence, l'autorité privilégiée de l'Eglise de Rome sera mise également en question, signe que la prééminence de l'Eglise romaine tenait beaucoup plus à sa place dans la capitale impériale qu'à une succession apostolique de l'apôtre Pierre martyrisé dans cette ville.

La rupture sera donc plus une question politique qu'une simple affaire religieuse : la rivalité entre les deux capitales a joué un rôle considérable, indépendamment même des questions théologiques, puisque, face à certaines hérésies, Rome et Constantinople finissaient par trouver un accord, pour sauvegarder la vérité de la doctrine chrétienne. Les deux Eglises méritaient également le titre "d'orthodoxe", puisqu'elles détenaient ensemble et conjointement la doctrine dans sa pureté initiale. Pourtant, avec une grande souplesse, l'Eglise orientale s'adaptera facilement aux divisions administratives de l'empire, s'organisant en provinces ecclésiastiques, en métropoles, en supermétropoles, se tenant beaucoup plus à l'importance civile des localités qu'à la fondation des premières communautés à travers le pays par les apôtres ou par leurs disciples immédiats. C'est ainsi que la nouvelle capitale n'est d'abord qu'un petit évêché, en face des six supermétropoles de l'ensemble des deux empires : Rome, Alexandrie, Antioche, Césarée de Cappadoce, Ephèse et Héraclée de Thrace. Le deuxième concile oecuménique, en 381, mettra la nouvelle capitale à égalité d'honneur avec la supermétropole romaine, promotion qui sera consacrée au concile de Chalcédoine, en 451. En revanche, l'occident chrétien restera très attaché au principe de l'apostolicité, de la fondation de la communauté chrétienne romaine par les apôtres pierre et Paul : la ville éternelle reste le seul siège de la primauté pour l'Eglise d'occident alors que, sous la pression des invasions barbares, l'Empire se disloque de toutes parts.

Tandis que, grâce à l'empereur Constantin, les persécutions contre les chrétiens avaient cessé, des crises internes vont ébranler la foi de l'Eglise. Dans l'état de paix qui s'instaurait depuis l'édit de Milan, en 313, une doctrine théologique se développait, mettant en cause la personne même du Christ, le Fils éternel du Dieu Père.

Arius, prêtre d'Alexandrie, voulait conserver au Dieu Père la seule absolue divinité, renouant ainsi avec le caractère du monothéisme absolu, à la manière du judaïsme, faisant ainsi du Fils une créature particulière, mais une créature quand même : il lui refusait donc l'égalité avec Dieu. Son évêque le fit condamner par un concile local, mais l'affaire n'en resta pas là, elle s'étendit même hors des frontières de l'Egypte, au point que l'agitation se répandait dans tout l'empire romain. Constantin, décidé à faire du christianisme une religion d'Etat, convoqua un concile, le premier à être dit oecuménique, c'est-à-dire regroupant tous les évêques du monde connu, afin d'exprimer clairement la foi chrétienne. Ce fut le concile de Nicée, en 325, qui proclama que Jésus-Christ est "le Fils unique de Dieu, né du Père avant tous les siècles, engendré non pas créé, de même nature que le père". Cependant, la crise arienne et ses conséquences n'étaient pas encore totalement expurgées de l'Eglise. Pour tenter d'en terminer avec ces erreurs et ces discussions, l'empereur Théodose, à son tour, convoqua un nouveau concile à Constantinople, en 381 ; mais à ce deuxième concile, les évêques occidentaux ne furent même pas invités. Ce concile réaffirma la foi de Nicée, c'est-à-dire l'unité absolue de Dieu inséparable de sa diversité, non moins absolue, dans les trois personnes, du Père, du Fils et de l'Esprit-Saint.

