Le pèlerinage dans la vie chrétienne

 

Dans la tradition chrétienne, le pèlerinage a souvent eu le sens d’une meilleure prise de conscience de la vie des hommes qui habitent le monde sans être du monde. Les chrétiens savent que leur véritable patrie n’est pas ce monde, mais le Royaume de Dieu qui se construit. Aussi est-il toujours perçu comme un ressourcement dans la foi et dans la conscience d’appartenir à l’unique Eglise de Jésus-Christ. Certes, les pèlerinages sont une constante dans l’histoire des différentes religions, et le christianisme a repris à son propre compte cette pratique enracinée dans la mentalité populaire de trouver des espaces religieux privilégiés où la présence divine s’est manifestée. Les sanctuaires, qui ont été édifiés par les chrétiens sur les lieux mêmes des manifestations de Dieu aux hommes, demeurent toujours également les signes visibles de l’irruption de Dieu dans l’histoire.

La démarche même du pèlerinage implique une conversion dans l’existence personnelle et collective : rompant avec une tradition et un comportement de vie sédentaires, le fidèle qui entreprend cette démarche particulière, le pèlerin, se perçoit comme un homme en recherche de Dieu, non seulement dans les quelques jours que peuvent durer les pèlerinages, mais aussi tout au long de son existence concrète.

Les sanctuaires chrétiens sont simplement des lieux de passage où le fidèle peut renouveler sa foi asphyxiée par la société ambiante qui l’enferme dans la satisfaction immédiate des besoins de la vie quotidienne. Pour redonner un nouveau souffle à sa vie spirituelle, le pèlerin s’inscrit alors dans la longue marche du peuple de Dieu et dans l’écoute de ce que ce même Dieu lui dit encore aujourd’hui, quand il se souvient de la présence particulière du divin dans un espace déterminé. Les chrétiens se rendent donc en pèlerinage vers les lieux où Dieu a visité son peuple, et où il continue encore à lui parler. Il convient de noter que ce lieu qui devient sacré n’est jamais choisi par l’homme, il s’impose à lui ou il est simplement découvert par lui : l’édification des sanctuaires, quels qu’ils soient, suppose toujours la découverte par un homme ou par une femme de la présence de Dieu à un endroit déterminé : les sanctuaires confirment la sacralisation d’un espace déjà rendu sacré par une présence divine.

A l’origine de tout pèlerinage, il y a un événement, qu’il n’est plus toujours facile de retrouver après des siècles d’histoire, où le réel se confond parfois avec l’imaginaire et le légendaire dans la pensée populaire. Pourtant, ce qui est assuré, c’est que quelque chose d’important s’est produit à tel endroit, et que cette chose importante est en relation directe avec Dieu ; c’est cet événement qui est fondateur du pèlerinage beaucoup plus que telle ou telle personne, qui a pu manifester aux hommes de son temps cette circonstance exceptionnelle, merveilleuse, surnaturelle.

Ainsi, le pèlerinage à Jérusalem, pour les chrétiens, se trouve-t-il doublement fondé : d’une part, par la passion et la mort de Jésus-Christ, mais aussi, d’autre part, par la recherche entreprise par Hélène, la mère de Constantin, pour retrouver la croix sur laquelle Jésus avait été crucifié. Certes, les chrétiens, bien avant Hélène, avaient sans doute déjà aimé retrouver les différents lieux où le Christ avait vécu, mais il faut reconnaître que c’est la mère de l’empereur Constantin qui a véritablement lancé le pèlerinage de la ville où Jésus était mort et ressuscité.

Le pèlerinage à Rome se trouve lui aussi doublement fondé : c’est le lieu où les apôtres Pierre et Paul sont venus répandre la première prédication chrétienne en Occident, mais c’est aussi le lieu où, pendant trois cents ans, l’Eglise naissante fut persécutée, torturée et crucifiée : papes, évêques, prêtres, diacres et chrétiens innombrables ont rendu témoignage de leur foi en versant leur sang. Toute la ville semble encore remplie du souvenir du Christ qui s’est manifesté aux hommes par le témoignage des apôtres et des martyrs. Le pèlerinage à Rome devient alors le double signe de l’attachement des chrétiens à l’Eglise universelle, animée par Pierre et ses successeurs, et à l’Eglise locale de Rome, dont le sang des martyrs fut une semence de chrétiens.

Le plus grand pèlerinage marial des temps modernes fut, lui aussi, fondé par un double événement. Du 11 février au 16 juillet 1858, la petite Bernadette Soubirous est témoin, dans la grotte de Massabielle, à Lourdes, de la manifestation d’une "dame", qui se présentera à elle, le 25 mars, en lui disant : Je suis l’Immaculée Conception.

Le 16 juillet, une foule de plus de mille premiers pèlerins sera agenouillée, à proximité de cette grotte pour entourer Bernadette. Il serait possible de souligner pour chaque haut-lieu de la spiritualité cette double appartenance : une manifestation de la présence du divin et une reconnaissance par la foule chrétienne de cette présence.

La spiritualité du pèlerinage

Le pèlerin n’est pas un sédentaire, il renoue avec l’antique tradition du peuple juif dans sa longue marche vers la Terre promise par Dieu, il est un homme qui passe. Et la spiritualité du pèlerinage devient en fait la spiritualité du chrétien, qui est en route vers la demeure de Dieu, vers le Royaume que Dieu prépare avec lui et pour lui. La manifestation de la présence divine indique au pèlerin que Dieu lui-même ou l’un de ses envoyés privilégiés (son Fils Jésus, Marie la mère de Jésus, l’un ou l’autre des apôtres, tel ou tel martyr ou saint...) sont venus "ici" pour signifier aux hommes qu’ils sont appelés à marcher vers un "ailleurs". Le pèlerin est un homme qui part ; il quitte ses habitudes de vie, il quitte la sécurité de sa demeure, il rompt complètement avec ce qui faisait sa vie quotidienne ; il se découvre, spirituellement, comme l’héritier du père de tous les croyants, Abraham, à qui Dieu avait demandé : Quitte ton pays ta famille, et va dans le lieu que je te montrerai.

Il devient ainsi un homme qui marche, affrontant ainsi l’espace avec son corps tout entier. Cette marche, qui se résume à présent à quelques pas, avec les moyens très rapides de la communication par voie aérienne ou terrestre, manifeste une valeur pénitentielle : l’offrande qui était faite à Dieu, la prière qui s’adressait à lui, était tout imprégnée de la souffrance de la marche : ainsi le pèlerinage à saint Jacques de Compostelle, ou même celui de la Terre sainte, à l’époque troublée du Moyen-Age, reposaient-ils beaucoup plus sur la marche vers ces lieux saints que sur le séjour auprès des sanctuaires chrétiens.

Aujourd’hui, alors que le voyage n’épuise plus le pèlerin, alors que les organisateurs des pèlerinages se soucient également du confort, dans le logement et la nourriture, de ceux qui entreprennent une démarche de pèlerinage, alors que l’épreuve physique ne semble plus une composante du pèlerinage, il n’en demeure pas moins vrai que le marche elle-même devient une composante du pèlerinage : il n’existe pratiquement pas de pèlerinage sans une procession qui signifie la marche du peuple de Dieu vers le Royaume promis : après avoir atteint, d’une manière ou d’une autre, le lieu du pèlerinage, il faut encore marcher. Le chemin qu’il faut parcourir apparaît toujours comme le signe de la volonté du fidèle de se faire davantage proche de Dieu, de ce Dieu qui s’est déjà fait proche de lui, en manifestant sa présence en tel ou tel lieu.

Le pèlerinage aux lieux-saints

Dans le christianisme, la notion même de lieux saints est réservée aux lieux où Jésus de Nazareth vécut, souffrit, mourut et ressuscita. La Terre Sainte est l’un des objectifs premiers de la marche des hommes et des femmes qui veulent mettre toute leur vie dans les pas de Jésus-Christ. Même si Jésus enseignait à la Samaritaine que ce n’était plus sur la montagne de Jérusalem ni sur le mont Garizim que les fidèles pouvaient adorer le Père, mais "en esprit et en vérité", le pays d’Israël demeure, dans la mentalité catholique, le centre de l’enracinement de la révélation que Dieu fit de lui-même, en la personne de son Fils, Jésus-Christ.

Les lieux saints sont véritablement le point d’impact géographique, mais aussi historique, de la Parole de Dieu qui vient interpeller les hommes de tous les pays et de toutes les générations. Toutes les grandes étapes du mystère du salut voulu par Dieu pour l’ensemble de l’humanité sont enracinées dans un sol déterminé ; les pèlerins de Terre sainte aiment suivre pas à pas les grands itinéraires que le peuple juif d’abord et que Jésus lui-même a suivis sur cette terre pour proclamer au monde la Parole divine. Les lieux saints d’Israël rappellent aux chrétiens le dessein de salut de Dieu pour l’ensemble de l’humanité.

