Table des matières.
L’homme peut-il approcher Dieu ?.
Avant-propos : En quête d’équivalences.
Chapitre 1 : La substitution dans le Pentateuque.
La substitution adamique.
La prière et le sacrifice.
L’épreuve pour Abraham.
Moïse, le substitut de Dieu pour Israël
Vers une première idée de la substitution.
Chapitre 2 : Inventaire de la substitution
La substitution reconstructive.
La substitution propitiatoire
La substitution sacrificielle.
Excursus sur les sacrifices humains
La substitution par le sang animal
Le déplacement de la substitution
Chapitre 3 : Le salut par le sang.
La Pâque.
La conclusion de l’alliance.
L’importance du sang sacrificiel
L’interdiction de consommation du sang.
La substitution à l’heure prophétique.
La substitution par le sang du Christ
Chapitre 4 : Le sacrifice du Christ
Une nouvelle attitude face aux sacrifices
La croix comme sacrifice substitutif
Le Fils souffrant dans la tradition apostolique.
L'expiation substitutive selon saint Anselme.
La théologie de la kénose.
Ce que Dieu dit en Jésus
Dieu serait-il un mauvais stratège ?
Bibliographie sommaire.
Tout homme, parce qu’il ne peut s’empêcher de réfléchir, de repenser son action, est amené presque naturellement à s’interroger sur le sens de sa vie, sur le sens de son existence au milieu d’un monde qui lui paraît parfois hostile. Il se trouve aussi conduit à adopter certaines croyances, parfois même une religion particulière. Il se doit de choisir un idéal de vie, en le plaçant soit en Dieu, soit dans une raison universelle, soit dans la matière, soit dans la personne même de ceux qui l’entourent. Il est amené ainsi à se conduire comme s’il avait effectué lui-même des choix délibérés. Aussi loin que nous remontions dans l’histoire des sociétés, nous découvrons que chacune d’elles s’est constituée autour d’une représentation des origines du monde, sur l’explication qu’il était possible de donner à la réalité de cet univers, autour d’une réflexion sur les rapports que l’homme peut avoir avec une divinité qui échappe à son emprise. Celui qui effectue un choix pour son existence ne fait souvent rien d’autre que de s’inscrire dans la ligne des grandes représentations des sociétés qui l’ont précédé. Il s’insère dans une telle perspective sans chercher à la justifier par un raisonnement intellectuel, sans même vouloir lui donner une cohérence logique et rationnelle. Pourtant, c’est dans la recherche d’une cohérence que s’inaugure la véritable démarche de la pensée. Quand un homme essaye de découvrir une telle logique, une telle rationalité, en analysant sa représentation du monde, qu’elle lui soit personnelle ou qu’elle soit le reflet de la société à laquelle il participe, quand il établit des liens explicites entre toutes ses affirmations, quand il accepte de critiquer, c’est-à-dire d’exercer un discernement sur ses croyances antérieures, cet homme se trouve engagé dans le processus même de la pensée, voire d’une philosophie de son existence.
La question du sens de la vie n’a donc jamais cessé et ne cessera sans doute jamais d’intriguer l’esprit humain, puisqu’il s’agit de la question fondamentale à partir de laquelle toute réflexion devient possible, que l’on adhère ou non à une croyance philosophique ou religieuse… Les philosophies, les théologies, les religions et toutes les autres formes de culture ont tenté d’apporter leur solution, chacune d’elles estimant idéologiquement détenir la vérité ultime concernant le sens de l’existence humaine. Pour ce faire, elles s’appuient sur une sorte de postulat qui leur affirment que toute connaissance est une synthèse, ou du moins une tentative de synthèse universelle qui s’applique à rechercher les causes de tous les phénomènes de ce monde, les origines mêmes de ce qui fait la vie et l’histoire de l’homme. C’est la raison pour laquelle chaque forme de culture revendiquent pour elle-même le titre de « science », estimant, à tort ou à raison, que la science, et plus particulièrement celle des mathématiques, est le sommet de toute forme de rationalité.
La conception, véhiculée traditionnellement dans le monde occidental, de l’homme comme doué originairement de raison repose en grande partie sur la conception biblique du premier homme et de la première femme, créés avec un esprit entièrement développé, doués de parole et de raison. Ce récit de la Genèse s’est d’ailleurs inspiré des mythologies antérieures, qui ne sont pas insignifiantes puisqu’elles permettent d’apporter un éclairage ou une interprétation sociologique, économique et politique des sociétés dans lesquelles elles ont été produites. Parallèlement, la pensée hellénique a développé également le concept de l’homme comme « animal raisonnable », doué de la faculté de raisonner et de s’élever à des hauteurs spirituelles. Toutefois, à côté de ce qui se développera comme une pensée philosophique, il existe également une pensée qui se révèle comme spécifiquement religieuse, et qui ne repose pas toujours sur des principes rationnels.
Dans toutes les religions, et sans doute plus intensément, dans celles qui paraissent les plus primitives, les pratiques rituelles sont, pour l’homme, l’occasion d’une rencontre avec le divin. Par le rite, en effet, le fidèle se trouve mis en relation avec son Dieu ou ses dieux ; et même, bien davantage, il lui est donner de coopérer avec eux par l’intermédiaire de la réactualisation des mythes fondateurs. Les rites peuvent être définis comme des formes actives des mythes, puisqu’ils leur permettent de continuer à s’exprimer et confirmer, d’une manière qui leur est propre, les croyances humaines. La présence numineuse de la divinité s’y trouve manifestée de manière symbolique alors que tous les membres d’un même corps social sont réunis pour accomplir ce qui apparaît comme une exigence vitale pour le groupe.
Le sacrifice sanglant est une des formes les plus pratiques du symbolisme religieux : l’offrande du sang et de certaines parties de l’animal, par exemple, permet aux hommes d’entrer en communion avec leurs dieux, puisqu’ils se partagent une seule et même nourriture. Le sacrifice apparaît comme un moyen pour l’homme de communiquer avec le sacré par l’intermédiaire de la victime, il serait la marque de la continuité entre le sacré et le profane. La justification des sacrifices sanglants se trouve vraisemblablement dans la participation à une force vitale ; certes, le dieu, en qui surabonde cette force, n’en a aucun besoin, mais cette force qui réside également dans le sang des victimes - et qui se trouve libérée par leur mort peut être partagée aux hommes, soit par un rite de bénédiction soit par un rite de communion – permet aux hommes d’agir sur la divinité pour obtenir d’elle la bienveillance ou la protection dans les entreprises de la vie quotidienne…
Quelle que soit la religion, Dieu ou les dieux sont perçus comme des réalités transcendantes, des êtres suprêmes et absolus, qui ne sont pas altérés par la condition de l’existence changeante et contingente. En face de tous les problèmes qui peuvent préoccuper les hommes (question de l’origine de la vie, question de la destinée humaine, question de l’origine de la conscience et de son développement…), la réponse « Dieu », créateur du monde et de ce qu’il contient, juge omniscient et omnipotent, peut s’imposer. La découverte plus ou moins nette du rapport de l’homme avec une réalité qui le dépasse d’une manière incommensurable constitue le fondement de l’expérience de la transcendance et de la pensée religieuse. La philosophie peut répondre aux questions des hommes sur Dieu ; ainsi l’homme peut tendre vers un Dieu qui est conçu comme un universel abstrait, mais jamais ce Dieu ne pouvait venir à la rencontre de l’homme. Cependant, cet homme éprouve toujours le besoin d’un Dieu qui soit proche de lui au point de prendre part à toutes les vicissitudes de son existence.
Qu’il soit permis au croyant, et particulièrement au chrétien, de ne pas renoncer à la pensée véhiculée depuis vingt siècles par la tradition catholique (en tant que visant l’universalité) et apostolique (en tant que reçue des apôtres et des premiers disciples de Jésus de Nazareth). Il est évident que cette tradition s’enracine dans une expérience plus ancienne, qui est celle du judaïsme. La tradition juive et la tradition chrétienne se trouvent rassemblées dans un seul et même « Livre », ou plus exactement dans une vaste bibliothèque, que l’on nomme habituellement « la Bible ». Dans la diversité des écrits qui composent cet ensemble de témoignages revient toujours la même interrogation, mais aussi la même réponse, dans la variété des interprétations liées au contexte socioculturel dans lequel les hommes ont essayé d’apporter une solution : c’est Dieu qui vient à la rencontre de l’homme, même si l’homme cherche tous les moyens possibles de s’approcher de lui.
Les racines judéo-chrétiennes seront le fondement sur lequel va essayer de se construire la réflexion qui va suivre. La venue au monde de l’homme est le fait d’une création divine ; la condition tragique de son existence est la résultante du refus que l’homme oppose aux propositions divines… Son espoir de se rapprocher de lui s’est manifesté de multiples manières (et cela est également vérifiable dans des traditions religieuses totalement étrangères au judéo-christianisme). Au lieu de s’exposer lui-même face à son Dieu, l’homme croyant a toujours essayé de trouver des substituts qui effectueraient cette approche à sa place.
Comment le croyant peut-il approcher Dieu ? Telle est la question principale à laquelle se trouve confronté celui qui veut percer à jour le mystère des rapports entre l’homme et Dieu. La réponse biblique sera celle de la substitution : un autre être, qu’il soit homme ou animal, prend la place du fidèle, et c’est par lui que s’opère le rapprochement espéré. Ainsi se trouve, en quelques mots, récapitulé l’objectif de ce qui va suivre. De plus, le cycle de la violence – car il faut bien reconnaître que toute argumentation reposant sur un sacrifice sanglant se trouve nécessairement exposée à une certaine forme de violence – qui s’exerce sur la victime, ce cycle sera brisé par ce que la tradition chrétienne présente comme le dernier sacrifice sanglant, à savoir la mort sur la croix de Jésus, considéré comme Fils de Dieu et Dieu lui-même par ses disciples. Il peut apparaître, aux yeux des critiques extérieurs, que l’idée d’un Dieu qui punit son Fils pour le péché des hommes est irrationnelle et scandaleuse : un Dieu vengeur et sanguinaire ne peut être qu’un faux dieu, car le seul vrai Dieu ne peut avoir d’autre désir ni d’autre volonté que de sauver tout le monde. C’est dans cette optique que la réflexion chrétienne, depuis ses origines, n’a cessé de voir le sacrifice de la croix l’acte ultime de l’amour de Dieu qui se met sans cesse à la recherche de l’homme… Le sang qui a coulé sur la croix est d’une importance capitale pour Dieu, mais aussi pour l’homme, puisqu’il apporte la réconciliation définitive entre les deux parties. Si l’homme n’a pu, malgré toutes ses tentatives, approcher Dieu, celui-ci est venu à sa rencontre pour lui apporter le seul salut possible.
