La conception catholique de l'Eglise

Dans le grec profane ecclesia est un terme qui désigne l'assemblée populaire ; mais, en employant ce terme pour signifier leur rassemblement, les premiers chrétiens ont aussi voulu dépasser la simple dimension de l'assemblée populaire, pour indiquer que leur propre rassemblement était celui du peuple de Dieu convoqué pour célébrer le culte divin. Et le même mot désignait aussi bien une église locale, si petite était-elle, une communauté d'hommes et de femmes qui avaient mis leur foi en Jésus, Christ et Seigneur, que tout l'ensemble de la chrétienté, ce qui se présente comme l'Eglise universelle. L'église locale était la représentation concrète de l'Eglise universelle, qui n'est pas et ne peut pas être une communauté créée simplement par des hommes, puisqu'elle est la communauté des hommes sauvés par l'action rédemptrice du Christ Jésus. Toutefois, en tant qu'elle est aussi une communauté humaine, elle a nécessairement une structure sociale déterminée.

Une réalité géographique

Le catholicisme souligne premièrement la visibilité de l'Eglise du Christ, visibilité qui repose sur le corps social qu'est l'ensemble de la communauté des hommes rassemblés par leur foi en Jésus-Christ, Sauveur. A la suite du deuxième concile oecuménique du Vatican (1962-1965), le catholicisme s'est affranchi de la hantise de la primauté par rapport aux autres confessions chrétiennes, comme il s'est également affranchi de la hantise de la primauté de l'évêque de Rome sur tous les autres évêques. Le nombre d'Églises chrétiennes historiquement apparues rend impossible la revendication d'absolu par l'une quelconque d'entre elles, et particulièrement par l'Eglise catholique romaine, en ce sens qu'elle prétendrait être la seule véritablement universelle, mais aussi la seule voie d'accès au salut pour les hommes. L'Eglise catholique devient ainsi une des formes de l'unique Eglise de Jésus-Christ, dans laquelle se fait le rassemblement de l'ensemble du peuple de Dieu. C'est là une réforme importante, voire une révolution, dans la conception même du catholicisme sur la dimension de l'Eglise. Si le Christ, en quittant cette terre, a laissé à une société visible le soin de prolonger et d'approfondir son message, il a laissé à cette société apostolique la charge de s'organiser elle-même, au risque même des ruptures qui pourraient se produire ultérieurement. A ce propos, il serait possible de remarquer qu'au moment de l'institution de l'eucharistie, moment fondateur de l'Eglise, Jésus prit le pain, il le rompit avant de le remettre à ses apôtres, en leur disant : Ceci est mon Corps.

Il est permis d'y lire une connotation relative à l'Eglise : comme le pain est le Corps du Christ quand il est rompu, l'Eglise devient le Corps du Christ, même quand elle est divisée, manifestant que l'unité, qu'elle recherche et qu'elle poursuit, ne peut se faire indépendamment d'une fraction. C'est également dans le même sens que peut être entendue la prière de Jésus, après son dernier repas, juste avant son arrestation et sa condamnation à mort : Que tous soient un, comme toi, Père, tu es en moi et que je suis en toi, qu'ils soient un en nous eux aussi, afin que le monde croie que tu m'as envoyé.

Cette prière pour l'unité porte en elle-même la trace, la marque d'une absence, d'une rupture possible, éventuelle, de cette unité. La particularité d'une Eglise ne peut donc couvrir l'universalité de l'unique Eglise de Jésus-Christ, tout au plus peut-elle signifier un caractère de visibilité, qui est une nécessité pour les croyants. Le Christ n'a pas confié son message dans un livre, où il aurait donné lui-même les instructions nécessaires au salut des hommes. Son message, il l'a confié totalement à des hommes, risquant alors qu'il soit mal compris par les uns, trahi par d'autres. 

Confié à des hommes, qui ont également reçu du Christ l'Esprit-Saint qui les éclaire, le message chrétien a été codifié au cours des siècles, afin d'assurer sa permanence dans une sorte de reconnaissance mutuelle des croyants. Cette codification se trouve très tôt dans les symboles de la foi : Symbole des Apôtres, qui énonce lu foi prêchée aux débuts de l'Eglise par les Apôtres, et Symbole de Nicée-Constantinople (325-381) qui énonce la foi authentique en face de l'hérésie d'Arius, lequel mettait en cause la filiation divine du Christ Jésus. Ces symboles ne sont pas d'abord des règles dogmatiques de la foi, mais plutôt des opérateurs de reconnaissance entre les sujets croyants. Il est remarquable que ces symboles de la foi demeurent dans les grandes confessions chrétiennes, alors même qu'elles peuvent interpréter différemment tel ou tel énoncé de ces symboles. Aussi certains pourront-ils être quelque peu surpris d'entendre, au cours d'un culte réformé, la proclamation de la foi : Je crois en l'Eglise, une, sainte, catholique et apostolique, les protestants parlant alors de la catholicité de l'Eglise de Jésus-Christ, dans une acception différente de l'Eglise catholique, qui se spécifie immédiatement dans son rapport à Rome.

