La pensée philosophique dans le judaïsme

La Bible hébraïque, par son mode de composition commune par la connaissance de Dieu qu'elle révèle aux hommes, semble se situer hors des frontières du monde de la philosophie, ce monde que la pensée occidentale a pu concevoir sous l'influence de la Grèce antique, mère de la philosophie proprement dite. De plus, la rédaction de la Torah et des différents autres écrits bibliques a été faite en hébreu, dans une langue très différente du grec, par sa nature et par sa structure, et généralement à une époque antérieure à l'avènement de la philosophie classique de la Grèce.

Toutefois, la Bible apporte des réponses à la soif humaine de connaissance : elle présente une tentative originale de l'esprit qui cherche à comprendre le sens ultime des événements du monde et le sens de l'histoire. Et ceux qui sont considérés comme les plus grands parmi les penseurs anciens issus du judaïsme, Philon d'Alexandrie et Maïmonide, n'hésitèrent pas à poser une filiation historique entre Moïse, le grand législateur du peuple d'Israël, le maître à penser de toutes les générations juives, et les grands penseurs de l'antiquité grecque. Pour eux, Moïse était le père de tous les philosophes, le maître des mathématiciens et des penseurs. Ces philosophes juifs étaient rejoints dans leurs affirmations par les Pères de l'Église et par certains théologiens du Moyen-Age.

Il est certain que ce que l'on a appelé "le miracle grec", au sixième siècle avant l'ère chrétienne, ne s'est pas opéré spontanément et qu'il a dû être préparé par des civilisations autres, notamment les civilisations orientales, et parmi elles, l'hébraïque qui ouvrait une certaine dimension philosophique.

Les civilisations anciennes avaient mûri et s'étaient étendues avec les grands empires : l’Égypte et la Babylonie rivalisaient d'importance aux extrémités du Croissant fertile. Du centre de cet arc géographique entre les deux pays, les côtes du Levant (Israël, Liban et Syrie actuels) étaient convoitées par ces deux grandes puissances. Mais des villes importantes voyaient le jour en Syrie. Ougarit vivait dans la prospérité et Damas constituait un carrefour pour les échanges commerciaux. Les fouilles entreprises à Ougarit permettent de constater qu'elle était une cité cosmopolite ; mais, comme toutes les villes soumises à la tutelle de l'un ou de l'autre empire, elle ne possédait pas une civilisation très originale. Cependant, les côtes du Levant ne cessèrent de contribuer à l'épanouissement de la civilisation, et particulièrement au coeur de la réflexion religieuse : leurs habitants exportèrent leur culture jusqu'en Grèce, et plus tard, même jusqu'à Rome. Et, au sixième siècle avant Jésus-Christ, les Grecs commencèrent à imposer à travers le monde non seulement leur domination militaire, mais surtout leur puissance intellectuelle.

La philosophie est partie intégrante de la culture

La philosophie est certainement d'origine très ancienne si l'on veut bien la considérer comme l'ensemble des questions que l'humanité s'est posées sur elle-même, sur sa vision du monde, et sur la place de l'homme dans ce monde, sur ses croyances ou sur son rôle. Mais, elle est d'origine bien plus récente, si on ne veut la définir que par la réflexion critique qu'elle porte sur tous ces problèmes. En effet, pour opérer une telle réflexion, l'esprit humain devait avoir conscience de lui-même, ce qui est loin d'être une attitude naturelle... Mais quel que soit le sens que l'on donne eu concept même de philosophie, il faut se souvenir qu'elle ne se développe jamais en vase clos, et qu'elle s'inscrit dans un système de rapports avec l'ensemble de la culture dans laquelle elle s'énonce et se communique. Elle ne peut jamais faire abstraction de ses conditions de production des croyances particulières qui lui ont permis de voir le jour, des conceptions morales les plus courantes à son époque d'origine, et même des grandes théories scientifiques de son temps. Dès ses origines, elle se présente comme un savoir encyclopédique qui regroupe toutes les disciplines de la connaissance intellectuelle. Et comme synthèse des connaissances, elle ne peut ni ne veut se dérober devant aucune explication : elle tente alors d'assigner une place à cheque réalité de l'univers et vise à expliquer sa raison d'être dans l'ensemble des différents éléments du monde. Sa tâche se présente alors comme une organisation structurée de la réalité humaine et culturelle.

Des découvertes archéologiques récentes ne permettent plus de penser que l'Asie occidentale fut le berceau de l'humanité même si le peuplement de cette région est très ancien, et même si on a retrouvé, en 1925, dans l'actuel État d'Israël, des traces d'hommes remontant à l'époque du paléolithique... Ces "hommes de Galilée", ainsi appelés parce que l'on a retrouvé leurs traces dans les grottes du mont Carmel, en Galilée, constituaient morphologiquement un état intermédiaire entre les Néandertaliens qui peuplaient l'Europe à la même époque et les races modernes. Le fait d'avoir retrouvé des sépultures à proximité de ces grottes permet d'aboutir à deux conclusions : d'une part, ces hommes vivaient en petites communautés dans ces grottes, et d'autre part, ils éprouvaient déjà un sentiment religieux, puisque le fait d'enterrer les morts peut être considéré comme un indice de religion.

Dans la géographie du Proche Orient, Israël ne constituait donc, en aucune façon, un phénomène isolé. Dès les temps les plus anciens, cette région était prise entre les deux grandes civilisations déjà mentionnées de l’Égypte et de la Babylonie. Ces deux civilisations, après avoir brillé dans l'antiquité, sont restées endormies pendant des siècles : elles réapparaissent aujourd'hui comme devant être comptées parmi les plus grandes manifestations de la culture humaine.

C'est donc dans un cadre défini historiquement par l'influence des deux puissances antiques que la pensée religieuse, puis philosophique du peuple d'Israël, a pu voir le jour et s'exprimer, avant de s'expatrier dans les régions plus occidentales du monde connu. Et c'est même sa spécificité religieuse, à savoir son affirmation du monothéisme absolu, qui a permis à la culture biblique de s'affirmer selon une logique implacable, dans tous les domaines de l'existence humaine.

La "Philosophie" biblique

Les origines de la philosophie juive remontent au texte même de la Bible, bien que celle-ci ne se présente jamais comme un système philosophique. D'ailleurs, le judaïsme est une religion et, en voie de conséquence, il est fondé sur la révélation de Dieu et sur la tradition, et non pas sur des règles humaines, telles que l'expérience ou la raison. Il n'y a pas de philosophie biblique, il n'y a pas de philosophie juive, au sens d'une réflexion critique et rationnelle, bien que toutes les pages des livres saints du judaïsme soient remplies d'arguments tirés de l'expérience humaine la plus profonde.

Ce sont certainement les textes sapientiaux, c'est-à-dire les réflexions de la sagesse, qui présentent le mieux les étapes inaugurales de la pensée philosophique du judaïsme biblique. Ces écrits sapientiaux sont tous post-exiliques, dans leur forme rédactionnelle actuelle, mais ils remontent, quant à leurs sources orales aux débuts de la monarchie, et il serait possible de retrouver leurs racines dès le troisième millénaire. Car le courant de sagesse reste en relation étroite avec l'influence des grandes puissances qui dominaient le monde d'alors : Israël était sous la dépendance culturelle de l’Égypte et de la Babylonie, où ce genre de littérature atteignit son apogée vers l'an 2000. C'est en s'assimilant progressivement à la pensée religieuse biblique, que la sagesse est devenue le bien du peuple hébreu.

Toutefois, l'apparition du "Sage" dans l'histoire biblique n'est guère facile à déterminer, alors que les autres personnages, comme le roi, le prêtre ou le prophète, peuvent être immédiatement repérés. Il se peut qu'à l'origine le sage n'ait été qu'un scribe qui mettait par écrit - puisque sa spécialité première était d'écrire - les sentences qui circulaient oralement à travers les membres du peuple. Ainsi, il n'est pas possible de négliger l'aspect très pragmatique de la pensée biblique, qui collectionne de nombreux éléments de la tradition populaire ou familiale. La sagesse biblique sera donc, avant tout, l'art de conduire sa vie, en tenant compte des instructions laissées par les anciens, et dont les collections sont dressées par les scribes qui deviennent ainsi les sages, les instructeurs pour tout le peuple. Il s'agira, pour l'homme, de tirer profit de l'expérience des anciens pour mener à bien son existence personnelle, pour réussir dans la vie, et finalement pour être heureux. Pour faire bref, les sages enseignent un art de vivre, un art de bien vivre. Mais, comme ils sont également des croyants, ils ne se contentent pas d'exprimer des règles de conduite morale, mais ils souhaitent réaliser un lien entre la foi et l'existence quotidienne. D'où le double aspect que revêt la sagesse biblique : elle ne peut se comprendre que dans la foi au Dieu unique, tout en étant un moyen de parvenir à une existence heureuse, en suivant un comportement avisé et éclairé grâce à l'expérience de discernement proposé par les sages.