Enfin, il convient de souligner que cette étude sur la substitution n’est qu’une esquisse de ce qui pourrait être développé ultérieurement. Chaque étape mériterait d’être approfondie et confrontée à d’autres penseurs juifs ou chrétiens. Ce sera, si le jury qui examinera ce bref « mémoire » le juge acceptable, l’objet d’une prochaine réflexion sur les sacrifices sanglants et substitutifs dans les diverses traditions religieuses, dépassant le cadre du judéo-christianisme pour s’ouvrir à une dimension plus universelle.
L’idée de substitution, dans la pensée occidentale, trouve vraisemblablement son origine dans le cadre de la révélation biblique. Mais comme ce concept n’intégrait pas les données de la philosophie grecque, elle ne trouva guère d’écho dans les développements théologiques chrétiens. Elle trouvait toutefois une certaine place dans le cadre de l’édification des fidèles, même si les hommes d’Église cherchaient à minimiser son influence, en raison de ses racines plus ou moins païennes et magiques : l’idée de substitution ne serait que le relais de la pratique et du rite magique du remplacement. Ce qui est pratiqué sur un objet ou sur un animal devait nécessairement agir pour le bien ou pour le mal de l’homme qui cherchait à s’attirer les faveurs du dieu pour lui-même ou à attiser la colère de ce même dieu contre son adversaire.
Il semble que le rite du remplacement soit un phénomène primitif presque universel puisqu’on le retrouve aussi bien dans les pratiques du Proche-Orient antique [1] où un roi de suppléance était livré à la colère des dieux à la place du roi en titre, que chez les Aztèques qui identifiaient un esclave ou un captif à la personne du dieu qu’ils vénéraient : pendant quelque temps, ils adoraient ce substitut du dieu [2] , avant de le sacrifier en véritable bouc émissaire pour la société. La mort par substitution devait éloigner tout malheur. Il paraît vraisemblable que ces sacrifices aient été acceptés par les victimes, puisque la vie qui les attendait dans l’autre monde dépendait, non de leurs mérites, mais de leur trépas. Il n’était de mort plus glorieuse que de mort en sacrifice.
Dans le vocabulaire courant, le terme de « substitution » s’apparente aisément à celui de « métaphore ». En rhétorique, il désigne une « figure de signification » par laquelle un mot trouve dans une phrase un sens différent de celui qu’il possède dans l’usage courant. Il traduit, d’une certaine manière, la façon dont nous percevons, imaginons et interprétons le monde dans lequel nous vivons. La forme la plus commune de la métaphore [3] est le verbe « être », qui détermine une relation d’équivalence ; il prendrait alors un sens voisin de l’expression « être-comme ». Ainsi, dans l’aphorisme du philosophe Hobbes, « homo homini lupus », « l’homme est un loup pour l’homme », le verbe « être » ne marque pas une identification ou une affirmation, mais une simple comparaison qui fait remarquer que l’homme est comme un loup pour l’homme.
Proche de la métaphore, mais dans un développement plus circonstancié, la parabole est un récit allégorique, la plupart du temps assez bref, sous lequel, dans les textes bibliques, spécialement les Évangiles, se cache un enseignement, selon un procédé populaire oriental consistant à faire passer un message au moyen d’une comparaison. Jésus de Nazareth, qui excellait dans cet art de conteur, voulait ménager ses auditeurs en parlant de façon voilée, pour ne pas les confronter brusquement à une réalité qu’ils ne pouvaient saisir d’emblée. Il parlait par allusions [4] , laissant à ceux qui l’écoutaient le temps de comprendre, pour être interpellés par ses paroles. Il convient de dévoiler la vérité pour que « celui qui a des oreilles pour entendre, qu'il entende ! » [5] . Tout est donné d’emblée, mais tout le monde ne peut pas comprendre directement.
Dans le même axe, la substitution fait prendre une réalité pour une autre. C’est de cette manière que le spectateur se prend pour le héros de la tragédie ou de la comédie qu’il regarde : il y a une sorte d’identification virtuelle au personnage de l’acteur. Et le succès actuel des jeux de rôle ou des jeux vidéo repose sans doute en grande partie sur ce phénomène de l’identification qui permet à l’individu de se poser dans une situation qui n’est pas la sienne propre, mais qui lui donne l’illusion de vivre dans une autre dimension… Guidé au sein d’un univers fantastique par un meneur, le joueur est convié à interpréter un personnage dont il doit assurer la survie au cours de missions plus ou moins périlleuses. Parce qu’il prend en compte l’imaginaire du joueur, le jeu de rôle entre dans la sphère de la créativité et repose sur la construction imaginaire d’un scénario dans lequel les joueurs sont à la fois auteurs et acteurs.
Dans une autre perspective, la substitution s’apparente à la simulation, utilisée elle-même dans le monde scientifique, en tant qu’elle est une expérimentation sur un modèle. Elle consiste à réaliser une reproduction artificielle du phénomène que l’on désire étudier, à observer le comportement de cette reproduction lorsque l’on fait varier les conditions d’expérimentation afin de supputer les conséquences qui pourraient se produire dans la réalité… Pour que cette expérimentation soit véritablement scientifique, il faut que le modèle constitue une reproduction satisfaisante du phénomène que l’on veut étudier. Ainsi, la simulation scientifique repose sur le déterminisme : les mêmes causes produisent inévitablement les mêmes effets.
C’est dans ce sens que la magie se présente comme une pré-science se fondant également sur le déterminisme, en agissant sur et à l’aide des formes et des forces immanentes de la nature. La conduite magique, en effet, présuppose la croyance en une force surnaturelle, une puissance extraordinaire aux pouvoirs étranges qui serait immanente, tandis que la religion affirme le caractère transcendant du sacré. Le rituel magique prétend donc agir sur la nature par des techniques propres qui reposent à la fois sur le déterminisme et sur la substitution, en appliquant des lois de ressemblance et de contiguïté. Il serait possible d’obtenir l’effet désiré par son imitation (agir sur un objet affecte aussitôt la personne représentée par cet objet). Il suffit d’agir sur une représentation pour exercer une influence sur la personne, à condition de ne jamais modifier la technique issue de ma tradition ancestrale, à condition également de ne pas être contrecarré dans l’envoûtement par un praticien plus puissant.
Cette conduite magique a joué un rôle prépondérant dans l’élaboration de la notion de substitution en tant que le signifiant (le signe) prend la place du signifié (la réalité ou la vérité) et qu’il est possible d’agir sur le premier pour que le second en soit également affecté. C’est principalement à partir de la révélation biblique que nous pourrons analyser l’idée de substitution pour discerner et dégager l’importance vitale pour l’homme du sens qui lui est apporté par les textes des traditions religieuses.
A voir ton ciel, ouvrage de tes doigts,
la lune et les étoiles, que tu fixas,
qu’est donc le mortel,
que tu t’en souviennes,
le fils d’Adam, que tu le veuilles visiter ?
A peine le fis-tu moindre qu’un dieu ;
tu le couronnes de gloire et de beauté,
pour qu’il domine
sur l’œuvre de tes mains ?
Tout fut mis par toi sous ses pieds,
brebis et bœufs, tous ensemble,
et même les bêtes des champs,
l’oiseau du ciel et les poissons de la mer,
quand il va par les sentiers des mers. Ps. 8
Les récits bibliques sont sans aucun doute parmi les mieux conservés de toutes les traditions du Proche-Orient antique, en raison du respect sacré que les Hébreux portaient à l’égard des Écritures [6] . La Bible s’ouvre par ce qu’il est convenu d’appeler le « mythe adamique », qui présente à lui-même une sorte de substitution : c’est l’homme qui va prendre la place de Dieu dans l’univers créé ; il sera le « lieu-tenant » de Dieu au milieu des autres créatures. Si ce texte est qualifié de mythe adamique, c’est qu’il s’articule autour d’un personnage central : Adam, dont le nom présente une pluralité de significations, quant à sa seule étymologie [7] . Le mythe adamique est contenu dans les deuxième et troisième chapitres du livre de la Genèse.
La création, dans le récit biblique, est immédiatement orientée vers l’homme, elle repose entièrement sur lui et ne vise pas, comme dans les mythes babyloniens ou égyptiens, la satisfaction ou le service des divinités. A l’origine, « dans la période des commencements » [8] , Dieu fit le monde et tout ce qu’il contient, et il vit que cela était bon [9] . Puis, et c’est alors le texte adamique, il créa l’homme et la femme « à son image et à sa ressemblance » [10] , en leur laissant la possession entière et la domination totale du monde sur lequel il les établit maîtres et seigneurs, un peu comme ses vicaires ou ses gouverneurs. Le récit ne dit pas quelle était la situation ontologique de cet homme et de cette femme, pas plus qu’il ne décrit leur vie quotidienne. D’ailleurs, il semblerait même que l’instant de la chute soit synchronique de l’instant de création, puisque le temps ne s’écoule pas entre le moment de la venue au monde de l’homme et sa déchéance. Son innocence, si l’on peut qualifier ainsi un état dont nous sommes totalement ignorants, était en harmonie avec les lois naturelles que Dieu avait établies dans le monde. L’homme ne faisait qu’un avec la nature comme il ne devait faire qu’un avec Dieu. Il partageait le sort commun de tous les êtres qui sont dans le monde et qui sont également du monde. Il ne se distinguait en rien de la pierre, de la plante ou de l’animal qui existent en accomplissant parfaitement leur nature.