Jérusalem est le centre du pèlerinage des chrétiens en Terre sainte. Mais cette ville est aussi la ville sainte des religions juive et musulmane. C’est là que le roi David, unifiant les tribus du peuple sorti d’Égypte, décida d’établir sa capitale ; c’est là que le roi Salomon, son fils, entreprit la construction du premier Temple destiné à devenir la demeure stable de YHWH au milieu du peuple qu’il s’était choisi ; c’est de là que les juifs furent déportés en masse vers les terres de Babylonie, en 587-586 avant Jésus-Christ ; c’est là, qu’après la fin de leur déportation les juifs revinrent pour reconstruire leur Temple, un deuxième édifice qui fut pillé et profané par les légions de Pompée, en 63 ; c’est là que le roi Hérode, en 20 avant Jésus-Christ, fit entreprendre la construction du troisième Temple, reconstruction qui dura jusqu’en 64 de l’ère chrétienne, ce troisième Temple devant être détruit par l’armée de Titus en 70 : la ville sainte des juifs allait devenir rapidement une cité interdite aux juifs, la "Colonia Aelia Capitolina". Sous l’influence de sa mère Hélène, Constantin, au début du quatrième siècle, reconstruisit Jérusalem pour en faire un centre pour toute la chrétienté, inaugurant ainsi le pèlerinage-type des chrétiens. De plus, après La Mecque et Médine, Jérusalem est devenue la ville sainte pour les fidèles de l’Islam, quand le calife Abd el-Malik fonda, en 691, la mosquée dite d’Omar, sur l’emplacement du voyage céleste du prophète Mahomet, durant lequel celui-ci reçut la confirmation divine de sa mission.

Le pèlerin chrétien de Terre sainte se met en route pour mettre ses propres pas dans les pas du Christ, et il cherche à trouver dans les Évangiles les renseignements qui lui permettront de coïncider le plus qu’il est possible avec les événements et les lieux que connut Jésus de Nazareth Durant toute sa vie publique, celui-ci parcourut la Palestine d’alors, mais c’est à Jérusalem, la capitale religieuse et civile de ce petit pays, soumis à la domination romaine, qu’il termina son existence ; l’importance de sa mission terrestre prenait plus de relief en s’achevant dans la ville sainte. Mais les récits évangéliques sont pauvres en notations des événements chronologiques et géographiques, car ils ne se veulent pas des récits circonstanciés de la vie de Jésus, mais simplement des témoignages de la foi des premières générations chrétiennes : les évangélistes ne veulent pas renseigner sur les lieux et les moments de la mission de Jésus, et ils se trouvent même parfois en désaccord flagrant les uns avec les autres, quant à la localisation ou à la datation de tel ou tel événement qui paraît pourtant très important pour le lecteur d’aujourd’hui. C’est ainsi que le pèlerin de la Terre sainte se trouve particulièrement dépourvu, s’il prend comme seul guide de son pèlerinage ce qui lui a été transmis comme le centre et le coeur de sa foi. Cependant, quelques grands lieux méritent de retenir son attention.

Bethléem, la cité de David, le pays probable où Joseph, l’époux de Marie, mère de Jésus, avait passé sa jeunesse, le village où naquit Jésus, dans une des grottes naturelles de l’endroit. Jésus naquit vraisemblablement, peu après les premières pluies de printemps, lorsque la terre sa couvre de verdure, permettant aux bergers de faire paître leurs troupeaux. La grotte où naquit Jésus devint très rapidement un endroit de culte, et, l’empereur Constantin, au quatrième siècle, y fit édifier une basilique à cinq nefs, qui demeure la plus ancienne église existant encore actuellement. Au quatrième siècle également, on a bâti dans les pâturages avoisinant la grotte de Bethléem une autre église et un couvent, dans le lieu dit "champ des bergers", là où ceux-ci entendirent la proclamation de la naissance de l’enfant Jésus par les messagers de Dieu.

Nazareth, bourgade obscure et souvent méprisée au temps de Jésus. C’est là que Marie reçut sa vocation de devenir la mère de Jésus, par l’annonce que lui fit un ange, messager divin. Il est impossible de savoir exactement où la rencontre de Marie et de Gabriel eut lieu : l’annonciation a certainement eu lieu dans une petite maison de pierre, qui a été détruite par la suite. Mais, un évangile apocryphe du deuxième siècle, voulant embellir le sobre récit de l’Évangile selon saint Luc, en rapportant que la première manifestation de l’ange eut lieu près du puits de Nazareth. C’est aussi à Nazareth que Jésus vécut pendant une trentaine d’années, période sur laquelle les évangiles demeurent extrêmement silencieux.

Le lac de Tibériade, qui fut le centre de l’activité galiléenne de Jésus. C’est là qu’il appela ses premiers disciples, alors qu’ils exerçaient leur métier de pêcheurs ; c’est sur ses rives qu’il enseignait les foules et qu’il guérissait de nombreux malades ; c’est sur le lac qu’il calma la tempête et qu’il marcha sur les eaux ; c’est aussi sur les rives de ce même lac qu’il adressa son message essentiel en proclamant les béatitudes ; c’est sur ses rives encore qu’il multiplia les pains, nourrissant ainsi une foule nombreuse ; c’est aussi à proximité du lac qu’il se manifesta, ressuscité, à ses disciples, venus y reprendre leur activité première.

Mais, c’est surtout Jérusalem qui attire les pèlerins chrétiens, en raison des événements les plus importants qui ont marqué la fin de la vie terrestre de Jésus et les origines mêmes du salut évangélique. Comme tous les juifs, Jésus célébrait la pâque chaque année avec ses disciples : à la veille de sa mort, il les réunit dans une salle, appelée depuis le Cénacle. Ce lieu est, pour les chrétiens, un lieu doublement sacré, puisque c’est là que Jésus institua l’eucharistie, à quelques heures de son martyre et que c’est également là que, cinquante jours après la résurrection du Christ, les apôtres reçurent la force de l’Esprit-Saint qui les envoyait proclamer la Bonne Nouvelle du salut à l’ensemble de l’humanité. Au sud de la ville de Jérusalem, une église fut édifiée dès les premiers siècles, sur l’emplacement présumé du Cénacle sur le mont Sion : c’est actuellement une haute salle dont la voûte gothique est soutenue par des colonnes aux chapiteaux caractéristiques du quatorzième siècle, en effet, elle faisait partie de l’église des Croisés, au treizième siècle, et elle fut réédifiée par les Franciscains au quatorzième. Pendant leur pèlerinage sur les pas du Christ en Terre sainte, les chrétiens aiment à parcourir le trajet parcouru par Jésus, pendant sa passion et dont la tradition scripturaire livre les principales étapes : le mont des Oliviers, proche de la vallée du Cédron, le palais de Caïphe où Jésus fut jugé selon la réglementation de la Loi juive, le prétoire de Pilate où il fut conduit pour que sa condamnation à mort soit officialisée par l’occupant romain, le chemin de croix suivi par le Christ portant sa croix, c’est la Via Dolorosa. La coutume de suivre cette voie, en méditant les événements de la passion, remonte à l’époque des Croisés ; la tradition franciscaine commença par dénombrer sept stations, puis, sous l’influence de la mystique du dix-septième, elle en compta quatorze : chaque station est marquée par une chapelle devant laquelle les pèlerins s’arrêtent pour méditer tel ou tel événement qui marqua la Passion de Jésus sur cette Voie douloureuse. Le chemin de croix se termine au Saint-Sépulcre, qui regroupe un ensemble de constructions édifiées à l’emplacement du Calvaire et du Sépulcre où reposa le corps de Jésus, pendant les trois journées qui séparèrent sa mort de sa résurrection. Le Calvaire, où Jésus fut crucifié, était une petite colline rocheuse, appelée Golgotha, terme araméen signifiant "crâne" ; le sépulcre, où son corps reposa, se trouve à proximité, environ une quarantaine de mètres, ce qui a permis de regrouper les deux sites en un seul sanctuaire. A l’époque de l’exécution de Jésus, le Calvaire et le Sépulcre se trouvaient à l’extérieur de la ville de Jérusalem ; mais, lorsque Hérode Agrippa entreprit d’agrandir la ville, en 42, ces deux sites chrétiens furent intégrés dans la nouvelle enceinte de Jérusalem. Après la destruction de Jérusalem par les Romains, lorsque la ville devint l’Aelia Capitolina, l’empereur Hadrien fit remblayer tout cet espace, afin d’y édifier le forum et le capitole, qui devenaient ainsi le centre administratif de la colonie romaine. En 325, après que les deux sites furent identifiés par Hélène et par l’évêque Macaire, les chrétiens eurent de nouveau le droit d’accès à ces deux sites, et l’empereur Constantin fit édifier une basilique autour de l’emplacement du Sépulcre : l’église de la Résurrection.