Le roi Salomon est devenu, dans la tradition israélite, le prototype du sage : tous les textes sapientiaux ou presque tous lui sont attribués. C'est le personnage biblique qui semble être l'incarnation de la sagesse, comme Moïse était celle de la loi, ou comme David était celle de la royauté et de la poésie religieuse. On attribue à Salomon une sagesse qui surpasse celle des Orientaux et des Égyptiens, sans doute en raison de sa grande habileté politique, capable d'adapter les principes de la Sagesse divine dans l'exécution pratique pour le bonheur de tout le peuple Israël. Car, même si la sagesse de ce grand roi prenait ses références dans le monde païen qui l'entourait, c'est toujours à la Sagesse divine qu'est attribué le mérite de l'instruction des membres du peuple. Et selon un passage du livre des Proverbes, la Sagesse est présentée comme un personnage divin, préexistant au monde :

Le Seigneur m'a engendrée, prémices de son activité, prélude à ses oeuvres anciennes. J'ai été sacrée depuis toujours, dès les origines, dès les premiers temps de la terre. Quand les abîmes n'étaient pas, j'ai été enfantée, quand n'étaient pas les sources profondes des eaux. Avant que n'aient surgi les montagnes, avant les collines, j'ai été enfantée, alors qu'il n'avait pas encore fait la terre et les espaces, ni l'ensemble des molécules du monde. Quand il affermit les cieux, moi j'étais là, quand il grava un cercle face à l'abîme, quand il condensa les masses nuageuses en haut ne et quand les sources de l'abîme montraient leur violence - quand il assigna son décret à la mer - et les eaux n'y contreviennent pas quand il traça les fondements de la terre. Je fus maître d'oeuvre a son côté, objet de ses délices chaque jour, jouant en sa présence en tout temps, jouant dans son univers terrestre, et je trouve mes délices parmi les hommes. (Pr. 8, 22-31)

La Sagesse semble alors être un personnage divin, préexistant à la création du monde, présent auprès de Dieu alors qu'il effectue toute son oeuvre de création, présent aussi auprès des hommes pour leur inspirer ainsi la conduite convenable pour poursuivre l'oeuvre créatrice de Dieu. De la sorte, la Sagesse devient beaucoup plus qu'un simple savoir-faire, beaucoup plus qu'une habileté politique : elle est une participation à l'activité et à la pensée divine. En conséquence, la "philosophie" biblique se présente comme une pénétration dans le dessein divin, comme une compréhension du projet de Dieu sur l'ensemble du monde.

L'unicité de Dieu et la création du monde

Le monothéisme absolu, affirmé dans la Bible, exemple unique de toute la pensée antique, permet d'organiser le monde à partir d'un principe unique. A partir du Dieu unique, tout peut être déduit, dans l'ordre du monde, sans qu'il soit nécessaire de faire intervenir des mythologies, qui n'auraient finalement qu'une valeur purement légendaire. L'affirmation monothéiste implique presque nécessairement une certaine forme de rationalisme qui sera, dès lors, capable de produire une explication de tous les ordres du monde : la seule volonté du Dieu unique s'imprime aussi bien dans les lois physiques que dans les règles éthiques. Tout l'ordonnancement de la pensée devient alors parfaitement cohérent, harmonieux : le Dieu unique est le garant absolu de l'ordre du monde auquel il imprime sa marque d'unicité.

C'est par l'affirmation de l'unicité absolue de Dieu que la pensée hébraïque entre en conflit avec toutes les pensées païennes : elle vide le ciel de tous les faux dieux qui le peuplaient pour ne placer au sommet de l'univers qu'un unique Créateur et maître de tout. Tout ce qui paraissait être adorable par les nations païennes n'est que fabrication hommes. La pensée biblique a opéré une véritable révolution et dans la conception de Dieu et dans la conception du monde : le monde et tout ce qu'il peut contenir est oeuvre de Dieu, et tous les autres dieux ne sont jamais qu'inventions humaines. Et la notion de création apparaît dès le premier verset de la rédaction biblique, même s'il faut reconnaître que l'expérience d'Israël ne se fonde pas tant sur la création que sur l'alliance conclue entre Dieu et son peuple. Des générations de commentateurs s'efforceront d'expliquer le comment de cette création, en faisant intervenir des concepts plus philosophiques : création "ex nihilo", création et non pas production ou fabrication. La révélation faite à Israël pose Dieu comme existant avant toutes les choses de ce monde : il est le créateur du ciel et de la terre comme il en est finalement l'aboutissement.

La philosophie biblique, qui est en définitive une négation de toute philosophie à échelle humaine, s'enracine sur la révélation que Dieu fait de lui-même. Et cette révélation est telle qu'elle s'impose aux hommes sans qu'il ne soit jamais nécessaire à toute la littérature biblique de parler de la vie de Dieu, de sa nature, de son histoire, de son existence éternelle. Il est au-delà de tout ce que l'homme peut connaître, il transcende l'univers qu'il a créé par sa seule parole, ainsi que le souligne le premier chapitre de la Genèse. Ce texte, très poétique, qui inaugure toute la Bible, décrit l'oeuvre créatrice de Dieu en des termes imagés, mais soulignant une progression soignée dans le dessein divin : en six phases, appelées " jours ", introduites chaque fois par ces mots " Dieu dit... ", il effectue toute son oeuvre par la puissance de sa seule parole. Et le sommet de cette oeuvre sera l'homme compris comme le couple, lequel exprime l'être humain dans sa totalité. Et pour exprimer cette création, l'auteur du récit de la Genèse emploie un verbe technique dans la langue hébraïque : Bara, qui signifie " faire quelque chose à partir de rien ", et cela, bien que la mentalité ancienne s'accommode mal de la notion même de " rien ". La tradition juive ultérieure expliquera ce " rien " par un rien de matière sans aucun doute, mais certainement pas par un rien de pensée : tout acte de formation, et à plus forte raison tout acte de création, commence par une parole de Dieu. Avant de créer, Dieu parle, et cela suffit pour que le ciel et la terre, les animaux et les hommes parviennent à l'existence. Il y aurait sans doute une illusion à vouloir, à tout prix, conserver la notion d'un rien initial absolu. La créature, au sens plein du terme, ne vient pas du néant pour accéder à une forme d'être : l'illusion d'un passage du néant à l'être vient de ce que tout ce qui existe tend vers Dieu. Les réalités créées connaissent un mouvement ascendant, une finalité en Dieu qui est la forme suprême et absolue de l'être, au sens traditionnel de la philosophie. Les créatures effectuent en quelque sorte un retour à l'être dont elles sont issues. Si le juif croyant tend à la perfection à la sainteté, s'il tend à remonter vers Dieu, c'est parce qu'il a conscience de venir de Lui et qu'il cherche à retourner à son Créateur. L'illusion vient d'une erreur de perception d'un interprète qui n'a pas pénétré dans le domaine de la foi, car il faut souligner que la création relève de l'acte de foi lui-même.

Dire que Dieu crée le monde est une forme de profession de foi, alors que la notion d'un avènement du monde relève, quant à lui, du domaine des sciences naturelles et physiques, lesquelles peuvent entreprendre une généalogie du monde à partir des éléments premiers.

La situation de l'homme dans l'univers

Dernier maillon de la création divine, l'homme, en tant que couple humain, est créé à l'image et à la ressemblance de Dieu : par cette expression, le rédacteur du récit de la Genèse veut essayer de faire comprendre le mystère même de cette créature originale. L'homme diffère du reste du monde créé par une relation particulière avec Dieu ; c'est le principe et le privilège de toute l'humanité : Dieu fait l'homme pour communiquer avec lui, et non pas pour qu'il soit son esclave qui le déchargerait des fonctions serviles. Parmi les créatures, l'homme est roi, il est le représentant visible du Dieu invisible qui peut exercer son pouvoir sur toutes les autres réalités créées. Ce premier récit de la création ne précise absolument pas quelle était la situation ontologique de ce premier couple humain, pas plus qu'il ne décrit en profondeur leur vie quotidienne. Pour le rédacteur de ce récit, un écrivain proche des milieux sacerdotaux, tout se passe comme si l'homme et la femme, créés à l'image de Dieu, menaient par la suite une existence parfaite, comparable à celle de leur Créateur, c'est-à-dire à propos de laquelle personne ne peut rien dire.

En revanche, un second récit de la création est présenté dans les chapitres 2 et 3 du livre de la Genèse, et bien que, dans la rédaction finale, il soit placé après le récit qui ouvre l'ensemble de la Bible, il lui est ultérieur. Et ce second récit de la création est plus explicite sur la condition humaine, telle que pouvait l'envisager un membre du peuple d'Israël. Ce récit présente l'homme, Adam, et la femme, dans un état d'innocence : ils vivent en parfaite harmonie, en symbiose avec les autres créatures, avec Dieu également. L'homme ne faisait qu'un avec la nature, comme il ne faisait qu'un avec Dieu : il partageait alors le sort commun de tous les êtres qui sont dans le monde, il ne se distinguait en rien de la pierre, de la plante ou de l'animal qui vivent parfaitement leur condition. L'homme "Adam", que les commentateurs ont toujours plus ou moins personnifié, tout en sachant qu'il n'est certainement pas un personnage historique, remplissait alors à la perfection sa condition de "fils de Dieu". Néanmoins, comme le récit biblique est un récit anthropologique, Dieu lui-même a posé des interdictions à celui qui était comme son fils : pour l'éducation de tout fils, un père se doit de poser des défenses, il se doit d'imposer des chemins balisés pour que ce fils devienne véritablement un homme. C'est de cette façon que la Bible comprend l'interdit divin : Mais de l'arbre de la connaissance du bien et du mal, tu ne mangeras pas, car le jour où tu en mangeras, tu mourras certainement (Gen. 2, 17).

