Le sacrement des malades

 

La pensée de la mort effraye toujours. Quand un homme se trouve près de sa fin, son entourage entretient une sorte de complicité du silence, s'efforçant de lui cacher la perspective de la mort. Pour certaines personnes, gravement atteintes par la maladie et à qui l'on cache la vérité, sous de fallacieux prétextes, ce silence et cette conspiration constituent une véritable épreuve. La plupart de ces malades gravement atteints savent que l'unique issue de leur maladie, c'est l'endormissement dans le sommeil de la mort. Ils découvrent alors que leur entourage leur cache la vérité inéluctable, et ils entrent même parfois eux-mêmes dans cette conspiration, pour ne pas affoler les leurs. Parfois cependant, certains de ces malades ont la chance de rencontrer quelqu'un avec qui ils peuvent partager en vérité leurs derniers moments. Tous les hommes savent que la mort est le dernier acte de la vie, et cependant chacun vit toujours comme s'il ne devait jamais mourir.

Jusqu'au siècle dernier, la mort était un phénomène social au même titre que les autres grands actes de la vie courante. La mort se passait au sein d'une communauté d'hommes solidaires qui, malgré leur manque de culture, découvraient l'aspect mystérieux et sacré de la mort de l'un des leurs : il n'était pas question pour ces hommes de voler à l'un des leurs sa propre mort. En revanche, ce qui concernait les mystères de la naissance et de la vie relevait du domaine privé. Ainsi, les enfants savaient que leurs grands-parents, par exemple, étaient morts et entrés dans l'éternité mais ils ignoraient tous les secrets de l'amour humain. Aujourd'hui, c'est l'inverse qui se produit : plus aucun enfant ne croit que les enfants naissent dans les choux ou les roses, mais ces enfants sont tenus à l'écart de tout ce qui pourrait évoquer la mort de leurs proches. Il paraît même indécent de parler de la mort et même d'y penser. Les hommes sont entrés dans une société qui ne pense qu'à vivre : il faut dissimuler aux vivants le scandale de la fin de la vie, il faut que ceux qui sont prêts de leur fin aient le bon goût de mourir seuls, dans une salle d'hôpital parfaitement aseptisée, alors que, pour vaincre la mort, il faut oser l'affronter lucidement et activement.

L'"extrême"-onction

L'onction d'huile faite sur les malades, comme le recommandait la lettre de saint Jacques, était appelée "extrême", non pas parce qu'elle se pratiquait aux tout derniers moments de la vie, comme le souligne une interprétation trop étroite, qui s'est fait jour à la fin du dix-neuvième siècle, mais parce qu'elle était la dernière onction que le chrétien recevait dans l'ordre des sacrements positifs de l'Eglise, après l'onction du baptême, celle de la confirmation, et celle de l'ordre, le cas échéant. Elle n'était pas et ne pouvait pas être le signe de la fin de la vie, ce qui lui aurait enlevé toute dimension véritablement sacramentelle. L'onction des malades, comme entend l'appeler le concile Vatican II, n'est pas un sacrement pour les moribonds qui n'ont plus leur conscience et qui peuvent "passer" à tout moment, elle n'est pas un sacrement de mort, elle n'est pas un sacrement pour les morts, mais pour les vivants. Et il faut comprendre la légitime exaspération des prêtres que l'on dérange à toute heure de la nuit pour accomplir des rites pratiquement magiques sur des cadavres... pour que la famille puisse inscrire sur les avis nécrologiques : "muni (ou administré) des sacrements de notre sainte Mère l'Eglise"... L'hypocrisie présente dans la vie sacramentelle d'un grand nombre de chrétiens occasionnels se poursuit jusque dans la mort, comme si Dieu était simplement un juge tenant une comptabilité des devoirs accomplis dans les règles !

Une onction d'huile

Dans l'économie rurale ancienne, le blé, la vigne et l'olivier tenaient une grande place : le pain pour vivre, le vin pour bien vivre dans la joie, et l'huile pour le bon goût des aliments, pour l'entretien des forces physiques, pour l'éclairage... L'économie industrielle a changé quelque peu certaines de ces perceptions. Il n'est plus question d'utiliser l'huile de la même manière : les lampes à huile ont cédé la place à l'électricité et l'huile des athlètes est transformée en baumes plus ou moins chimiques...

Dans la tradition, le mot Christ, d'où dérive le terme de chrétien, signifie simplement : celui qui a reçu l'onction. Jésus est le Christ, l'Oint par excellence, celui qui a reçu la triple onction, sacerdotale, prophétique et royale, celui sur qui repose l'Esprit-Saint. Et c'est la raison pour laquelle l'onction d'huile a souvent été identifiée à la réception de l'Esprit-Saint. Mais Jésus lui-même n'a jamais pratiqué de telles onctions, elles ont été introduites dans les sacrements de l'Eglise pour signifier concrètement le terme de 'chrétien'. Le chrétien est celui qui reçoit une onction lui permettant de participer à la fonction royale, sacerdotale et prophétique du Christ, par le baptême, la confirmation et éventuellement par l'ordre. Le chrétien est celui qui reçoit une onction lui permettant d'entrer de plain-pied dans la grande fête de la guérison et du pardon définitif, dans la grande assemblée des saints, par l'onction des malades.

Mais l'onction n'a cependant pas la même signification dans les différents sacrements où elle s'applique. Pour les malades, ce n'est pas un geste de consécration au Christ, mais un geste de réconfort et de guérison de la part du Christ. La théologie a associé le pardon et la guérison :

Par cette onction sainte, que le Seigneur, en sa grande bonté, vous réconforte par la grâce de l'Esprit-Saint. Ainsi, vous ayant libéré de tous vos péchés, qu'il vous sauve et vous relève.