L’homme « Adam », que la théologie personnifie toujours plus ou moins, tout en sachant qu’il n’est pas un personnage historique, remplissait alors à la perfection sa nature de « fils de Dieu », dont il était l’image. Mais cette expression « image de Dieu » ne peut aucunement signifier une ressemblance physique, puisque Dieu, étant un pur esprit, n’a pas de corps. Que signifie alors l’expression, si elle ne renvoie à aucune ressemblance physique ? Il semble que Dieu ait créé l’homme Adam avec des aptitudes qu’aucun homme n’a jamais obtenues. Il avait des capacités intellectuelles, des émotions, une volonté qu’il pouvait exercer librement devant Dieu. L’homme, tel qu’il est défini dans la Genèse, est capable de penser, d’aimer, de prendre des décisions, c’est ce qui le distingue des animaux et lui permet d’être dans le monde le remplaçant de Dieu lui-même : « Dieu les bénit et leur dit : Soyez féconds, multipliez, emplissez la terre et soumettez-la; dominez sur les poissons de la mer, les oiseaux du ciel et tous les animaux qui rampent sur la terre » [11] . Substitut de Dieu, l’homme peut comprendre l’interdit que pose son Créateur, en lui commandant de ne pas manger le fruit de l’arbre de la connaissance du Bien et du Mal [12] . L’homme devient ainsi responsable de ses actes et il lui revient d’assumer sa liberté en choisissant ou en refusant de respect l’interdit divin. Le fait que Dieu ait créé l’homme à son image et à sa ressemblance élève l’homme au-dessus de toutes les créatures et le pose en situation de liberté et de responsabilité. Mais la suite du récit, comme l’histoire du monde, montre que l’homme ne peut pas contrôler sa liberté. En transgressant le commandement : « Tu ne mangeras pas de l’arbre de la connaissance du Bien et du Mal », il devient esclave de cette connaissance.
Si Dieu a posé cet interdit, cela devait être bon pour l’homme, mais quand le serpent affirme à la femme Ève que cela lui ouvrirait les yeux et que finalement il lui serait possible de contrôler la connaissance du mal, il se manifeste déjà comme le père du mensonge. L’homme ne peut pas contrôler la connaissance du mal qui est en lui et il en devient l’esclave. Cela a été exprimé ultérieurement par l’apôtre Paul en des termes expressifs : « Vraiment ce que je fais je ne le comprends pas : car je ne fais pas ce que je veux, mais je fais ce que je hais. Car je me complais dans la loi de Dieu du point de vue de l’homme intérieur ; mais j’aperçois une autre loi dans mes membres qui lutte contre la loi de ma raison et m’enchaîne à la loi du péché qui est dans mes membres. Malheureux homme que je suis ! Qui me délivrera de ce corps qui me voue à la mort ? » [13] . Si Dieu a la connaissance du bien et du mal, il n’en reste pas moins parfait, tandis que l’homme et la femme sont dans l’incapacité de contrôler cette connaissance, ce qui justifie l’interdit divin. Il est nécessaire de remarquer que l’arbre en question est celui de la connaissance et non pas celui du bien et du mal : Dieu n’aurait pas pu créer le mal. La capacité de pouvoir distinguer le bien du mal, c’est le début de la connaissance. La conséquence de cette connaissance est exprimée de la sorte : « Alors leurs yeux à tous deux s’ouvrirent et ils connurent qu’ils étaient nus » [14] . Le serpent avait annoncé à la femme que ses yeux et ceux de l’homme s’ouvriraient, mais il ne leur avait pas annoncé que ce serait une perte pour eux. Et de fait, ils ont perdu l’innocence originelle qui pouvait être la leur. Une vie s’est éteinte pour l’homme et pour la femme, signe d’une véritable mort spirituelle, puisque la relation qui existait entre le Créateur et sa créature a été rompue. Et les conséquences physiques de la désobéissance d’Adam et Ève ne se sont pas limitées à eux seuls, mais par eux c’est toute la race humaine qui a été frappée en raison de la désobéissance. Adam était le représentant de tous les hommes, et toute sa descendance a été affectée par sa transgression.
Sitôt la faute commise, l’homme et la femme sont pris de remords et se cachent de la vue de Dieu. Ce remords se manifeste dans la honte de leur nudité, qui peut se traduire par une honte d’être dépendants d’un autre, de Dieu dont ils se cachent. Ils ne se cachent pas l’un de l’autre, mais de Dieu. Cette dissimulation est le fond même de la faute, elle marque l’écart conscient de Dieu, tout en refusant de se considérer comme une prise de distance vis-à-vis de lui, refus conscient mais qui refuse de se reconnaître comme tel. Pour cacher sa nudité, l’homme va se fabriquer un pagne en feuilles de figuier, essayant de cacher sa culpabilité par ses propres moyens, mais c’est un vêtement insuffisant en présence de Dieu. Et celui-ci va intervenir lui-même en ce qui concerne cette nudité : « Dieu fit à l’homme et à sa femme des tuniques de peau et les en vêtit » [15] . Le fait que le vêtement soit fait de peau signifie déjà la présence d’un sacrifice de substitution : un animal a dû donner sa vie pour couvrir la nudité de l’homme. Après le péché, le sacrifice sanglant permet de l’expier ; la relation avec Dieu rompue par la faute entraîne la mort, ce que l’apôtre Paul exprimera de la sorte : « le salaire du péché, c’est la mort » [16] , et dans le cas présent, c’est un animal qui paie de sa vie une restauration de la relation avec Dieu. Ce dernier ne veut pas que l’homme qu’il a créé à son image soit éternellement placé dans une situation de mort spirituelle. La peau de l’animal est le signe d’un autre sacrifice dont les effets seront définitifs pour la restauration complète de l’homme devant Dieu.
Si l’homme a été créé pour être le substitut de Dieu dans l’ordre de la création, par sa faute, il a perdu le caractère de lieutenant divin avec son aspect de perfection : il ne sera jamais la substitution intégrale de Dieu dans le monde, mais il garde sa liberté, non pas celle de choisir entre le bien et le mal dont il a désormais la connaissance, mais celle de se recevoir de Dieu en faisant les choix pour lesquels il devient pleinement responsable. La substitution adamique se double dès lors d’une dimension sacrificielle : le retour à Dieu se marquera par le sacrifice.
Dès la présentation du mythe adamique, le sacrifice apparaît, sans être mentionné explicitement, comme ce qui restaure une certaine relation entre l’homme et Dieu, relation qui avait été rompue par la faute de l’homme et de la femme. Un animal aurait été sacrifié pour que sa peau puisse couvrir la nudité de ceux qui avaient transgressé le commandement initial. Cette présentation enlève tout caractère magique au sacrifice, et la substitution de l’animal à l’homme s’en trouve en quelque sorte purifiée. Même si l’on peut imaginer que cette substitution a donné lieu à une libation de sang, le rituel de la mise à mort a été soigneusement écarté. De plus, contrairement aux mythologies païennes antiques, ce n’est pas l’homme qui serait à l’origine du sacrifice pour que le Dieu lui accorde sa faveur, c’est Dieu lui-même qui sacrifie une de ses créatures pour le bien de l’homme : il supplée à la défaillance de celui qu’il a institué comme son lieutenant sur la création.
Habituellement, le sacrifice suppose deux pôles : d’un côté, on se prive et de l’autre, on donne. La privation ou le renoncement construit l’individu comme un homme authentique et l’offrande le sublime en un être religieux. Dans le cadre des premiers chapitres de la Genèse, c’est Dieu lui-même qui enseigne à l’homme à devenir à la fois un être moral et religieux. Le sacrifice qu’il fait n’a pas pour visée ultime de rechercher les faveurs de l’homme, il n’est pas le lieu d’un échange effectué ou à venir, il est totale gratuité. Et c’est dans cette perspective que vont se placer tous les rites sacrificiels dans le judéo-christianisme. Les religions issues de la Bible vont tenter d’extirper tout caractère magique de leurs différents rites, pour les sublimer : il ne sera plus question d’appliquer une sorte de loi du « do ut des », du donnant-donnant pour mettre en pratique sa foi. Pourtant, il existe encore actuellement des formes de conduites magiques dans la prière chrétienne populaire, il s’agit alors de véritables caricatures de la prière. [17]
La prière pressante mais familière d’Abraham pour éviter la destruction de Sodome [18] prend un relief particulier, quand on s’aperçoit que le juste, en la personne du patriarche, se fait solidaire des pécheurs pour tenter de les sauver et qu’il entreprend de ce fait un véritable combat avec Dieu. Ce combat prend la forme d’une joute oratoire où le marchandage typiquement oriental prend une grande place.
Tout d’abord, c’est Dieu qui prend l’initiative en manifestant à Abraham la confiance qu’il lui fait puisqu’il l’institue comme père d’une grande nation et qu’à ce titre il ne saurait lui cacher ses desseins. Le patriarche est le type d’homme voulu par Dieu comme son lieutenant sur la terre, celui qui garde comme ligne de conduite la justice et le droit et qui sera également appelé à les transmettre aux générations futures. Le dessein immédiat de Dieu s’avère être la destruction des villes de Sodome et Gomorrhe, qui font monter vers le ciel comme un grand cri en raison de leur péché. Le rédacteur yahviste du livre de la Genèse, à ce niveau de son récit, ne dit rien de ce péché ; ce n’est que, lors de l’arrivée des envoyés de Dieu dans la ville de Sodome, qu’il sera possible de dégager l’aspect immoral de la conduite de ses habitants [19] . Aux yeux de Dieu, il semble que leur faute soit collective et qu’en conséquence le châtiment doit aussi être collectif. Et c’est alors qu’intervient le long marchandage du patriarche [20] : il ne demande pas le salut pour les seuls justes, mais beaucoup plus, puisque tous doivent subir le même sort, quelques justes obtiennent le pardon d’un grand nombre de coupables [21] . Le châtiment général serait particulièrement injuste, aussi est-il préférable, aux yeux d’Abraham comme au regard de Dieu, de recourir au salut collectif : le pardon universel pourrait atteindre les méchants à cause ou grâce aux justes seuls. La responsabilité collective cèderait alors la place à la libération collective : les coupables ne peuvent entraîner les innocents, il revient alors à ces derniers de sauver les autres.