Une réalité temporelle

La seconde distinction du catholicisme, en tant qu'il diffère des autres confessions chrétiennes, réside dans l'importance accordée à la Tradition. Sans dire que cette dernière occupe une place aussi capitale que la Bible, la Parole de Dieu, il faut convenir que l'Eglise catholique, notamment depuis le concile de Trente (1545-1563), reconnaît comme seconde source de la révélation de Dieu les traditions dont l'histoire de l'Eglise est remplie, comme les textes des différents Pères de l'Eglise ancienne et les déclarations des conciles antérieurs. Seulement, il ne saurait être question de faire de ces traditions quelque chose de figé ou de mécanique. Il faut les considérer comme l'authentique développement de l'événement fondateur de la foi chrétienne. D'ailleurs, on peut distinguer deux formes à la conception de la tradition. Premièrement, la tradition apostolique, qui est chose divine, en ce que les apôtres sont les organes transmetteurs de l'Esprit qui leur fait découvrir la profondeur insoupçonnée du message de Jésus-Christ. Deuxièmement, par suite de la disparition des apôtres, peut s'installer la tradition ecclésiastique : celle-ci est un processus humain, bien que pas simplement humain, en ce sens que ce sont effectivement des hommes qui transmettent l'héritage du Christ et des apôtres, mais qu'ils ne le font pas isolément et indépendamment de l'animation de l'Esprit-Saint. Ce sont des hommes appelés et mandatés par l'Eglise, qui sont ainsi délégués par Dieu lui-même pour prolonger la tradition issue des apôtres. La tradition, dans le sens que peut lui donner le catholicisme, vient au secours de l'Écriture pour lui donner un principe d'interprétation, un éclairage qui ne se trouve pas immédiatement dans Écriture II ne s'agit pas pour la tradition de supplanter le message chrétien, mais de lui donner une intelligibilité adaptée à telle ou telle époque particulière de l'histoire et reconnue à travers toutes les Églises catholiques rattachées à l'Eglise de Rome. D'ailleurs, l'Eglise catholique pourrait se définir pratiquement comme une tradition vivante : elle a la mission de transmettre ce qui a été confié aux apôtres et à leurs successeurs, et il ne s'agit pas pour elle de se fixer dans une forme unique de la tradition, en excluant les apports plus récents des développements du dogme ou de la réflexion théologique.

C'est au sujet de la tradition que s'est déclenchée, après le concile Vatican II, une crise à l'intérieur même de l'Eglise catholique, crise du traditionalisme qui s'est cristallisé autour de Monseigneur Lefebvre ; à toutes les époques, et surtout dans les périodes de troubles et de bouleversements, particulièrement après les conciles de l'Eglise, des hommes ont proclamé leur attachement et leur fidélité aux traditions plus anciennes et manifesté leur scepticisme devant toutes les innovations. Marcel Lefebvre, depuis l'achèvement du concile Vatican II n'a cessé de revendiquer le droit de faire l'expérience de la tradition. Seulement, sa conception de la tradition, dans l'Eglise, s'arrête à une certaine époque : il ne veut pas reconnaître comme faisant intégralement partie de la tradition ecclésiastique les dernières décisions conciliaires. Il est sans doute légitime de poursuivre les règles admises autrefois, mais la tradition de l'Eglise est une tradition vivante, elle n'est jamais achevée. Aussi ne convient-il pas d'exclure de l'ensemble de la tradition les déclarations les plus récentes de l'Eglise en son magistère.

La tradition ne peut pas s'ossifier dans des formules du passé, certainement saintes et d'une vénérable antiquité, mais qui, dans leur formulation même, interdisent tout effort pour une adaptation vivante aux exigences actuelles de l'évangélisation du monde contemporain. L'aggiornamento réclamé avec une insistance prophétique par le pape Jean XXIII, ne va à l'encontre ni de la foi ni de la tradition ; ce n'est pas une tentative désordonnée, une "mise au goût du jour" de l'Évangile et du dogme chrétien. C'est plus exactement une bouffée d'air pur, d'air vivifiant, apportée à une Eglise qui se sclérosait de toutes parts et qui était totalement déphasée par rapport au monde d'aujourd'hui, enfermée qu'elle était dans des schémas hérités d'un monde socioculturel ancien : L'Eglise, déclarait alors Jean XXIII, ne doit pas se replier sur elle-même, mais aller de l'avant. Et cela ne peut se faire que dans un langage susceptible d'être compris par les hommes de ce vingtième siècle.

La tradition, dans l'Eglise, c'est sans doute ce qui est le plus vivant en elle, car c'est l'oeuvre même de l'Esprit-Saint qui continue de s'accomplir jusqu'à conduire à son achèvement ce qui a été inauguré par la prédication de Jésus et qui s'est poursuivi depuis par la prédication apostolique, à la lumière de l'événement singulier de la résurrection du Christ qui a apporté aux disciples la confirmation divine de l'authenticité du message de Jésus de Nazareth. La tradition représente une forme nécessaire de la continuité entre l'époque apostolique et l'époque actuelle : en dehors même de cette continuité reconnue, il ne serait point d'Eglise catholique véritable.

Le catholicisme est la forme de l'Eglise qui confesse le message chrétien, tel qu'il a été reçu des apôtres, lesquels l'avaient eux-mêmes reçu du Christ mort et ressuscité, en le transmettant de génération en génération (tradition) par une institution humaine organisée (la société Eglise) et rattaché à Rome, en tant que Rome représente le siège apostolique de Pierre. L'Eglise de Rome est reconnue depuis les premiers siècles comme l'Eglise mère de toutes les Églises, mais ce statut n'implique pas une suprématie tyrannique : être mère des Églises signifie, pour l'Eglise de Rome, être au service de toutes les Églises qui rassemblent l'unique peuple de Dieu. C'est sans conteste une des grandes redécouvertes du dernier concile que d'avoir restauré cet aspect de service dans le catholicisme, oubliant la tentation de suprématie absolue, qui avait été le fait de certaines générations antérieures. Aussi la condition de l'Eglise, en tant que société humaine, s'est-elle quelque peu modifiée sous l'influence de la réflexion conciliaire et post-conciliaire.