Ainsi, la réflexion théologique commençait dès le quatrième siècle, en se donnant également des concepts philosophiques ; elle allait se poursuivre jusqu'au second concile de Nicée, en 784. Elle était toujours centrée sur le problème du Christ, vrai Dieu et vrai homme, fils de Dieu et fils de Marie, laquelle est alors présentée comme "mère de Dieu", lors du concile d'Ephèse, en 431. Puisque le Christ est véritablement homme, il est possible de le représenter dans des images, ainsi que le permet le second concile de Nicée, favorisant un culte particulier à l'0rient, celui des icônes. Pendant ces cinq siècles de grande méditation sur le mystère du Christ et de son incarnation, les Eglises locales d'orient se sont organisées autour des patriarches, dont les sièges sont alors à Constantinople, Alexandrie, Antioche et Jérusalem. Avec l'accession de Constantinople au titre de patriarcat, les sièges supermétropolitains de Césarée, d'Ephèse et d'Héraclée redeviennent simplement métropolitains. Le choix d'un siège à Jérusalem porte à cinq le nombre de sièges patriarcaux, puisque Rome garde aussi ce titre.

Les empereurs assument la tutelle du christianisme : s'il ne leur est pas donné de dire la foi de l'Eglise, ils n'hésitent pas à promouvoir l'unanimité religieuse sur toute l'étendue de leurs territoires, en consolidant les structures des communautés chrétiennes placées sous leur responsabilité. C'est ainsi qu'ils se chargent de la nomination de certains patriarches orientaux, alors que l'évêque de Rome est élu parmi le clergé de cette Eglise par les membres de la communauté chrétienne. Ce sont aussi les empereurs qui convoquent les conciles oecuméniques où sont discutées les questions relatives à la foi de l'Eglise : ces assemblées sont également sanctionnées selon l'autorité impériale Et, fait notable, les sept premiers conciles oecuméniques se réunissent sur le territoire du patriarcat grec, ce qui explique la large majorité de ce patriarcat sur l'ensemble de l'Eglise.

Mais il y a plus qu'une simple tutelle impériale ; les empereurs ne se contentent bientôt plus d'entériner les décisions ecclésiastiques sur le plan civil, ils se décident à imposer leur discipline à l'ensemble de l'Eglise, sans se soucier des particularismes grecs ou latins. L'Eglise d'orient se trouvera ainsi très facilement asservie au pouvoir politique, alors que l'Eglise d'occident cherchera à s'en libérer, imposant même sa propre autorité sur les décisions politiques des chefs des nations occidentales. Néanmoins, une grande communion de pensée et même une très grande solidarité unissent l'empereur de Constantinople et le patriarche de cette même ville.

La séparation Orient-Occident

La désagrégation de l'empire d'occident était compensée en Orient par la prédominance de l'empire autour de Constantinople. En Occident, l'administration ecclésiastique sombrait également dans l'anarchie, à l'exception de l'Italie centrale. Le prestige de l'ancienne capitale déclinait et la nouvelle Rome, Constantinople, espérait prendre le relais. Il en était de même dans l'organisation religieuse orientale. Le patriarche de Constantinople envisageait de prendre à son propre compte l'autorité qui était celle du pape, évêque de Rome, patriarche du plus vaste territoire chrétien dans le monde jadis soumis à l'autorité romaine. Tout le litige qui séparait l'Eglise de Rome et celle de Constantinople repose sur une conception différente du gouvernement de l'Eglise. Pour Rome, l'autorité venait du fait de la fondation de l'Eglise sur la grande colonne de l'Eglise qu'était l'apôtre Pierre, tandis que, pour l'Eglise d'Orient, le principe d'autorité ne résidait pas dans la personne du fondateur de la communauté, même si, ultérieurement, elle finira par invoquer le patronage de l'apôtre André, le premier appelé par le Seigneur Jésus : l'autorité ecclésiastique ne vient pas d'un type d'origine apostolique, mais bien plus du droit positif qui est conféré à une cité par les événements politiques. Cette opposition entre Rome et Constantinople ne pouvait qu'engendrer des conflits : le pape de Rome s'estimait parfois le droit, sinon le devoir, de déposer des patriarches grecs, en raison de la suprématie de droit divin qui lui était conférée en tant que successeur de Pierre, le prince des apôtres. Si le pape, tout autoritaire qu'il fut, n'avait pas été un sujet de l'empereur au même titre que les autres, la rupture entre les deux Eglises serait venue certainement de manière beaucoup plus rapide ; mais l'Italie était restée une base militaire et diplomatique, une sorte de plaque tournante dans le monde antique, aussi la rupture fut-elle souvent évitée.