Abraham savait parfaitement qu’il ne se trouvait pas cinquante justes dans la ville de Sodome, il découvre rapidement que la menace divine peut se transformer en un terrible châtiment pour ces hommes impies et pervers. Mais, conscient de l’estime que Dieu lui porte, il va négocier pour faire baisser au minimum le nombre de justes, il met en quelque sorte dans la balance son amitié pour Dieu, afin de se substituer à la foule des pécheurs. Abraham en appelle à la miséricorde divine pour faire descendre le nombre de justes qui, par leur seule présence, auraient sauvé leurs concitoyens. Dieu admire le courage et la générosité d’Abraham et il pourra exaucer sa dernière demande. Mais il ne se trouva pas dix justes dans la ville…
Abraham n’ose pas descendre au-dessous du nombre de dix. Jérémie pensera qu’un seul juste peut sauver la multitude et intervenir pour obtenir le pardon de Dieu pour la ville de Jérusalem : « Parcourez les rues de Jérusalem, regardez donc, renseignez-vous, cherchez sur ses places si vous découvrez un homme, un qui pratique le droit, qui recherche la vérité : alors je pardonnerai à cette ville, dit Yahvé » [22] . Ultérieurement, les poèmes du Serviteur souffrant montreront également que la souffrance d’un seul juste peut parvenir à justifier des multitudes de pécheurs [23] . L’évangéliste Jean, quant à lui, mettra dans la bouche de Caïphe une parole prophétique reprenant cette même intuition : « Vous ne songez même pas qu'il est de votre intérêt qu'un seul homme meure pour le peuple et que la nation ne périsse pas tout entière » [24] .
Abraham se manifeste comme le juste qui intercède pour les pécheurs, il demande l’indulgence et la miséricorde, sans offrir d’autre contrepoids à leurs fautes que l’amitié et le respect qu’il porte à son Dieu. Il se substitue aux pécheurs, en intercédant pour eux, en offrant son propre poids, sa propre responsabilité pour combler ce qui manque aux pécheurs. Ainsi, dès ses origines les plus anciennes, le peuple d’Israël va s’estimer porteur d’une mission universelle : il sera, à la suite d’Abraham, l’intercesseur, le médiateur auprès de Dieu pour les nations païennes. La prière du patriarche donne une idée de la sublimation que le rédacteur voulait souligner dans le cadre du sacrifice qu’il convenait d’offrir à Dieu. « C’est la miséricorde que je veux, et non les sacrifices » [25] .
Ce qui sera la théologie néotestamentaire de la rédemption et du salut de tous les hommes en la personne de Jésus-Christ, se trouve, comme en prémices dans l’intercession d’Abraham qui combat avec Dieu pour obtenir le pardon des pécheurs et leur salut, même si la justice de l’homme ne peut à elle seule provoquer ce salut : elle appelle uniquement une intervention de Dieu pour qu’il exerce sa grâce et son pardon.
En choisissant Abraham pour être le père des croyants, Dieu lui avait dit : « Quitte ton pays, ta parenté et la maison de ton père, pour le pays que je t'indiquerai. Je ferai de toi un grand peuple, je te bénirai, je magnifierai ton nom ; sois une bénédiction ! Je bénirai ceux qui te béniront, je réprouverai ceux qui te maudiront. Par toi se béniront tous les clans de la terre » [26] . Il faut reconnaître que la vie des patriarches, et particulièrement pour ce qui nous occupe celle d’Abraham et de son fils Isaac, ne peut être considérée comme un véritable récit historique ; le rédacteur final du texte bible a compilé de très nombreuses traditions qui se référaient à des souvenirs réels, tout en lui insufflant la foi d’Israël, qui affirmait être le peuple élu par Dieu en raison de la promesse faite au père du peuple.
Si nous suivons le récit de sa vie, tel que nous le livre la Genèse, nous découvrons que, vers le dix-huitième siècle avant Jésus-Christ, un homme quitte sa Mésopotamie natale, où dominait une certaine civilisation et une religion au riche panthéon [27] pour reprendre une vie nomade qui va le conduire, avec son clan jusqu’à l’autre extrémité du Croissant fertile, avant qu’il ne s’installe dans le pays de Canaan. La seule force qui l’a poussé à entreprendre sa grande migration vers un pays lointain qu’il ne connaissait pas, affirme le rédacteur biblique, c’est Dieu. Abraham sera désormais le « champion » de l’espérance [28] , comme le présente la lettre de Paul aux Romains. Toute la geste d’Abraham sera marquée du signe de la promesse qui lui a été faite, et cette promesse lui fera donner tout ce qu’il avait reçu, jusqu’au fils même de cette promesse ! En fait, Dieu fait une double promesse à Abraham : la promesse d’une terre et la promesse d’une descendance.
Dieu lui promet des biens matériels tout à fait concrets. Et répondant immédiatement à cette injonction divine, Abraham part, pour accomplir un itinéraire géographique, qui correspondra intérieurement à un itinéraire spirituel. L’ancêtre nomade, le père des croyants deviendra, selon la tradition, comme le symbole de l’aventure spirituelle de l’homme dans sa marche vers Dieu et vers les biens qu’il promet.
Certes, la promesse de Dieu a pour objet des biens concrets, matériels, des biens qu’on peut posséder. Pourtant, aucun de ces biens ne sera définitivement acquis au patriarche : le pays vers lequel il doit marcher et dans lequel il séjournera quelque temps appartient à d’autres peuples, et il lui faudra reprendre sans cesse la route : les biens promis par Dieu se font toujours attendre, comme si l’espérance de la possession était de beaucoup supérieure à la possession elle-même. Dieu ne semble jamais disposé à donner à son fidèle les biens qu’il lui a promis, c’est ainsi qu’il lui est possible d’avancer plus loin dans sa quête spirituelle : la promesse dépasse le stade matériel pour s’édifier dans une aventure qui sera incessante, il faut toujours chercher plus loin, dans le cadre de l’alliance qui sera conclue entre Dieu et son fidèle ainsi que sa descendance. Mais une obsession torture Abraham, il n’a pas d’enfant : la promesse de Dieu finira-t-elle par sombrer dans le néant ? Abraham aura deux fils, l’un lui naîtra de sa servante Agar, mais il ne sera pas l’héritier de la promesse, l’autre lui naîtra de sa femme légitime, Saraï, l’épouse déjà flétrie qui ne pouvait plus espérer enfanter. Avec la naissance d’Isaac, « l’enfant du rire » tout redevient possible.
Mais, comme de tous les biens reçus par Abraham, il lui faudra rendre à Dieu ce fils de la promesse : la foi du patriarche devra aller jusqu’à l’extrême limite de l’incompréhension du processus entrepris par Dieu : celui-ci lui demande en sacrifice à Abraham son fils Isaac. C’est une rude épreuve à laquelle Dieu soumet son serviteur en lui demandant d’offrir en holocauste celui qui laissait entrevoir la réalisation de l’engagement divin [29] . Abraham est donc invité à pousser l’espérance jusqu’à sacrifier le bien le plus précieux qu’il ait reçu de Dieu et qui lui garantissait la vérité de la promesse. Malgré le caractère effrayant de l’exigence divine qui réclamait au père le sacrifice de son fils, Abraham obéit aveuglément à l’ordre de Dieu, il ne cesse de placer sa confiance dans son Dieu et il apprend que, dans la logique divine, l’avancée ne se fait pas de biens matériels ou humains en d’autres biens, mais de promesse en promesse. En raison de son obéissance, Dieu va épargner le fils destiné au sacrifice. Abraham découvre alors que Dieu pourvoit à tout, jusqu’au remplacement de la victime de l’holocauste par un bélier qui sera substitué à Isaac. Apparaît alors, presque en pleine lumière, la notion de substitution pour expliquer la rédemption qui sera l’œuvre finale de la promesse divine.
A la lumière du Nouveau Testament et de la tradition chrétienne, il apparaît que le sacrifice d’Isaac est la préfiguration du sacrifice du Christ, avec cette différence que Dieu acceptera jusqu’au bout le sacrifice de la Croix et que la victoire sur la mort et le péché se marquera par la résurrection [30] . Abraham retrouve son fils épargné, par une sorte de résurrection, puisque Dieu pourvoit à un bélier pour achever le sacrifice qu’il demandait à son fidèle, alors que le Fils unique sera le véritable « Agneau de Dieu » qui portera à son achèvement le sacrifice de sa vie. Il faut accepter la mort pour que la vie puisse naître…
Dans la culture occidentale, Moïse représente l’homme dans son face à face avec l’Éternel. Il est celui qui oppose la Loi de l’Unique aux idoles du pouvoir et de la richesse, celui qui traverse l’exil, conduisant son peuple jusqu’au seuil de la Terre promise. Il apparaît alors comme le représentant de Dieu sur la terre [31] , dans le judaïsme : il est le porte-parole de Yahvé, celui qui a fait connaître le nom de l’Eternel, celui qui a transmis les paroles sorties de la bouche même de Dieu. C’est sans doute la raison pour laquelle les religions du livre, ou religions monothéistes [32] se réclament de lui. On dispose cependant de peu de données sur sa vie, à tel point que l’historien Edouard Meyer put déclarer, en 1906, que Moïse n’était pas un personnage historique. André Chouraqui note [33] que chaque biographe s’est davantage projeté dans le personnage de Moïse, qu’il n’a éclairé objectivement sa dimension historique.
Vers 1580 avant Jésus-Christ, en Egypte, la monarchie des Hyksos fut renversée, ce qui entraîna un changement de situation pour les Israélites installés dans ce pays à la suite d’une famine en Canaan. Ils furent soupçonnés de sympathie pour le précédent régime, en raison de leurs affinités raciales. En peu de temps, les descendants d’Abraham furent réduits en servitude, leur situation empira jusqu’à devenir un esclavage total, sous les règnes des pharaons Thoutmès III et Aménophis IV [34] . Des mesures impitoyables furent prises à leur encontre [35] . Leur extermination semblait alors inévitable. Un enfant israélite fut cependant sauvé des eaux par une princesse égyptienne, qui lui donna le nom de Moïse [36] . Par cet heureux concours de circonstances, il échappait à la condition de son peuple ; ayant reçu une instruction royale, il est scribe fonctionnaire de la cour. Mais son éducation princière n’a pas supprimé les liens qui l’unissaient au peuple opprimé. Un jour, il est amené à supprimer un Egyptien qui frappait un esclave Israélite. Lorsque le Pharaon apprend ce fait, Moïse est contraint à l’exil, il s’enfuit dans le désert au pays de Madian : là, il se montre comme le défenseur des faibles, en l’occurrence des filles du prêtre de Madian contre des bergers [37] . Ainsi, il devient berger pour le compte de Jéthro, prêtre de Madian, dont il épouse une des sept filles.