Le Christ a confié son Eglise à Pierre

Selon la tradition catholique, dans la succession apostolique, le pape, l'évêque de Rome jouit d'une situation particulière et même privilégiée ; si la succession apostolique est bien la permanence du service confié aux apôtres, malgré la disparition de ceux qui l'ont d'abord assuré, un service particulier a été réservé à Pierre, qui a terminé sa vie, par le martyre, à Rome. Les premiers écrits du Nouveau Testament soulignent déjà une certaine primauté de Pierre, dans le collège des apôtres. C'est ainsi que le premier texte, dans l'ordre chronologique de la rédaction des écrits néotestamentaires, vient de la lettre que Paul adresse aux chrétiens de Corinthe :

Je vous rappelle, frères, Évangile que je vous ai annoncé, que vous avez reçu, auquel vous restez attachés, et par lequel vous serez sauvés, si vous le retenez tel que je vous l'ai annoncé ; autrement, vous auriez cru en vain. Je vous ai transmis en premier lieu ce que j'avais reçu moi-même : Christ est mort pour nos péchés, selon les Écritures. Il a été enseveli, il est ressuscité le troisième jour, selon les Écritures Il est apparu à Céphas, puis au douze (1 Co. 15, 1-5).

Paul donne pratiquement toujours à Pierre le nom de Céphas, et Il mentionne celui-ci comme ayant été le premier des apôtres à constater la résurrection du Seigneur Jésus-Christ, par l'apparition qui lui a été faite : il est le premier à recevoir ce qui va être donné à tous les autres, par la suite. Paul accordait déjà une certaine primauté à Pierre dans la qualité d'apôtre et dans la communauté des douze ; et cette primauté se trouve confirmée dans l'exercice que Pierre fait de son autorité, dans le témoignage, qu'il est également le premier à porter, bien qu'il ne soit pas isolé de la communauté des autres apôtres, au jour de la Pentecôte. De plus, les évangélistes synoptiques s'accordent pour désigner Pierre comme le premier des disciples à être appelé et envoyé par Jésus, et leur liste des apôtres commence toujours par Pierre pour s'achever avec la mention de Judas quand bien même l'ordre des dix autres apôtres est variable d'un auteur à l'autre. Un changement de nom est même lié à la vocation de Pierre : Simon, le pêcheur galiléen, sera appelé Pierre, en araméen Céphas, c'est-à-dire Roc. Ce nouveau nom est resté, surclassant définitivement le nom de Simon ; dans la mentalité sémitique, le changement de nom était véritablement un changement de personnalité ; en donnant à Simon, dont le caractère était spontané, impétueux, le nom de Pierre, Jésus lui crée une personnalité nouvelle, à lui qui était si peu, par nature, un roc. Mis à part les deux frères, Jacques et Jean, fils de Zébédée, que Jésus appelle "Boanerguès", c'est-à-dire "fils du tonnerre" (mais ce surnom ne leur est pas resté, preuve qu'il était simplement occasionnel), aucun autre homme appelé par Jésus ne reçoit un autre nom. Tout porte à croire que le nouveau peuple de Dieu qui se forme, par la vocation des disciples, trouvera ses fondations dans le Roc que Simon-Pierre doit incarner.

La tradition catholique fait aussi appel à un autre texte évangélique pour justifier la primauté de Pierre : c'est un texte de l'évangile selon saint Matthieu, où Pierre reconnaît en Jésus le Fils de Dieu :

Arrivé dans la région de Césarée de Philippe, Jésus interrogeait ses disciples : Au dire des hommes, qui est le Fils de l'homme ? Ils dirent : Pour les uns, Jean le Baptiste, pour d'autres, Élie, pour d'autres encore Jérémie ou l'un des prophètes. Il leur dit : Et vous, qui dites-vous que je suis ? Prenant la parole, Simon-Pierre répondit : Tu es le Christ, le Fils du Dieu vivant. Reprenant alors la parole, Jésus lui déclara : Heureux es-tu, Simon, fils de Jonas, car ce n'est pas la chair et le sang qui t'ont révélé cela, mais mon Père qui est aux cieux. Et moi, je te le déclare : Tu es Pierre, et sur cette pierre je bâtirai mon Eglise, et la puissance de la mort n'aura pas de force contre elle. Je te donnerai les clefs du Royaume des cieux ; tout ce que tu lieras sur la terre sera lié aux cieux, et tout ce que tu délieras sur la terre sera délié aux cieux. (Mt. 16, 13-19) 

Pierre, en prenant ainsi la parole, se présente comme le porte-parole des autres disciples. De nombreux épisodes évangéliques montrent qu'il joue très souvent ce rôle dans les relations que les disciples pouvaient avoir avec leur Maître. Les douze ne le considèrent cependant pas comme leur chef - celui-ci, c'est Jésus -, mais comme le premier parmi eux. A l'interrogation de Jésus, Pierre répond : Tu es le Christ, le Fils du Dieu vivant. D'après l'évangéliste Marc, Pierre répond, plus simplement : Tu es le Christ, phrase qui a toutes les chances d'être la parole prononcée par Pierre, car Matthieu anticipe sur la foi de Pierre et sur celle des chrétiens, telle qu'elle se manifestera après la résurrection, comme fondement de l'Eglise naissante. Pour que l'Eglise trouve son assise véritable, il faut qu'elle reconnaisse en Jésus non seulement le Christ, le Messie, l'envoyé de Dieu annoncé par les prophètes, mais le propre Fils de Dieu. Et dans la réponse de Pierre, Jésus découvre comme le signe d'un choix de Dieu, son "Père qui est aux cieux", qui lui a révélé l'identité de Jésus : sans la lumière accordée par le Père, Pierre n'aurait pas pu reconnaître en Jésus le Christ, le Fils de Dieu, avec le secours des seules forces humaines, symbolisées ici par "la chair et le sang". Aussi Jésus lui confie-t-il l'administration de sa maison, dont les clefs seront le symbole même : Pierre se trouve ainsi désigné pour administrer l'Eglise en lieu et place de Jésus.