Si le pardon est associé à la guérison, c'est le signe même que le péché est lui aussi associé à la maladie et à sa conséquence ultime, la mort. Le rapport entre le pardon des péchés et la guérison est nettement mis en relief dans l'épisode évangélique du paralysé de Capharnaüm. Jésus n'est pas un guérisseur comme les autres, il est véritablement le sauveur de tous les hommes, celui qui les délie de toutes les entraves du péché et de la mort. Les Douze, envoyés en mission par Jésus, accomplissent des onctions d'huile, ainsi qu'en témoigne l'évangéliste Marc, qui parle aussi certainement des premières pratiques de l'Eglise :

Ils partirent et proclamèrent qu'il fallait se convertir. Ils chassaient de nombreux démons, ils faisaient des onctions d'huile sur beaucoup de malades et les guérissaient (Mc. 6, 12-13).

Ces onctions d'huile ne sont pas des remèdes, mais des symboles rituels, elles n'ont pas de fonctions curatives en elles-mêmes, mais elles signifient la puissance que le Christ Jésus peut avoir sur toute forme de maladie.

La communauté et ses malades

L'auteur de la lettre de saint Jacques, probablement un juif qui s'est converti, a collecté un certain nombre de renseignements sur la vie des premières communautés qui s'appuyaient sur le témoignage apostolique. Et, en fin de lettre, il écrit :

L'un de vous est-il malade ? Qu'il fasse appeler les anciens (les prêtres) de l'Eglise, et qu'ils prient sur lui après avoir fait une onction d'huile au nom du Seigneur. La prière de la foi sauvera le patient, le Seigneur le relèvera, et s'il a des péchés sur la conscience, ils lui seront pardonnés. Confessez donc les uns aux autres vos péchés et priez pour les autres afin que vous soyez guéris (Ja. 5, 14-15).

L'un de vous est-il malade ? Il ne s'agit pas d'un agonisant, mais de quelqu'un dont les forces ont disparu et qui n'est plus capable de se rendre personnellement au lieu de rassemblement de la communauté. C'est l'Eglise elle-même qui se déplace alors vers lui, en la personne de ses prêtres, et c'est littéralement un ordre que l'auteur de cette lettre donne aux malades. C'est le malade qui doit demander la prière de l'Eglise et l'onction d'huile qui signifie sa foi au Christ sauveur. L'onction d'huile n'est pas un geste magique, mais une demande de foi. Le salut qui sera accordé au malade, ce n'est pas nécessairement le salut temporel, mais celui que la foi espère, le salut éternel.

Le Seigneur le relèvera, c'est-à-dire le ressuscitera, le fera se lever. C'est parce que le Christ est ressuscité, qu'il s'est relevé des morts qu'il peut relever les malades et les morts. Si la guérison physique est accordée au malade, ce relèvement lui permettra de mener une vie sainte dans le monde, et si l'heure de son passage est arrivée, l'onction d'huile le marque pour la résurrection finale. S'il a des péchés sur la conscience : le malade n'est pas nécessairement, dans la tradition chrétienne, un homme marqué par ses péchés personnels, mais il est marqué par sa participation à l'ensemble de l'humanité pécheresse...

Le sacrement des mourants

L'onction des malades est un sacrement réservé, comme son nom l'indique, à ceux qui sont malades, et non pas seulement à ceux qui vont mourir. En principe, toute maladie peut mettre la vie en danger, surtout si l'âge du malade est particulièrement avancé. L'onction des malades est recommandée quand le malade commence à être en danger. Le rituel actuel du sacrement évoque les circonstances où il est légitime de le demander : avant une opération chirurgicale, en cas de maladie sérieuse, quand un vieillard sent ses forces décliner, même sans qu'une maladie sérieuse ne vienne le frapper, aux malades qui ont sombré dans l'inconscience si ce que l'on connaît de leur foi permet que penser que, conscients, ils l'auraient demandé. Mais si le malade est déjà mort quand le prêtre arrive, celui-ci ne peut pas accomplir un simulacre de sacrement : il peut simplement prier Dieu de pardonner les péchés du défunt et de l'accueillir dans son Royaume. L'onction des malades peut être donnée plusieurs fois si la situation, qui a pu s'améliorer, est redevenue préoccupante.

L'onction des malades n'est pas accordée à ceux qui peuvent mourir accidentellement. Elle n'est pas donnée aux condamnés à mort qui vont être exécutés, aux soldats qui partent en guerre... Le sacrement des mourants (ou des candidats à la mort), c'est l'eucharistie donnée en viatique.

Le viatique

Ce n'est pas une communion comme les autres, mais c'est le sacrement du grand passage, le dernier sacrement. Son nom veut simplement dire : sacrement du voyage. Cette extrême communion n'est plus appelée à donner des forces pour le combat de la vie terrestre, mais à donner la force et la grâce de quitter le monde présent avec le Ressuscité de Pâques. C'est pour assurer le viatique, en cas de péril de mort imprévue, que l'Eglise conserve une réserve eucharistique dans le tabernacle. La dévotion à l'eucharistie devrait se souvenir que le tabernacle contient le Corps du Ressuscité qui pourra être porté à un frère malade, prêt à accomplir son dernier voyage. Mais on ne fait pas communier un inconscient. C'est la raison pour laquelle le rituel demande que le mourant redise la foi de l'Eglise avant de recevoir l'eucharistie, chaque fois que cela est possible. C'est dans cette foi qui fait vivre que le mourant affirme qu'il veut mourir.