La division : Catholicisme et Orthodoxie

 

Après avoir connu pendant près de deux siècles de nombreuses vicissitudes, l'Eglise d'Occident, notamment dans la personne de ses papes, avait le besoin d'être sérieusement réformée. Les princes allemands n'avaient jamais envisagé de diriger l'Eglise universelle à la manière d'un Charlemagne ; ils s'étaient contentés d'administrer une province particulière de l'Italie centrale, particulièrement indisciplinée, sans se soucier de la dimension universelle que pouvait avoir la papauté dans l'ancien Empire d'Occident. Les évêques n'étaient que des princes désignés par leurs familles et qui jouissaient des bénéfices ecclésiastiques accordés par les différents rois, ils étaient beaucoup plus soucieux de l'administration temporelle de leurs territoires que du bien spirituel des chrétiens qui y vivaient. Le bas clergé était très fréquemment soumis à l'autorité d'un seigneur féodal qui lui assurait sa subsistance, moyennant les services liturgiques dans l'une de ses églises ou chapelles, de plus, ce bas clergé était composé simplement de paysans souvent illettrés et mariés. 

L'arrivée de Léon IX au siège de Rome marque un tournant dans la vie religieuse de l'Occident chrétien. Contrairement à la plupart de ses prédécesseurs, qui vivaient dans la débauche la plus flagrante, il était un homme de dévotion. Aussi une de ses premières mesures fut-elle de réunir des conciles en France, en Italie et en Allemagne pour y condamner certaines pratiques devenues habituelles dans l'Eglise. Il estimait que les ordinations de prêtres obtenues par simonie étaient invalides ; tous les prêtres qui avaient acheté leur ministère devaient donc se faire réordonner pour rentrer dans la pleine communion de l'Eglise. Il porta aussi toute son attention au célibat des prêtres, condamnant ainsi le nicolaïsme, une pratique qui s'était installée dans le christianisme occidental après la chute de la grande civilisation romaine.

Selon cette pratique, les prêtres s'engageaient dans des unions charnelles durables, comme le mariage ou le concubinage, et en tiraient la transmission héréditaire des charges ecclésiastiques. Avec le souci de réformer l'Eglise, Léon IX et ses principaux collaborateurs allaient déclencher la rupture définitive entre l'Eglise byzantine et l'Eglise romaine.

Le rêve d'une papauté byzantine

Habituellement, les historiens datent la séparation de l'Orient et de l'Occident chrétien de la dispute entre le patriarche de Constantinople, Michel Cérulaire, et l'envoyé du pape Léon IX, le cardinal Humbert, en 1054. Cette date est surtout symbolique ; elle ne fait que consommer ce qui avait été déjà commencé depuis plusieurs siècles.

Ainsi le couronnement de Charlemagne, qui inaugurait la création d'un nouvel empire chrétien sur le monde occidental au profit des barbares francs et germaniques, ne fut guère apprécié des Orientaux ; en effet, pour eux, il ne pouvait plus y avoir qu'un seul et véritable empire chrétien, celui de la Nouvelle Rome. A ce déchirement politique du début du neuvième siècle est venue s'ajouter une problématique théologique, suscitée par le patriarche Photius : c'est la question du rôle de l'Esprit Saint dans la Trinité divine. Les Espagnols puis les Francs vont ajouter une donnée, d'importance mineure, au Symbole de la foi définie par le concile oecuménique de Constantinople, en 381. Dans ce Symbole, l'Esprit est présenté comme celui qui 'procède du Père' ; et la nouvelle formulation occidentale lui unit le Fils : il procède du Père et du Fils (en latin : Filioque). Si l'Eglise d'Orient acceptait de reconnaître que la vie divine vient du Père, qui est le principe et la source de toute divinité, par le Fils, elle refusait de subordonner la personne de l'Esprit à celle du Fils. 

Cette querelle du Filioque aurait pu être une simple querelle théologique, sans grande importance pour la vie des chrétiens, si les empereurs carolingiens puis germaniques n'avaient accusé par la suite les byzantins d'avoir amputé le Symbole de la foi de la mention du Filioque, Photius avait immédiatement réagi, en excommuniant le pape Nicolas, en 867. Revenus à une attitude plus conciliante, les responsables de l'Eglise d'Orient et de l'Eglise d'Occident avaient maintenu une certaine unité dans le sein de l'Eglise universelle. Les papes romains résistaient à la pression des empereurs qui souhaitaient sans doute une plus grande autonomie pour l'Eglise latine et une plus grande liberté de manoeuvre dans leur propre politique. Mais, en 1014, l'empereur Henri II se fait couronner par le pape Benoît VIII, lui imposant une messe avec le Filioque introduit dans la profession de foi. Il serait alors possible de voir en cette circonstance particulière la date même de la rupture entre l'Orient et l'Occident. Mais il y a encore une autre cause à cette déchirure de l'Eglise, elle est d'origine, non plus théologique, mais bien juridique ; les différents papes qui se succédèrent à Rome souhaitaient transformer la primauté d'amour et de service évangélique ou apostolique en une réelle primauté juridique et en un pouvoir effectif sur toutes les Églises locales. 

Certes, l'Eglise d'Orient reconnaissait que le siège de Rome avait la primauté sur les autres et que le pape était le premier évêque de la chrétienté, d'autant plus que Rome, ancienne capitale de la totalité de l'Empire, avait toujours gardé la foi chrétienne intacte de toute souillure doctrinale, depuis la fondation de la communauté par les apôtres Pierre et Paul. Mais la prétention des papes à diriger toute l'Eglise ne pouvait recevoir l'assentiment des Orientaux. Ceux-ci tenaient à conserver l'autonomie des différents patriarcats alors que Rome revendiquait un droit divin, celui d'exercer une influence directe sur tous les patriarcats, et particulièrement sur ceux de Constantinople, d'Alexandrie, d'Antioche et de Jérusalem. La rupture ne fut jamais si proche qu'au neuvième siècle, quand des missionnaires latins, envoyés en Bulgarie, dénigrèrent les usages liturgiques de l'Eglise d'Orient, afin de rallier les fidèles à la communion romaine ; Photius se rebella, car on empiétait sur sa juridiction et on soupçonnait l'orthodoxie de son Eglise. La crise fut alors évitée de justesse, et les deux Églises vécurent dans l'ignorance mutuelle pendant deux siècles.