Mais la question la plus importante est de savoir si la promesse de Jésus visait seulement la personne de Pierre ou si elle visait également la personne de ses successeurs. Or Pierre ne semble pas avoir emporté dans la tombe ses privilèges, car l'ensemble de l'Eglise aurait ressenti sa mort comme un événement très important, alors que la mort de l'apôtre lui-même ne semble pas avoir marqué un changement de structure dans la vie de l'Eglise.

Bien que la plupart des écrits néotestamentaires aient été rédigés t après la mort de Pierre, aucun n'en fait mention ; et pas plus aujourd'hui que dans le passé, avant la mort de Pierre, les puissances de mort n'ont jamais été plus fortes que l'Eglise. Aussi les catholiques pensent-ils que la promesse que Jésus a faite à Pierre a une valeur et une portée pour toute l'histoire de l'Eglise, contre laquelle les puissances de la mort n'ont jamais eu aucun pouvoir.

Toutefois, une difficulté sérieuse contre l'idée d'une primauté de Pierre vient de l'ensemble de la théologie de Paul, telle qu'il l'exprime particulièrement dans la lettre aux Galates. Pourtant, Pierre et Paul étaient partisans d'une seule et même doctrine, et l'un comme l'autre pensaient que, pour le bien des chrétiens, il fallait accepter de faire quelques concessions, même lorsque Paul reproche vivement à Pierre des concessions qui lui paraissent ambiguës, comme ce fut le cas à Antioche (Gal. 2, 11-14) ; Pierre avait, en effet, cédé à la pression du clan des judéo-chrétiens qui voulaient imposer les pratiques juives dans l'unique Eglise de Jésus-Christ. Cette pression venait des milieux de l'apôtre Jacques, dont la théologie restait fortement enracinée dans le judaïsme, à tel point qu'il est même possible de se demander si ce Jacques qui était devenu le chef de l'Eglise de Jérusalem était véritablement l'un des douze. Les partisans de ce Jacques, les chrétiens de Jérusalem semblaient faire une sérieuse opposition à la venue des païens dans l'Eglise, en s'appuyant sur la doctrine de Paul, qui n'exigeait que la foi sans les pratiques juives. Paul a fait tout ce qui était en son pouvoir pour maintenir l'unité de l'Eglise, en recourant chaque fois qu'il était nécessaire à Pierre, dont la qualité d'apôtre du Seigneur n'était pas discutée. Même si des désaccords ne cessent de subsister entre Pierre et Paul, ce dernier se soumet toujours à l'autorité de celui qui se présente comme la norme même de toute la catholicité de l'Eglise, Pierre, qui incarne également l'apostolicité de cette Eglise : être chrétien s'exprime dans le fait d'être avec les apôtres et de suivre leur enseignement oral.

Les protestants eux-mêmes n'hésitent plus aujourd'hui à reconnaître le rôle particulièrement important de Pierre dans la fondation de l'Eglise de Rome, tout en soulignant également l'exercice de la prédication de Paul dans cette communauté chrétienne. Mais ce serait faire un sérieux anachronisme que rechercher dans Écriture une justification à la compréhension actuelle de la primauté de l'évêque de Rome. Seulement, force est de constater que, depuis presque deux millénaires, cette Eglise a eu conscience d'être la tête de toutes les Églises catholiques répandues à travers le monde. Bien qu'elle soit encore actuellement contestée par de nombreux chrétiens, la papauté, en tant qu'elle manifeste la succession de l'autorité apostolique de Pierre, occupe une place privilégiée dans la conception que les catholiques romains se font de l'Eglise.

La tradition de l'Eglise affirme que Pierre est venu à Rome et que c'est sur la tombe de ce pécheur galiléen qu'a été édifiée la basilique Saint-Pierre. Les fouilles, entreprises sous le pontificat de Pie XII, au cours de la seconde guerre mondiale, ont confirmé que Pierre a subi le martyre sous la persécution de Néron, aux alentours de l'année 67 et qu'il fut enseveli à proximité du lieu de son supplice, sur la colline du Vatican. Et, le 26 juin 1968, Paul VI affirmait : Les reliques de saint Pierre ont été identifiées d'une façon que nous pouvons considérer comme convaincante.

La présence de nombreuses tombes, tassées autour d'une même tombe, permet de penser que les chrétiens de Rome voulaient recevoir leur sépulture dans la proximité de celle de l'apôtre qui avait été le premier pasteur de leur communauté. Et la construction d'une basilique en ce lieu, sous l'empereur Constantin, confirme cette hypothèse de la présence du tombeau de Pierre en cet endroit. La nature et la position de ce terrain où fut édifiée la basilique constantinienne apparaît, en fait, comme un choix contraire au bon sens, et donc ce choix marque l'importance même que les premières communautés romaines ont accordées à ce lieu. C'est là que Pierre avait confessé sa foi, jusqu'au don de son sang par une crucifixion, la tête en bas, dans le cirque privé de l'empereur Néron. Au moment même où le Christ confiait une mission pastorale à Pierre :

Pais mes brebis. En vérité, en vérité, je te le dis, quand tu étais jeune, tu nouais ta ceinture et tu allais où tu voulais ; lorsque tu seras devenu vieux, tu étendras les mains et c'est un autre qui nouera ta ceinture et qui te conduira là où tu ne voudrais pas. Jésus parla ainsi pour indiquer de quelle mort Pierre devait glorifier Dieu ; et sur cette parole, Jésus ajouta : Suis-moi (Jn. 21, 18-19).