L'innocence Adam se comprend alors dans le rapport que l'homme peut avoir directement avec Dieu, à l'image de la relation qui unit le petit enfant à son père. La grandeur de l'homme, issu pourtant de la poussière du sol, se trouve dans sa ressemblance avec son créateur, qui est toute innocence, c'est-à-dire ignorance absolue du mal. Homme, dans cet état originel, est parfaitement bon, il est l'image même de Dieu au milieu de toutes les autres créatures du monde. Mais un troisième personnage intervient, lui aussi sous la forme d'une créature : c'est le serpent. Le récit biblique ne dit pas qui il est ni d'où il vient, il se contente de le présenter comme une créature au même titre que les autres. En revanche, ce récit le fait parler, et sa parole débouche sur une action, de même que la parole de Dieu était immédiatement action. Le serpent intervient en parlant à la femme, qui accepte la discussion avec celui qui sera le tentateur ; et le récit biblique laisse entrevoir dans la personnalité féminine comme le symbole de la fragilité humaine laissée à ses propres forces : elle cédera à l'illusion que lui présente le serpent : Vous serez comme des dieux, connaissant le bien et le mal (Gn. 3, 4), suscitant par là même le désir de la femme qui vit que le fruit était bon à manger (Gn. 3, 6). Uniquement par sa parole tentatrice, le serpent entraîne la chute, le péché de l'homme et de la femme, qui mangent tous deux du fruit de l'arbre de la connaissance. Si Adam et Ève agissent, le serpent ne fait rien, il se contente de parler, en contrefaisant l'interdit divin. L'existence même de ce serpent tentateur dans le récit biblique pose un problème aux spécialistes des cosmogonies primitives, des récits de création connus dans le monde babylonien et égyptien : il est le seul être à avoir échappé à la démythologisation des monstres qui occupaient une place prépondérante dans tous les mythes d'origine antiques. Il est placé à l'extérieur de l'homme, alors qu'il semble bien que dans la tradition ultérieure, il soit compris comme une partie de l'homme que l'homme ne connaît pas, mais qu'il a en quelque sorte projeté hors de lui-même. Il recouvre la figure de la convoitise que la Loi mosaïque réprouve, mais il ne constitue pas une entité personnelle : il n'est qu'un symbole de la présence du mal dans l'univers quand l'homme apparaît. Il ne saurait donc être question dans la pensée biblique, d'un dualisme entre le bien et le mal, car le mal ne vient que par l'homme, qui se présente à la fois comme sa victime et comme le responsable de son entrée dans le monde.

Sitôt la faute commise, sitôt la transgression de l'interdit de Dieu, l'homme et la femme sont pris de remords et se cachent de la vue de Dieu. Ce remords se manifeste d'abord dans la honte, honte de leur nudité, qui peut se traduire par une honte d'être dépendants d'un autre que d'eux-mêmes, honte d'être dépendants de Dieu dont ils se cachent. Cette dissimulation est le fond même de la faute, elle marque, d'une certaine manière, l'écart conscient d'avec Dieu. Et si Dieu intervient alors, c'est simplement pour sanctionner, c'est-à-dire pour reconnaître le choix de l'homme qui s'est préféré à lui : l'homme perd alors son état de communication directe avec Dieu, pour une communication médiate, qui passe par le langage. Il est intéressant de noter, à ce propos, que c'est après la faute de l'homme que ce même homme dialogue pour la première fois avec son Créateur : son premier raisonnement est alors un raisonnement de justification, lequel intervient toujours psychologiquement après un état affectif plus ou moins violent ; cet état éprouve le besoin de se légitimer au regard de soi-même comme au regard de Dieu, tout en prétendant prouver sa propre sincérité. Ce raisonnement que Dieu écoute manifeste que l'homme et la femme ont accédé tous deux à une forme de connaissance discursive, qui les fait sortir de leur état de primitivité innocente et inconsciente. Et, dans le récit même, il semble que la faute ne soit pas irrémédiable. D'ailleurs, la condamnation que Dieu prononce n'est pas sans permettre une certaine espérance. Certes, les sanctions sont pénibles : l'enfantement se fera dans la douleur, la mort sera certaine, et l'homme et la femme seront définitivement expulsés de l'oasis de la vie primitive, l'homme devant travailler avec peine pour gagner sa nourriture. Banni du jardin paradisiaque, errant désormais à travers le monde, l'homme est angoissé de se retrouver en présence de ce Dieu puissant, qui fait descendre sa fureur sur toute créature, mais, en même temps, il est comme fasciné par ce Dieu qui relève l'homme quand il tombe, qui lui promet de l'aider à travers une espérance, qui ne cessera de s'actualiser dans l'histoire même du peuple d'Israël : en effet, il ne faut pas oublier que le récit adamique n'est qu'une reprise imagée des expériences vécues par le peuple, dans son infidélité caractérisée à l'égard de son Dieu, et qui est toujours présentée comme un appel à la conversion. C'est ce dernier point qui donne un caractère particulier au récit biblique par opposition à tous les mythes antiques qui ont essayé de présenter les origines de l'homme : la pensée biblique ne cesse d'insister sur la distance que l'homme crée entre lui et Dieu, tout en reconnaissant la nécessité de rétablir l'alliance qui les unit, alliance qui a été rompue par la seule faute de l'homme.

Les récits de la Genèse n'ont jamais cessé d'inspirer la réflexion philosophique ultérieure. L'homme créé par Dieu, à l'origine du monde, c'est un être charnel qui n'a pas encore pris conscience de lui-même, qui ne connaît pas encore la réflexion sur soi. L'homme est en communion intime avec la nature, avec Dieu, il n'est pas encore séparé de cette nature et de son créateur par la pensée réflexive. A ce stade, l'esprit et la nature se trouvent dans l'unité première, comme l'enfant est en harmonie spontanée mais inconsciente avec tout ce qui l'entoure. L'homme à l'état de nature, tel que le présente le récit biblique, ressemble à un enfant avant l'éveil de la raison. C'est un être qui n'a pas encore opéré cette scission d'avec le monde qui devra lui permettre de rentrer en lui-même. Son innocence originelle ressemble à celle de la plante, de l'animal ou de l'enfant qui vient de naître, mais elle n'a pas encore une valeur morale. L'état de nature, c'est l'état de l'homme complètement immergé dans le monde naturel, l'état de l'homme antérieur à toutes les formes de la civilisation. Cet homme n'est pas mauvais moralement, car il n'a pas encore conscience de ce que peut être le mal... C'est dire qu'il n'est pas encore pleinement homme, il n'a que des virtualités humaines. Ce qui importe, c'est la réalisation des potentialités qui lui permettront de s'affirmer lui-même en face d'un monde qui lui est hostile, et avec lequel il ne veut pas se confondre, précisément parce qu'il a été créé à l'image et à la ressemblance de Dieu. La condition de l'homme avant la chute originelle n'est pas une situation authentique : il faut que l'homme accède d l'achèvement de son être, dans le développement de ses virtualités, ce qui va s'effectuer dans un déchirement de lui-même, dans l'expérience tragique de la condition humaine pénétrée par le péché.

Cette expérience tragique va conduire toute l'histoire de l'homme de la Bible. Le juif sait que les malheurs qui lui arrivent ne sont pas indépendants de sa propre conduite, il reconnaît que sa situation est la résultante du châtiment divin, il considère que si le malheur s'abat sur lui, c'est qu'il est coupable d'une faute qu'il a commise, sans en être parfois pleinement conscient. Pour le juif entièrement religieux, la récompense ou le châtiment divins sont les conséquences normales de sa conduite antérieure. Il interprète ainsi, de manière éthique, la sanction qu'il peut connaître, et il entreprend des rites pénitentiels pour se purifier de sa faute. En réalité, le récit adamique est contaminé par l'histoire du peuple d'Israël, avec laquelle il entretient des rapports très étroits. Ce qui est premier, dans l'histoire de ce peuple, c'est l'alliance que Dieu a conclue avec lui : le Dieu d'Israël s'est choisi un peuple, il était donc nécessaire que ce peuple existât, qu'il eût une origine. Et comme Israël se perçoit toujours en instance et en situation de rupture d'alliance avec son Dieu, il reporte au moment de la création sa prise de distance par rapport à Dieu. C'est homme lui-même qui a rendu présent d son histoire l'existence du mal. Cet homme expérimente le mal comme antérieur à sa propre existence, mais, en même temps, il l'expérimente comme arrivant par sa propre déchéance, par sa propre chute. C'est là le paradoxe même de l'interprétation biblique de la faute originelle : l'origine du mal ne se réduit pas à l'homme, le serpent symbolisant cette part qui n'est pas réductible à la seule responsabilité individuelle. Le mal de l'homme est toujours en second, l'homme est le méchant en second : le péché et la condition mauvaise de l'homme ne constituent pas sa nature première. L'homme devient mauvais, de bon qu'il était, puisque créé à l'image et à la ressemblance de Dieu. Le mal radical est moins originaire que la bonté radicale de l'homme.