Il réfléchissait beaucoup tandis qu’il parcourait avec ses troupeaux les vastes étendues du Sinaï ; il pouvait comprendre peu à peu le mystère qu’il n’avait pas saisi lors de sa jeunesse au milieu des Egyptiens polythéistes. Un jour, alors qu’il faisait paître le troupeau de son beau-père, il parvient au mont Horeb [38] , c’est là qu’il eut une vision sous la forme d’un buisson qui brûlait sans se consumer [39] . Dieu lui révèle son nom [40] , et lui donne l’ordre de libérer le peuple hébreu de sa servitude et de le conduire vers le pays jadis promis à Abraham.
Après des vicissitudes [41] , Moïse, aidé de son frère Aaron [42] , conduit son peuple hors d’Egypte, lui faisant traverser la Mer des Roseaux à pied sec, tandis que les Egyptiens, lancés à sa poursuite, se noyaient. La fête de Pâque fut instituée par ceux qui avaient fui l’Egypte, souvenir du passage du Dieu qui avait libéré son peuple : l’exode restera dans la conscience du peuple comme le moment fondamental où Dieu se manifeste comme sauveur.
Moïse conduit alors Israël jusqu’à la montagne du Sinaï. Là, Moïse va s’entretenir avec Yahvé, avant de donner au peuple une constitution législative, une Loi, la Torah, qui sera la traduction de l’alliance de Dieu avec son peuple, alliance aux termes de laquelle Israël serait le peuple de Dieu et Yahvé le Dieu d’Israël. Cette alliance sera conclue de manière solennelle [43] , avec une manifestation de Dieu, dans les éclairs et la nuée sur la montagne, dans le feu et dans la fumée, par le son du cor et le tonnerre. C’est dans cette atmosphère d’une théophanie que Dieu va prononcer les Dix Paroles, fondement de l’alliance. Avant d’être un condensé de décisions juridiques, ces « Paroles » sont la révélation de Dieu à son peuple, le document essentiel de la foi d’Israël.
Ces « dix Paroles » [44] , appelées aussi « commandements » indiquent à Israël comment ne pas connaître à nouveau l’esclavage et marcher sur les chemins de la liberté, en devenant le peuple de Dieu. Elles sont proclamées sur le mont Sinaï « tout fumant » [45] Des actes religieux vont associer le peuple à l’alliance proclamée : Moïse dresse un autel et douze stèles [46] , des holocaustes sont offerts par des jeunes gens issus du peuple [47] , la moitié du sang est versée sur l’autel par Moïse, qui fait ensuite jurer au peuple fidélité à l’alliance, l’autre moitié sert à asperger le peuple [48] , puis peut commencer le repas sacré. Alors Moïse est appelé par Dieu sur la montagne : « Yahvé dit à Moïse : Monte vers moi sur la montagne et demeure là, que je te donne les tables de pierre - la loi et le commandement - que j'ai écrites pour leur instruction. » [49]
Désormais, les tables de la Loi seront « l’incarnation » de Dieu au milieu de son peuple. Elles seront le signe de sa présence au cœur de la nation qu’il s’est choisie comme héritage. Cette installation de Dieu au milieu de son peuple sera concrétisée par une tente, celle de « la rencontre » [50] . Cette tente, dressée hors du camp, était le lieu de rendez-vous entre Yahvé et son serviteur Moïse, le peuple ne pouvant entrer en ce lieu qui signifiait la demeure même de Dieu [51] . Autre détail qui a son importance : quand Moïse pénétrait dans la Tente, une colonne de nuée descendait et s’installait à l’entrée. Dans la pensée des membres du peuple, cette nuée est un signe supplémentaire de la présence de Dieu, puisqu’il n’était pas possible de le voir directement : c’est dans un impossible face à face que se fait la rencontre divine.
L’intimité de Yahvé avec Moïse n’était sans doute pas aussi sereine que ne pouvait le croire le peuple. Certes, Yahvé multiplie les assurances concernant sa bienveillance et la bonté qu’il accorde gratuitement à Moïse ; mais celui-ci voulait être sûr de la mission qui lui était confiée, il voulait voir la face de Yahvé et sa gloire [52] : la face de Dieu désigne la personne même de Dieu, et sa gloire le rayonnement qui se dégage de lui [53] . Pourtant, même si Moïse n’a pas vu Dieu face à face, son visage en a été transfiguré à son insu : il reflète la face et la gloire de Dieu, dont la contemplation directe lui a été refusée. « Lorsque Moïse redescendit de la montagne du Sinaï… Moïse ne savait pas que la peau de son visage rayonnait parce qu'il avait parlé avec lui. Aaron et tous les Israélites virent Moïse, et voici que la peau de son visage rayonnait, et ils avaient peur de l'approcher. Moïse les appela ; Aaron et tous les chefs de la communauté revinrent alors vers lui, et Moïse leur parla. Ensuite tous les Israélites s'approchèrent, et il leur ordonna tout ce dont Yahvé avait parlé sur le mont Sinaï. Quand Moïse eut fini de leur parler, il mit un voile sur son visage. Lorsque Moïse entrait devant Yahvé pour parler avec lui, il ôtait le voile jusqu'à sa sortie. En sortant, il disait aux Israélites ce qui lui avait été ordonné, et les Israélites voyaient le visage de Moïse rayonner » [54] . Aux yeux du peuple, Moïse se voit investi de la puissance divine, et la Loi qu’il reçut de Dieu sera connue comme « la Loi de Moïse », signe que les fidèles de la religion mosaïque investissaient la personne du législateur de l’autorité divine, faisant de lui le lieutenant, le substitut de Yahvé au sein du peuple : il sera la figure et l’image saisissante du véritable libérateur, que nul autre que lui ne pouvait approcher.
Après son séjour au Sinaï, le peuple reprend sa marche vers Canaan ; la pérégrination des Israélites, dans le désert, va durer près de quarante ans, le temps de permettre à la génération qui avait connu le temps de la servitude de disparaître ; ainsi ce sera un peuple nouveau qui entrera en possession de la « Terre » promise aux patriarches. Cette marche ne se fera pas sans incidents, car le peuple obéit difficilement à la volonté de Yahvé. Le livre des Nombres décrit les événements qui ont suivi la révélation. Mais pour connaître la fin de Moïse, il faut se reporter aux derniers chapitres du Deutéronome [55] . Ce livre laisse entendre qu’à la fin de sa vie, Moïse voulut répéter l’enseignement que le peuple avait reçu de la part de son Dieu [56] . Moïse monte sur le mont Nébo d’où il lui est possible de contempler le pays de Canaan, dans lequel il n’entrera pas.
La substitution, à travers les exemples parcourus dans la lecture des premiers livres bibliques, se manifeste par un remplacement. C’est l’animal sacrifié par Dieu pour couvrir la nudité d’Adam [57] : la peau de l’animal remplace les feuilles avec lesquelles le premier homme s’était couvert, et le sacrifice qui est fait de cet animal aurait permis de cacher la faute de l’homme. C’est Abraham qui met en jeu son amitié qu’il porte à Dieu pour intercéder auprès de lui en faveur des pécheurs : le patriarche se met à la place des pécheurs pour leur épargner un châtiment inévitable. C’est le bélier qui remplace Isaac au moment où son père était prêt à l’offrir en sacrifice à Dieu. C’est Moïse qui devient le substitut de Dieu aux yeux des Israélites dans le désert : il prend la place de celui-ci dans le camp au point d’être illuminé par Yahvé et de manifester corporellement les signes de sa gloire. C’est la Torah qui sera, par le biais des tables de la Loi le signe de la présence de Dieu.
Il convient de souligner que l’idée même de substitution atteint, semble-t-il, sa plus haute signification dans le personnage de Moïse. Il est déjà celui qui s’oppose à Dieu à la place de son peuple : « Il (Dieu) parlait de les supprimer, si ce n'est que Moïse son élu se tint sur la brèche devant lui pour détourner son courroux de détruire » [58] ; il va jusqu’à s’offrir à le remplacer en se faisant rayer du Livre de Vie : « Moïse dit au peuple : "Vous avez commis, vous, un grand péché. Je m'en vais maintenant monter vers Yahvé. Peut-être pourrai-je expier votre péché !" Moïse retourna donc vers Yahvé et dit : "Hélas ! ce peuple a commis un grand péché. Ils se sont fabriqué un dieu en or. Pourtant, s'il te plaisait de pardonner leur péché... Sinon, efface-moi, de grâce, du livre que tu as écrit !" Yahvé dit à Moïse : "Celui qui a péché contre moi, c'est lui que j'effacerai de mon livre. Va maintenant, conduis le peuple où je t'ai dit. Voici que mon ange ira devant toi, mais au jour de ma visite, je les punirai de leur péché" » [59] . Moïse subira en fait le sort de son peuple : il mourra hors du pays de la Promesse. C’est donc bien par substitution qu’il a dû supporter et subir toute la colère de Yahvé, et c’est aussi à la place de son peuple qu’il lui est interdit de pénétrer dans le pays promis, comme le souligne le rédacteur du Deutéronome : « Je demandai alors une grâce à Yahvé : "Mon Seigneur Yahvé, toi qui as commencé à faire voir à ton serviteur ta grandeur et ta puissante main, qui... Quel dieu dans les cieux et sur la terre agit comme tu agis et avec même puissance ? Ne pourrais-je passer là-bas, et voir cet heureux pays au-delà du Jourdain, cette heureuse montagne, et le Liban ?" Mais, à cause de vous, Yahvé s'irrita contre moi et ne m'exauça point. Il me dit : "Assez ! Ne continue plus à me parler de cette affaire ! Monte au sommet du Pisga, porte tes regards à l'occident, au nord, au midi et à l'orient ; regarde de tes yeux, car tu ne passeras pas le Jourdain que voici. Donne tes ordres à Josué, fortifie-le, confirme-le, car c'est lui qui passera, à la tête de ce peuple ; à lui de les mettre en possession du pays que tu vas voir" » [60] .
Moïse meurt à cause du coupable dont il porte la responsabilité sinon la culpabilité, il partage le sort de son peuple, et symboliquement celui de l’ensemble de l’humanité.
De là vient que même la première alliance n'a pas
été inaugurée sans effusion de sang. Effectivement, lorsque Moïse eut
promulgué au peuple entier chaque prescription selon la teneur de la Loi, il
prit le sang des jeunes taureaux et des boucs, avec de l'eau, de la laine
écarlate et de l'hysope, et il aspergea le livre lui-même et tout le
peuple en disant: Ceci est le
sang de l'alliance que Dieu a prescrite pour vous. Puis, de la même manière, il aspergea de
sang la Tente et tous les objets du culte.