Au moment même de cette mission, Jésus indique à Pierre que le chemin qu'il devra suivre sera celui du martyre, et vraisemblablement le martyre de la croix, signifié par le fait que l'apôtre devra "étendre les mains".

En dehors de Rome, les Églises catholiques ont reconnu généralement que le privilège confié à Pierre s'était transmis à ses successeurs ; mais, dès les premiers siècles, les Églises d'Afrique et d'Orient ne mettaient pas le même sens que celui dont Rome se voulait dépositaire ; l'autorité du siège de Rome n'était pas considérée comme isolée de l'ensemble de l'autorité ecclésiale des autres sièges apostoliques. En revanche, l'Occident admit très bien l'autorité dont le Siège de Rome estimait être investie, et il reconnut une sorte de monarchie sacerdotale en face de la monarchie civile et impériale.

Le dogme de la primauté de l'Eglise romaine a été affirmé solennellement par le deuxième concile oecuménique de Lyon, où l'Eglise d'Orient ne fut pas véritablement représentée :

La sainte Eglise romaine possède aussi la primauté et autorité souveraine et entière sur l'ensemble de l'Eglise catholique. Elle reconnaît sincèrement et humblement l'avoir reçue, avec la plénitude du pouvoir, du Seigneur lui-même, en la personne du bienheureux Pierre, chef ou tête des apôtres, dont le pontife romain est le successeur. Et comme elle doit, par-dessus tout, défendre la vérité de la foi, ainsi les questions qui surgiraient à propos de la foi doivent être définies par son jugement... A elle sont soumises toutes les Églises dont les prélats lui rendent obéissance et révérence. Sa plénitude de pouvoir est si établie que les autres Églises sont admises à partager sa sollicitude. Cette même Eglise romaine a honoré beaucoup Églises, et surtout les Églises patriarcales, de divers privilèges, sa prérogative étant cependant toujours sauve dans les conciles généraux comme dans d'autres occasions (6 juillet 1274)

Le concile de Florence, où l'Eglise grecque participa activement, définit, par un décret la primauté du pape sur toute l'Eglise et l'ordre des sièges patriarcaux :

Nous définissons aussi que le Saint-Siège apostolique et le pontife romain possèdent la primauté sur toute la terre ; que ce pontife romain est le successeur du bienheureux Pierre, le chef des apôtres et le vrai vicaire du Christ, la tête de toute l'Eglise, le père et le docteur de tous les chrétiens ; qu'à lui, dans la personne du bienheureux Pierre, a été confié par notre Seigneur Jésus-Christ plein pouvoir de paître, de régir et de gouverner toute l'Eglise, comme le disent les actes des conciles oecuméniques et les saints canons. En outre, nous déclarons de nouveau l'ordre des autres vénérables patriarches, transmis dans les canons : le patriarche de Constantinople est le deuxième après le très saint pontife romain, celui d'Alexandrie le troisième, celui d'Antioche le quatrième, celui de Jérusalem le cinquième, tous leurs privilèges et droits étant évidemment saufs (6 juillet 1439).

Le premier concile du Vatican définit, en des termes comparables, l'institution de la primauté apostolique du siège romain :

Nous enseignons donc et déclarons, suivant les témoignages de Évangile que la primauté de juridiction sur toute l'Eglise de Dieu a été promise et donnée immédiatement et directement au bienheureux apôtre Pierre par le Christ notre Seigneur. C'est, en effet, au seul Simon, auquel il avait été déjà dit : Tu t'appelleras Céphas, après que celui-ci l'avait confessé en ces termes : Tu es le Christ, le Fils du Dieu vivant, que le Seigneur adressa ces paroles solennelles : Bienheureux es-tu, Simon, fils de Jonas, car ce n'est ni la chair ni le sang qui te l'ont révélé, mais mon Père qui est dans les cieux ; et moi, je te dis que tu es Pierre et que sur cette Pierre je bâtirai mon Eglise, et les portes de l'enfer ne prévaudront pas contre elle. Et tout ce que tu lieras sur la terre sera lié dans le ciel, et tout ce que tu délieras sur la terre sera délié dans le ciel. Et c'est au seul Simon Pierre que Jésus, après sa résurrection, conféra la juridiction de souverain pasteur et de chef suprême sur tout son troupeau en disant : Pais mes agneaux, pais mes brebis.