La malédiction divine ne supprime jamais sa bénédiction, si bien que la nature première de l'homme reste la bonté, bonté qui est l'image même de celle de Dieu. Et c'est grâce à cette conception d'un Dieu bon et qui sait pardonner les égarements humains que le peuple juif acquiert la certitude que ses actes pénitentiels sont efficaces. Malgré la faute de l'homme, il sait que Dieu l'attend pour pardonner. C'est dans cette notion de pardon que le récit de la chute peut prendre une signification : il engage l'homme jusqu'au plus profond de lui-même, découvrant sa pleine responsabilité aussi bien devant Dieu que devant les autres hommes.

Le tragique de la condition humaine

Le récit adamique présente deux conséquences directes de la faute : le travail et la mort, avec leur caractère de pénibilité commun à l'enfantement dans la douleur qui affectera celle qui a été la cause agente de la scission avec Dieu. Dans le texte même, le travail et la mort sont présentés comme des conséquences de la transgression de l'interdit, comme une sanction et un châtiment venant de Dieu lui-même. A la lumière de son histoire, le peuple d'Israël signifie de la sorte le caractère tragique qui se manifeste dans toute existence humaine, mais, en même temps, il découvre que cet aspect tragique est un appel à un dépassement.

Le travail est présenté comme une expression du châtiment divin, code quelque chose qui aurait dû ne pas se produire. Mais, dans l'éclairage même de la culture juive dans laquelle se lisait le récit de la Genèse, il semble possible de dire que le travail se donne également comme un privilège de l'homme, beaucoup plus que comme une sanction : travailler est la marque de la supériorité de l'homme. Sans doute, l'homme, dans son innocence primitive, pouvait trouver dans la nature de quoi satisfaire ses besoins élémentaires, de même que toutes les peuplades sémitiques trouvent encore, dans leurs déplacements, de quoi satisfaire leurs premiers besoins. Mais l'homme qui se sédentarise, dépassant la pratique de la cueillette et de la chasse, se découvre des besoins qui se multiplient à l'infini ; et ce n'est, la plupart du temps, que dans le travail qu'il peut trouver une satisfaction infinie à tous ses désirs. Le travail apparaît alors comme une forme de l'épanouissement normal de l'homme, même s'il faut reconnaître, dans le même mouvement, qu'il n'est pas la seule forme de cet épanouissement, puisque les textes bibliques eux-mêmes insistent sur le repos et le loisir dans lesquels l'homme peut puiser la possibilité de réaliser d'autres dimensions de son humanité.

D'autre part, si la mort n'est qu'une conséquence du péché, il ne s'agit que de la mort qui relève de l'extériorité corporelle, car le fait d'avoir mangé du fruit de l'arbre de la connaissance entraîne pour l'homme le fait d'être devenu entièrement semblable à Dieu, ainsi que celui-ci l'affirme lui-même : Voici que l'homme est devenu comme l'un de nous par la connaissance du bonheur et du malheur (Gen. 3, 22).

L'homme semble ainsi accéder à l'immortalité, parce qu'il accède à la connaissance, ce qui souligne une fois encore l'aspect paradoxal du récit biblique relatif aux origines de l'homme. Cet aspect qui peut paraître inconséquent a permis à la réflexion et à la spéculation intellectuelle de s'exercer dans une multitude de significations. En effet, le récit adamique présente à la fois une déchéance et un avenir possible meilleur pour l'homme qui arrive à une plus parfaite connaissance de lui-même, dans sa soif d'absolu et dans sa prise de conscience de l'éloignement de cet absolu. Il découvre ainsi qu'il ne pourra jamais être complètement satisfait : son désir sera toujours inassouvi, jamais il n'arrivera au complet contentement, et c'est cela qui fait le caractère tragique de la condition humaine. Et, au fond, ce malheur n'est autre que la révélation de l'aspect de néant de l'être humain, de son être contingent : l'homme se sent de trop, parce que Dieu est assez et qu'il manifeste dans le monde la présence permanente de son action et de sa parole. L'existence de l'homme est injustifiée devant Dieu : cette existence est pourtant déjà un signe de l'efficacité et de l'existence de Dieu. Le caractère tragique de l'existence et de la condition humaine fait pénétrer le penseur juif dans le monde de la foi, qu'il ne pouvait jamais quitter, parce que sa pensée ne peut se passer de la révélation divine qui lui a été faite.

Les textes bibliques apportent, a leur manière, une réponse à l'interrogation métaphysique de l'homme. A l'alternative : "l'homme n'est-il que poussière ou est-il un demi-dieu ?", la pensée juive apporte une solution qui allie les extrêmes pour les rejoindre dans la tension perpétuelle de l'esprit humain entre le monde de la nature et le monde de Dieu. Si le judaïsme ne s'intéresse pratiquement pas à l'aspect philosophique des choses, au sens où l'entend la philosophie classique, s'il ne se soucie pas d'apporter des preuves rationnelles de l'existence de Dieu - qui d'ailleurs, du fait même de la révélation - n'a aucun besoin d'être démontrée -, la pensée juive ne cesse d'affirmer Dieu purement et simplement.

La question de Dieu dans le judaïsme

Dieu est. Dieu est la réalité fondamentale de laquelle toutes les réalités du monde découlent. Mais la question de la nature de Dieu n'intéresse nullement le penseur, car ce Dieu ne saurait être un objet de pensée, une simple idée ou une pure abstraction : il est présent dans l'histoire du peuple, comme il est présent dans l'histoire du monde qu'il dirige. Il est le créateur de ce monde qu'il maintient dans l'existence et sur lequel il règne en souverain, tout en appelant l'homme à devenir son plus proche collaborateur. Toute la "philosophie" juive repose sur l'élection que Dieu accorde à son peuple, car il est un Dieu de grâce et d'amour, en même temps qu'un Dieu saint et juste.

Dieu est saint, parce qu'il est un, parce qu'il échappe également à tous les déterminismes propres à la condition des créatures : il règne sur un royaume qui ne connaît pas les accidents et les faiblesses du monde. Et si le monde de Dieu ignore toutes les tensions, que pouvaient connaître les autres mythologies païennes, ces tensions vont se retrouver dans le monde des hommes, sur lesquels Dieu lui-même pourra exercer sa justice, puisque seul il ne peut commettre d'iniquités : il ne laissera pas le mal impuni ni le bien ignoré parce qu'il est miséricordieux, et parce qu'il communique sa justice aux pécheurs, qu'il se réconcilie, par l'alliance éternelle conclue entre lui et son peuple, alliance éternelle qui sera sans cesse renouvelée au cours de l'histoire de ce peuple.

La "philosophie" biblique, c'est de rendre l'homme pleinement homme et pleinement responsable devant son Dieu. C'est la raison pour laquelle elle reste entièrement fermée à toutes les formes de la science que pourront connaître les premiers balbutiements de la philosophie grecque : ni la connaissance du monde physique, ni la spéculation mathématique ne suscitent un intérêt dans la pensée biblique. Ce qui compte, pour elle, c'est que l'homme se découvre comme une personne devant la personne de Dieu, et qu'il puisse répondre librement à l'invitation, à l'appel que celui-ci lui adresse. Et comme cet appel et cette réponse se situent dans le cadre de l'histoire humaine, c'est proprement dans une " philosophie de l'histoire " qu'il faudrait dégager la " philosophie " du judaïsme. Au lieu de chercher une explication du monde, à travers les éléments de la physique, ou dans les spéculations mathématiques, la pensée hébraïque découvrait la dimension temporelle qui lui permettait de donner du sens à l'histoire, comme le lieu de l'exercice du dessein divin sur les hommes. Il n'est sans doute pas indifférent que la Bible commence par le livre de la Genèse, lequel présente la préhistoire du peuple d'Israël. En se situant délibérément dans la dimension temporelle, la pensée juive se place dans une position qui sera toujours étrangère à la philosophie classique grecque. Tous les conflits que les autres cultures pouvaient souligner, en les situant dans l'espace des hommes, la Bible hébraïque les concentre en un seul instant, celui de la création, qui ouvre la dimension temporelle dans laquelle Dieu et son peuple pourront établir une relation d'alliance. Et toute la Bible se présente alors comme l'histoire des péripéties du dessein divin sur l'humanité : au commencement, le temps a débuté, et, depuis lors, l'histoire avance. La Bible apparaît ainsi comme la grand route de l'histoire du peuple que Dieu s'est choisi et qu'il guide au milieu de ses difficultés innombrables, car le Dieu d'Israël est celui qui connaît le sens de tous les événements du monde et qui permet à ses fidèles d'avancer sur les chemins les plus épineux de l'histoire...