Une autre construction fut édifiée à l’endroit où Hélène avait retrouvé la Croix du Christ. Cette basilique de Constantin devint très rapidement le foyer d’une vie liturgique très intense : le pèlerinage à Jérusalem, sur les lieux saints, se trouvait ainsi fondé historiquement et géographiquement. Lorsque la chrétienté se trouva divisée pour des motifs dogmatiques, toutes les confessions voulurent garder un droit d’accès au Calvaire et au tombeau du Christ pour y célébrer leur liturgie respective : la cohabitation fut souvent très difficile, et la situation actuelle témoigne encore de ces difficultés... Mais cette complexité même est le signe que les chrétiens de tous les temps ont voulu venir prier et participer au sacrifice eucharistique, sur les lieux mêmes où le Christ vécut le mystère de la mort et de la Résurrection, pour entraîner à sa suite tous les hommes sur le chemin du salut, selon le dessein du Dieu-Père.

Mis à part ce pèlerinage en Terre Sainte, il y a peu de pèlerinages consacrés directement au Christ : c’est que, pour les chrétiens, il n’y a qu’un seul Seigneur, un seul Sauveur, qui témoigne de son amour pour l’ensemble de l’humanité, non pas en des lieux déterminés géographiquement, mais en tous les lieux de la terre, de la plus petite église de campagne jusque dans la plus somptueuse des cathédrales. Le pèlerinage catholique au Christ, c’est la célébration dominicale de l’eucharistie. Dans l’eucharistie, le Christ demeure sans cesse présent à son peuple en marche vers la Jérusalem nouvelle, cette cité céleste, chantée dans l’Apocalypse de saint Jean :

Et la cité sainte, la Jérusalem nouvelle, je la vis qui descendait du ciel, d’auprès de Dieu, prête comme une épouse qui s’est parée pour son époux... Voici la demeure de Dieu avec les hommes. Il demeurera avec eux. Ils seront ses peuples et lui sera le Dieu qui est avec eux... Un des sept anges... me transporta en esprit sur une grande et haute montagne, et il me montra la cité sainte, Jérusalem, qui descendait du ciel, d’auprès de Dieu... Mais de temple, je n’en vis point dans la cité, car son Temple, c’est le Seigneur, le Dieu tout-puissant, ainsi que l’Agneau ( Ap. 21, 2...22).

Le lieu sacré, que recherchent tous les pèlerins, dans les autres religions, devient, en christianisme, la présence même de Dieu au milieu de son peuple : le pèlerinage chrétien n’est pas la recherche d’un lieu sacré terrestre, mais la recherche spirituelle de la présence mystique et réelle de Dieu et de son Christ au milieu des hommes ; et l’eucharistie peut ainsi se présenter comme le vrai lieu spirituel du pèlerinage vers le Christ, mort et ressuscité, qui se livre tout entier par amour de l’ensemble de l’humanité.

Toutefois, les chrétiens ne sont pas des hommes désincarnés et ils aiment redécouvrir les lieux où la présence de Dieu, ou de ses envoyés, de ses saints, s’est manifestée d’une manière plus sensible. C’est la raison pour laquelle les pèlerinages font très souvent mentir le dicton populaire qu’ il vaut mieux s’adresser au Bon Dieu qu’à ses saints.

Les saints sont des personnages qui apparaissent beaucoup plus humains et plus proches des hommes, les chrétiens oubliant un peu trop que Jésus-Christ est véritablement homme en même temps que véritablement Fils de Dieu et Dieu lui-même. Les saints ne sont pas nés saints, ils le sont devenus, et c’est en cela qu’ils apparaissent beaucoup plus proches des hommes.

Le pèlerinage à Rome

Parmi les grands saints vénérés par le catholicisme, les apôtres Pierre et Paul, "colonnes de l’Eglise", invitent les chrétiens à un renouvellement de leur vie spirituelle, par le pèlerinage à la ville qui a vu leur martyre. Ce pèlerinage à Rome est l’occasion pour eux de conforter leur foi en l’Eglise, le pape, successeur de Pierre, étant considéré comme le témoin et le gardien de la foi catholique dans le monde. L’invitation qui est faite aux chrétiens de venir prier sur la tombe des apôtres est un appel à tous les catholiques à mieux vivre, dans le quotidien de leur vie, l’unité, la sainteté, la catholicité et l’apostolicité de l’Eglise tout entière.

Aucun chrétien n’effectue le pèlerinage à Rome sans être frappé par la présence des tombeaux de Pierre et de Paul. C’est là, sur le mont Vatican, qu’ils ont versé leur sang, en martyrs, en témoins de leur foi au Christ Jésus. Pierre est celui que Jésus établit comme chef de l’Eglise, faisant de lui le Roc de sa fondation : Tu es Pierre et sur cette pierre je bâtirai mon Eglise,  

Pierre devenait ainsi le symbole de l’institution ecclésiale. Paul est celui à qui le Ressuscité s’est manifesté, sur le chemin de Damas, pour en faire son messager au milieu des nations païennes ; Paul devenait ainsi le symbole même de la mission de l’Eglise au coeur du monde. L’un et l’autre résument, en leurs seules personnes, toute la dimension de l’Eglise, fondée par le Christ pour être envoyée dans le monde proclamer la Bonne nouvelle du salut. De plus, Rome est aussi la ville-martyre par excellence : depuis les origines chrétiennes jusqu’à l’exercice de l’empire par Constantin, les chrétiens y furent massivement persécutés. Le pèlerinage chrétien à Rome est fondé sur le sang des martyrs de la foi. En pleine persécution, les chrétiens romains n’ont pas hésité à édifier un modeste édicule sur le lieu où Pierre avait été enseveli au cimetière du Vatican. L’autel, au centre de la basilique Saint-Pierre de Rome, surplombe cette misérable tombe de l’apôtre, crucifié comme le Christ, mais la tête en bas. Le même jour que Pierre, selon la tradition, le Christ a reçu également le sacrifice de Paul, et pas seulement les leurs, mais aussi ceux de tous les martyrs de Rome, que l’Eglise catholique célèbre liturgiquement le lendemain de la fête des deux apôtres ; ces martyrs ont commencé à connaître la persécution, au temps de Néron. La rumeur populaire accusait cet empereur, demi-fou, d’avoir mis le feu la vieille ville ; et, celui-ci, pour détourner les soupçons de la foule, accusa les chrétiens. Cela est attesté par l’historien romain Tacite : trente-cinq années seulement après la mort de Jésus, les prisons s’emplirent et les tortures à l’encontre des chrétiens furent atroces : décapitations, crucifixions... Les chrétiens furent livrés en pâtures aux bêtes sauvages ; on éclaira les allées romaines avec leurs corps enduits de poix ; on organisa contre eux de véritables chasses, en les recouvrant de peaux de bêtes. L’Eglise de Rome s’est enracinée dans le double témoignage des apôtres et des martyrs : elle reçut ainsi le baptême du sang, témoignant, malgré sa souffrance, de son attachement à l’unique foi en Jésus-Christ, témoignant aussi, au prix de sa vie, de l’unité qu’elle maintenait en elle de la tradition apostolique.

C’est pour attester cette recherche de l’unité dans la foi reçue des apôtres que les différentes Églises catholiques, répandues à travers le monde, viennent en pèlerinage à Rome, pour y retrouver le fondement même de l’unité dans la foi.

Le pèlerinage à Rome sur la tombe des apôtres et des martyrs a pris une dimension nouvelle avec la proclamation des différentes "années saintes". D’origine juive, l’année sainte n’est pas une célébration proprement chrétienne. C’est en 1300 qu’elle a été proclamée pour la première fois dans l’Eglise catholique par le pape Boniface VIII, qui s’inclinait ainsi devant la volonté populaire. Le premier janvier de cette année, la foule se presse à Rome, envahissant Saint-Pierre pour venir y prier sur la tombe des apôtres : une rumeur s’était en effet répandue dans le monde chrétien que le passage au quatorzième siècle serait pour tous ceux qui effectueraient le pèlerinage sur la tombe des apôtres la source de très nombreuses grâces. Pressé par la foule, le pape se décide à accorder une indulgence plénière à tous les étrangers, qui se seraient repentis et qui auraient confessé leurs péchés, et ayant visité quinze fois les basiliques de saint Pierre et de saint Paul, les Romains devant, quant à eux, effectuer trente visites à ces mêmes basiliques. L’année sainte était née, et, pour Boniface VIII, cette année jubilaire ne pouvait avoir lieu qu’au terme de cent ans. Mais, l’espérance de vie, au Moyen-Age, est si brève qu’il apparaît rapidement impossible pour la plupart des hommes de gagner l’indulgence du jubilé. Dès 1342, le pape Clément VI, installé en Avignon reçoit de nombreuses délégations de chrétiens qui lui demandent de diminuer le temps qui séparent les années saintes et d’en revenir à ce qui avait été prévu dans la législation juive, au livre du Lévitique :

Tu compteras sept semaines d’années, sept fois sept ans, une période de quarante-neuf ans... Vous déclarerez sainte la cinquantième année et vous proclamerez dans tout le pays l’affranchissement de tous ses habitants...  (Lev. 25, 8-9).