Animé par les succès militaires des empereurs de Constantinople, les patriarches finissaient par se considérer comme les chefs incontestés d'une Eglise qui comprenait aussi la Russie et la Bulgarie, récemment évangélisées par les disciples de Cyrille et Méthode. D'autre part, la papauté, enfin libérée de la tutelle allemande, ne cessait de préciser ses prétentions à la primauté juridique sur l'ensemble de l'Eglise. Le patriarche de Constantinople, de 1043 à 1058, Michel Cérulaire, était un homme particulièrement ambitieux. Alors qu'il était encore laïc, il prit part à une conspiration dont le but était de renverser l'empereur afin d'accéder lui-même au trône impérial. Cette entreprise échoua et il fut exilé ; alors, il se fit moine, dirigeant désormais son ambition vers le siège patriarcal. II devient, en effet, patriarche, et, pleinement convaincu de la dignité de sa charge, il rêve d'une papauté byzantine qui pourrait supplanter la papauté romaine tout imprégnée de barbarie ; il affirme la supériorité de son siège et sa pleine autonomie, jugeant l'Eglise latine inférieure à celle de Constantinople. Aussi ne put-il pas supporter l'alliance et les accords passés entre le pape et l'empereur, afin de protéger les chrétiens de Sicile envahis par les Normands, d'autant plus que la Sicile et une partie de l'Italie du Sud étaient placées sous la juridiction byzantine. La papauté visait à latiniser ces provinces... Mais les considérations politiques obligèrent les deux Églises à rechercher la détente : chacune espérait recevoir de l'autre un appui pour contrer l'avance des Normands. 

Léon IX manqua certainement de sagesse en prenant la tête de son armée pour attaquer les Normands ; il fut fait prisonnier et mourut peu après avoir obtenu un accommodement avec les Normands et avoir envoyé Humbert en ambassade auprès de Michel Cérulaire pour tenter de restaurer l'unité des Églises Le cardinal Humbert arriva à Constantinople fermement résolu à soumettre le patriarche à l'autorité de Rome, et Michel Cérulaire se présenta comme hostile à tout accord possible. Les deux hommes échangèrent très rapidement des insultes, et la polémique s'envenima promptement. La nouvelle de la mort de Léon IX parvint alors à Constantinople, privant le cardinal ambassadeur de son autorité morale et de ses pouvoirs de pouvoir de négocier de la part du pape. Comprenant que la rupture des négociations était alors inévitable, puisque le clergé byzantin faisait corps avec son patriarche, Humbert quitta la ville, non sans avoir déposé sur l'autel de Sainte-Sophie une bulle d'excommunication de Michel Cérulaire, le 16 juillet 1054. Vivement blessé, le patriarche de Constantinople convoqua un synode qui excommunia les ambassadeurs pontificaux. Ainsi, seul, le patriarche d'une part est excommunié par Humbert, et seuls, les légats d'autre part sont excommuniés par le synode de Constantinople, les Orientaux s'étant abstenus de toute attaque contre le pape et contre l'ensemble de l'Eglise latine. Le schisme n'était pas encore consommé, et la rupture ne semblait pas encore définitive ; l'affaire de 1054 sembla être un épisode nouveau d'une longue querelle entre les deux Églises Mais, au point de vue de l'histoire, ces événements marquent un point de non-retour dans les relations entre l'Occident et l'Orient ; et, les négociations entreprises par la suite en vue d'une nouvelle union se soldèrent par des échecs.

L'irréparable fut atteint en 1204, lors de la quatrième croisade, par le pillage de la ville et de ses églises, et surtout par l'installation d'un patriarche latin sur le siège de Constantinople et par l'intronisation d'un empire latin en Orient. Le pape ne voulut pas traiter avec les grecs, à moins que ceux-ci ne reconnaissent l'empire latin et l'autorité du patriarche latin de Constantinople ; Innocent III exigeait d'eux également une renonciation à tous les points litigieux qui séparaient les deux Églises Une telle exigence empêcha le clergé byzantin de se soumettre ; l'unité entre l'Orient et l'Occident ne pouvait se faire au prix d'une telle renonciation. Innocent IV, plus avisé que ses prédécesseurs, Honorius III et Grégoire IX - qui appuyaient l'empire latin - comprit qu'une telle situation n'avait pas d'avenir ; il entreprit de nouvelles négociations, estimant que les deux Églises pouvaient avoir des droits similaires à Constantinople ; il proposa même la réunion d'un concile général. Mais alors qu'une perspective d'accord semblait se faire jour, Innocent IV mourut. Et quelques années plus tard, Michel Paléologue reprit le pouvoir impérial sur l'Orient ; il entreprit, à son tour, de négocier avec Rome. Mais, comme toutes les négociations précédentes, ses tentatives se heurtèrent au refus de l'Eglise d'Orient à toute domination de l'Eglise latine et à toute compromission dans le domaine de la célébration liturgique. 

Toutes les tentatives de réunion reposaient essentiellement sur la recherche d'une alliance politique ; ainsi, le concile de Florence, en 1439, rechercha un principe d'union (l'Eglise byzantine acceptait la doctrine romaine sur le Filioque et sur la primauté du pape), mais il fut dénoncé très rapidement par les byzantins qui estimaient que les autorités présentes à Florence avaient échangé la pureté de la foi orthodoxe contre des avantages politiques plus que douteux... L'union fut pourtant proclamée le 12 décembre 1452, dans l'église Sainte-Sophie. Mais quelques mois plus tard, Constantinople tombait aux mains des Turcs ; l'union recherchée à Florence sombrait dans l'oubli, avec la chute de l'empire byzantin.

La Réforme grégorienne

Les événements de Constantinople en 1054, par lesquels les historiens datent l'origine de l'Eglise orthodoxe, ne doivent pas estomper la vitalité que l'Eglise catholique latine connut à la fin du onzième siècle, notamment sous l'Influence du pape, Grégoire VII.