Comment est née la philosophie juive ?

Après avoir souligné qu'il n'est pas possible de parler de philosophie juive, si l'on entend par "philosophie" l'exercice souverain d'une raison qui viserait à comprendre l'universalité du monde ou à poser une explicitation des concepts intellectuels et abstraits, il faut quand même reconnaître que de nombreux philosophes juifs ont cherché à expliquer le judaïsme dans les catégories de pensée, qui étaient celles de l'hellénisme. La véritable philosophie juive trouve son lieu de naissance dans l'interrogation des sages du Talmud, dont la curiosité intellectuelle était toujours en appétit : ils ont voulu construire à partir de la révélation biblique une philosophie particulière, définissant ainsi leur conception de la vie et du monde, en harmonie avec les principes religieux qu'ils reconnaissaient comme les fondements mêmes de l'existence du peuple d'Israël. Certes, les idées grecques se sont introduites dans le monde hébraïque, au moment de l'élaboration de la pensée talmudique, mais elles n'ont jamais effacé ce qui constituait la spécificité de la pensée biblique : les idées philosophiques ont été introduites dans la mesure où elles pouvaient exprimer les réalités inhérentes au judaïsme, et non pas simplement par le phénomène d'une invasion culturelle de la pensée hellénique.Le mouvement philosophique proprement dit commence à Alexandrie, dans la Diaspora juive, aux environs du deuxième siècle avant Jésus-Christ : ces juifs vivaient dans la proximité des Grecs, avec lesquels ils entretenaient des rapports très étroits, aussi bien dans les affaires commerciales que dans le domaine culturel. Le premier produit littéraire de ce mouvement fut le livre de la Sagesse - qui n'a pas été intégré directement dans la Bible hébraïque proprement dite, mais qui avait quand même un prestige de piété. Ce livre dénonce fermement les idolâtries que pouvaient connaître les non-juifs, et il exalte la Sagesse.

Si ce livre reste empreint du judaïsme monothéiste dans ses affirmations les plus fortes, s'il proclame la foi absolue au Dieu unique, s'il est véritablement un pur produit du judaïsme, il n'en reste pas moins vrai qu'il est tout imprégné de l'influence de la philosophie grecque. La "Sagesse" de ce livre n'est guère comparable avec la "sagesse" du livre des Proverbes. Chez les juifs hellénisés, cette sagesse était personnifiée dans un être qui se présentait comme un intermédiaire entre Dieu et le monde : elle dévoile aux hommes la volonté et les intentions de Dieu, auquel elle est associée dans toutes ses oeuvres, elle gouverne le monde avec bienfaisance, établissant les justes comme les véritables amis de Dieu. L'influence de la philosophie grecque se fait particulièrement ressentir dans l'explication donnée de la création ; il semble que l'auteur de la Sagesse, dans la ligne des écoles philosophiques grecques, justifie l'éternité de la matière, mais sans préciser si elle a été ou non créée : le monde aurait été formé non pas ex nihilo, mais à partir d'une " matière informe " qui doit correspondre au chaos initial dont parlait la Genèse.

L'influence du platonisme est aussi nette dans certains passages, comme celui qui souligne la lourdeur corporelle qui vient troubler la vivacité de l'âme humaine, qui se trouve enferrée dans le corps comme dans un tombeau : Le corps, soumis à la corruption, alourdit l'âme ; l'enveloppe de terre est un fardeau pour l'esprit sollicité en tous sens (Sg. 9, 15). Cette doctrine, typiquement platonicienne, s'inscrit comme en contradiction avec l'enseignement du Talmud. L'ensemble de cet écrit donne à penser que son auteur a voulu réaliser une oeuvre poétique originale, unissant sa méditation personnelle des textes sapientiaux bibliques à sa compréhension des développements de la pensée philosophique grecque.

La pensée juive à Alexandrie

Quand Alexandre le Grand fonde la ville qui va perpétuer son nom à travers les siècles, en 322 avant Jésus-Christ, la philosophie grecque, comme la pensée religieuse d'Israël d'ailleurs, a déjà un long passé. Rapidement, cette ville est devenue un foyer très important où toutes les civilisations se sont rencontrées et ont ainsi permis un développement intellectuel très important, car de très nombreux anciens ont, au moins, séjourné dans cette cité, au cours de leur carrière philosophique. Mais, il n'y a pas une seule pensée, une seule philosophie alexandrine : si une communauté d'inspiration stimule les penseurs, les différents courants de pensée se retrouvent dans cette cité, où ils ne se maintiennent cependant pas à l'état pur. En effet, chacune des écoles représentées à Alexandrie s'est ouverte sur les autres et a entamé avec celles-ci une sorte de dialogue qui permet à chacune d'incorporer certains éléments des autres écoles. L'éclectisme apparaît comme une des caractéristiques de la pensée alexandrine, à toutes les époques : cela peut s'expliquer par le fait que la ville était un carrefour entre les différentes civilisations du monde connu.

Tout cet effort intellectuel ne pouvait laisser indifférente la communauté juive, solidement implantée en Égypte, dès le sixième siècle avant l'ère chrétienne. Et, aux alentours du début de l'ère chrétienne, les juifs sont au nombre d'un million en Égypte, dont environ cent mille dans la seule ville d'Alexandrie. Ces juifs, malgré leur attachement religieux à la révélation faite à leurs pères, ne parlaient plus la langue sacrée du judaïsme, mais s'étaient, en quelque sorte, déjà assimilés à la culture véhiculée par la langue grecque : ils trouvaient leurs racines intellectuelles aussi bien dans la pensée grecque que dans la révélation biblique. Ce double enracinement est une caractéristique des juifs résidant en Égypte ; et la Bible grecque, que lisaient leurs différentes communautés établies dans les synagogues de cette région, portait elle aussi la marque de ce double enracinement culturel. On sait, par ailleurs, que certains livres de la Bible ont été écrits directement en grec, sans comporter d'original hébreu. Ces livres comme le livre de la Sagesse, manifestent l'existence de liens très étroits existant entre la révélation biblique et la philosophie grecque. C'est aussi à Alexandrie que la Bible hébraïque fut traduite en grec. La légende rapporte que soixante-douze vieillards furent isolés, deux par deux, afin d'éviter toute communication avec le reste du monde et entre eux, dans l'île de Pharos, proche d'Alexandrie. Ces soixante-douze vieillards travaillèrent à la traduction de la Bible hébraïque, et au terme de soixante-douze jours, ils remirent des traductions parfaitement concordantes. La Bible grecque est ainsi connue sous le nom de Bible des Septante, en raison du nombre de ses traducteurs. De la légende, il n'est possible de retenir que l'indication approximative de la composition de cette traduction - au troisième siècle avant l'ère chrétienne - et le lieu de cette vaste entreprise. Ce qui apparaît, avec le plus de netteté, c'est que les traducteurs n'hésitèrent pas à infléchir le sens même de l'original hébreu afin de le rapprocher de certaines idées de la philosophie grecque. C'est ainsi que le nom, imprononçable, de Dieu reçoit une traduction qui s'inscrit dans la droite ligne de la profession de foi platonicienne. Quand Dieu donne à Moïse l'explication de son nom : Je suis qui je serai (Ex. 3, 14), la traduction de la Septante traduit : Je suis celui qui est faisant passer la transcendance éternelle de Dieu après l'affirmation ontologique et existentielle. C'est dans cette traduction que Philon, ignorant très probablement l'hébreu, lisait la Bible. C'est aussi cette version des Septante qui fut la plus rapidement répandue dans les milieux chrétiens, dès le premier siècle.

Philon d'Alexandrie

Le plus grand représentant de la philosophie juive ancienne est certainement Philon (environ 20 avant Jésus-Christ à 45 après Jésus-Christ). Il est un des plus illustres penseurs qui voulurent réconcilier la théologie biblique et la philosophie grecque païenne : il interpréta la Torah en lui appliquant les catégories de l'hellénisme. La majeure partie de son oeuvre est donc constituée de commentaires sur la Bible dans laquelle il pensait avoir découvert l'expression de toutes les idées qu'il rencontrait dans la culture grecque.