Alors, le pape avance à cinquante ans le retour de l’année sainte du jubilé ; et, en 1350, plus d’un million et demi de pèlerins se pressent à Rome, en cette époque troublée par la peur de la mort : peste noire, guerre de cent ans, tremblements de terre. Les hommes d’alors vivent dans le sentiment de l’imminence de la mort, ils craignent le jugement de Dieu et se mettent facilement en route vers Rome pour y gagner la grâce de l’indulgence plénière. En 1377, le pape Grégoire XI quitte Avignon pour regagner Rome et il ramène à 33 ans, c’est-à-dire à la durée de la vie de Jésus, l’intervalle qui sépare les années jubilaires. En 1400, le pape Nicolas V établit comme condition pénitentielle à la grâce de l’année sainte la visite des quatre basiliques romaines, et, pour la première fois, étend l’indulgence à d’autres nations. Mais les pèlerins affluent, toujours plus nombreux, à Rome, la ville sainte, pour y célébrer l’année sainte. A la fin de ce siècle, considérant la précarité de l’existence humaine, Paul II réduit l’intervalle à 25 ans. En 1500, alors que l’Eglise commence à être secouée par le désir de la Réforme, le pape Alexandre VI inaugure un nouveau rite dans le déroulement de l’année sainte : il est le premier ouvrir la "porte sainte" qui n’était autrefois qu’une porte supplémentaire pour permettre à plus de pèlerins d’entrer dans la basilique saint Pierre. Cette porte devient un symbole : le pape frappe trois coups avec un marteau sur le mur qui fermait cette porte, le mur s’écroule, le pape s’agenouille sur le seuil et entre, le premier, dans la basilique, il est suivi de tout le peuple chrétien présent. Par ce geste était signifiée l’entrée du chrétien dans la grâce offerte par Dieu. Avec la Réforme, les rites de l’année sainte prenaient une nouvelle dimension : il fallait renforcer l’autorité du pape sur l’ensemble de la chrétienté qui se divisait...

Désormais, les années saintes se succéderont régulièrement, avec cependant une interruption en 1800, en raison de la révolution qui secoue l’Europe. En 1925, le pape Pie XI canonisera deux français : la carmélite de Lisieux, soeur Thérèse de l’Enfant Jésus, et le curé d’Ars, Jean-Marie Vianney ; mais les pèlerins sont peu nombreux, à peine un demi-million de visiteurs à Rome cette année-là. En 1950, ils étaient près de trois millions, et c’est dans le cadre de l’année sainte que le pape Pie XII proclama, le 1 novembre 1950, le dogme de l’Assomption de la Vierge Marie. En 1967, Paul VI promulgue "l'Année de la foi", pour célébrer, du 29 Juin 1967 au 29 Juin 1968, le dix-neuvième centenaire du martyre des apôtres Pierre et Paul. Il s’agissait, selon lui, de renouveler et d’approfondir la profession de foi chrétienne, mais aussi de soutenir, dans la ligne du concile Vatican II, l’effort de la pensée catholique. Et dix ans après le concile, il proclamait l’année sainte de la réconciliation, en l’annonçant dès le 9 Mai 1973 ; en l’annonçant si vite, il voulait non seulement convier à Rome la foule innombrable des pèlerins, mais ouvrir largement les portes de la réconciliation à l’ensemble des catholiques qui pourraient préparer, pendant l’année 1974, dans leur diocèse respectif, cette année sainte, qui sera inaugurée par le rite traditionnel et symbolique de l’ouverture de la "porte sainte" dans la nuit de Noël 1974. Dans son exhortation apostolique pour l’année sainte, il appelait tous les chrétiens, avec leur clergé et leur épiscopat à s’ouvrir à la réconciliation, ce nom nouveau de l’indulgence, afin que l’Eglise tout entière soit dans le monde le signe efficace de l’union avec Dieu et de l’unité entre toutes les créatures.

Accueillant les millions de pèlerins qui se présentèrent à Rome, en 1975, Paul VI y développa une catéchèse à l’attention de l’Eglise universelle, pour faire de ce temps "l’année du coeur ouvert" à toutes les dimensions de la vie de l’Eglise et du monde, ouvrant aussi des chemins nouveaux vers la réconciliation entre les chrétiens des différentes confessions.

Après l’année de la foi, après l’année de la réconciliation, une autre année importante, même si elle ne porte pas la marque de "l’année sainte", s’est située en 1981. Cette année fut l’occasion, pour tous les chrétiens, de réfléchir leur foi au mystère eucharistique, avec la convocation d’un Congrès, à Lourdes, un autre grand lieu de pèlerinage dans la catholicité, durant le mois de Juillet.

Le pèlerinage marial à Lourdes

Dans la mentalité d’un très grand nombre de catholiques, Lourdes, c’est d’abord le domaine de la Vierge Marie, c’est un lieu où ils aiment venir répondre à la demande qu’elle adressa à la petite Bernadette Soubirous : Allez dire aux prêtres de bâtir ici une chapelle, et qu’on y vienne en procession.

En 1858, au moment des apparitions de la Vierge à Bernadette, cette bourgade blottie au coeur des Pyrénées n’est qu’un simple chef-lieu de canton, regroupant quelques 4000 habitants. Aujourd’hui, c’est un centre mondial de pèlerinage ; c’est là aussi que se déroula le quarante-deuxième congrès eucharistique international, célébrant ainsi le centième anniversaire de l’organisation de ces congrès qui ont vu leur naissance très humble à Lille, en 1881.

La vie était dure chez les Soubirous qui, réduits à la plus sombre misère, avaient fini par trouver refuge dans l’ancienne prison de la ville, le "Cachot", une pièce sordide dont l’insalubrité avait commandé le transfert des locaux pénitentiaires, en 1824. Les fenêtres étaient encore garnies de barreaux. Dans cette unique pièce, trois lits pour les six personnes de la famille, deux étagères, une table, des tabourets, un grand coffre pour le linge constituaient toute la richesse de la famille. Le 11 février l858, alors qu’il n’y avait plus de bois pour permettre de chauffer cette pièce, Bernadette quitte le "cachot", avec sa soeur et une amie d’enfance, pour aller ramasser du bois et des vieux os, à proximité de la grotte de Massabielle, où le Gave dépose le bois et les os qu’il charrie. Elle se déchaussait pour traverser le petit canal quand un bruit, comme un coup de vent, attire son attention : une merveilleuse vision s’offre alors à cette enfant qui ne sait encore que penser, et elle l’invite à s’approcher d’elle. Ce n’est qu’une semaine plus tard, le 18 février, que "l’Apparition" lui adressera la parole, en lui demandant, en patois lourdais si la jeune Bernadette voulait lui faire la grâce de venir ici pendant quinze jours.

Cette "dame" était la première à parler à la jeune fille, qui avait quatorze ans mais qui paraissait beaucoup plus jeune et fragile, en raison d’un mauvais état de santé, avec autant de déférence. Et si Bernadette n’hésite pas à répondre par l’affirmative, "l ’Apparition" lui fait encore une promesse bien amère, mais qui, dans sa bouche, semble bien douce : "Je ne vous promets pas de vous rendre heureuse en ce monde, mais dans l’autre". Bernadette, qui ne connaît pas encore le nom de cette "Apparition", sera très rapidement affrontée avec les représentants de l’ordre civil’ qui l’interrogeront en prétendant qu’elle affirme avoir vu la Vierge ; la fillette ne se départira pas de son calme en répétant que "Cela" - c’est le nom qu’elle attribue simplement à l’Apparition - a la forme d’une jeune fille, et encore que "Cela" ne lui a jamais dit qu’elle était la Vierge. Le 24 février, "Cela" prononce de nouvelles paroles : Pénitence. Priez Dieu pour la conversion des pécheurs, et elle prie Bernadette de "monter à genoux (à une plus grande proximité de la grotte) et baiser la terre en pénitence pour les pécheurs". Le lendemain, 25 février, "Cela" lui demande :   Allez boire à la fontaine et vous y laver ; ne trouvant pas de fontaine à cet endroit, la jeune fille se retourne spontanément vers le Gave tout proche, mais l’Apparition lui adresse un autre signe, celui de venir sous le rocher et d’y gratter la terre ; Bernadette n’y trouve qu’un peu d’eau mêlée à la terre, comme de la boue ; trois fois, elle rejette l’eau, tellement elle était sale, et la quatrième fois, elle peut en boire, dans le creux de sa main. L’espérance jaillissait déjà, dans la soirée, parmi les coeurs simples : les sources naturelles font accroître le prix de vente des terrains sur lesquels elles se trouvent... Le lendemain, la foule commencera à défiler, constatant qu’à force de gratter la terre, l’eau était moins trouble et plus abondante ; déjà les gens descendent de la ville avec des bouteilles vides pour remonter avec les bouteilles pleines de cette eau mystérieuse. Le 2 Mars, au cours de la treizième apparition, "Cela" lui demande d’aller dire aux prêtres qu’on vienne ici en procession et qu’on y bâtisse une chapelle.