Cette doctrine si claire des saintes Écritures se voit opposer ouvertement l'opinion fausse de ceux qui, pervertissant la forme de gouvernement instituée par le Christ, notre Seigneur, nient que Pierre seul se soit vu doté par le Christ d'une primauté de juridiction véritable et proprement dite, de préférences aux autres apôtres, pris soit isolément soit tous ensemble, ou de ceux qui affirment que cette primauté n'a pas été conférée directement et immédiatement au bienheureux Pierre, mais à l'Eglise et, par celle-ci, à Pierre comme à son ministre. Si quelqu'un donc dit que le bienheureux apôtre Pierre n'a pas été établi par le Christ notre Seigneur chef de tous les apôtres et tête visible de toute l'Eglise militante ; ou que ce même apôtre n'a reçu directement et immédiatement du Christ notre Seigneur qu'une primauté d'honneur et non une primauté de juridiction véritable et proprement dite, qu'il soit anathème... C'est pourquoi, nous fondant sur le témoignage évident des saintes lettes et suivant les décrets explicitement définis de nos prédécesseurs, les pontifes romains, comme des conciles généraux, nous renouvelons la définition du concile oecuménique de Florence... En conséquence, nous enseignons et déclarons que l'Eglise romaine possède sur toutes les autres, par disposition du Seigneur, une primauté de pouvoir ordinaire, et que ce pouvoir de juridiction du pontife romain est immédiat et vraiment épiscopal. Les pasteurs de tout rang et de tout rite et les fidèles, chacun séparément et tous ensemble, sont tenus au devoir de subordination hiérarchique et de vraie obéissance, non seulement dans les questions qui concernent la foi et les moeurs, mais aussi dans celles qui touchent à la discipline et au gouvernement de l'Eglise répandue dans le monde entier. Ainsi, en gardant l'unité de communion et de profession de foi avec le pontife romain, l'Eglise est un seul troupeau sous un seul pasteur. Telle est la doctrine de la vérité catholique, dont personne ne peut s'écarter sans danger pour sa foi et son salut... C'est pourquoi, nous attachant fidèlement à la tradition reçue dès l'origine de la foi chrétienne, pour la gloire de Dieu notre sauveur, pour l'exaltation de la religion catholique et le salut des peuples chrétiens, avec l'approbation du saint concile, nous enseignons et définissons comme un dogme révélé de Dieu : le pontife romain, lorsqu'il parle ex cathedra, c'est-à-dire lorsque remplissant sa charge de pasteur et de docteur de tous les chrétiens, il définit, en vertu de sa suprême autorité apostolique, qu'une doctrine sur la foi ou les moeurs doit être tenue par toute l'Eglise, jouit, par l'assistance divine à lui promise en la personne de saint Pierre, de cette infaillibilité dont le divin rédempteur a voulu que fut pourvue son Eglise lorsqu'elle définit la doctrine sur la foi et les moeurs. Par conséquent, ces définitions du pontife romain sont irréformables par elles-mêmes et non en vertu du consentement de l'Eglise (18 juillet 1870).

La succession de Pierre, dans l'Eglise catholique, apparaît ainsi comme une succession personnelle, en raison du rôle personnel qu'il a pu jouer dans la communauté des Douze disciples privilégiés par Jésus de Nazareth, douze dont il fit ses émissaires particuliers pour l'évangélisation du monde entier. Pierre et ses successeurs sont perçus dans l'Eglise catholique comme les chefs du corps ecclésial, quels que soient les défauts humains dont ils ont pu être porteurs au cours des siècles de l'histoire.

La collégialité du corps apostolique

Le rôle de Pierre dans la communauté des douze ayant été bien spécifié par les écrits néotestamentaires, celui des autres apôtres s'est, quant à lui, manifesté par la collégialité. Aussi la succession des apôtres s'est-elle faite également dans la collégialité : il n'y a pas de successeur de Jean, de Jacques ou même de Paul. Les évêques répartis à travers le monde portent, solidairement, la responsabilité de toute l'Eglise, même s'ils ont le souci particulier d'une fraction géographique du peuple de Dieu qui leur est confiée. Soucieux du bien universel de toute l'Eglise, ils exercent, sous leur propre responsabilité, le soin de veiller au bien de la communauté ecclésiale qui leur est confiée.

Le collège des évêques, en union avec le successeur de Pierre, reçoit donc, solidairement, la charge de l'Eglise universelle. Mais il ne s'agit pas simplement d'une administration temporelle, d'un gouvernement des affaires intérieures des communautés chrétiennes, il s'agit essentiellement d'une charge pastorale, comme l'a définie le second concile du Vatican, notamment dans la Constitution dogmatique sur l'Eglise : les évêques reçoivent la charge de veiller sur l'ensemble du peuple de Dieu, pour le conduire jusqu'au seul vrai Pasteur, le Christ. La lumière portée sur le pape, et sur son infaillibilité, à l'occasion du premier concile du Vatican, avait mis les évêques quelque peu dans l'ombre. A la fin du dix-neuvième siècle, et pendant près d'un siècle, les évêques du monde entier n'avaient guère leur mot à dire sur la marche des affaires de l'Eglise universelle. D'ailleurs, juste après Vatican I, le schisme des " Vieux catholiques " avait déjà mis en relief le fait que les évêques n'avaient qu'un rôle très limité, en face du pouvoir presque inconditionnel du pape. Vatican II allait rétablir la situation : les évêques forment ensemble autour du pape et avec lui un groupe solidaire dans l'administration et dans la charge pastorale et ce groupe solidaire succède directement aux Apôtres institués par Jésus lui-même. C'est aux Douze, en effet, avec à leur tête Pierre, que le Christ a confié la charge de poursuivre la prédication de la Bonne Nouvelle, de Évangile L'appartenance au collège des évêques suppose que deux conditions soient remplies : la consécration valide d'un prêtre par plusieurs évêques et la communion de ce prêtre avec le chef de l'Eglise et l'ensemble des membres du collège apostolique.