D'ailleurs, selon la Loi, presque tout est purifié par le sang, et sans
effusion de sang il n'y a point de rémission.
Heb. 9, 18-22
Il convient de déterminer certains concepts qui sont appelés à fonctionner dans le cadre de la substitution [61] . En parcourant le Pentateuque, il a été possible de découvrir que la substitution se manifeste par un remplacement. Le cas le plus obvie est celui de Moïse qui devient littéralement le lieutenant de Dieu pour les Israélites dans le désert, de la même manière qu’Adam, dans le mythe de la Genèse était considéré comme le lieutenant de Dieu au milieu de toute la création, avec le pouvoir de domination sur les créatures. Il s’agit là d’une substitution « ad hominem » : un individu prend la place d’un autre pour exercer les prérogatives du premier en ses lieu et place. Il existe dès lors des intervenants différents qu’il faut qualifier correctement. Le mandant, ou le substituant, celui qui ordonne la substitution, au moyen par exemple d’une procuration, comme c’est le cas pour Moïse, confère au mandataire, ou substitué, pouvoir et mission d’agir en son nom.
En toute logique et dans la stricte équité, le mandant doit fournir au mandataire les moyens nécessaires à la réalisation de son mandat de sorte qu’il lui est possible d’agir ou même de parler en son nom. En quelque sorte, le mandant renonce, plus ou moins totalement, à l’exercice de ses pouvoirs, pour laisser toute latitude à celui à qui il confie la délégation.
Un exemple [62] pourrait être trouvé dans la parabole des vignerons homicides [63] dans laquelle le maître de la vigne délègue ses pouvoirs de propriétaire à différents serviteurs, avant d’envoyer son fils en délégation afin de récupérer les fruits de sa récolte… Le substituant demeure responsable des faits et gestes de son substitué, comme s’il avait agi en personne, sans intermédiaires, ce qui est la conséquence de la représentation. Il revient au mandant de fixer l’étendue des pouvoirs qu’il accorde à son mandataire. A l’inverse, si le substitué dépasse ses pouvoirs, le substituant ne peut être engagé par un acte qu’il n’a pas explicitement voulu ou autorisé. Le mandant n’est pas non plus lié quand le mandataire détourne à son profit les pouvoirs qui lui avaient été délégués, en poursuivant son intérêt personnel au détriment de celui du mandant, tout en paraissant demeurer dans la stricte application de sa délégation.
La substitution « ad hominem » se présente comme un remplacement de personnes, avec des rapports marqués par des caractères d’obligation, tant et si bien que cette substitution se trouve intégrée dans la législation qui vise à réglementer ce remplacement et à lui éviter de nombreuses déviances [64] . Ce type de substitution est voisin de la représentativité et peut fonctionner dans un cadre social selon les modalités prévues par le Code juridique.
Un exemple de substitution « ad hominem » différent de ceux qui ont été mentionnés dans le chapitre précédent peut être trouvé dans le récit de la succession patriarcale d’Isaac [65] . Dans ce cas précis, ce n’est plus Dieu qui est le substituant, mais Rébecca, l’épouse du patriarche Isaac : elle effectuera la substitution de son fils préféré Jacob à son frère Esaü, pour qu’il reçoive la bénédiction paternelle et prendre ainsi la succession de son père devenu vieux et pratiquement aveugle [66] . « Isaac était devenu vieux et ses yeux avaient faibli jusqu'à ne plus voir. Il appela son fils aîné Esaü : "Mon fils !" lui dit-il, et celui-ci répondit : "Oui !" Il reprit : "Tu vois, je suis vieux et je ne connais pas le jour de ma mort. Maintenant, prends tes armes, ton carquois et ton arc, sors dans la campagne et tue-moi du gibier. Apprête-moi un régal comme j'aime et apporte-le moi, que je mange, afin que mon âme te bénisse avant que je meure". Or Rébecca écoutait pendant qu'Isaac parlait à son fils Esaü. Esaü alla donc dans la campagne chasser du gibier pour son père. Rébecca dit à son fils Jacob : "Je viens d'entendre ton père dire à ton frère Esaü : Apporte-moi du gibier et apprête-moi un régal, je mangerai et je te bénirai devant Yahvé avant de mourir. Maintenant, fils, écoute-moi et fais comme je t'ordonne. Va au troupeau et apporte-moi de là deux beaux chevreaux, et j'en préparerai un régal pour ton père… Tu le présenteras à ton père et il mangera, afin qu'il te bénisse avant de mourir"… Son père le bénit : "Que Dieu te donne la rosée du ciel et les gras terroirs, froment et vin en abondance ! Que les peuples te servent, que des nations se prosternent devant toi ! Sois un maître pour tes frères, que se prosternent devant toi les fils de ta mère ! Maudit soit qui te maudira, béni soit qui te bénira !" » Jacob sera substitué à Esaü, il héritera de la promesse faite à Abraham et transmise par Isaac. Mais alors que, pour celui-ci, la lumière était devenue ténébreuse, pour lui, la nuit deviendra lumineuse. Toute l’existence de Jacob sera marquée par la nuit [67] , mais cette nuit sera toujours éclairée par la lumière divine [68] .
Aussi, quand il s’agira de justifier les trois prières quotidiennes du judaïsme, les maîtres spirituels n’hésiteront-ils pas à placer ces prières sous le signe des patriarches, prière du matin en mémoire d’Abraham qui a vu se lever l’aurore de la promesse, prière de midi en mémoire d’Isaac qui a vu de ses yeux la lumière éblouissante et même aveuglante de Dieu, prière du soir en mémoire de Jacob qui a connu la révélation dans la nuit de son existence.
Il convient aussi de noter une autre substitution qui ne relève pas de la représentativité d’un individu par un autre, mais plutôt du remplacement total d’une catégorie (sociale par exemple) par une seule personne. C’est le cas d’Abraham qui prenait la place des pécheurs pour leur épargner le châtiment. Il n’est alors pas question d’obligations, légales, juridiques ou religieuses ; il s’agit d’un acte volontaire où le substituant se consacre lui-même devant un tiers sans que le substitué ait nécessairement connaissance de cet acte.
Le mouvement de cette substitution n’est plus le même : il n’existe pas de délégation d’un mandat vers un mandataire, mais une sorte de déstructuration d’un groupe (le substitué) qui se trouve récapitulé et restructuré en une personne ou un groupe devenant le substituant sans avoir reçu officiellement une telle mission, mais qui se l’approprie. Il serait possible de parler d’une substitution reconstructive dans laquelle le mandant s’institue comme tel pour exercer la représentation auprès d’un autre personnage d’une partie de l’humanité à laquelle il accepte de se substituer. En quelque sorte, il se pose lui-même en s’exposant totalement, puisqu’il est seul à prendre les risques à la place du substitué.
Tel était le cas d’Abraham qui se posait devant Dieu pour tenter de justifier des pécheurs et leur épargner le courroux divin. Ce faisant, il exposait son amitié devant Dieu, allant jusqu’à risquer de perdre cette amitié pour tenter de sauver quelques-uns de ses semblables, au nom d’une solidarité humaine. S’il est possible d’aller plus loin dans l’investigation, en se plaçant devant Dieu comme le substituant des peuples de Sodome et de Gomorrhe, Abraham risquait également sa vie, Dieu pouvant l’inclure personnellement dans ceux qu’il voulait châtier. En se plaçant devant Dieu comme ce substituant, Abraham tentait de reconstruire ces peuples en tant que placés eux aussi sous le signe de l’amitié divine. La substitution qu’il voulait opérer était réellement reconstructive, même si le patriarche ne disposait pas réellement des moyens nécessaires à cette totale reconstruction. Dans un tel type de substitution, l’action s’avère alors pratiquement inefficace, du fait que le substituant s’investit comme tel sans recevoir de délégation d’un mandant, mais en agissant de son propre chef, du fait de sa position de force pour défendre ceux qui sont plus faibles [69] .
Dans la substitution « ad hominem », comme dans la substitution reconstructive, il s’agit toujours de personnes intégrées dans une relation qui établit un lien structurel entre les divers intervenants. Pour reprendre les exemples abordés par l’intermédiaire du Pentateuque, Dieu le substituant institue Adam comme son lieutenant sur l’ensemble de la création, comme il institue son serviteur Moïse comme son intermédiaire direct pour le peuple d’Israël.
Mandant Substituant |
|
Mandataire Substitué |
|
Destinataire Insubstitué |
|
délégation |
è |
sur |
|
Dieu |
è |
Adam |
è |
Création |
Dieu |
è |
Moïse |
è |
Israël |
Dans le cas de la substitution reconstructive, le schéma est quelque peu différent, puisque certains rapports sont inversés.
Destinataire Insubstitué |
|
Mandant Substituant |
|
Substitué |
|
|
Auto-délégation |
|
|
Dieu |
ç |
Abraham |
(ß ?) |
Pécheurs de Sodome et de Gomorrhe |
Dieu |
ç |
Moïse |
(ß ?) |
Peuple d’Israël |
Le mandant n’existe plus puisque le substituant se déclare lui-même comme tel, dans une auto-délégation par rapport à un substitué qui ne se reconnaît pas comme tel, puisqu’il ignore qu’un individu s’est substitué à lui. Si le désir de substitution se solde par une sorte d’échec dans l’intercession d’Abraham, il ne faudrait pas en conclure d’une manière un peu trop simpliste que Dieu serait jaloux de ses privilèges exclusifs, mais certainement du fait que le salut par substitution ne peut être obtenu par une sorte de contrainte extérieure, mais qu’il exige une adhésion intérieure [70] de la part des hommes qui seraient ainsi sauvés [71] .
L’exemple de Moïse, qui est institué comme le représentant de Dieu sur le peuple d’Israël tout entier, mais qui se charge lui-même des fautes de son peuple pour intercéder auprès de Dieu pour le sauver de la colère divine, permet d’affiner davantage cette construction. D’une part, Moïse peut être regardé comme le type même de la substitution ad hominem, puisqu’il est chargé de mission par le Dieu qui a fait sortir son peuple d’Egypte, mais en même temps Moïse se considère lui-même comme devant incarner une forme de substitution reconstructive, récapitulant en sa personne tout le peuple et acceptant de subir l’épreuve et même le châtiment à la place de « ce peuple à la nuque raide » [72] . Cela permet d’indiquer que la souffrance viendra prendre une place importante dans la théorie de la substitution ; celui qui accepte ou qui se trouve contraint de se substituer à un ensemble d’individus doit presque nécessairement accepter de souffrir, et même mourir, à la place de ceux à qui il se trouve substitué.