Cette séparation ne fut jamais aussi proche qu'au début du neuvième siècle. Le couronnement de Charlemagne par le pape Léon, en l'an de grâce 800, inaugurait la création d'un nouvel empire chrétien en occident, au profit des barbares, francs et germaniques. En effet, pour les grecs, il ne pouvait y avoir qu'un seul empereur légitime, qu'un seul empire véritablement chrétien, celui de la nouvelle Rome. A ce déchirement très fortement politisé s'est aussi ajouté une problématique théologique : c'est la question de l'Esprit Saint dans la Trinité divine. Les théologiens de Charlemagne avaient irrité les chrétiens orientaux par leur attitude narquoise à l'égard des icônes ; ils les avaient, de plus, scandalisés en glissant, à la suite des Espagnols, le "Filioque" dans le très saint symbole de la foi, énoncé par les pères conciliaires de Nicée et de Constantinople. Dans le deuxième concile oecuménique, réuni dans la ville impériale, les pères avaient défini l'origine de l'Esprit Saint, en disant qu'il "procédait du Père". Les Espagnols d'abord avaient ajouté "et du Fils" (en latin, Filioque) à cette affirmation : le Fils se trouvait uni au Père, dans la procession de l'Esprit. Si l'Eglise d'orient acceptait de reconnaître que la vie divine venait du père, principe et source de toute la divinité, si elle acceptait de reconnaître également que cette vie divine venait par le Fils, elle refusait de faire de la personne de l'Esprit une personne issue du Fils, de la même manière qu'elle est issue du père. Cela aurait pu être une simple querelle théologique, sans grande conséquence sur la vie des chrétiens, si les nouveaux empereurs carolingiens, puis germaniques, n'avaient ensuite accusé les Grecs d'avoir amputé le Symbole de la foi de la mention du "Filioque". Cette question ne fut d'ailleurs pas la seule à troubler l'Eglise à cette époque... En 858, par la décision de l'empereur, Photius avait pris la place du patriarche Ignace qui avait été déposé.

Le pape se mêla de cette question ; et, simultanément, il envoyait des missionnaires latin en Bulgarie pour répandre la foi de l'Eglise romaine, en dénigrant les pratiques et les rites de l'Eglise de Constantinople. Photius n'apprécia guère cette décision papale qui empiétait sur sa propre juridiction territoriale et qui manifestait également un sentiment de suspicion à l'endroit de sa propre Eglise. Photius dénonça alors les erreurs des latins ; il réussit même à faire déposé le pape par un concile ; mais il fut lui-même déposé, rétabli, puis déposé de nouveau ; il mourut en communion avec l'Eglise de Rome, mais sans rien avoir renié de sa conduite antérieure.

La prétention des papes à diriger toute l'Eglise ne pouvait pas recevoir l'assentiment des Orientaux, qui tenaient à conserver l'autonomie des différents patriarcats, alors que Rome revendiquait un droit divin, par la succession pétrinienne, à exercer une influence directe sur les autres patriarcats de Constantinople, d'Alexandrie, d'Antioche et de Jérusalem.

Ainsi, il apparaît assez clairement que les origines de la séparation entre l'occident et l'orient chrétiens doivent se chercher non pas dans des questions théologiques mais bien davantage dans des conflits juridiques : les différents papes qui se succédaient à Rome souhaitaient transformer la primauté d'amour et de fondation apostolique en une réelle primauté juridique, avec un pouvoir de décision effectif sur toutes les Eglises locales. Certes, l'Eglise d'orient reconnaissait que le siège de Rome avait la primauté sur les autres et que le pape était ainsi le premier évêque de la chrétienté. Rome, ancienne capitale de l'Empire, avait toujours gardé la foi chrétienne intacte de toute souillure doctrinale, depuis la fondation de la communauté par les apôtres Pierre et Paul.