Bien que successeurs des apôtres, les évêques, pris singulièrement, - mis à part le cas de l'évêque de Rome -, ne jouissent pas du privilège de l'infaillibilité de l'enseignement de la foi, alors que les apôtres jouissaient de ce charisme qui leur était personnel. En revanche, le corps des évêques, en tant qu'il se présente comme la succession du collège des apôtres, jouit de ce privilège, en exerçant sa pleine autorité sur l'Eglise universelle, notamment dans l'enseignement des vérités de la foi et de la révélation chrétiennes. La succession des apôtres ne se fait donc pas d'un individu à un autre, mais de collège à collège, du groupe constitué des Douze au corps constitué des évêques. Tout le collège des évêques, et par voie de participation à ce collège, chaque évêque est toujours le successeur des apôtres, sans succéder pour autant à l'un ou à l'autre des Douze. Dans l'ordre de la succession apostolique primitive, il convient cependant de distinguer deux étapes. Tout d'abord, les apôtres ont cru au retour imminent du Seigneur, ils ne se souciaient alors guère d'organiser une administration ecclésiale. Puis, ils ont pris consciences qu'eux-mêmes disparaîtraient certainement avant le retour glorieux du Christ, ils ont alors mis en place un service, un ministère particulier qui devrait permettre à leur oeuvre de se poursuivre, après leur disparition. Déjà de leur vivant, des divisions, des fausses doctrines, des hérésies se faisaient jour ; les apôtres instituèrent des évêques, des " épiscopes ", c'est-à-dire des surveillants, dont la charge sera de veiller à garder intact le dépôt de la foi et de le transmettre aux générations suivantes. Alors, il apparaît que la succession apostolique n'est pas la simple interruption dans l'occupation d'un siège épiscopal : des Églises locales peuvent, dans certaines circonstances, rester un temps assez long sans évêque à leurs têtes, sans que la succession apostolique y soit pour autant interrompue, car elle ne cesse de subsister dans l'ensemble du collège des évêques et elle peut être renouvelée par la nomination d'un nouveau pasteur, là où le siège était vacant. De plus, il ne convient pas de considérer la succession apostolique comme le transfert purement physique d'une charge : elle est davantage une identité de mission, dans une identité de foi.

C'est la raison pour laquelle toute ordination d'évêques se fait dans une communion avec le siège apostolique de Rome et dans une communion avec l'ensemble du corps épiscopal, représenté par quelques évêques qui, par l'imposition des mains sur celui qui vient de recevoir la charge d'une partie du peuple de Dieu, reconnaissent que cet homme partage la même foi et participe à la mission de toute l'Eglise, considérée dans sa hiérarchie au service du bien de tout le peuple de Dieu. Alors, le caractère apostolique rejoint le caractère catholique de Eglise ; elle est au service de tous ceux qui ont placé leur foi en Jésus-Christ, elle est au service de tous les chrétiens répandus à travers le monde. La mission confiée par Jésus aux apôtres, transmise par eux aux épiscopes, aux évêques, vise à faire connaître la Bonne Nouvelle du salut jusqu'aux extrémités du monde.

La collégialité des évêques ne s'institue, en aucune façon, comme une opposition aux décisions du concile Vatican I, qui affirmait la primauté et l'infaillibilité du pape. Vatican II n'a pas renié Vatican I, même si près d'un siècle s'est écoulé entre ces deux moments de l'histoire de l'Eglise, même si, pendant ce temps, les mentalités ont évolué au point d'être complètement transformées. Les apparences permettent de penser que les deux conciles sont très éloignés l'un de l'autre, presque en opposition, alors qu'ils se situent dans une parfaite continuité. Vatican I avait réuni 700 évêques : ils ont eu le temps de définir l'infaillibilité du pape, quand il affirme la foi de l'Eglise ; mais les travaux des Pères conciliaires furent interrompus par la guerre de 1870... et ils ne furent pas repris, après cette guerre D'ailleurs, la définition dogmatique de l'infaillibilité du pape posait encore bien des questions : certains voulaient à tout pris renforcer l'autorité du pape, jusque dans un pouvoir temporel sur des États pontificaux, en prenant appui sur le fait de la montée de l'anticléricalisme et du rationalisme qui diminuaient l'autorité de l'Eglise ; d'autres évêques se refusaient à laisser augmenter les pouvoirs du siège de Rome sur leurs propres territoires, sur la manière qui était la leur de diriger pastoralement le peuple de Dieu qui leur était confié. Vatican I avait élaboré une théologie du siège de Rome, mais il manquait à l'Eglise une théologie du rôle des évêques : ceux-ci finissaient par être considérés comme les simples subordonnés du pape, qui devaient venir régulièrement à Rome pour consulter le successeur de Pierre sur leur manière d'administrer leur diocèse ou pour rendre compte du travail pastoral qu'ils effectuaient. Et même quand les évêques se rendaient à Rome, ils étaient reçus par la Curie, par l'administration centrale du Vatican, qui prenait l'habitude de les considérer comme de simples subalternes et non pas comme de véritables responsables dans la marche de l'Eglise. Il manquait à celle-ci une définition claire du rôle effectif des évêques, de leur participation à la mission d'évangélisation du monde. Vatican II a complété ce qui manquait à Vatican I.