Né entre 1015 et 1020, dans une famille modeste, Hildebrand vint très tôt à Rome où il étudia dans un monastère et où il fit très vraisemblablement profession monastique. S'étant mis au service de Grégoire VI, il le suivit en Allemagne, lorsque l'empereur Henri III l'exila, après l'avoir déposé. Revenu à Rome sous le pontificat de Léon IX, il devait devenir le conseiller personnel des papes qui se succédèrent sur le trône de Pierre. A la mort d'Alexandre II, en 1073, il est acclamé par les fidèles et par le clergé romain, au moment même des funérailles de ce pape. Les cardinaux confirmèrent canoniquement cette désignation populaire, et Hildebrand fut couronné pape, en prenant le nom de Grégoire VII. Dès le début de son pontificat, il manifeste sa volonté de paix et d'entente avec tous ; mais il était convaincu de la nécessité d'entreprendre une réforme au sein de l'Eglise latine, en rétablissent une vie digne dans le clergé. Il reconnut la validité des désignations laïques de prêtres, à la condition qu'il n'y ait eu aucune transaction financière dans ces désignations. Il lutta contre toutes les formes de simonie et se présenta comme un adversaire farouche du mariage des prêtres, interdisant aux fidèles d'assister aux messes célébrées par les prêtres vivant en concubinage. Il centralisa le pouvoir de l'Eglise latine en se fondant sur la conviction que l'évêque de Rome portait la responsabilité de l'Eglise universelle ; il diminua ainsi le pouvoir des archevêques métropolitains, transférant leur autorité à des légats, ambassadeurs plénipotentiaires pour des missions particulières et temporaires ou pour des missions régionales et permanentes. Il n'hésita par davantage à excommunier l'empereur Henri IV, qui fut ainsi contraint de venir au château de Canossa pour manifester son repentir et obtenir l'absolution du pape, qui leva la punition qu'il lui avait infligée, en février 1077. Si, dans le domaine spirituel, l'action de Grégoire VII était pleinement légitime, elle apparaissait une pauvre manoeuvre politique ; il perdait l'appui des princes allemands qui avaient profité de l'excommunication d'Henri IV pour nommer à la tête de l'empire un nouveau souverain. Dans la plus grande confusion politique parmi les peuples allemands, Henri IV menaça de marcher contre l'Italie et de capturer le pape, qui l'excommunia une nouvelle fois. Grégoire fut obligé de fuir pour trouver refuge à Salerne, où il meurt le 25 mai 1085. Apparemment, il avait perdu la partie, mais son programme de gouvernement de l'Eglise devait triompher par la suite. Ce pape réussit à libérer la papauté de la tutelle des princes pour lui assurer une autorité autonome, en dirigeant l'Eglise selon un programme proprement religieux et indépendant de toutes les compromissions politiques. Dans les années qui suivirent ce grand pontificat, les différents papes réussirent à éliminer les prétentions princières sur l'Eglise que, seul, le pape pouvait diriger de manière spirituelle, sans pour autant négliger de gouverner également l'ensemble de la société chrétienne.

L'époque des croisades

Un des successeurs de Grégoire, Urbain II, déclencha presque accidentellement les croisades en Orient. En juillet 1095, au cours d'un voyage en France visant à soutenir la réforme grégorienne, il reçoit un appel à l'aide de l'empereur Alexis d'Orient. Et le 27 novembre, il prononce un sermon qui est un véritable appel à la croisade ; son but n'était pas de défendre Alexis, mais de reprendre la ville sainte de Jérusalem, un but qui était sans doute modeste, mais qui déclencha un véritable mouvement d'enthousiasme religieux, qui, pendant près de deux siècles, allait permettre à la papauté d'augmenter son prestige, en éloignant les princes trop fougueux de l'Europe, et permettant aux papes d'exercer leur contrôle sur l'ensemble de l'Occident. Cette lutte qui allait opposer, de 1096 à 1291, les croisés aux musulmans constitue une des grandes pages de l'histoire ; les chrétiens, la plupart du temps armés de leur seule foi, partaient pour défendre les lieux saints du christianisme et souvent pour se faire massacrer dans une aventure militaire pour laquelle ils n'étaient guère préparés.

L'appel d'Alexis visait à renouer les relations qui s'étaient distendues entre l'Occident et l'Orient, à la suite des événements de 1054 ; il voulait négocier avec le pape la fin du schisme entre le catholicisme et l'orthodoxie, et il lui demandait le secours militaire de l'Europe pour les chrétiens d'Orient menacés par les envahisseurs turcs. En demandant aux chrétiens occidentaux de se porter au secours des orientaux, le pape fit certainement allusion aux lieux saints occupés par les musulmans, en leur demandant le libérer également Jérusalem. Son appel fut largement entendu ; les biens de ceux qui acceptaient de prendre la croix pour défendre la chrétienté furent placés sous la protection pontificale, et le pape promit l'indulgence plénière à ceux qui participeraient aux combats : tous les péchés seraient pardonnés à ceux qui prenaient la route pour défendre Jérusalem. Un royaume latin fut fondé à Jérusalem et le patriarche fut déposé en faveur d'un latin. Pendant tout le douzième siècle, des pèlerins occidentaux entreprirent le voyage vers les lieux saints pour secourir les latins installés en Terre Sainte.

Une deuxième croisade fut provoquée par la chute d'Édesse entre les mains de l'armée turque, le 25 décembre 1144. Le pape Eugène III proposa au roi Louis VII de prendre la tête d'une nouvelle croisade, dont la prédication fut confiée à saint Bernard. Le pape et le roi considéraient que ce serait une croisade française, mais les armées allemandes entrèrent également en campagne. Malgré cette conjonction des efforts, cette deuxième expédition fut un échec désastreux ; à partir de 1165, il apparaissait que sans l'arrivée de nouveaux secours l'Orient latin ne pourrait plus subsister.

Cette prévision se transforma en réalité, avec l'avènement de Saladin, qui prit Jérusalem en 1187. Le pape Alexandre III Invita les souverains d'Occident à se porter au secours des Latins d'Orient ; en proclamant cette troisième croisade, le pape exhortait les chrétiens à une pénitence générale et se montrait prodigue en indulgences plénières pour tout ceux qui accepteraient de prendre la croix. Les rois de France et d'Angleterre s'unirent dans l'enthousiasme à l'empereur Frédéric Barberousse ; la direction de cette croisade revenait alors pour la première fois non pas au pape, mais à l'empereur. Toutefois la mort de ce dernier laissa les armées tans direction générale, et malgré les aventures légendaires dont cette croisade fut l'origine, avec l'épopée de Richard, coeur de Lion, le succès fut très mince. Et la mort du fils de Barberousse amena la dislocation de la croisade.

La quatrième croisade ne trouve pas son origine dans un événement survenu en Orient, mais dans une décision personnelle du pape Innocent III. Celui-ci, dès le début de son pontificat, s'employa à convaincre les souverains d'Europe de rendre la Terre sainte à la chrétienté. Mais, en dépit des recommandations du pape, les Croisés prirent la route vers Constantinople ; ils mirent cette ville à sac et la pillèrent, en avril 1204. Le seul résultat de cette croisade fut de rendre encore plus difficiles les relations entre les grecs et les latins, sans aucun profit pour la Terre Sainte.

La cinquième croisade ne tarda pas à s'organiser, toujours par les soins du pape Innocent III, qui ne perdait pas espoir de rendre la Terre Sainte à la chrétienté ; dès 1216, il entreprit de faire prêcher la croisade, multipliant les indulgences et accordant la protection temporelle de l'Eglise sur les biens des Croisés. Malgré la mort d'Innocent, la croisade partit quand même, mais elle ne réussit pas à tirer profit de ses victoires et dut se dissoudre d'elle-même, en 1221.