Le rêve d'une papauté byzantine

Après le retour dans le sein de l'Eglise et dans la communion de Rome du patriarche Photius, tout était rentré dans un ordre relatif : les deux Eglises ne se fréquentaient que très peu, le patriarche oubliant même souvent de mentionner le pape dans la prière publique. Le statu quo aurait pu durer plus longuement, sans l'affrontement de caractères de certains personnages qui portèrent à nouveau sur le plan politique des questions strictement religieuses.

Michel Cérulaire, patriarche de Constantinople, de 1043 à 1O58, était un homme particulièrement ambitieux. Alors qu'il était encore simplement laïc, il prit part à une conspiration ayant pour but de renverser l'empereur afin d'accéder lui-même au trône impérial. Cette entreprise échoua et Michel Cérulaire fut exilé ; il se fit moine, dirigeant alors son ambition vers le siège patriarcal de Constantinople, dont il rêvait de faire une sorte de papauté byzantine. Il devient en effet patriarche et pleinement convaincu de la dignité de la charge qui lui est alors confiée, il souhaite non seulement faire de Constantinople un siège apostolique égal en honneur et dignité à celui de Rome, mais supérieur : Constantinople ne peut-il pas revendiquer la présence sur son territoire de l'apôtre André, celui qui a été le premier appelé par le Seigneur Jésus ? Le siège apostolique de Constantinople pourrait supplanter la papauté romaine. Aussi Michel Cérulaire ne peut-il supporter les accords passés entre le pape et l'empereur, afin de protéger les chrétiens de Sicile, envahis par les armées normandes, d'autant plus que la Sicile et une partie du Sud de l'Italie sont placées sous la juridiction ecclésiastique de Constantinople.

La papauté visait à latiniser ces régions proches de Rome, mais la menace des Normands obligea le pape Léon IX à rechercher une alliance avec le patriarche de Constantinople lui-même. Léon IX envoie le cardinal Humbert, avec une mission de légat, auprès de Michel Cérulaire : ce cardinal-légat voulait imposer la volonté du pape partout. L'affrontement avec Michel Cérulaire ne pouvait être qu'inévitable. Devant la résistance du patriarche à se soumettre à l'autorité romaine, le cardinal Humbert essaya de le faire déposer, mais son clergé fit bloc pour le maintenir dans ses fonctions. Ne pouvant parvenir à une conciliation, Humbert déposa, le 16 juillet 1054, sur l'autel de sainte Sophie, une sentence d'excommunication, avant de quitter Constantinople. Vivement blessé, Michel Cérulaire, avec l'appui de l'empereur, convoqua un synode local qui excommunia le légat et les envoyés du pape.

Ainsi, à proprement parler, seul, le patriarche est excommunié par Humbert, et, seuls, les ambassadeurs du pape sont excommuniés par le synode local : les chrétiens Orientaux se sont abstenus de toute attaque directe contre le pape et contre l'Eglise latine. Le schisme n'était donc pas entièrement consommé ; et, des négociations furent entreprises de part et d'autre, en vue d'une entente commune, mais sans succès.

L'irréparable ne fut atteint qu'en 1204, lors de la quatrième croisade, par le pillage de la ville de Constantinople et de ses églises. Contre la volonté du pape Innocent III, les croisés avaient dévié de leur route pour gagner Constantinople ; ils s'emparèrent de la ville en 1203, sous prétexte d'introniser un nouvel empereur dans cette capitale de l'orient. L'intronisation officielle d'Alexis eut effectivement lieu : Alexis s'engageait à rétablir l'union de l'orient et de l'occident. Mais avant même qu'il n'ait pu mettre son projet à exécution, il était assassiné au cours d'une révolte.