Substituant |
|
Substitué |
|
Insubstitué |
|
délégation |
è |
sur |
|
Dieu |
è |
Moïse |
è |
Israël |
|
|
|
|
|
Dieu |
ç |
Moïse |
(ß ?) |
Israël |
|
avec de la souffrance |
|
récapitulé en Moïse |
|
Insubstitué |
|
Substituant |
|
Substitué |
A la lecture de ce tableau, il est facile de saisir que la substitution reconstructive n’est en rien l’inverse symétrique de la substitution ad hominem ; il existe un déplacement des actants : Moïse, le substitué à Dieu, est devenu le substituant de son peuple à la face de Dieu. C’est sans conteste cette manœuvre substitutive qui donne son tragique à la personne de Moïse dans le cadre de l’Exode. Pour Israël, il sera toujours le lieutenant de Dieu sur terre, et en tant que tel il endosse les péchés du peuple comme des attaques personnelles, mais en devenant le substituant du peuple à la face de Dieu, il acceptera de prendre sur lui les péchés de son peuple et d’encourir la colère divine à la place de ce peuple qui sera appelé à subsister.
Par ailleurs, Moïse estime qu’il est lui-même incapable de diriger seul le peuple que Dieu lui a confié et c’est la raison pour laquelle il institue, avec l’accord du peuple, des délégués : « Je pris donc vos chefs de tribus, hommes sages et d’expérience, et je vous les donnai pour chefs : chefs de milliers, de centaines, de cinquantaines et de dizaines, et scribes pour vos tribus ». [73] Néanmoins, Moïse demeure l’intermédiaire privilégié de Dieu, et cela donne lieu à des dialogues empreints d’intensité entre Dieu et Moïse. « Yahvé dit à Moïse : "Jusques à quand ce peuple va-t-il me mépriser ? Jusques à quand refusera-t-il de croire en moi, malgré les signes que j'ai produits chez lui ? Je vais le frapper de la peste, je le déposséderai. Mais de toi, je ferai une nation, plus grande et plus puissante que lui." Moïse répondit à Yahvé : "Mais les Egyptiens ont appris que, par ta propre force, tu as fait sortir de chez eux ce peuple. Ils l'ont dit aux habitants de ce pays. Ils ont appris que toi, Yahvé, tu es au milieu de ce peuple… Pardonne donc la faute de ce peuple selon la grandeur de ta bonté, tout comme tu l'as traité depuis l'Egypte jusqu'ici." Yahvé dit : "Je lui pardonne, comme tu l'as dit. Mais… tous ces hommes qui ont vu ma gloire et les signes que j'ai produits en Egypte et au désert, ces hommes qui m'ont déjà dix fois mis à l'épreuve sans obéir à ma voix, ne verront pas le pays que j'ai promis par serment à leurs pères. Aucun de ceux qui me méprisent ne le verra… » [74] .
Dans ce cas, l’intercession de Moïse, avec une pointe de marchandage sur la puissance de Dieu, va entraîner la miséricorde et le pardon de Dieu. Cette longanimité et cette patience divines auront des limites : « Yahvé… dans sa colère… fit ce serment : "Pas un seul de ces hommes, de cette génération perverse, ne verra cet heureux pays que j'ai juré de donner à vos pères, excepté Caleb… lui le verra et à lui comme à ses fils je donnerai la terre qu'il a foulée, car il a parfaitement obéi à Yahvé." A cause de vous Yahvé s'irrita même contre moi et me dit : "Toi non plus, tu n'y entreras pas" » [75] . Le châtiment sur le peuple s’applique alors sur la personne de celui qui s’est substitué au peuple, et par là, Moïse pourrait être assimilé à la figure du juste souffrant à la place de son peuple, même s’il a succombé à la tentation, en doutant de l’efficacité que la parole de Dieu donnait à ses actes [76] . Le substituant accomplit ainsi totalement le destin de celui auquel il s’est substitué : Moïse n’entrera pas dans la Terre, il ne lui sera donné que de l’apercevoir, avant de s’endormir dans la mort [77] au mont Nebo. De ce destin de Moïse surgit le fait que la souffrance prend une part importante dans l’idée de substitution. Il n’est pas possible d’effectuer, sous le régime biblique, une substitution sans que cela n’entraîne ipso facto une souffrance, qui est à la fois morale et physique.
Moïse accumulait sur ses épaules la souffrance qui était réservée au peuple infidèle ; en acceptant de se charger de ce poids de puissance et de faiblesse, il se plaçait à la confluence des deux types de substitution, lieutenant de Dieu face au peuple et assumant en sa personne tout le peuple à la face de Dieu. Une telle position était particulièrement inconfortable [78] , et c’est ce qui permet de constater le glissement vers une autre forme de substitution que l’on pourrait qualifier de propitiatoire, en ce sens qu’elle était susceptible d’amener la faveur de Dieu d’abord par le sacrifice de sa propre personne, puis par le don d’objets ou d’animaux en échange de soi, dans le rapport à la divinité.
Le mot « sacrifice » joue sur un double sens, il peut signifier marchandage et calcul, mais aussi relation rétablie entre Dieu et sa sainteté, d’une part, l’homme et son péché, de l’autre. Spontanément, l’homme préfère toujours la justice (plus ou moins répressive et qu’il veut exemplaire), à une justification (ou une substitution), qu’il estime immorale voire scandaleuse. Pourtant, dans les faits, il se laisse universellement aller vers la justification, afin de se désengager lui-même de toute manœuvre punitive. C’est à ce titre que peut intervenir la substitution propitiatoire.
Même si la législation mosaïque impliquait, de manière plus ou moins forte, le principe de la responsabilité morale réelle de chaque individu dans l’alliance du Sinaï [79] , c’est le peuple tout entier qui accepte de suivre le code d’alliance : « Moïse alla et convoqua les anciens du peuple et leur exposa tout ce que Yahvé lui avait ordonné, et le peuple entier, d'un commun accord, répondit : "Tout ce que Yahvé a dit, nous le ferons." Moïse rapporta à Yahvé les paroles du peuple » [80] . Engagement collectif, mais aussi personnel, puisque les commandements concernent strictement la vie individuelle : chacun est pleinement responsable de tous. Ainsi, quand le fidèle viendra porter son offrande des prémices au Temple [81] , il se considérera comme étant sorti personnellement d’Egypte avant d’entrer dans la Terre Promise… reconnaissant implicitement une sorte de subsidiarité entre lui et l’ensemble du peuple. Caïphe invoquera cette argumentation lors du procès de Jésus : « Vous n'y entendez rien. Vous ne songez même pas qu'il est de votre intérêt qu'un seul homme meure pour le peuple et que la nation ne périsse pas tout entière » [82] .
C’est sans doute le grand mérite de la révélation mosaïque d’avoir mis en évidence la substitution de l’altruisme à l’égoïsme étroit et individuel. Les hommes deviennent frères et égaux face à la Loi divine qui peut alors régler toutes les questions sociales. Cette intuition relève en partie de l’utopie : le drame d’Israël, et par suite de l’ensemble de l’humanité, sera toujours de ne pas appliquer ce principe fondateur d’une société juste et équitable. Une marque de la substitution propitiatoire se trouve dans la loi du talion : « Mais s'il y a accident, tu donneras vie pour vie, oeil pour oeil, dent pour dent, pied pour pied, brûlure pour brûlure, meurtrissure pour meurtrissure, plaie pour plaie » [83] .
On pourrait penser que cette loi est l’expression d’une vengeance primaire, mais elle est plus que cela, puisqu’elle limite, d’une certaine manière, l’exercice du châtiment à une stricte équivalence de peine. La justice exige que tout offenseur paie en proportion de ce qu’il a fait : œil pour œil, dent pour dent. Celui qui porte un coup doit être frappé d’un coup égal à celui qu’il a donné. Il faut que le coupable soit puni de sa faute, mais on ne peut exiger plus que la douleur ou la peine qu’il a fait subir à sa victime. Il faut aussi que le coupable éprouve la souffrance, car celle-ci pourra donner une sorte de satisfaction à sa propre conscience tout en exécutant un verdict réparateur.
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Dans cette démarche, toute idée de pardon est exclue : le pardon ne peut intervenir qu’après l’exécution du châtiment. De fait, la source de tout pardon est enracinée dans une substitution. Quiconque pardonne quelqu’un doit se substituer à la personne qu’il pardonne, et être prêt à souffrir des conséquences du mal qui a été fait [85] . Le pardon libère l’offenseur de subir les conséquences de son offense. Celui qui pardonne accepte de subir les conséquences afin que l’offenseur évite le châtiment. L’innocent se substitue donc au coupable chaque fois qu’il y a pardon.
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En cas de meurtre, pour que le pardon puisse s’exercer, d’une telle manière substitutive, il faudrait imaginer que la victime, depuis son tombeau, puisse accorder son pardon à celui qui l’a assassinée. En une telle circonstance, elle ne fait qu’accepter sa mort pour éviter tout châtiment au coupable, et particulièrement sa propre mort en réparation, en raison du principe « vie pour vie ». La victime prend sur elle les conséquences de l’offense et satisfait à la peine qui devrait être infligée au coupable. Cette éventualité relève de l’imaginaire, mais les développements historiques de la pensée biblique seront conduits à faire évoluer une théorie semblable, dans une pratique de la substitution par le sacrifice d’animaux.
S’il est un thème qui parcourt les Ecritures bibliques, c’est celui de la rédemption par le sang. Cette rédemption est devenue nécessaire à partir du moment où le péché est entré dans le monde, entraînant la séparation définitive de l’homme et de Dieu. Depuis lors, le sang a été le seul moyen de jeter un pont entre les deux : et toute l’histoire des relations de Dieu avec son peuple peut s’inscrire dans le cadre de la rédemption par le sang. Nous avons déjà constaté [86] que, avant de chasser l’homme et la femme du jardin d’Eden, Dieu les couvrit d’habits en peaux [87] d’animaux. La nudité que le péché révélait devait être couverte. Ainsi, pour la première fois dans l’histoire, du sang fut répandu. Ainsi apparaît un axiome qui semble universel : tout se rachète et se répare dans la douleur et la souffrance, que celles-ci soient supportées par des coupables ou par des innocents. Elles sont nécessaires tant que l’homme ne met pas ses actes en harmonie avec les lois divines.