Le curé de Lourdes, l’abbé Peyramale la reçoit sans ménagement, il veut connaître le nom de cette "Apparition". Ce n’est qu’à la seizième apparition, que "Cela" révèle son nom, le 25 Mars, elle lui dit, toujours dans le patois de Lourdes : Je suis l’Immaculée Conception.

Bernadette s’empresse d’aller porter cette révélation au redoutable curé, lui rappelant le désir énoncé par "Cela" de voir bâtir une chapelle. Peyramale, estimant que la petite n’a pu inventer le message qu’elle lui a transmis, écrit à son évêque, en soulignant son étonnement, ses appréhensions et ses critiques. Sous un apparent scepticisme, il commence à croire à la véracité des apparitions. Après la dix-septième apparition, le 1 Avril, Bernadette commence à s’effacer : elle n’est plus le pôle d’attraction des curieux et des visiteurs, car, pour eux, le temps des apparitions est terminé. De plus, l’administration se durcit : interdiction de boire à la source, fermeture du domaine de la Grotte de Massabielle.

Pourtant, les gestes et les rites superstitieux semblent se multiplier, si bien que le curé, appuyé par son évêque, critique tous ces abus, pour permettre un véritable retour au calme et à la véritable prière. Pourtant, le 16 Juillet, en la fête de Notre-Dame du mont Carmel, Bernadette se sent, de nouveau, attirée vers la Grotte de Massabielle ; c’est la dernière fois qu’elle verra la Vierge, malgré la palissade dressée devant la Grotte par le commissaire de police, malgré la distance de l’endroit où elle se trouvait et le lieu traditionnel des apparitions. Désormais, Bernadette va réintégrer la vie tout ordinaire, elle va s’effacer complètement, alors que la Grotte, la source et les miracles vont passer très rapidement au premier plan de l’histoire de Lourdes. Après une longue et minutieuse enquête, qui dura quatre années, l’évêque de Lourdes, Monseigneur Laurence, au nom de l’Eglise, déclarait : Nous jugeons que l’Immaculée Marie, Mère de Dieu, a réellement apparu à Bernadette Soubirous.

Ce même évêque bénissait solennellement la statue de la Grotte, en 1864. Deux ans plus tard, Bernadette assistait à l’inauguration de la crypte : le pèlerinage était fondé. Bernadette quittera Lourdes à la même époque pour répondre à sa vocation de religieuse, chez les soeurs de Nevers : Je suis venue ici pour me cacher. La sainte Vierge s’est servie de moi, puis on m’a mise à ma place, j’en suis heureuse et j’y reste. Elle devait mourir le 16 avril 1879.

Le pèlerinage à Lourdes est une démarche d’Eglise : c’est le peuple chrétien qui se rassemble, pour répondre au souhait de "l’Immaculée Conception". C’est d’abord Bernadette qui accueille à Lourdes tous ceux qui y viennent : touristes aussi bien que pèlerins, malades et bien-portants... Mais Bernadette n’est pas le pôle d’attraction du pèlerinage, même si, en 1979, l’année Bernadette célébrait le centenaire de la mort de la voyante : c’est parce qu’elle vivait, comme la Vierge, dans un état d’humilité et de pauvreté que Bernadette a été choisie, attirant sur elle le regard de Celui qui proclame que les pauvres et les petits sont bienheureux et qu’ils ont place dans le Royaume de Dieu. Aujourd’hui encore, Bernadette fait tourner les regards vers Celle qui lui a enseigné la prière de contemplation : Je la regardais tant que je pouvais, elle invite tous ceux qui se pressent à Lourdes, et ils sont souvent plusieurs millions chaque année, à se tourner vers Marie, l’Immaculée Conception. Mais, comme à Bernadette, la Vierge de Massabielle demande aux pèlerins de lui faire la grâce de venir plusieurs jours pour se mettre à l’écoute de sa parole et du message qu’elle adresse à toute la catholicité, en commençant par souligner l’absolue nécessité de la prière.

Les apparitions ont commencé par la prière, la seule prière que connaissait Bernadette : Je ne savais que mon chapelet, et cette prière toute simple de Bernadette sera contagieuse, ne cessant jamais de devenir comme le souffle vital nécessaire de tous ceux qui se pressent depuis plus d’un siècle sur les bords du Gave de Pau ; le mouvement de la prière sera dirigé vers son véritable sens par Marie elle-même, lorsqu’elle demandait la construction d’une chapelle ; dès le 2 Mars, la Vierge remettait la direction du pèlerinage qu’elle allait instituer aux mains du sacerdoce hiérarchique : Allez dire aux prêtres...  "aux prêtres" et non pas simplement "à Monsieur le Curé de Lourdes". Par cela même, elle faisait comprendre qu’en dehors de l’Eglise instituée par son Fils, la prière improvisée des fidèles risquait toujours de se corrompre et de ne pas répondre à son exigence. En demandant la construction d’une chapelle, l’Immaculée Conception de Lourdes réaffirmait également la dimension plénière de son message : pas plus que Bernadette ne revendiquait la première place dans l’événement de Lourdes, la Vierge se refuse à prendre cette première place : elle oriente les regards des catholiques vers son fils, dans sa présence eucharistique. C’est dans l’eucharistie que la prière chrétienne prend toute sa dimension, en s’associant au sacrifice du Christ sur la Croix et au mystère de sa résurrection pascale. Ce message a été rapidement compris : la messe et les célébrations eucharistiques seront vite le centre du pèlerinage à Lourdes, beaucoup plus que la seule dévotion mariale. La prière se poursuit, incessante, au pied de la Grotte, et les cierges, déposés par les fidèles, brûlent jour et nuit, comme pour signifier que cette prière monte vers Dieu par l’intercession de Marie ; et, comme le cierge pascal, dans la liturgie, symbolise la présence continuée du Christ ressuscité au coeur du monde, ces cierges brûlant aux intentions des pèlerins symbolisent la permanence de la prière.

Cette prière s’inscrit dans la démarche pénitentielle : Priez Dieu pour la conversion des pécheurs.

Chaque pèlerin se reconnaît lui-même pécheur : et la démarche même du pèlerinage signifie cette recherche pénitentielle, ce désir de conversion. Ce terme, dans le langage du ski, indique la volte-face effectuée sur place, il évoque un retournement complet sur soi-même. Le pèlerin est un homme qui quitte sa maison et qui se met en route vers un lieu de grâce où certains exercices de pénitence ont gardé une place de choix : montée du chemin de croix par exemple... mais aussi célébration de la réconciliation, individuelle et communautaire. C’est toute l’Eglise qui travaille à sa propre conversion. Et Lourdes a été dans ce contexte le symbole même de l’Eglise qui effectue sa conversion et son ouverture au monde, dans l’esprit du deuxième concile du Vatican ; la cité mariale est devenue un lieu de créativité pour l’ensemble de l’Eglise, manifestant au peuple chrétien que le message évangélique n’était pas figé, mais qu’il était extrêmement vivant.

Diverses recherches liturgiques ont été entreprises autour de la Grotte, et c’est ainsi que Lourdes a joué un rôle très important dans la rénovation du sacrement des malades, appelé autrefois "l’extrême-onction". Car l’élément le plus profond, celui qui frappe le plus l’esprit curieux et sceptique qui se présente en simple visiteur dans la cité mariale, c’est la présence de la foule des malades. Ces malades sont venus très rapidement vers la source de Massabielle, et les guérisons miraculeuses dont ils ont été les premiers bénéficiaires ont donné une impulsion particulière au pèlerinage, si bien que, dans le langage populaire, Lourdes est devenu pratiquement un synonyme de "miracles". Loin des bruits de la ville, dans l’enceinte qui est réservée au silence et à la prière, ce sont les malades qui ont la première place, Pourtant, en un siècle d’histoire de Lourdes, les choses et les gens ont bien changé, et même la vie chrétienne n’est plus ce qu’elle pouvait être ; il ne viendrait à l’esprit de personne de recommencer le geste très discutable de ce directeur de pèlerinage qui fit plonger un mort dans les eaux d’une piscine de Lourdes pour y obtenir sa résurrection : la recherche du miracle pour lui-même a cédé la place à l’élan fondamental de prière, don gratuit de l’homme à Dieu. Le miracle a lui aussi retrouvé sa place de don gratuit de Dieu aux hommes. En moyenne, chaque année une trentaine de malades se déclarent guéris et viennent faire constater leur guérison au Bureau médical établi dans l’enceinte de la cité mariale...