L'échec de cette cinquième croisade qui avait pourtant soulevé de grands espoirs en Occident n'empêcha pas la prédication d'une nouvelle croisade, qui commença lorsque l'empereur Frédéric II prit lui-même la croix, en 1223 ; mais Grégoire IX excommunia cet empereur qui tardait à s'embarquer, alors que les latins déjà arrivés en Orient commençaient à s'impatienter et à prendre la route du retour. L'empereur entreprit alors une croisade personnelle en 1228 qui devait lui apporter le titre de roi de Jérusalem.

La ville de Jérusalem fut perdue pour les chrétiens, en 1244 ; en décembre de cette année, le roi Louis IX de France se fit croisé, mais il ne partit qu'en 1248, avec l'appui moral et financier d'Innocent IV. Et en 1250, le roi fut capturé avec ses hommes et ne fut libéré que contre une forte rançon ; après avoir négocié une trêve avec les princes musulmans et renforcé les territoires occupés par les Francs, il regagna l'Europe, en 1254.

En 1265, le sultan d'Égypte regagna du terrain sur les possessions européennes en Orient ; ces victoires à Césarée et à Jaffa entraînèrent la septième et dernière croisade, confiée à Louis IX et au prince Édouard d'Angleterre. Mais Louis mourut avant d'arriver à Tunis en 1270 et Édouard se contenta de négocier une nouvelle trêve avec le sultan, celle-ci dura une dizaine d'année. Un nouveau conflit se déclencha alors, il s'acheva avec la chute des villes de Tripoli et d'Acre, en 1291. C'était la fin du mouvement d'enthousiasme qui avait donné naissance aux croisades.

Les croisades eurent une influence politico-religieuses. Les latins, envoyés comme missionnaires, prirent rapidement des contacts avec Eglise d'Orient, dans l'espoir de parvenir à une union religieuse entre les deux Églises ; ils parvinrent surtout à établir des communautés de rite latin dans les contrées les plus éloignées, soumises pourtant à l'influence byzantine. La papauté, tout en poursuivant l'oeuvre de la réforme grégorienne, pacifiait les états européens, en chargeant des chevaliers de veiller sur la paix en Occident, et elle invitait ces mêmes chevaliers, armés par elle, à assurer la paix et la sécurité des chrétiens d'Orient. D'autre part, la nécessité de financer les croisades a conduit l'Eglise à mettre progressivement en place un système fiscal qui devait subsister par la suite, et à assurer, selon une autre échelle, l'autorité des différents souverains qui prenaient la croix pour aller défendre les lieux saints du christianisme.

Une croisade contre les albigeois

L'idéal de la croisade n'était pas seulement de sauver la Terre sainte de l'emprise des musulmans ; cet idéal se porta aussi à défendre l'intégrité de la foi chrétienne contre toutes les menaces qui pesaient sur elle, aussi bien à l'extérieur de l'Eglise qu'à l'intérieur. La défense de la chrétienté et de l'Eglise romaine entraînait la croisade, la guerre juste contre tous ceux qui l'attaquaient. Ainsi des croisades furent déclenchées contre les hérétiques et les schismatiques ; telle fut la croisade contre les albigeois que le pape Innocent III se décida à proclamer à la suite de l'assassinat par les cathares d'un de ses légats, Pierre de Castelnau, en 1208.

Au milieu du douzième siècle, un mouvement hérétique prit naissance, influencé par les doctrines ascétiques de l'Eglise d'Orient et il se répandit rapidement jusqu'en Europe occidentale ; ses adeptes reçurent le nom de 'cathares' (les purs), alors que ce terme désignait surtout un petit groupe d'entre les sectaires ; les parfaits, qui étaient les responsables de la hiérarchie et les prédicateurs de la doctrine, inspirée par le manichéisme. Le catharisme devient rapidement un adversaire redoutable pour le christianisme, dont il imitait le rituel et l'organisation ecclésiastique ; l'Eglise n'était que le résidu d'une communauté autrefois parfaite, mais qui s'était corrompue au fil des siècles, aussi ses doctrines présentes étaient-elles fausses et ses sacrements sans aucune valeur. D'autre part, le rôle de la hiérarchie catholique était tout à fait inutile, d'autant plus que certains évêques étaient pervertis ; il fallait que ceux qui étaient chrétiens et qui se convertissaient à la nouvelle doctrine acceptent de vivre un idéal de pauvreté et de perfection, dans la droite ligne de l'Évangile, alors que le clergé local, et particulièrement dans le Languedoc, vivait dans la plus scandaleuse des opulences. 

La doctrine hérétique insistait encore sur l'idéal de la vis communautaire que le catholicisme d'alors ignorait ; cette vie communautaire impliquait un soutien permanent de tous les adeptes entre eux. Des différents mouvements qui surgirent de la doctrine cathare, le mouvement vaudois se répandit très vite. Les vaudois prêchaient la pauvreté et l'austérité à un moment où le clergé chrétien jouissait d'une grande influence sociale et bénéficiait de nombreux privilèges. Ils restaient initialement dans une ligne purement évangélique, celle-là même qui suscitera un François d'Assise, mais, à la différence de celui-ci, les vaudois refusaient systématiquement tous les sacrements de l'Eglise, pour ne s'appuyer que sur la seule Bible.

Pierre Valdès (ou Valdo) était riche marchand lyonnais qui prit à la lettre le conseil évangélique de vendre tout ce que l'homme pouvait posséder pour se mettre à suivre une vocation apostolique. Ayant vendu ses biens, il en donna la moitié à sa femme et à ses filles, se réservant l'autre moitié pour venir au secours des plus pauvres et pour faire traduire la Bible dans les langues populaires. Il se mit alors à prêcher Évangile, selon la plus stricte des orthodoxies chrétiennes ; il fit rapidement des disciples qu'il rassembla en communautés soumises aux voeux monastiques et à la prédication itinérante. L'archevêque de Lyon leur interdit la prédication. Les vaudois en appelèrent au pape qui approuva leur règle de vie, mais les renvoya à leur archevêque en ce qui concerne la prédication. Refusant de se soumettre à la hiérarchie locale, ils furent excommuniés en 1184. Cela ne les empêcha cependant pas de poursuivre leur tâche et leur prédication, même dans les siècles qui suivirent, une partie d'entre eux rentrant même dans le sein de l'Eglise catholique, en se désignant comme 'les pauvres catholiques'.

L'hérésie cathare, quant à elle, se propageait dans le Midi de la France ; elle fut attaquée par de grands prédicateurs, mais ne cessait de faire des adeptes. en 1163, un concile régional réuni à Tours ordonna des procédures ecclésiastiques contre les albigeois convaincus d'hérésie, les livrant ensuite au bras séculier.