Un des conjurés prit sa place à la tête de l'empire, ce qui permit aux Croisés d'intervenir une nouvelle fois dans cette capitale : la ville fut prise, et les Croisés se livrèrent au pillage systématique des palais et des églises. Mieux, ils placèrent un nouvel homme à la tête de l'empire, Baudoin de Flandre : un latin se trouvait ainsi à la tête de l'empire d'orient. Baudoin fit connaître au pape son intronisation en lui faisant serment d'allégeance et en lui laissant entendre que l'Eglise d'orient réintégrerait rapidement le giron de l'Eglise latine. Même si ce pape s'inquiétait des pillages qu'avait pu connaître la capitale de l'orient, il ne pouvait que se réjouir de la perspective d'une unité entre l'ensemble de la chrétienté. Certes, le but de la quatrième croisade lui avait totalement échappé ; mais il lui semblait qu'un autre dessein de Dieu venait de s'accomplir sous son pontificat.

Les Croisés, quant à eux, étaient devenus les occupants d'un territoire dont ils négligeaient totalement la culture et l'histoire religieuse. Mais l'Eglise orthodoxe n'était pas morte pour autant. Certes, l'installation d'un royaume latin à Constantinople pouvait se présenter comme une grande déchirure dans le monde oriental, mais les Eglises qui n'étaient pas soumises à la juridiction de Rome avaient gardé une très grande importance, que ne connaissaient pas celles qui avaient été soumises par la force au siège apostolique de Rome. Pourtant, des tentatives d'union eurent quand même lieu, mais elles se soldèrent régulièrement par des échecs, car les latins ne voulaient pas traiter avec les grecs, à moins que ceux-ci ne rentrent sans condition sous la conduite du pape : exiger ainsi une capitulation sans condition dans les domaines les plus litigieux de la doctrine et de la discipline ne pouvait naturellement pas recevoir l'assentiment des chrétiens grecs cultivés.

En 1259, un nouvel empereur d'origine grecque prend le pouvoir à Nicée et reprend Constantinople en 1261 : il devait fonder une nouvelle dynastie impériale : Michel VIII Paléologue. Aussitôt arrivé au pouvoir, il entreprend des tentatives d'union avec Rome : le pape Urbain IV répond favorablement à l'ouverture de nouvelles négociations. Mais celles-ci furent davantage placée sous le signe du politique que du religieux : l'Eglise orthodoxe refusa une nouvelle fois toute forme de latinisation dans l'étendue de son territoire. Pourtant, toujours sous le règne de Michel Paléologue, on faillit parvenir au but espérer. Au beau milieu de toutes les influences politiques, avait été élu un pape, dont le souci majeur était la réunification des chrétiens pour rétablir le contrôle de l'Eglise chrétienne sur Jérusalem et sur la Terre sainte, sous l'emprise musulmane : pour ce faire, il lui fallait réformer l'Eglise tout entière. Le pape Grégoire convoque un concile à Lyon, en 1274. Les envoyés de l'empereur acceptèrent toutes les conditions posées par Rome : ils commencèrent par promettre obéissance au pape au nom de l'empereur et en leur nom propre, ils reconnurent la primauté de juridiction du pape, ils acceptèrent que celui-ci soit mentionné dans la prière liturgique commune de l'assemblée chrétienne d'orient, ils acceptèrent même de chanter le "Credo", la profession de foi de Nicée et de Constantinople en mentionnant le "Filioque".

L'union des chrétiens semblait en bonne voie, lorsque le pape Grégoire X mourut, en 1276 : ses successeurs immédiats ne le suivirent pas dans la voie spirituelle qu'il avait commencé de tracer, ils se laissèrent prendre au piège des manoeuvres politiques des rois chrétiens d'0ccident. L'oeuvre de réunification, entreprise par Michel Paléologue, ne survécut pas à la mort de cet empereur, en 1282 : il mourait excommunié par l'Eglise romaine qui n'avait pu obtenir sa complète soumission et excommunié par l'Eglise byzantine qui ne voulait pas souscrire au "Filioque" et à la doctrine de la primauté pontificale qui leur étaient imposés par le concile de Lyon.

D'autres tentatives de réunification virent le jour au quatorzième siècle, notamment parmi les intellectuels byzantins, cependant que la majorité du clergé et du peuple demeuraient hostile à une telle union, qui aurait nécessairement impliqué la reconnaissance du "Filioque" et de la primauté pontificale romaine.