Cependant, de plus en plus, l’accent est mis sur la guérison des coeurs plutôt que sur la guérison des corps ; c’est sans doute ce qui permet aux malades de ne pas être déçus : le miracle est un don exceptionnel, et ceux qui ne le reçoivent pas reçoivent cependant un don beaucoup plus grand, découvrant que leur souffrance même est mise en relation avec la souffrance du Christ sur lu Croix, comprenant d’une manière plus intense la parole de l’apôtre Paul qui n’hésitait pas à dire qu’il achevait en sa chair ce qui manquait aux souffrances du Christ comprenant aussi que c’est par cette même souffrance que le Christ a sauvé le monde et qu’il continue de le sauver. Comme Bernadette, souffrant elle aussi terriblement, ils peuvent dire : Je suis plus heureuse sur mon lit de douleur, avec mon crucifix, qu’une reine sur son trône.

Pourtant, il faut le reconnaître, il n’est pas humain de souffrir ; et le chrétien ne peut pas rechercher la souffrance pour elle-même. Dieu n’a jamais voulu la souffrance, jamais il n’a voulu la mort. Il est le Dieu des vivants, et la preuve qu’il en donne, c’est la résurrection de son Fils Jésus. L’affirmation centrale de la foi chrétienne s’exprime dans la prière eucharistique de l’après-midi. Sur la grande esplanade, dite de la Vierge couronnée, malades et pèlerins participent à une heure de prière et de procession eucharistique. Comme Bernadette qui souhaitait tant faire sa première communion, et à qui Marie a servi de catéchiste, pendant tout le Carême 1858, ils s’unissent dans la célébration du Christ, ressuscité et vivant au milieu des hommes, par le sacrement de l’eucharistie. Dans le monde où ce qui compte avant tout c’est le succès, la réussite, les malades sont le signe de la présence du Christ ; et chacun d’eux reçoit une bénédiction particulière. Sur chacun d’eux, l’Eglise appelle un geste de miséricorde et de bonté de la part de Dieu, sans vouloir lui forcer la main...

En dehors des célébrations communautaires, les pèlerins et les malades aiment à répondre à l’appel particulier de la Vierge : Allez boire à la fontaine et vous y laver. En buvant de l’eau de la source, ils affirment leur foi en ce Dieu qui, seul, peut apaiser toutes les soifs de l’existence humaine, soif de bonheur, soif d’une vie plus belle. Et en allant se laver dans l’eau de cette même source ou dans les piscines prévues à cet effet, les pèlerins, malades et valides, se souviennent de leur baptême. Ils expriment ainsi, de manière tangible, leur désir d’être purifiés de tout péché, d’être libérés de toutes sortes de mal. En acceptant d’être aidés pour descendre dans les eaux des piscines, ils reconnaissent qu’ils ont besoin des autres, besoin d’être soutenus par eux dans la prière et dans l’espérance. Cette espérance, ils la concrétisent également, mais d’une autre manière, en comblant de fleurs la statue de la Vierge qui se trouve au centre de l’esplanade.

Chaque dimanche et chaque mercredi, à Lourdes, c’est l’Eglise universelle qui se rassemble pour célébrer l’eucharistie, avec les chrétiens de toutes les nationalités et de toutes les langues, présents dans la cité mariale. ce rassemblement a lieu dans la basilique souterraine saint Pie X ; cette célébration est l’occasion pour chaque participant - et ils sont souvent plusieurs dizaines de milliers - de prendre conscience de l’universalité de l’Eglise, car c’est en Eglise, dans son unité et dans sa catholicité, que Marie invite les hommes à recevoir les bienfaits de l’amour du Christ jusqu’à ce qu’il revienne.

La journée s’achève à Lourdes par une célébration mariale. Dans la nuit qui commence à tomber, le peuple chrétien chante Marie, sa mère, cette pauvre fille de Nazareth qui a été choisie par Dieu pour devenir son auxiliaire dans son dessein de salut. le peuple chrétien chante aussi Marie qui a choisi Bernadette, cette pauvre fille des Pyrénées pour transmettre au monde son message de conversion et de pénitence. Tous ensemble, malades et bien-portants, avancent, tenant un cierge à la main, vers Celui qui est "la Lumière du monde". Alors que la nuit est tombée, le peuple chrétien redit sa foi, par la proclamation du Credo de Nicée et de Constantinople, et en saluant une dernière fois Marie, par le chant du Salve Regina. Avant de se retirer dans leur chambre, les hospitaliers, brancardiers et infirmières, qui ont passé toute leur journée au service des malades, aiment à se retrouver, pour quelques instants de prière silencieuse, au pied de la Grotte.

Mais, un pèlerinage ne dure jamais que quelques jours. Bernadette, en faisant ses adieux à la Grotte, avant de répondre à sa vocation de religieuse, éprouvait également quelque peine, mais elle voulait répondre généreusement à l’appel qui lui était adressé. Pour elle, "la grotte, c’était le ciel". Pour les pèlerins et pour les malades, qui ont vécu à Lourdes, dans l’ambiance fraternelle du pèlerinage, Lourdes c’est aussi une parcelle du Royaume de Dieu, un Royaume de justice et de fraternité universelle. En prenant la route du retour, le pèlerin découvre que la halte a été bonne et qu’il est aussi prêt à entrer dans la "fête" éternelle que Dieu lui propose, après l’avoir fortifié dans sa condition filiale.

D’autres lieux de pèlerinage

Malgré toutes les tentatives de sécularisation de la société, le pèlerinage reste une forme de piété très courante ; et les centres de pèlerinages ne manquent pas : il n’y en a pas moins de deux mille en France, que l’on peut répartir, selon une étude de Maurice Colinon, Guide de la France religieuse et mystique en quatre catégories au moins les lieux d’apparitions (Lourdes, La Salette, La rue du Bac à Paris...), les sanctuaires de légende, du type de Rocamadour dont la fondation est attribuée au Zachée de l’Evangile ou du type des saintes Maries de la Mer, dont la fondation est attribuée aux soeurs de Lazare, les sanctuaires-reliquaires qui détiennent le corps d’un saint : saint Martin à Tours, sainte Bernadette à Nevers, sainte Thérèse de l’Enfant Jésus au Carmel de Lisieux, et les sanctuaires satellites qui sont des reproductions locales de pèlerinages célèbres, comme Lourdes, pour permettre à des fidèles de participer à des célébrations auxquelles ils n’auraient jamais pu prendre part...

Dans tous les pays du monde, à majorité catholique, c’est presque naturellement la Vierge Marie, la mère de Jésus, qui attire le plus les foules en pèlerinage. Elle est souvent désignée par le nom de "Notre-Dame" que lui a donné le Moyen-Age. Faute de pouvoir citer tous les noms donnés à Marie par les générations chrétiennes, il suffit de mentionner quelques sanctuaires français devenus célèbres à cause d’elle. Ce sont d’abord les sanctuaires où elle manifesta sa présence d’une manière plus sensible : Notre-Dame de Lourdes, Notre-Dame de La Salette, Notre-Dame de Pontmain. Ce sont ensuite les sanctuaires où les chrétiens sont invités à méditer, d’une manière plus directe, les grands mystères de la foi : Notre-Dame de la Trinité, Notre-Dame de grâce, Notre-Dame du Coeur Immaculé, Notre-Dame du Sacré-Coeur, Notre-Dame des Sept douleurs, Notre-Dame de Pitié, Notre-Dame des Miracles... Ce sont aussi les sanctuaires dans lesquels les chrétiens rendent gloire à Dieu pour les merveilles de sa création : Notre-Dame du chêne, Notre-Dame de l’Osier, Notre-Dame du Bois, Notre-Dame du Rocher, Notre-Dame de Bonne Fontaine... Ce sont encore les sanctuaires où ces mêmes chrétiens adressent des appels à celle qui fut la mère de Jésus : Notre-Dame du Bon Secours, Notre-Dame de la Garde, Notre-Dame de Délivrance, Notre-Dame de l’Espérance, Notre-Dame de la Paix, Notre-Dame de Liesse... Ce sont également des sanctuaires qui ont été édifiés après la découverte mystérieuse d’une statue de la Vierge : Notre-Dame de Boulogne-sur-Mer, Notre-Dame de Chartres, qui a vu naître, en l935, un pèlerinage qui deviendra rapidement célèbre, celui des étudiants de Paris, venant à pied, en souvenir de Charles Péguy, prier dans cette cathédrale.