Puisque les hérétiques étaient emprisonnés et privés de leurs biens, ceux-ci se révoltèrent et entreprirent des combats armés ; aussi le troisième concile du Latran, en 1119, appela-t-il à la croisade contre les Albigeois, mais celle-ci ne se déploya avec violence que lorsque le légat du pape Innocent III fut assassiné par un des officiers du comte Raymond de Toulouse, déjà condamné et même excommunié en tant qu'il soutenait ouvertement les hérétiques. Le roi Philippe Auguste hésitait à entreprendre une telle croisade, d'autant plus que Raymond se livra à la pénitence la plus spectaculaire. Des barons français entreprirent alors cette croisade qui entraîna un massacre parmi la population de Béziers, en juillet 1209 ; les croisés prirent possession du comté de Toulouse en présence des légats pontificaux, malgré la soumission de Raymond de Toulouse. Le pape acceptait de réintégrer dans le sein de l'Eglise les vaudois qui acceptèrent de se soumettre à la foi et à la discipline de l'Eglise. Mais pour pallier à tout développement ultérieur de l'hérésie, les papes du treizième siècle organisèrent l'inquisition.

Selon les décrets pontificaux et conciliaires, les évêques bénéficiaient du droit de pourchasser les hérétiques et de les livrer au bras séculier pour que la législation civile puisse punir ceux qui s'en prenaient à l'orthodoxie de la foi chrétienne ; en 1224, l'empereur Frédéric choisit d'appliquer la peine du feu â tous ceux qui seraient convaincus d'hérésie. Grégoire IX, pape de 1227 à 1241, fut le grand organisateur de l'inquisition ; celle-ci devait extirper progressivement l'hérésie cathare du Midi de la France. Il appartenait à celui qui avait été dénoncé comme suspect d'hérésie de prouver son Innocence ; s'il en était incapable, il avouait par là même son hérésie et était poursuivi par les tribunaux ecclésiastiques pour ces motifs. Originairement, la plus lourde peine qui pouvait être infligée était la réclusion solitaire à vie) mais les Inquisiteurs n'hésitaient pas à confier les récalcitrants aux tribunaux civils qui pouvaient prononcer la peine de mort par le feu. Malgré certaines initiatives pontificales appelant à la clémence, les manoeuvres de justice étaient souvent expéditives.

L'idéal de pauvreté dans la vie monastique

Alors que les cathares et les vaudois revendiquaient un retour à la pauvreté évangélique et se situaient, pour ce faire, en marge ou à l'extérieur de la chrétienté, un renouveau monastique fut entrepris dans les grands ordres religieux, et d'autres communautés monastiques naquirent au sein de l'Eglise catholique en cette même période agitée de l'histoire de l'Eglise.

Dans les premiers âges du christianisme, les monastères avaient été remplis par des moines laïcs. Et, au Moyen-Age, on y rencontre des prêtres en bien plus grand nombre ; ceux-ci exercent le ministère des âmes, ils enseignent, ils se vouent aux études, laissant le souci des travaux manuels et plus 'mondains' aux laïcs. Ces derniers moines reçoivent alors le nom de 'frères convers', et ainsi s'établit une distinction entre deux classes de moines ; les pères (patres) et les frères (fratres conversi) Cette distinction est adoptée un peu partout dans les monastères. Une autre innovation médiévale est celle de l'exemption de la juridiction épiscopale pour une soumission directe des monastères au siège de Rome. Dès sa fondation, en 910, l'abbaye de Cluny avait obtenu ce privilège de liberté par rapport aux seigneurs locaux et par rapport aux évêques ; Odilon qui fut le véritable fondateur de l'ordre de Cluny établit, dans la première moitié du onzième siècle, les grands principes de l'organisation des monastères clunisiens ; toutes les maisons rattachées à cet Ordre dépendaient directement de l'abbé de Cluny qui visitait sans cesse les maisons filles soumises directement à son autorité et à la Règle qu'il imposait lui-même. Tout l'effort de Cluny fut de libérer les monastères de la tutelle seigneuriale pour se placer sous l'autorité pontificale. Ce privilège de Cluny fut, par la suite, accordé aux communautés qui acceptaient de payer une redevance au Saint-Siège.

De Grégoire VII à Célestin IV, c'est-à-dire pendant plus de deux siècles, la vie monastique fait d'immenses progrès. Les religieux se pressent en foule dans les cloîtres ; l'extension que prend ainsi le monachisme lui permet d'avoir un rôle plus actif et plus efficace dans la vie de Eglise C'est ainsi que les réformes entreprises par Grégoire VII doivent, en grande partie, leur succès à l'appui de la congrégation de Cluny. Ultérieurement, les Ordres mendiants exerceront une influence comparable. Des Ordres militaires, comme les Chevaliers de Saint Jean, fondés par Gérard en 1048, ou comme les Templiers, fondés par Hugues de Payens en 1123, ou comme l'ordre teutonique, apparu en 1191, sont des entreprises nées pendant les croisades, afin de christianiser les militaires sur le modèle monastique. Ces ordres combinaient les obligations de la vie monastique avec les préoccupations de l'état militaire ; ils se chargeaient notamment de défendre les pèlerins de Terre Sainte contre les attaques des musulmans, et, d'une manière générale de défendre par les armes la cause du christianisme. A la suite du succès des prédicateurs ambulants, et particulièrement des prédicateurs de croisades, se fait sentir le désir de vivre, d'une façon plus approfondie, l'idéal évangélique. Devant le luxe de l'Eglise et la pompe de certains monastères, il est facile de comprendre que des hommes particulièrement religieux se soient demandé si cette vie était conforme à l'idéal évangélique qui devait servir de norme à toute vie chrétienne. Mais ce n'était pas une nouveauté absolument radicale ; déjà les Cisterciens avaient insisté sur la pauvreté en éliminant de leurs églises et de leurs couvents tout le superflu, insistant non seulement sur la pauvreté de chaque moine comme le demandait la Règle bénédictine, mais aussi sur la pauvreté de la communauté dans son ensemble.

Le chanoine Robert de Xanten veut faire des chanoines qui vivent selon la Règle de saint Augustin de parfaits pasteurs guidés par la Ici évangélique de la pauvreté ; il inculqua ainsi la pauvreté à l'ordre qu'il avait fondé à Prémontré, en 1121. Un autre prêtre séculier, Robert d'Arbrissel, se présente comme prédicateur ambulant en Bretagne, et, par certains aspects, il se manifeste comme un précurseur de François d'Assise, ses disciples se nommant eux-mêmes les Pauvres du Christ... Naturellement, ces prédicateurs ambulants portaient le blâme sur l'état ecclésiastique et son luxe. Aussi ne faut-il pas s'étonner de voir les laïcs, à leur suite, se mettre à porter la critique sur le clergé séculier trop riche. Les laïcs eux-mêmes se mettent à prêcher le retour à la pauvreté évangélique, et ils sont écoutés favorablement par les populations des villes. Ainsi, leurs théories et leurs doctrines se répandent très rapidement dans la masse populaire. C'est par ce même biais que les hérésies se propageaient aussi promptement ; dès lors, on comprend l'attitude de Eglise constituée dont la méfiance croît aussi très rapidement. Par l'intermédiaire de ces prédicateurs ambulants, l'hérésie manichéenne se répandit dans le monde chrétien occidental, bien qu'elle ait été combattue précédemment par Augustin. Il semblait que le retour à l'idéal de la pauvreté évangélique ne pouvait jamais conduire qu'à une déviance par rapport à la discipline de la foi chrétienne, car tous les prédicateurs ambulants refusaient de se soumettre à l'autorité épiscopale...