La ruine de Constantinople

Les empereurs eux-mêmes, soucieux de sauvegarder l'intégrité de leurs territoires, cherchaient une alliance avec l'Eglise de Rome, en vue de résister à la pression de plus en plus forte des Turcs qui, au milieu du quatorzième siècle, entreprenaient la conquête des Balkans. L'empereur Jean V, à l'occasion d'un voyage à Rome, en 1369, embrasse, à titre privé, la foi catholique : c'est une tentative certainement sincère de conciliation, mais elle est sans lendemains, car sa foi personnelle et son adhésion tout aussi personnelle au catholicisme n'engagent nullement son peuple et n'apportent même pas un avantage matériel et militaire pour la défense de son Empire.

Mais ce fut certainement au concile de Florence que les plus grands efforts furent accomplis pour restaurer l'union de l'Eglise latine et de l'Eglise byzantine. Ce concile s'ouvrit à Ferrare, en 1438, avant d'être transféré à Florence l'année suivante pour s'achever en juillet 1439 par la proclamation de l'union. L'empereur Jean VIII conduisit lui-même la délégation des pères grecs entourant le patriarche de Constantinople, Joseph. Les byzantins étaient en position de faiblesse, d'une part parce qu'ils n'étaient qu'une petite minorité en comparaison de l'écrasante majorité des latins, et, d'autre part parce qu'ils devaient négocier au plus rapidement les conditions d'une entente pour que l'occident leur apporte une aide militaire conséquente devant le péril que les Turcs faisaient peser sur Constantinople. Le pape Eugène IV exigea une soumission sans réserve à la position de l'Eglise romaine dans toutes les questions en suspens, notamment le "Filioque" la primauté pontificale de l'évêque de Rome, le purgatoire et la liberté des rites. Malgré leur hâte à voir ce concile s'achever et se solder par une aide militaire très précieuse, les byzantins menèrent la discussion très longuement sur les problèmes les plus litigieux, tout en voulant restaurer l'unité chrétienne dans sa perfection. Le 5 Juillet 1439, l'union était signée par la grande majorité des pères orthodoxes, qui acceptaient, au nom de toute l'Eglise d'orient, la doctrine romaine sur le "Filioque" et sur la suprématie pontificale, dont l'expression finale était rédigée avec beaucoup d'ambiguïté, afin de ne pas échauffer la susceptibilité des grecs ; d'autre part, les grecs étaient reconnus dans leur droit de célébrer le mystère eucharistique avec du pain au levain et non pas avec du pain azyme, comme cela se faisait en Occident.

Les suites de cette union furent rapidement défectueuses : les byzantins ne tardèrent pas à s'apercevoir que toute l'union s'était faite au profit des latins, qui avaient profité de manière abusive de la position de faiblesse dans laquelle se trouvait l'Empire d'orient pour asseoir le prestige de l'Eglise romaine : les concessions étaient le fait d'une politique impériale. De plus, l'aide militaire promise tardait h venir... Et ce ne fut bientôt plus qu'une minorité, parmi les intellectuels et le clergé, qui demeurait favorable au principe de l'Union de Florence. Les latins, installés en Orient, se comportaient comme les occupants du pays ; le peuple, dans son ensemble, ne pouvait guère supporter une telle attitude, il s'apercevait que l'empereur avait échangé la pureté de la foi orthodoxe contre des avantages politiques plus que douteux, qui n'arrivaient pas. Dès leur retour dans leur pays, certains pères conciliaires qui avaient signé le décret de l'Union de Florence, renièrent leur propre signature. Officiellement, le décret d'union fut proclamé, dans la basilique sainte Sophie de Constantinople, le 12 juillet 1452, à peine quelques mois avant que les troupes musulmanes, conduites par Mahomet II, n'investissent Constantinople. Toutes les tentatives d'union entre l'Eglise d'orient et l'Eglise d'0ccident sombraient dans l'oubli en même temps que Constantinople tombait aux mains des Turcs.