La grande innovation de Vatican II a été le renversement de perspective dans la compréhension de l'Eglise. Jusqu'à ce Concile, l'Eglise était considérée comme une sorte de pyramide : le pape au sommet, puis les évêques soumis au pape, puis les prêtres soumis à leur évêque, et enfin les fidèles qui devaient être soumis à tous. Le deuxième concile du Vatican a voulu remettre l'Eglise sur ses pieds : il n'y a pas dans l'Eglise un pouvoir que l'on pourrait se disputer... L'Eglise est d'abord une institution de service, le pape n'étant pas autre chose que le premier des serviteurs de Dieu. Ce qui compte dans Eglise, c'est sa dimension de peuple, de peuple de Dieu. Elle n'est pas simplement constituée par le pape, les évêques et les curés... Elle est une communion des baptisés, et la hiérarchie est au service de tout le peuple de Dieu, et non pas l'inverse. Mais tout n'a pas changé dans les mentalités du jour au lendemain ! D'ailleurs, le premier texte qui était proposé à la discussion des Pères conciliaires sur l'organisation de l'Eglise ne percevait pas encore cette dimension du peuple de Dieu dans son ensemble. Après une introduction générale sur l'Eglise et sur son mystère, il était tout de suite question de l'organisation hiérarchique de l'Eglise et spécialement de la fonction épiscopale, le problème du rôle et du statut des simples fidèles laïcs ne venant qu'ultérieurement. Ce premier schéma, proposé à la discussion des évêques, donnait l'impression que l'Eglise n'était rien d'autre qu'une simple administration des clercs, séparée de l'ensemble des baptisés. Le texte définitif, qui fut approuvé avec une très grande majorité, bouleversa les opinions traditionnellement partagées aussi bien par la hiérarchie que par l'ensemble des chrétiens. Le texte définitif exprime que la hiérarchie n'est pas séparée du peuple chrétien ; ce texte parle d'abord de l'ensemble du peuple de Dieu, de la communion des baptisés au service de qui certains baptisés, au titre spécial de leur ordination, sont placés pour l'animer et la faire avancer sur les chemins du Royaume de Dieu. En effet, il faut se souvenir que le centre du message prêché par Jésus n'est pas l'Eglise, mais l'annonce du royaume de Dieu à construire. L'Eglise, à la fin de ce vingtième siècle, ne pouvait plus se présenter comme une simple institution juridique, mais elle devait faire resplendir le mystère même dont elle est porteuse. Si certains théologiens protestants n'hésitaient pas à critiquer l'appareil ecclésiastique catholique, l'accusant de s'identifier trop rapidement au Royaume de Dieu, les évêques catholiques eux-mêmes n'hésitèrent pas à porter des jugements très critiques à l'encontre d'une Eglise trop juridique qui tendait à monopoliser le salut apporté en Jésus-Christ. L'Eglise n'est pas une puissance humaine, elle est au service du Royaume de Dieu, et Dieu peut très bien agir en dehors de l'Eglise. Ce n'est pas minimiser le rôle de l'Eglise, mais c'est plutôt lui donner une nouvelle signification : elle est perçue comme une réalité sacramentelle, elle est le signe du salut offert par Dieu au milieu des hommes :

Le Christ est la lumière des peuples : réuni dans l'Esprit-Saint, le saint concile souhaite donc ardemment, en annonçant à toutes les créatures la bonne nouvelle de Évangile, répandre sur tous les hommes la clarté du Christ qui resplendit sur le visage de l'Eglise. L'Eglise étant, dans le Christ, en quelque sorte le sacrement, c'est-à-dire à la fois le signe et le moyen de l'union intime avec Dieu et de l'unité de tout le genre humain, elle se propose de préciser davantage, pour ses fidèles et pour le monde entier, en se rattachant à l'enseignement des précédents conciles, sa propre nature et sa mission universelle... (Lumen Gentium, 21 novembre 1964)

En présentant l'Eglise comme une réalité sacramentelle, le concile ne prenait pas le terme de "sacrement" dans son sens le plus courant dans la mentalité chrétienne, mais dans son sens le plus large et le plus riche qu'il avait à l'origine du christianisme. Comme le terme grec musterion, le terme latin de sacramentum qui est le strict équivalent de musterion désigne une certaine forme de l'oeuvre entreprise par Dieu lui-même, et une forme qui est perceptible dans l'histoire des hommes : c'est la présence même de Dieu, en tant qu'elle s'incarne dans l'expérience humaine, telle la présence du Christ, telle aussi par extension la présence et le rôle de l'Eglise, qui devient, après l'ascension de Jésus, le signe du salut offert par Dieu à l'ensemble de l'humanité. Et, puisque le salut proposé par Dieu s'adresse à toute l'humanité depuis les origines du monde, toute la communauté humaine se trouve en progression perpétuelle vers ce que la tradition chrétienne appelle la "communion des saints", le peuple de Dieu dans l'histoire des hommes. La réalité de l'Eglise se trouve dans sa sacramentalité ; elle est le signe du Royaume de Dieu en construction dans le monde. En conséquence, il ne saurait être question de l'identifier purement et simplement au monde dans lequel elle séjourne : l'Eglise doit se dépouiller sans cesse de toutes les compromissions qui pouvaient l'assimiler aux puissances du monde, elle doit se délivrer de toutes les pesanteurs humaines, pour manifester au plus haut point qu'elle se situe sur la ligne du passage de Dieu parmi les hommes. De plus, Eglise n'est pas un monde situé à côté du monde ordinaire des hommes. Elle se situe dans le monde pour lui signifier l'espérance qui l'anime, pour lui signifier que ce monde est appelé à connaître la réalité du Royaume de Dieu ; depuis la prédication de Jésus de Nazareth, il est apparu que ce Royaume possède une dimension communautaire : tous les hommes y sont invités, tous les hommes sont appelés à connaître la vie dans sa plénitude. Mais le paradoxe évangélique est tel qu'il faut mourir pour vivre, non pas seulement de cette mort qui marque le terme de l'existence humaine, mais de la mort quotidienne à toutes les formes d'égoïsme et de repli sur soi-même : l'Eglise elle-même ne peut pas échapper à ce paradoxe, elle est appelée sans cesse à effectuer le passage de la mort à elle-même à la vie pour le Royaume. C'est en cela même que l'Eglise, peuple de Dieu dans le monde des hommes, n'est pas et ne peut pas être une réalité humaine au même titre que les autres : elle est appelée à porter jusqu'au plus intime d'elle-même le signe de la résurrection du Christ, elle est appelée à signifier la présence du Christ, son Seigneur, dans le monde. Comme le dit encore la Constitution dogmatique sur l'Eglise, au concile Vatican II :

Dieu a convoqué l'assemblée de ceux qui, dans la foi, regardent vers Jésus, auteur du salut et principe d'unité et de paix, et en a constitué l'Eglise pour qu'elle soit pour tous et pour chacun le sacrement visible de cette unité salutaire.

L'Eglise ne peut accomplir sa mission que dans la mesure où elle porte tous ses efforts vers la seule prédication de Évangile