Il n'est pas invraisemblable que ces mouvements en faveur de la pauvreté évangélique volontaire ne se soient répandus dans l'Italie du Nord et même dans l'Italie du Centre. On peut même penser que François d'Assise, dans sa jeunesse, avait connu ce mouvement dans sa forme vaudoise, et que ce mouvement ait exercé une influence certaine dans son désir de vivre selon l'esprit de pauvreté. Ce qui va le distinguer des autres prédicateurs ambulants, c'est sa recherche de l'approbation du pape et sa soumission aux décisions pontificales. Sans doute, au départ, l'ordre pensé par François est un ordre de laïcs, qui ne vivent pas nécessairement en communauté d'habitat et qui occupent des emplois différents. La seule caractéristique que leur propose François, c'est de rechercher l'humilité jusqu'à accepter l'humiliation ; les origines bourgeoises de François (1181-1226), comme celles de beaucoup d'autres prédicateurs itinérants, ne sont pas pour rien dans sa recherche passionnée de la pauvreté et de l'humilité. Le travail que les frères pouvaient exercer devait toujours les conduire aux emplois les plus bas ; ses frères furent appelés les 'frères mineurs', nom qui leur restera. Ce n'était que par leur travail qu'ils pouvaient assurer leur subsistance, sans jamais réclamer ni salaire ni argent. L'innovation de ce nouveau mouvement était Is dépouillement de tous les biens pour les membres de la communauté comme pour la communauté tout entière ; celle-ci ne devait rien posséder, rien acquérir, rien déclarer comme sa possession. François ne prétendait d'ailleurs pas fonder un Ordre, mais simplement une communauté d'un type nouveau, sans se soucier d'une organisation de la vie communautaire dont la seule loi ne pouvait être que Évangile Mais, à l'intérieur même de la première communauté, des controverses surgirent très naturellement, et François fut plus ou moins contraint d'organiser tant bien que mal un Ordre nouveau, avec une règle dont la rédaction, très brève d'ailleurs, fut approuvée par le pape Honorius III, en 1223. Parallèlement à cet idéal de pauvreté évangélique et de soumission à l'autorité pontificale, il faut reconnaître que François fut également influencé par le modèle de chevalier qui s'imposait à son époque. C'est la raison pour laquelle François avait le souci d'implanter ses frères en terre soumise à l'influence de l'Islam ; il se présente ainsi comme un des premiers à penser défendre la religion chrétienne par les seules armes de la pauvreté et de l'évangile. Il ouvrait ainsi, à sa manière, la voie de la mission de l'Occident vers les pays non encore évangélisés.

Mais, pendant cette même époque qui voit le développement premier du mouvement franciscain, les Vaudois ne cessent de propager leurs doctrines... L'hérésie se propageait surtout dans le Midi de la France, dans la région d'Albi ; le troisième concile du Latran, en 1179, avait permis de recourir à la violence physique pour contraindre les hérétiques à renoncer à leurs erreurs. Et c'est dans ce contexte de la lutte contre l'hérésie albigeoise que naquit l'Ordre des Dominicains. Dominique (1170-1221) comprit que l'on ne pouvait lutter efficacement contre les hérétiques qu'en employant leurs moyens et en montrant la supériorité réelle de l'enseignement de l'Eglise sur les enseignements hérétiques. Son désir n'était pas de présenter un enseignement magistral à la manière des docteurs, qui imposaient leur supériorité sur les masses populaires, mais de convaincre les foules à la manière des apôtres, en prenant l'exemple de leur pauvreté. Dominique faisait de son Ordre, car c'était bien un Ordre qu'il fondait, un Ordre de 'Frères prêcheurs' ; il adoptait la règle de saint Augustin et se fixait dans une maison de Toulouse, qui allait devenir le centre de gravité de la communauté des frères prêcheurs. Si Dominique avait adopté une règle existante, c'est qu'il voulait faire preuve de soumission et d'obéissance à l'Eglise qui avait décrété, au cours du quatrième concile du Latran, l'interdiction de créer un ordre nouveau ou de proposer une règle nouvelle. Innocent III, en 1215, avait approuvé le projet de Dominique, tout en lui recommandant de choisir une Règle existante. La Règle d'Augustin était particulièrement souple et, par la suite, les dispositions spéciales, qui font la particularité de l'Ordre dominicain, furent fixées par les constitutions. Honorius III confirma la nouvelle communauté en 1216, en lui donnant définitivement le nom de 'Frères Prêcheurs' l'année suivante. Ce pape comprenait la nécessité de donner à Eglise universelle des prédicateurs particulièrement formés pour cette tâche qui, jusqu'alors, était pratiquement réservée aux évêques ; il donna sa bénédiction à l'extension de l'Ordre de Dominique, qui se chargeait de former théologiquement des frères, selon un régime de vie presque monastique. Dominique agit de la même manière que son contemporain François ; pour lutter contre l'hérésie et pour prêcher la Parole de Dieu, il se soumet à la décision des papes. C'est Honorius III qui le recommande aux évêques et aux prélats, en reconnaissant la mission particulière des 'Prêcheurs' : la consécration au salut des hommes, sous l'étendard de la sainte pauvreté.

Ce n'est sans doute pas un hasard qui fit naître le mouvement franciscain et le mouvement dominicain à la même époque. Proches l'un de l'autre, les deux ordres l'étaient autant que leurs fondateurs. Et pourtant, ils ne pouvaient ni ne peuvent encore s'unir en un seul ordre, bien que certains aient fortement souhaité une telle fusion. Si les fidèles de François préconisaient l'absolue pauvreté à l'exemple de leur maître François et du Maître Jésus-Christ, l'instruction et l'érudition ne venaient qu'après coup ; au contraire, l'idéal dominicain était certes une préparation à la prédication, avec â l'arrière-plan le souci de combattre l'hérésie albigeoise, mais cette préparation exigeait du fait même un Important investissement intellectuel, la pauvreté ne venant qu'après coup, comme le moyen d'agir efficacement et conformément à l'époque troublée par les prédicateurs ambulants et hérétiques qui soulevaient l'enthousiasme des foules. Dominique et François ont employé les armes mêmes des hérétiques, l'un prêchait la Parole de Dieu avec une violence enthousiaste, l'autre vivait la pauvreté des disciples du Christ dans toute l'austérité que les courants hérétiques réclamaient. Lutter contre l'hérésie par les moyens de l'hérésie, voilà qui semble être le grand principe de ces deux fondateurs. Et, dans le même temps, ils réveillaient la conscience missionnaire de l'Eglise d'Occident.