Comme tous ses compatriotes d'Alexandrie, Philon reçut une éducation complète, enracinée dans le judaïsme et dans l'hellénisme. Issu d'une riche famille, il était un notable de la communauté juive. Et c'est à ce titre qu'il fut envoyé auprès de l'empereur Caligula pour plaider la cause des juifs et négocier un statut politique pour eux dans l'ensemble de l'empire romain. Il dut également résister à cet empereur qui voulait faire dresser sa statue dans le temple de Jérusalem. Philon fit preuve alors d'une grande fidélité au judaïsme le plus traditionnel... On ignore pratiquement tout de sa vie, et même ses oeuvres, bien que rédigées en grec, ne sont connues que sous leur titre latin, et il est difficile de les classer dans des genres bien déterminés. Certaines se présentent comme des oeuvres historiques, ainsi le récit qu'il fait de son ambassade auprès de l'empereur romain. D'autres sont plus typiquement philosophiques, comme celle où il démontre l'éternité du monde ou la providence divine. Mais son oeuvre majeure se trouve dans ses commentaires exégétiques de la Torah. Dans ses commentaires, il fit surtout appel à l'interprétation allégorique ; et le nom de Philon demeurera toujours lié à l'interprétation allégorique de la Torah. Tout, aussi bien les noms que les dates et les récits historiques, peut être perçu de manière allégorique : il faut atteindre le sens spirituel qui est caché sous la matérialité des récits. Certes, Philon ne mettait pas en doute l'historicité des événements rapportés dans les textes bibliques, pas plus qu'il ne mettait en doute le caractère obligatoire des lois et des préceptes, mais il affirmait que toute l’Écriture était faite pour guider l'homme dans sa recherche spirituelle et pour lui faire comprendre très concrètement les plus hautes pensées philosophiques qui étaient répandues dans le monde hellénisé de son époque. Aussi son oeuvre apporte-t-elle de précieux renseignements sur les aspects du judaïsme alexandrin, à l'aube de l'ère chrétienne. L'idée directrice de toute la pensée de Philon a dû être le fait que le juif est citoyen du monde, idée qu'il reprenait d'ailleurs au stoïcisme : le message que Moïse adressait au peuple d'Israël de la part de Dieu ne s'adresse pas seulement au seul peuple élu, mais il porte en lui une dimension universelle. Ainsi, ce qui constituait le caractère particulier du peuple juif accède à la dimension universelle : intégrer l'ensemble de l'humanité dans le projet de Dieu.

Toutefois, le Dieu de Philon n'est pas uniquement le Dieu des philosophes, il est aussi, et avant tout, le Dieu d'Abraham, d'Isaac et de Jacob : il est purement spirituel, et il se révèle aux hommes par la voix de Moïse et des prophètes. Son affirmation de la transcendance de Dieu n'étonne pas les philosophes qui admettent que la divinité soit tout autre que la créature humaine. Mais Philon va beaucoup plus loin que les platoniciens, aristotéliciens et stoïciens, quand, argumentant du refus de Dieu de se manifester à Moïse, il infère l'absolue inconnaissabilité de Dieu : l'essence divine ne peut être connue ni par les sens ni par la raison humaine, l'être de Dieu est incompréhensible pour l'homme. Alors, non seulement la philosophie, mais aussi la théologie sont amenées à reconnaître les limites de leur pouvoir. Mais si l'homme ne peut rien dire de Dieu, Dieu, quant à lui, s'adresse à l'homme et lui parle dans sa révélation. Et cette communication de Dieu se fait par l'intermédiaire du Logos, de la Parole. Sa théorie du Logos est sa principale contribution a la pensée philosophico-religieuse de l'époque : entre Dieu et le monde, se situe le Logos, en qui il voit une personne distincte du Dieu unique qu'il n'hésite pas à appeler "le second Dieu" ou encore "le fils de Dieu", mais qu'il reconnaît être inférieur au Dieu unique de la pensée biblique. Le Logos est l'instrument de la création et de la révélation, il est sa sagesse même et son pouvoir créateur. Mais cette conception philonienne ne s'inscrit pas directement dans la pensée juive, et l'on comprend pourquoi Philon n'exerça guère d'influence sur la pensée philosophique juive ultérieure. Ayant dépouillé les textes bibliques de tout caractère national et historique pour privilégier l'aspect spirituel et allégorique, il se séparait de l'interprétation des docteurs et des sages du Talmud qui, eux, s'ils utilisaient aussi la méthode allégorique pour expliquer certains textes de l’Écriture, ne perdaient jamais de vue que la révélation divine n'était pas faite pour favoriser la contemplation spirituelle de l'entité divine, mais pour que l'homme puisse agir conformément à la volonté du Dieu créateur et sauveur. L'oeuvre de Philon demeura donc en marge des grands courants de la pensée juive, et la philosophie juive alexandrine disparut avec la mort de Philon. Mais celui-ci exerça une influence certaine sur les premiers penseurs chrétiens : ainsi l'apôtre saint Paul se montrera davantage tributaire de Philon que les sages du Talmud, ainsi, le rédacteur du quatrième Évangile inaugure son oeuvre par une hymne majestueuse au Christ en qui il découvre la personnification du Logos philonien. Plus tard, ceux qui seront connus comme "les Pères de l'Église" trouveront dans son système le matériau qui leur permettra d'unifier plus strictement la pensée biblique et la pensée grecque, dans la synthèse que sera la première théologie chrétienne.

A la mort de Philon, toute réflexion philosophique disparut des milieux intellectuels juifs : Israël s'est alors replié sur la méditation des textes du Talmud. Ce n'est qu'avec l'introduction de la culture grecque dans le monde musulman, aux neuvième et dixième siècles, qu'un nouveau courant philosophique se fit jour pour durer pendant tout le Moyen-Age. Et certaines oeuvres philosophiques de cette époque alimenteront la, réflexion juive jusqu'à l'époque moderne.

Le Talmud et les rabbins

Après la catastrophe nationale que connut le peuple d'Israël, avec la destruction de Jérusalem et le pillage du Temple par les troupes de Titus, le judaïsme ne put survivre que grâce à l'influence du parti des pharisiens qui centraient toute la vie juive sur l'étude de la Torah, puisque le culte du Temple était devenu impossible. Les rabbins, les maîtres A penser du peuple d'Israël, trouvaient leur autorité dans l'explication continue de la Torah et se présentaient comme les responsables de la foi reçue de leurs ancêtres, dans un monde païen puis chrétien qui contestait l'espérance messianique juive. Le rabbinisme talmudique s'est alors attaché à montrer la spécificité de la religion biblique par rapport au paganisme, puis par rapport au christianisme. Ces rabbins prenaient ainsi la succession directe des rois et des prophètes, pour constituer le peuple de Dieu dans sa véritable vocation. Israël est le seul héritier de la promesse divine, il est l'objet privilégié de l'amour divin ; en conséquence, le juif doit être, à tout moment, prêt à répondre à cette vocation, jusqu'au martyre afin de manifester aux yeux du monde que l'amour qu'il porte à son Dieu est inséparable de son désir de toujours respecter la Torah et les commandements que Dieu lui a donnés.

L'influence du Talmud se fit ressentir dans les communautés juives répandues à l'extérieur de la Palestine, vers la fin du septième siècle, à l'époque précisément où les armées de l'Islam se lançaient à la conquête du monde. Toutefois, la première rencontre du judaïsme et de l'islam ne fut pas malheureuse, puisque le fondateur de la nouvelle religion, Mahomet, voulait obtenir le soutien des communautés juives pour répandre sa propre foi. Il adopta le strict monothéisme ainsi que certaines coutumes rituelles et culturelles du peuple juif. Mais Mahomet s'aperçut très vite que le peuple d'Israël ne pouvait pas accepter de suivre les préceptes qu'il enseignait à ses fidèles, et il commença alors à poursuivre de sa haine les juifs qui ne voulaient pas se convertir à sa religion... Les Arabes, chez qui était né l'Islam, constituèrent rapidement un immense empire qui s'étendait de l'Espagne jusqu'aux extrémités de l'Inde. Et cédant à des impératifs économiques et politiques, ils renoncèrent à poursuivre la persécution des juifs, en qui ils découvraient des frères éloignés, mais des frères quand même, par la race et la religion, et ils les utilisèrent pour asseoir leur propre pouvoir dans le monde entier. Le sort des juifs s'améliora, notamment en Europe où antérieurement les rois très chrétiens étaient sans pitié pour eux. Ainsi, quand les fidèles de l'Islam conquirent l'Espagne, non seulement ils libérèrent les juifs de l'oppression, mais encore ils leur permirent de développer leur culture. En effet, l'empire musulman obligeait, beaucoup plus que le christianisme, le peuple d'Israël répandu à travers le monde à faire retour sur lui-même, à reconsidérer ses croyances et ses doctrines pour répondre aux contradictions qui lui étaient apportées par l'Islam. Et cette nécessité religieuse allait permettre un nouvel essor de la pensée juive, qui se trouve en quelque sorte contrainte de sortir du splendide isolement dans lequel elle se trouvait, dans la réflexion biblique et talmudique, pour affronter les systèmes nouveaux de la pensée de l'époque.