Les Bretons aiment se retrouver autour de sainte Anne, la mère de Marie, et autour de saint Yves. Et, dans de nombreux lieux français, les chrétiens aiment à se souvenir des saints qui ont vécu à tel ou tel endroit, ou qui ont là leur tombeau : saint Jean-Marie Vianney, le curé d’Ars, sainte Jeanne d’Arc, la jeune fille de Domrémy, sainte Thérèse de l’Enfant Jésus, la carmélite de Lisieux, sainte Bernadette, la voyante de Lourdes et la religieuse morte à Nevers, sainte Catherine Labouré, la religieuse et voyante de la rue du Bac à Paris, saint Martin l’évangélisation de la Gaule à Ligugé et à Tours... Tous ces saints et toutes ces saintes, qui ont vécu une intimité particulière avec Dieu, ne cessent d’inviter les chrétiens d’aujourd’hui à vivre également dans cette proximité avec leur Seigneur, les ouvrant à une approche plus vraie du mystère même de la foi chrétienne. Les pèlerins entrent toujours dans la tradition vivante de l’Eglise, une tradition faite de fidélité et de foi, depuis les premières générations chrétiennes jusqu’aux développements du dernier concile du Vatican.

Le pèlerinage des évêques du monde à Rome

Par une lettre, en date du 25 Mars 1981, le pape Jean-Paul II s’adressait à l’épiscopat du monde entier, pour l’inviter à venir célébrer avec lui, le jour de la Pentecôte, le 1600ème anniversaire du premier concile de Constantinople et le 1550ème anniversaire du concile d’Éphèse. Dans cette lettre, il rappelait ce que l’Eglise devait à ces deux grands conciles oecuméniques, puisque le concile de Constantinople, en 381, définissait la foi de l’Eglise, qui reste commune à l’ensemble du christianisme, et puisque le concile d’Ephèse, en 431, définissait les deux natures qui sont en Jésus-Christ, la nature divine et la nature humaine, en même temps qu’il définissait la Vierge Marie comme Mère de Dieu. L’intention de Jean-Paul II n’est pas simplement d’exalter le souvenir du passé, mais de faire tourner les regards vers la nécessité d’introduire dans le monde, de la fin du vingtième siècle, les grands enseignements du Concile Vatican II : tout le renouveau, qui a été élaboré dans ce Concile ne doit pas cesser d’être mis en oeuvre. Le 7 Juin 1981, une cinquantaine de cardinaux et 250 évêques, qui représentaient l’épiscopat catholique, ont célébré l’eucharistie en la basilique Saint-Pierre, en mémoire de ces deux événements importants dans la vie de l’Église. Le pape Jean-Paul II n’avait pu assister à cette double célébration, en raison de l’attentat dont il avait été la victime le 13 Mai précédent. Il avait cependant enregistré une homélie, qui devait être diffusée, juste après la lecture de l’évangile. Commentant ce texte, en même temps que le symbole de la foi chrétienne, il déclarait :

Cette foi des apôtres et des Pères, que le concile de Constantinople de 381 a professée solennellement et a ordonné de professer, nous-mêmes, réunis en cette basilique romaine de Saint-Pierre, en union spirituelle avec nos frères qui célèbrent la liturgie jubilaire dans la cathédrale du Patriarcat oecuménique de Constantinople, nous voulons l’enseigner en 1981 dans la pureté et la force avec lesquelles ce vénérable concile la professa et la fit professer, il y a seize siècles.

Nous désirons également mettre en oeuvre, à sa lumière, l’enseignement du deuxième concile du Vatican, ce concile de notre temps, lui qui a si abondamment manifesté l’oeuvre de l’Esprit-Saint qui est Seigneur et qui donne la vie, dans toute la mission de l’Église. Nous désirons donc faire passer dans notre vie ce concile qui est devenu la voix et le devoir de nos générations, et comprendre plus profondément encore l’enseignement des anciens conciles, en particulier celui qui s’est tenu il y a mille six cents ans à Constantinople...

Comme au quatrième siècle, la chrétienté avait deux capitales, Rome et Constantinople, ce jour de la Pentecôte, l’Eglise universelle fêtait également le concile de Constantinople, en deux lieux : Rome et Istanbul. A Rome, malgré l’absence physique du pape, ce fut le déploiement des liturgies fastueuses, à saint-pierre d’abord, puis, le soir, à Santa Maria Maggiore. En revanche, à Istanbul, le gouvernement turc n’ayant pas autorisé de célébrations liturgiques en l’église où s’était déroulé le concile de Constantinople, devenue actuellement un musée, le programme liturgique fut beaucoup plus modeste, mais l’accueil des délégations des différentes communautés chrétiennes fut également très fraternel. Dans son homélie, le métropolite Damastinos de Tranoupolis rappelait la communion ecclésiale dans l’Esprit-Saint et soulignait l’urgence du rétablissement de l’unité des chrétiens :

Le Saint-Esprit nous impose aujourd’hui une grande tâche : rétablir l’unité de la chrétienté divisée. Vivant aujourd’hui la tragédie de la séparation et la nécessité d’y remédier, nous sommes particulièrement appelés - en cette année de la célébration du mille six centième anniversaire de la réunion à Constantinople du deuxième concile oecuménique - à approfondir le symbole de foi de ce concile qui constitue la base de dialogue oecuménique pour le rétablissement de l’unité. Cette année devrait être pour toutes les Églises et confessions l’année d’une invitation urgente à examiner en commun - au moyen de dialogues bilatéraux et multilatéraux - dans quelle mesure elles sont obligées, en fidélité à leurs origines et à leur foi, de rétablir ou non l’unité...

Dans cette double célébration, sur les lieux mêmes où les traditions chrétiennes reconnaissent l’établissement de l’Eglise par les apôtres Pierre et Paul d’une part, et par l’apôtre André de l’autre, les chrétiens du monde entier étaient invités à reconsidérer ainsi le mystère de la foi et la place de l’Esprit-Saint, telle qu’elle pouvait être déjà soulignée par le deuxième concile de Constantinople et à reconnaître que ce mystère de la foi et de l’Esprit-Saint gardaient toute leur actualité pour la vie de l’Eglise et pour les chrétiens de toutes les générations, qui veulent encore aujourd’hui affirmer et proclamer leur foi, aussi bien en actes qu’en paroles.

Le "pèlerinage" eucharistique à Lourdes

L’année 1981 voyait encore un événement important pour la vie de l’Eglise : la réunion à Lourdes, du 16 au 23 Juillet, du quarante-deuxième congrès eucharistique international. Ce rassemblement des chrétiens de toutes les nationalités devait avoir une importance considérable, Puisqu’il marquait, en plus, le centième anniversaire de la création des Congrès eucharistiques, à Lille, en 1881. Entre ces deux dates, de nombreux changements sont intervenus dans la vie de l’Église. En 1881, l’Eglise de France vivait dans une ambiance de combat, connaissant alors le début des lois laïques ; c’est ainsi que le comité d’organisation pouvait écrire :

puisque c’est au coeur et à l’essence même du catholicisme que les ennemis de l’Eglise catholique s’attaquent aujourd’hui, c’est le coeur et l’essence même de notre divine religion que nous devons défendre en fixant plus solidement Jésus-Christ dans les âmes et la société, d’où l’on veut l’exclure.

En 1981, c’est l’Eglise tout entière qui est invitée à prendre part à un temps fort de prière et de renouveau spirituel, en méditant le thème même du Congrès : "Jésus-Christ, pain rompu pour un monde nouveau" ; c’est alors l’Eglise qui se veut présente au monde, en méditant d’abord le mystère eucharistique, mais aussi en étudiant les moyens d’aborder et de servir les hommes les plus pauvres, en partageant avec eux le pain de la terre et le pain de l’amour et de la solidarité universelle, afin de construire, avec l’ensemble de l’humanité, un monde plus juste et plus fraternel. Marquée par le renouveau, dont elle a fait preuve depuis le concile de Vatican II, l’Eglise se présente comme le signe du salut pour tous les hommes. A cent ans d’intervalle, ce sont deux visages très différents de l’eucharistie que l’Eglise donne au monde, et particulièrement aux non-croyants. Au Congrès eucharistique de Lourdes, l’Eglise invite tous les catholiques, mais aussi tous les chrétiens des différentes confessions, à un approfondissement du sens même de l’eucharistie : celle-ci engage les chrétiens dans le sens d’une dynamique de partage et de responsabilité, au plan personnel comme à l’échelon mondial, en vue d’instaurer de nouvelles relations économiques internationales.