L'organisation de l'Eglise locale au treizième siècle

Au treizième siècle, le catholicisme occidental connaît une période très favorable ; partout, on veut faire construire des églises, autour desquelles une pastorale chrétienne pourra se faire. En effet, après 1200, l'essor démographique de plus en plus important implique la création de villes nouvelles et celle de paroisses, qui réunissent ainsi de petites communautés, dans un rayon de deux kilomètres autour d'une église ; ce territoire est mieux délimité que le cadre du domaine d'un seigneur féodal et permet la rencontre des hommes qui se constituent ainsi non pas seulement en une unité spirituelle, mais aussi en une association d'intérêts et de défense, offrant alors aux petites gens un véritable refuge. La paroisse n'est pas simplement une juxtaposition de foyers, mais une structure qui rassemble des professions très diverses autour d'une église, sous la direction d'un recteur. La délimitation précise du territoire entraîne le fait que tous les habitants de la paroisse sont directement affiliés à une église où ils doivent venir et à laquelle ils doivent payer une taxe, appelée la dîme. L'évêque affecte un clergé durable à cette église. La région pastorale s'organise également : les doyennés font leur apparition, et ils sont placés sous la direction des archidiacres ; au plus haut point de l'administration ecclésiastique se trouve le diocèse, régi par un évêque qui n'a pas le droit de choisir son clergé. 

Les paroisses sont en effet sous la dépendance des fondateurs laïcs, qui se réservent le droit de nommer à la tête de leur église un prêtre titulaire, à qui ils attribuent un bénéfice. Mais, alors qu'il était une réalité surtout urbaine, le christianisme va se tourner vers le monde de la campagne : le pagus, l'habitant de la campagne, c'est le païen. Et les paroisses des villes vont entreprendre l'évangélisation des campagnes, en fondant des églises, qui seront les succursales de l'église urbaine. La paroisse n'était alors pas à proprement parler un centre d'évangélisation, mais une véritable organisation sociale. Les conséquences de la Réforme grégorienne seront de rendre aux églises locales leur véritable dimension spirituelle ; les évêques vont entreprendre des visites pastorales, dans le but de diffuser les décisions prises au niveau le plus haut de la hiérarchie et d'éduquer le clergé ; les recteurs, ou curés, promettent alors obéissance à leur évêque, qui les réunit régulièrement, au moins deux fois par an, en synodes diocésains. De la même façon, le pape réunit de fréquents conciles, qui centraliseront le gouvernement de l'Eglise romaine.

Celle-ci se présente alors sous la forme d'une véritable monarchie ; la papauté se dote d'un système législatif avec la constitution d'un Droit canon, en constituant des tribunaux ecclésiastiques, comme celui de la Rote, sous le pontificat d'Urbain IV (1261-1264), en établissant aussi une véritable fiscalité, levant des impôts pour entreprendre les croisades, taxant le clergé ; les cardinaux aideront de plus en plus le pape à gouverner l'Eglise, d'une manière centralisée, par la Curie romaine. Innocent IV (1243-1254) affirma nettement la supériorité de l'autorité pontificale sur toutes les instances humaines ; selon lui, le Christ lui-même avait instauré un nouveau type de gouvernement des affaires de ce monde en les confiant à l'autorité suprême de Pierre et de ses successeurs. En conséquence, toutes les autorités, au moins en Occident, devaient être soumises au pape. Mais les papes qui lui succédèrent n'eurent certainement pas ses compétences politiques, et à la mort de Nicolas IV, en 1292, des factions italiennes essayaient de reprendre le pouvoir sur l'autorité pontificale. Le conclave, qui devait élire le successeur de Nicolas IV, dura plus de deux ans ; finalement, on recourut à un vieil ermite, qui suivait strictement la Règle de saint Benoît et qui vivait dans la plus grande austérité, et on le choisit comme pape. Il prit le nom de Célestin V, mais il se montra rapidement incapable de gouverner l'Eglise ; au bout de cinq mois, il fut contraint de démissionner. 

Son successeur, Boniface VIII (1294-1303), contes té par ceux qui refusaient de reconnaître la légitimité de la démission de Célestin, voulut à nouveau imposer l'autorité temporelle de la papauté sur tout l'Occident. D'autre part, il s'opposa violemment aux prétentions de Philippe IV le Bel, allant même jusqu'à relever les sujets du roi de France de l'obéissance qu'ils lui devaient légitimement, et à le menacer d'excommunication. Philippe le Bel répondit en dressant une liste des chefs d'accusations qu'il portait contre le pape, l'incriminant calomnieusement dans ses moeurs et dans sa foi, et en envoyant une mission en Italie pour réaliser sa décision de convoquer un concile général qui devrait juger le pape. Le pape ne se remit pas des émotions que lui avait causées cette ingérence royale dans les affaires de la chrétienté et l'attentat dont il était la victime ; il mourut quelque temps après. Son successeur, Benoît XI, un des fidèles de Boniface VIII, condamna l'agression dont son prédécesseur avait été la victime, mais il annula les décisions de Boniface et s'efforça de rétablir les relations avec la France. Son pontificat ne devait durer que neuf mois. Une année entière d'intrigues fut nécessaire pour lui trouver un successeur, en la personne de l'archevêque de Bordeaux, qui s'entoura de cardinaux français et qui établit la Curie romaine à Avignon, alors enclave pontificale dans le territoire français. Une période différente s'ouvrait pour la papauté ; elle allait durer plus de soixante ans.

Les papes d'Avignon et le grand schisme d'Occident.

De 1309 à 1377 (ou à 1403 si l'on compte les papes du grand schisme), Avignon devint la capitale du monde chrétien en Occident. L'archevêque de Bordeaux, élu pape sous le nom de Clément V, retarda son départ pour Rome et s'arrêta dans la ville d'Avignon pour entreprendre des négociations avec Philippe le Bel. Le retard se prolongea en raison de l'insécurité politique qui régnait à Rome et en Italie ; les états pontificaux eux-mêmes se révoltaient, et la Curie avait besoin de l'appui de la France pour résister à la coalition de l'empire d'Allemagne et de l'Italie. La Curie de l'Eglise catholique s'est donc installée progressivement dans le palais fortifié d'Avignon. Mais la papauté était alors privée des revenus que lui rapportaient les États pontificaux, et elle se mettait aussi sous l'influence directe de la France, dont elle ne put se débarrasser que très difficilement. Enfin, le luxe qui fut celui de la cour pontificale d'Avignon apparut comme un scandale important ; l'Eglise s'enlisait dans les affaires temporelles. Toutes ces conséquences de l'Installation de la papauté en Avignon provoquèrent le Grand Schisme d'Occident.