Pour la philosophie juive, il ne s'agit plus d'affirmer, comme le faisaient les docteurs de la Loi ou les sages du Talmud, il s'agit d'expliquer et de convaincre par des raisonnements probants. Jusqu'au neuvième siècle de l'ère chrétienne, le judaïsme se contentait d'affirmer l'existence sans condition du Dieu unique. Mais le christianisme, en proclamant la divinité de Jésus, le fondateur de cette religion, mettait en péril l'affirmation monothéiste ; et les théologiens musulmans prolongeaient la révélation divine et la tradition jusqu'à Mahomet. Affronté à ses deux nouvelles formes de religion, qui se présentent aussi comme des monothéismes et qui se Réclament de la révélation de Dieu, le peuple d'Israël se devait de justifier sa position religieuse, sa foi au Dieu unique, les réponses qu'il pouvait apporter aux multiples interrogations humaines sur ses origines et sur sa destinée. D'autre part, les développements théologiques des deux autres religions imposaient aux docteurs juifs de clarifier intellectuellement leurs affirmations : le défi de la raison à la foi, qui s'était déjà manifesté sous l'influence de la pensée grecque et auquel Philon d'Alexandrie avait tenté d'apporter une réponse, se répandait non plus seulement auprès de l'élite intellectuelle, mais aussi dans les masses populaires. Plusieurs sectes naquirent alors à l'intérieur du judaïsme : elles mettaient directement en cause l'enseignement des rabbins et refusaient de reconnaître l'autorité de la tradition orale ; les groupes d'extrémistes exaltés disparurent assez vite, mais un mouvement plus calme devait menacer le judaïsme talmudique de destruction totale. Ce mouvement fut appelé "caraïsme" (d'une racine signifiant : lire) et il s'opposait aux partisans du Talmud, désignés sous le nom de "rabbanites", partisans des rabbins, qui ne cessaient d'affirmer la validité de la tradition orale. A l'exemple des anciens sadducéens, les caraïtes ne reconnaissaient la valeur que de la seule Écriture. Certes, il n'existait pas entre les caraïtes et les rabbanites une différence dogmatique ; mais la pratique religieuse différait chez les tenants de l'un ou de l'autre mouvement. Mais l'insistance des caraïstes sur la liberté de chacun à interpréter les textes sacrés ne pouvait guère permettre une unité dans le mouvement : les groupes s'éparpillèrent rapidement. Et si la dissolution du mouvement fut rapide, la lutte qui opposa les deux tendances théologiques ne fut cependant pas stérile, puisqu'elle permit d'approfondir l'étude de la Bible et la réflexion théologique juive : les rabbanites s'adonnèrent alors à des études dont le champ était beaucoup plus vaste que le simple Talmud. Il fallait que le judaïsme combatte ses adversaires, et particulièrement le monde islamique, sur son propre terrain et avec ses propres armes.

Il lui importait de justifier rationnellement ses croyances et de réfuter toutes les positions adverses. Les docteurs juifs se mirent donc presque nécessairement à l'école des théologiens musulmans, et ils adoptèrent leur méthode, celle du "kalame", c'est-à-dire du discours, une méthode qui était entièrement étrangère au monde juif traditionnel. Pourtant, l'Islam se rapprochait du judaïsme, en ce que le dogme principal, de part et d'autre, était l'affirmation de l'absolue unicité de Dieu. Et les sages du Talmud découvraient aussi chez les penseurs musulmans une théorie à laquelle ils tenaient farouchement : la foi en la liberté de l'homme. Le premier et le plus célèbre des penseurs juifs à se mettre à l'école des docteurs islamiques fut Saadia ben Joseph de Fayyoum (882-942). Ce rabbin érudit, dont l'éducation se fit en Égypte, mais qui, après un bref séjour en Palestine, s'installa à Bagdad, où il fonda une école talmudique, n'est certes pas le premier des nouveaux philosophes juifs, et il n'est certainement pas le fondateur d'un système. Il apparaît simplement comme le modèle du " philosophe juif " à la manière de Philon d'Alexandrie ; il sera aussi un des lointains précurseurs de Maïmonide. Son savoir encyclopédique et son intelligence pénétrante lui permirent de situer correctement la pensée juive au sein de la culture de son époque. Son oeuvre la plus remarquable est sans aucun doute la traduction de la Bible qu'il fit en arabe, et qu'il accompagna d'un précieux commentaire exégétique. Cette Bible arabe eut un très grand succès auprès des synagogues répandues dans le monde arabe, mais elle eut surtout le mérite d'ébranler complètement les différents mouvements du caraïsme qui pouvaient encore subsister.

La philosophie juive au Moyen-Age

Saadia fut le premier penseur juif à vouloir concilier la révélation, qui relevait du domaine de la foi, et la raison, qui s'inscrivait comme une connaissance humaine. Pour lui, il était impossible que la révélation et la raison puissent entrer en conflit, puisque toutes deux ont leur source dans le Dieu unique : si elles sont, toutefois, différentes, c'est simplement du fait de leur méthodologie différente. En effet, la révélation permet d'avancer plus directement, plus rapidement dans le domaine des vérités religieuses que la simple connaissance rationnelle. Mais, dans leurs différences mêmes, elles sont complémentaires : la raison permet de clarifier les énoncés et les doctrines de la révélation, et celle-ci permet d'éviter le chemin du doute et de l'incertitude, dans le domaine religieux.

Après la mort de Saadia, la philosophie juive connaît une migration géographique : la pensée de ce philosophe s'est passée de l'Orient à l'Occident, par l'intermédiaire de ses disciples qui le firent connaître jusqu'en Espagne. C'est donc dans le climat spirituel islamo-espagnol que la pensée juive va s'épanouir, non pas grâce à un philosophe, mais plutôt grâce à un poète, Salomon Ibn Gabirol. Sa mort prématurée, vers le milieu du onzième siècle, ne permit à ses contemporains que de connaître son oeuvre poétique, écrite en hébreu, et dans laquelle s'exprime une pensée mystique ardente. Mais tout en étant un véritable liturgiste de la synagogue, il préparait une authentique oeuvre philosophique, en arabe, et qui ne sera jamais achevée : La fontaine de la vie. Cette oeuvre se présente sous la forme d'un dialogue entre un maître et son disciple et elle reprend les grandes lignes de la philosophie néoplatonicienne de Plotin sans pourtant s'écarter de la plus pure spéculation juive, puisque Gabirol refuse de reconnaître dans le monde comme une émanation de Dieu : selon lui, l'univers dérive d'un Dieu créateur du monde. L'affirmation biblique posée ainsi en culture néoplatonicienne devait permettre à Gabirol d'exercer une grande influence sur la pensée chrétienne, à tel point que son oeuvre fut rapidement traduite en latin, puis attribuée à un auteur chrétien, nommé Avicebron. Il fallut attendre le milieu du dix-neuvième siècle pour que Salomon Munk découvre qu'Avicebron n'était autre que le Ibn Gabirol juif et que son livre Fons vitae était identique textuellement au Meqôr Hayyim, connu en langue hébraïque.

Dans le même ligne poétique que Salomon Ibn Gabirol, Juda Hallévi de Tolède (aux environs de 1080-1140) donna un nouveau départ à la philosophie juive : chez lui, l'inspiration poétique l'emporte sur la méditation philosophique. Et pour les générations qui le suivront, il demeurera l'amoureux passionné de Jérusalem, où il finira ses jours, après avoir abandonné famille et biens, sécurité et aisance, pour entreprendre son " ascension " en Palestine La plupart des juifs contemporains éprouvent les mêmes sentiments que ce poète-philosophe espagnol qui vécut dans la tension perpétuelle entre la tradition ancestrale et le monde moderne. Son oeuvre philosophique majeure, La défense de la foi méprisée, se présente sous la forme d'un dialogue entre un savant juif et le roi d'une tribu tartare de la Volga. Il s'agit d'une sorte d'apologie de la religion juive, à laquelle renvoient nécessairement les deux autres religions, le christianisme et l'islam. Hallévi veut répondre aux arguments qui sont avancés pour montrer que le judaïsme n'est pas une religion dépassée : et il soutient la primauté de la foi d'Israël, cette foi méprisée par tous les autres croyants, cette foi qui est la source des monothéismes. Il est le premier à subordonner la raison à la révélation, la philosophie à la foi et à la théologie. Toute la tâche qu'il s'impose sera de montrer que le seul peuple à être dépositaire de la révélation, c'est celui d'Israël, les autres monothéismes n'étant que des branches aériennes de la souche hébraïque. La révélation de Dieu à Moïse ne s'est pas adressée au seul Moïse, mais à tout le peuple présent ; et cette révélation se caractérise par son aspect universaliste : Israël est le coeur de toutes les nations. Et même dans leur condition d'exilés et d'opprimés politiques, les juifs attestent encore l'amour que Dieu leur porte et l'espérance du salut offert à tous les homes, les épreuves qu'ils supportent doivent hâter la délivrance universelle. Si l'oeuvre de Juda Hallévi fut efficace dans l'affirmation de la supériorité de la foi d'Israël, elle ne répondait toutefois pas aux questions sans doute plus fondamentales que pouvait lui adresser une philosophie à la critique plus radicale, qui mettait en cause toutes les croyances religieuses. Abraham Ibn Daoud, de Tolède également, entreprit de réaffirmer la doctrine juive, dans La foi exaltée, en l'interprétant dans les termes de la philosophie d'Aristote. Ibn Daoud ouvrait ainsi le chemin à celui qui devait marquer la pensée juive de l'Espagne, au cours du douzième siècle.