La grande originalité de ce Congrès réside certainement dans sa préparation ; pendant près de deux ans, les catholiques du monde entier ont été invités à préparer ce rassemblement de leurs délégués à Lourdes. Le thème même du Congrès "Jésus-Christ, pain rompu pour un monde nouveau" est un thème suffisamment riche pour permettre la réflexion personnelle et communautaire sur la signification de l’eucharistie dans la vie des chrétiens, invitant ceux-ci à se retrouver dans les dispositions de coeur et d’esprit qui pouvaient animer le Christ, lorsqu’il partageait son dernier repas avec ses disciples, dans la salle haute du Cénacle de Jérusalem : comme lui, le chrétien est invité à devenir un "pain rompu" pour le salut, matériel et spirituel, de ses frères. C’est ce que le Symposium de Toulouse, vaste préface au Congrès, réunissant trente-cinq nations, a voulu exprimer, en dépistant toutes les formes de l’égoïsme, personnel ou collectif, qui entravent la recherche d’un véritable partage évangélique. L’Eglise veut retrouver l’homme contemporain dans son besoin de justice et de solidarité, sans réduire cependant le sacrement de l’eucharistie à une éthique du partage des biens matériels ou à un simple combat politique pour la justice. Chaque chrétien, qui trouve sa nourriture dans le pain de l’eucharistie, est appela à donner le témoignage de son amour pour l’ensemble de l’humanité, dans les différents lieux de son existence concrète quotidienne en effectuant, chaque jour, une conversion de sa vie, à l’image même du Christ, pour répondre à la demande de ce milliard d’hommes et de femmes qui ont faim de pain, faim de justice, faim de liberté et faim de dignité.

Dans une déclaration officielle, en date du 14 Juin 1981, les évêques de la région apostolique du Midi de la France resituaient cette démarche du peuple chrétien dans la ligne même du message de Lourdes :

Par bien des aspects, les soucis de nos diocésains rejoignent ceux des laissés-pour-compte de la prospérité, lorsqu’en 1858, la Vierge Marie apparut à la plus chétive enfant d’une famille accablée par la misère. C’est au coeur de son dénuement que la petite Bernadette a reçu et transmis un message qui a rendu l’espérance à des millions et des millions de pèlerins. Par écho de l’Evangile, il nous invite à la conversion en orientant nos regards vers les plus pauvres. Ce même message peut aujourd’hui transformer nos vies et l’existence de notre pays. La source des maux n’est pas dans la disette des biens. La terre peut nourrir tous ses enfants. La racine du mal est dans l’égoïsme, individuel et collectif, qui provoque l’accaparement, sabote le partage, livre notre planète aux plus sauvages injustices, au gaspillage éhonté, à l’absurdité du surarmement, au fallacieux équilibre de la terreur. Il est urgent que les groupes humains et les nations inventent une autre façon de vivre ensemble. 

L’absence du pape Jean-Paul II, qui aurait souhaité être présent à ce Congrès et qui en a été empêché par l’attentat dont il a été la victime, n’empêche pas que Lourdes est devenue une sorte de capitale mondiale au coeur de la foi au Christ présent dans le monde par son eucharistie. Son représentant, le cardinal Bernadin Gantin, ancien archevêque de Cotonou, président de la Commission pontificale "Justice et Paix" et du Conseil "Cor unum", soulignait, par sa présence la dimension sacrificielle de l’eucharistie et la dimension universelle de toute célébration catholique. Le témoin des droits de l’homme, le pacifique qu’est Jean-Paul II, a été frappé comme une victime innocente ; son légat, Africain d’origine, souligne l’extension de l’Eglise, en dehors du monde blanc occidental. II faudra, sans doute, de nombreuses années pour que les retombées du quarante-deuxième Congrès eucharistique international deviennent monnaie courante dans l’Eglise catholique, mais la dynamique de la "présence de Celui qui rejoint les hommes sur leurs chemins" est en route. Le Christ ne cesse d’accompagner son Eglise, comme il marchait aux côtés des disciples d’Emmaüs, pour envoyer chacun de ses disciples proclamer sa présence continuelle à l’ensemble du monde et de l’humanité. C’est ce que proclame, à sa manière, la prière officielle de ce Congrès :

Notre Dieu et notre Père, Tu veux que tous les peuples forment l’unique peuple de tes enfants. Béni sois-tu.

Tu veux que toutes les races soient reconnues comme étant de ta race. Béni sois-tu.

Tu veux que toutes les langues rapprochent les hommes et proclament ton amour. Béni sois-tu.

Tu as envoyé ton Fils Jésus révéler ton visage, faire ta volonté de salut, rendre plus humain ce monde et donner sa vie pour que vienne ton règne. Béni sois-tu.

Écoute maintenant notre prière :

Envoie ton Esprit-Saint sur nous et sur tous ceux que le Congrès de Lourdes rassemble dans la foi. Nous t’en prions, Seigneur.

En gardant ta parole, à l’exemple de Marie, que ton Église progresse dans un amour universel. Nous t’en prions, Seigneur.

En partageant le pain de l’eucharistie, que nous devenions le Corps du Christ, pain rompu pour un monde nouveau. Nous t’en prions, Seigneur, par Jésus, le Christ, notre Seigneur. Amen.

Lourdes, cette cité que la mentalité catholique populaire considère toujours comme le domaine privilégié de la Vierge Marie, est devenue, par le Congrès eucharistique, ce qu’elle était déjà, d’une manière presque cachée, un centre de réflexion et de partage authentique de la foi chrétienne en l’eucharistie, permettant de mieux intégrer les pèlerins et, par eux, l’ensemble de la chrétienté, dans la tradition vivante de l’Eglise, dont la mission est de faire connaître la présence, invisible mais réelle, du Christ dans le monde. C’est cette présence même du Christ ressuscité qui fait de l’ensemble des chrétiens un seul et unique peuple, malgré sa diversité, qui fait de ce peuple multiforme le peuple de Dieu. Et l’impact du quarante-deuxième congrès eucharistique est tel qu’il a permis à toutes les confessions chrétiennes de se rendre compte de la nécessité de l’unité, une nécessité qui s’inscrit dans la ligne même de la célébration de celui qui est "le pain rompu pour un monde nouveau".

Un renouveau pour les pèlerinages

Certes, la plupart des pèlerinages catholiques ont toujours accordé une grande place à la célébration de l’eucharistie ; mais il est souvent arrivé que le peuple chrétien considérait la messe célébrée dans les différents lieux de pèlerinage comme une sorte de rite magique, en tout cas comme la sacralisation même de ce lieu. C’était une dégradation progressive de l’eucharistie elle-même. Dans le pèlerinage aux "lieux saints" à Jérusalem, cette célébration prenait ainsi un relief particulier, où le Christ avait institué le repas pascal chrétien... L’eucharistie devenait une sorte de fixation, locale ou temporelle, de ce que le Christ lui-même voulait signifier. Le Congrès eucharistique de Lourdes aura eu le mérité éminent de faire redécouvrir que l’eucharistie était l’élément dynamique de la vie du peuple chrétien ; elle est la "Pâque" de l’Eglise en marche, elle signifie la condition de pèlerin à chacun des chrétiens, en marche vers le Royaume de Dieu, vers le "monde nouveau". Et c’est à cette construction que tous les chrétiens, quels qu’ils soient, sont invités, en se laissant saisir par la main de Dieu. Ils sont sans doute nombreux, encore aujourd’hui, ces chrétiens qui changent la face du monde, en se laissant manoeuvrer par l’Esprit de Dieu. Ils sont sans doute nombreux, ces chrétiens qui écrivent dans "l’aujourd’hui de Dieu" les plus belles pages de l’Evangile vivant, en cette fin de vingtième siècle. Il serait sans doute difficile de faire le recensement exact de tous ces hommes et de toutes ces femmes, qui sont repérables par leur action présente dans le monde et pour lesquels les mass-média n’hésitent pas à faire quelque publicité, parfois tapageuse. Mais il faudrait surtout mentionner la foule innombrable des petits, des obscurs, des sans-grade et des sans-nom, qui transfigurent le monde, en vivant de l’amour de Dieu et en trouvant leur force dans l’eucharistie. Ce sont eux, croyants souvent méconnus, qui construisent, dès aujourd’hui, dans l’obscurité de leur vie quotidienne, le monde nouveau. Et ils invitent tous les chrétiens à venir les rejoindre dans cette construction.

Désormais, les pèlerinages, quels qu’ils soient, ne pourront plus faire l’économie de vivre sans cesse à l’heure eucharistique, telle qu’elle a sonné au Congrès de Lourdes. Les dévotions, qu’elles soient mariales ou autres ne pourront plus prédominer dans la démarche du pèlerin. Déjà, dans les pèlerinages organisés par les diocèses, la multiplication des carrefours vise à porter davantage l’attention vers les témoignages humains qui présentent cette édification du Royaume de Dieu dans le monde actuel et dans tous les secteurs de la vie concrète des hommes. De plus, désormais, la dimension sacramentelle de l’eucharistie va s’inscrire dans cette démarche : le sacrement n’est pas étranger à la vie quotidienne, il lui donne, au contraire, sa véritable dimension, en lui présentant son unique horizon : le Christ qui rassemble tous les hommes, dans leur condition pèlerine, pour les constituer en un seul peuple, le peuple de Dieu, qui travaille à l’édification du "monde nouveau".