Le pape qui établit la papauté en Avignon n'est pas Clément V, qui voulait simplement faire de cette ville une étape avant de parvenir à son siège de Rome, mais son successeur Jean XXII, qui avait été longtemps évêque d'Avignon et qui aimait particulièrement cette ville. Cette installation des papes dans une ville autre que Rome a certainement contribué à jeter le discrédit sur la papauté, à la veille de la Réforme protestante ; le pape était, avant d'être le chef de la chrétienté, l'évêque de Rome, et le fait de ne pas résider dans sa ville épiscopale était un mauvais exemple pour les autres évêques. Aussi de nombreuses voix se firent entendre pour demander aux différents papes de revenir dans la ville éternelle. Ce qui contribua le plus à la décadence de la papauté d'alors, ce ne fut pas seulement sa résidence - forcée, pendant un certain temps, par les événements d'Italie - mais le fait que, sous la plupart des papes de cette époque, la cour pontificale ne se distinguait en rien des cours princières, alimentée qu'elle était par une fiscalité qui s'imposait à toute la chrétienté, puisque la papauté ne percevait plus les bénéfices que lui rapportaient les États pontificaux ; cette fiscalité s'abattait sur les chrétiens sans ménagement, les collecteurs du fisc pontifical n'hésitant pas à excommunier ceux qui refusaient de payer l'impôt à la papauté. La ville d'Avignon, quant à elle, bénéficia largement de l'installation de la papauté dans ses murs ; elle se transforma en une grande place financière et commerciale, ce qui ne manquait pas de détériorer l'image même de la papauté et de la Curie pontificale. 

La grande peste qui s'abattit sur Avignon, en 1348, apparut comme un châtiment divin des péchés pontificaux. Urbain V (1362-1370) redora le blason de la papauté avignonnaise bénédictin, il continua à mener une existence monastique pendant toute la durée de son pontificat et il gagna ainsi l'estime de tous. C'est sous son pontificat que la papauté renforça sa position en Italie, donnant aux États pontificaux reconquis une nouvelle constitution ; Urbain décida de retourner à Rome, en 1367, où il demeura trois années, avant de revenir mourir en Avignon. Son successeur, Grégoire XI (1310-1318) mena également une vie irréprochable, et encouragé par celle qui allait devenir sainte Catherine de Sienne, il s'installa de nouveau à Rome, mais il ne lui restait plus qu'une année à vivre.

Sous les papes d'Avignon, l'Europe occidentale entra dans une époque de détresse ; la guerre de Cent Ans commença, divisant la France et opposant celle-ci à l'Angleterre, livrant toute l'Europe à la sauvagerie des mercenaires. Mais une épreuve plus grande attendait la papauté : ce fut le Grand Schisme (de 1378 à 1411) qui allait la diviser entre deux et parfois même trois papes. Puisque Grégoire XI était rentré à Rome pour y mourir, les cardinaux romains arrangèrent l'élection d'un pape qui, s'il n'était pas romain, serait au moins italien. C'est ainsi que fut désigné Urbain VI, mais aussitôt après son couronnement il manifesta un caractère autoritaire, agissant comme un véritable despote sur tous ses sujets, à commencer par les cardinaux. Ceux-ci se réunirent pour élire un nouveau pape, qui prit le nom de Clément VII et qui partit pour Avignon. A Rome comme à Avignon, chacun des papes trouve une personnalité réputée par sa sainteté pour le fortifier dans sa légitimité ; le schisme est présent dans l'Eglise, mais on ne sait pas très bien qui est schismatique. 

Les rois et les princes accordent leur appui à l'un ou à l'autre pape, au mieux de leurs intérêts nationaux : deux obédiences pontificales rivales se créèrent, ayant chacune son gouvernement et sa Curie. Et quand l'un des deux papes mourait, des conclaves élisaient un successeur. L'Europe finissait par se lasser, et au printemps 1408, les cardinaux des deux obédiences décidèrent de demander la convocation d'un concile général qui aurait lieu à Pise le 25 Mars 1409 ; les deux papes répliquèrent en convoquant chacun leur propre concile. Mais le concile de Pise eut lieu : il déposa les deux papes et élut Alexandre V. A la mort de celui-ci, un an plus tard, Jean XXIII fut élu : la chrétienté avait alors trois pontifes... et l'Eglise semblait être dans l'impasse la plus totale. Le concile de Pise avait échoué, celui de Constance, de 1414 à 1418, réussit à mettre fin à ce schisme. Sigismond, roi de Hongrie, réussit à convaincre Jean XXIII de convoquer ce concile, qui commença par condamner Jean Huss, avant d'obtenir de Jean XXIII une abdication. Mais celui-ci s'enfuit sous un déguisement, et ses deux rivaux agissent de la même manière. Le concile condamna Jean XXIII, et la démission de Grégoire XII fut obtenue ; Benoît XIII tint bon, mais il fut déposé en 1417. Après sa déposition, le concile choisit un nouveau pape, qui prit le nom de Martin V. Le concile de Constance réussissait ainsi à rétablir l'unité dans l'Eglise ; mais l'autorité de la papauté en semblait amoindrie, puisqu'il apparaissait que le pouvoir suprême dans la chrétienté revenait non pas au pape mais au concile général. Cette conception aurait pu triompher si les adversaires d'Eugène IV ne s'étaient livrés à des excès, en dressant les pères conciliaires contre le pape. Eugène IV sut exploiter les fautes des évêques et rehausser ainsi le prestige de l'autorité pontificale, au concile de Florence (1438-1445), le premier des conciles de l'Eglise d'Occident à se déclarer oecuménique ; des évêques byzantins participèrent, en effet, à ce concile d'union de l'Eglise, la menace des Turcs sur l'Orient se faisant de plus en plus pressante. Aussi l'union se réalisa-t-elle très rapidement, mettant fin à de nombreux conflits séculaires, entre l'Orient et l'Occident, mais aussi au coeur même de l'Occident. Seulement, l'union avec l'Orient fut éphémère, puisque la prise de Constantinople par les Turcs allait rompre les relations avec l'Occident.

Mais, depuis la papauté d'Avignon, la nécessité d'une réforme semblait s'imposer dans l'Eglise d'Occident.