Moïse Maïmonide

Moïse Maïmonide, né à Cordoue en 1134 et mort au Caire en 1204, est sans doute le seul philosophe juif au sens le plus strict du concept de philosophie. Sa connaissance encyclopédique de la Bible et du Talmud, sa grande culture de la philosophie grecque et de la pensée arabe, son intuition et sa rigueur devaient permettre à ce grand médecin d'élaborer une véritable synthèse de la pensée biblique et de la culture grecque. Il a une vénération presque sans bornes pour Aristote, qui représente un des plus purs produits de l'intelligence humaine, avec les prophètes d'Israël.

C'est donc à ce philosophe qu'il demandera de lui fournir une explication rationnelle de la foi juive et de sa tradition. Il adopte une méthode comparable à celle de Philon d'Alexandrie, l'allégorie, grâce à laquelle il peut faire dialoguer la Bible et la philosophie, en adoptant précisément le langage philosophique Pour lui, la réflexion philosophique était la seule voie d'accès à la connaissance de la révélation. Mais, bien que rationaliste, il reconnaissait que le raisonnement humain était incapable de parvenir à la parfaite connaissance de la vérité, en sorte que le dernier mot devait donc revenir à la révélation. Pourtant, il ne saurait être question, pour lui, de se laisser guider uniquement par la raison sur les points secondaires, quand la doctrine biblique n'était pas respectée.

Maïmonide commence par affirmer l'existence de Dieu, affirmation qui court dans toute la Bible et qui n'est en aucune manière contredite par la spéculation philosophique. C'est le Dieu de la Bible qui correspond parfaitement à la définition aristotélicienne de la divinité, comme cause première, comme moteur non mû. L'affirmation de Dieu comme souverainement existant pose en contradiction la théorie de l'éternité du monde : l'univers a été créé par la libre volonté de Dieu, et la création n'était donc pas nécessaire. Pourtant, il n'est possible de parler de création du monde qu'en se situant dans la perspective de la foi : c'est la foi dans le dynamisme divin qui permet de rendre concevable une création " ex nihilo ". En dépassant les limites étroites du champ philosophique comme du domaine religieux, Maïmonide finit par constater qu'il n'est plus possible de recourir à la seule Écriture pour exprimer la réalité. Ni la lettre ni l'esprit de la Bible ne peuvent justifier toute réalité. L'autorité de l’Écriture ne peut donc se trouver dans le texte lui-même, mais bien dans Celui qui se révèle dans le texte lui-même. La révélation de Dieu est bien supérieure à l'intelligence que l'homme peut en avoir. Mais c'est bien en posant de telles affirmations que Maïmonide s'attire les critiques les plus acerbes des milieux traditionnels juifs.

Un mouvement intégriste, conservateur, va se constituer pour s'opposer non seulement à l'enseignement du maître, mais au maître lui-même et au choix qu'il fait de la philosophie pour exprimer les idées dans le domaine de la réflexion religieuse. Une des convictions fondamentales qui l'opposait à ces milieux traditionnels était le fait qu'il pensait que la connaissance intellectuelle de Dieu permettait l'accès à la vie éternelle. Et en conséquence de quoi, il expose une sorte de credo juif, dont les principaux articles sont les suivants :

Par cette proposition d'une profession de foi du judaïsme, Maïmonide relevait certaines affirmations philosophiques à propos de Dieu et soulignait le caractère particulier du judaïsme par rapport au christianisme et à l'islam.

L'oeuvre entière de Maïmonide, et particulièrement son Guide des égarés, exerça une influence considérable dans le monde juif à l'époque du Moyen-Age : elle relança la spéculation sous toutes ses formes, principalement rationnelle. Ses commentateurs furent nombreux, ses contradicteurs aussi. Et le propre fils de Maïmonide, Abraham ben Moïse ben Maimon défendit l'oeuvre de son père, bien qu'il s'en écartât dans ses tendances profondes... Le procédé intellectualiste fut jugé dangereux aux yeux des croyants traditionnels qui stoppèrent cet effort de rationalisation de la pensée juive, en montrant la spécificité inouïe de l'expérience religieuse par rapport à tout effort de l'intelligence humaine, que ce soit dans le domaine philosophique ou que ce soit dans celui de la théologie des religions issues du judaïsme. Les talmudistes n'étaient pas suffisamment ouverts aux idées nouvelles et aux oppositions des intellectuels adverses pour oser affronter et apporter une solution à une telle crise dans le judaïsme. Pourtant l'avenir de celui-ci semblait alors bien compromis : ce fut finalement la mystique juive qui permit à la foi d'Israël de survivre.

La pensée juive moderne et contemporaine

Alors que la Kabbale poursuivait l'effort biblique et talmudique dans un monde juif qui refusait l'intellectualisme. Les penseurs issus du judaïsme adoptèrent un type nouveau : ils abandonnèrent leurs racines ancestrales pour se situer de plain-pied dans la culture nationale du pays où ils vivaient. Ainsi, il n'est guère possible de situer dans le courant du judaïsme, en tant que religion d'un peuple déterminé, des hommes tels que Spinoza, Karl Marx, Husserl, Freud... Les systèmes qu'ils peuvent développer ne s'enracinent en aucune façon dans le monde juif, mais bien dans la culture de leur pays et dans le cadre de la civilisation dans laquelle ils ont vu le jour.

Les penseurs juifs des temps actuels n'ont pas la tâche facile : l'autorité de la Bible est de plus en plus contestée, la philosophie d'Aristote, qui avait pu présider aux spéculations philosophico-théologiques anciennes, se trouve récusée. Le monde chrétien et musulman, dans lequel vivaient les juifs, est devenu progressivement un monde où Dieu est ignoré, un monde où toutes les recherches théistes sont méconnues. Et, de plus, l'émancipation politique du peuple d'Israël avec l'instauration de l'État, sur le territoire de la Palestine, n'est pas sans poser des questions à la pensée juive. Le réveil de la civilisation juive s'est opéré par la renaissance, depuis la fondation de l'État d'Israël, de la langue et de la littérature hébraïques. Dans le domaine m religieux, il y eut également un renouveau, même si l'État d'Israël ne se présente pas comme soumis à un régime purement religieux : c'est une démocratie où la religion est une affaire de choix personnel. Toutefois, dans le domaine public, la législation est empruntée à la tradition ancienne : les lois alimentaires sont strictement observées dans les institutions régies par le gouvernement, telle l'armée nationale ; les lois qui règlent les statuts personnels, familiaux, comme le mariage ou le divorce, relèvent de la juridiction religieuse...

La question Fondamentale qui se pose à la pensée juive depuis le retour, rendu possible, sur la terre des patriarches, est celle de la conciliation de la vocation éternelle d'Israël à être une manière universelle, un témoignage de Dieu au milieu de toutes les autres nations, et de son particularisme, rendu presque nécessaire par l'installation des juifs en Israël. Comment peut-on concilier l'universalisme de la foi traditionnelle avec la réalité particulière nationale ? Pendant les siècles de l'histoire du judaïsme, tous les fidèles étaient pratiquement sommés par les peuples qu'ils rencontraient de définir leur identité : le juif posait question à toutes les générations, parce qu'il ne se situait pas dans la même ligne que les autres hommes. Aujourd'hui, avec la création de l'État d'Israël, la question se pose, toujours avec autant d'acuité, mais dans une perspective différente, puisque, d'une certaine manière, le peuple juif renonce à son altérité par rapport aux autres nations - il est devenu un peuple comme les autres, s'installant sur une terre qu'il doit défendre contre toute agression possible - tout en se plaçant également dans une perspective universaliste, puisque le peuple ne peut se résumer dans les seuls habitants de l'État d'Israël. Ainsi, la question de l'identité juive ne se pose plus seulement de l'extérieur, mais c'est chaque juif qui prend conscience de définir pour lui-même ce que signifie "être juif". Et, de ce fait, la pensée juive est, en quelque sorte, bloquée dans la répétition ou le commentaire de la tradition laissée par les anciens : qui oserait se lever pour affirmer qu'il est supérieur à ses ancêtres ? Aucune autorité religieuse juive n'est en mesure de proposer une révolution complète dans la manière d'envisager la question de la spécificité juive : il faudra, aux jeunes générations du judaïsme, un immense effort de renouveau spirituel pour affronter, sous une nouvelle forme, les questions de l'identité juive, et pour éviter ainsi la désaffection probable du judaïsme, qui se réduirait facilement à an pur conservatisme. Les jeunes générations sont donc invitées à opérer une remise à jour du judaïsme, à en dégager les éléments éternels qui peuvent encore apporter une réponse au mode de vie et de pensée contemporain.

Le peuple juif a toujours été le peuple de l'attente, il le demeure encore aujourd'hui. Il a toujours refusé le désespoir, même dans les situations les plus tragiques de son histoire. L'heure vient, pour lui, de renouveler l'immense espérance de ses fidèles, en s'adaptant au monde moderne sans renoncer aux valeurs qui lui ont permis de traverser quarante siècles de l'histoire mondiale.