Le rapport « religieux » de l’homme à Dieu s’inscrit ainsi dans un cadre de violence. Cela est constatable dans toutes les civilisations anciennes : les hommes ont toujours pensé, de manière plus ou moins formalisée qu’ils vivaient sous la coupe de dieux qui ne s’estimaient satisfaits que lorsqu’ils avaient reçu leur ration de sang, comme s’ils ne pouvaient subsister qu’en se nourrissant de la vie des êtres qu’on leur sacrifiait [88] . La Bible elle-même n’échappe pas à cette conception que l’on peut considérer comme universelle.
Les fils du premier couple humain apprirent rapidement la nécessité du sang. « Abel devint pasteur de petit bétail et Caïn cultivait le sol. Le temps passa et il advint que Caïn présenta des produits du sol en offrande à Yahvé, et qu'Abel, de son côté, offrit des premiers-nés de son troupeau... Or Yahvé agréa Abel et son offrande, mais n'agréa pas Caïn et son offrande, et Caïn en fut très irrité » [89] . Caïn offrait les fruits de son travail dans les champs [90] ; Abel offrait un sacrifice sanglant de son troupeau. Dieu rejeta l’offrande de Caïn et accepta celle d’Abel. L’homme n’a pas à choisir le moyen par lequel il peut s’approcher de Dieu. C’est Dieu qui indique à l’homme coupable le moyen qu’il a choisi pour lui pardonner son péché, et ce moyen, c’est le sang. Caïn avait fixé de sa propre autorité le moyen par lequel il comptait s’approcher de Dieu, il fut repoussé. Abel se conforma aux indications divines et fut accepté. En parcourant l’histoire biblique, il est facile de constater que ceux en qui Dieu trouva du plaisir furent ceux qui s’approchèrent de lui au moyen du sang [91] .
Cependant, le sacrifice humain n’apparaît que rarement dans la Bible, avec une condamnation de telles pratiques. Le fait que le sang humain puisse plaire au Dieu unique qui se révèle progressivement. semble répugner aux auteurs bibliques Même si c’est une opinion aussi ancienne que le monde que le ciel irrité contre les humains ne pouvait être apaisé que par le sang [92] , comme si le dogme du salut était indestructible, bravant le temps et l’espace ; il est indestructible et il n’est rien qui ne soit aussi indiscutable que cet usage pratiqué un peu partout dans le monde des hommes. Pourtant, le Dieu de la Bible semble répugner à cet usage qui lui semble abominable. Cela est sensible dans le sacrifice d’Abraham. On pourrait imaginer que le patriarche, sensible aux traditions locales, ait cru devoir offrir en sacrifice à son Dieu ce qu’il possédait de meilleur, en l’occurrence le fils qu’il avait eu en sa vieillesse, et se soit décidé à l’immoler en holocauste [93] , la main de Dieu arrête, in extremis, la main d’Abraham, substituant un bélier au fils qu’il s’apprêtait à sacrifier.
On trouve pourtant, dans la littérature biblique, quelques cas isolés de sacrifices humains [94] , l’exemple type étant celui de la fille de Jephté [95] . Celui-ci avait formulé le vœu d’offrir en holocauste à Yahvé [96] la première personne qui viendrait à sa rencontre, si Dieu lui donnait la victoire sur les Ammonites [97] ; ce fut sa fille unique qui vint à sa rencontre pour fêter sa victoire, mais aussi pour demander que le vœu soit accompli [98] . Ce vœu répondait certainement à l’usage, bien ancré dans les mentalités de l’Antiquité, qu’offrir en sacrifice ce que l’on avait de plus précieux était considéré comme le moyen le plus sûr d’obtenir les faveurs de la divinité. Ce sacrifice est également à mettre en relation avec celui qu’offrit le roi Mésa de Moab à son dieu Kémos : « Alors il prit son fils aîné, qui devait régner à sa place, et il l'offrit en holocauste sur le rempart » [99] . Ce sacrifice eut l’effet escompté, puisque les Israélites s’enfuirent du pays de Moab [100] …
Un autre sacrifice humain est rapporté, très brièvement, à propos de la reconstruction de la ville de Jéricho sous le roi Achab : « De son temps, Hiel de Béthel rebâtit Jéricho; au prix de son premier-né Abiram il en établit le fondement et au prix de son dernier-né Segub il en posa les portes, selon la parole que Yahvé avait dite par le ministère de Josué, fils de Nûn » [101] . Il s’agirait, dans le cas présent, d’un sacrifice de fondation pour apaiser les esprits et les démons qui pouvaient hanter les ruines d’une ville jadis détruite.
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victime innocente |
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divinité |
A la lecture de ces exemples de sacrifices humains, on découvre que, quand ils ont lieu dans l’histoire d’Israël, ils relèvent d’une mentalité qui se situe hors des exigences divines. Elles manifestent des traces de l’idolâtrie et du paganisme subsistant dans le cœur des fidèles du vrai Dieu. Ces pratiques ne font qu’irriter Yahvé [102] qui trouve abominables les coutumes des autres nations [103] .
Il existe donc dans ce type de substitution un transfert qui vise à la réparation d’une faute ou à l’offrande d’une victime en accomplissement d’une promesse : celui qui subit la peine est alors totalement étranger à la décision prise d’effectuer ce sacrifice, et c’est en cela que la mentalité biblique trouve inconvenant à la volonté divine. Un homme ne peut prendre la place d’un autre pour expier une faute [104] . Néanmoins, il se trouve que la substitution sacrificielle trouvera une place dans les pratiques religieuses du peuple d’Israël, mais elle évitera toujours de se placer sous un aspect humain : aucun homme ne peut en racheter un autre, la victime innocente ne sera plus humaine, mais animale.
Vraisemblablement, les premières victimes humaines furent des coupables condamnés par les lois édictées par la société [105] , toutes les nations croyant que le supplice des coupables était agréable à la divinité. Le coupable était voué aux dieux. L’efficacité des sacrifices était alors proportionnée à l’importance des victimes. Mais la raison, si on peut appeler ainsi le principe qui permit une évolution des sociétés vers beaucoup moins de violence entre semblables, disait à l’homme qu’il n’avait pas de droit direct sur un autre homme. Et c’est de cette manière que les sacrifices d’animaux se sont substitués aux sacrifices humains, chaque peuple ne cessant d’affirmer, de manière plus ou moins explicite que l’effusion de sang avait une vertu expiatoire [106] . Cette méthode repose sur le fait de l’affirmation de l’identité fondamentale entre le sang et la vie, et puisque la divinité avait été offensée par la vie, sa colère ne pouvait être apaisée que par le sang, signe de vie : la rémission ne pouvait s’obtenir que par le sang, et que quelqu’un (en l’occurrence un animal totalement innocent) devait mourir pour le bonheur de l’homme coupable [107] . Il faut remarquer que les animaux carnassiers ou considérés comme étrangers à l’homme [108] n’étaient pas immolés. On choisissait les animaux les plus précieux par leur utilité, les plus doux, les plus innocents, les plus en rapport avec l’homme par leur instinct et leurs habitudes. Ne pouvant enfin immoler l’homme pour sauver l’homme, on choisissait parmi les animaux les victimes qui revêtaient les caractères les plus humains possible.
C’était une opinion admise dans l’antiquité que les divinités irritées contre les humains ne pouvaient être satisfaites que dans le sang : celui-ci apparaissait comme le signe de la vitalité, comme le principe vital. La vie était identifiée au sang, qui est le siège de l’âme. Dès lors, le sang animal pouvait être substitué au sang humain. Le sang était le principe de la vie, ou plus exactement le sang était la vie. D’un tel axiome découlent les interdits bibliques concernant le sang : « Seulement, vous ne mangerez pas la chair avec son âme, c'est-à-dire le sang » [109] ; « Garde-toi seulement de manger le sang, car le sang, c'est l'âme, et tu ne dois pas manger l'âme avec la chair. Tu ne le mangeras pas, tu le répandras à terre comme de l'eau... Tu feras l'holocauste de la chair et du sang sur l'autel de Yahvé ton Dieu ; quant à tes sacrifices, le sang en sera répandu sur l'autel de Yahvé ton Dieu, et tu mangeras la chair » [110] .
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Dans les mitzvot [111] de la Loi mosaïque, le sang est un moyen de rédemption constamment présent. Le livre du Lévitique énonce la raison d’être des sacrifices sanglants : « Oui, la vie de la chair est dans le sang. Ce sang, je vous l'ai donné, moi, pour faire sur l'autel le rite d'expiation pour vos vies; car c'est le sang qui expie pour une vie » [112] . Si la Loi était le substitut de Dieu pour le peuple, le fait de ne pas observer les commandements était une faute qui ne pouvait être expiée que dans le sang : les sacrifices n’avaient qu’un seul et même but, rétablir la communion avec Dieu. Même si Moïse a constamment recherché à éviter, dans l’organisation du culte et de la liturgie de son peuple, toute compromission avec les cérémonies païennes, afin de distinguer le peuple d’Israël au milieu de tous les autres pour en faire une nation sainte [113] , il garde les rites sanglants des autres peuples pour manifester la rédemption, la réparation des fautes des membres de son peuple vis-à-vis de Dieu. Toutes les cérémonies prescrites exigent une purification par le sang, qui permet une sorte de renaissance spirituelle. Les sacrifices qu’il propose ont un aspect cathartique, en ce sens qu’ils cherchent à purifier l’homme dans son rapport avec Yahvé. Pour faire bref, les sacrifices cherchent à interpeller Dieu, à faire pression sur lui. Mais comme il n’est pas possible d’agir directement sur Dieu, on le fait sur un objet de remplacement, par une offrande totalement sacrifiée.
Il apparaît désormais facilement que l’idée de substitution a connu un déplacement manifeste, dans le cadre même du Pentateuque ; il s’agit d’ailleurs d’un véritable renversement : alors que la délégation venait de Dieu pour rejoindre son peuple par l’entremise d’un individu que Yahvé avait choisi, elle part de plus en plus de l’individu, comme membre du peuple, pour rejoindre Dieu et obtenir de lui clémence et miséricorde par l’intermédiaire de sacrifices.
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Il est clair que le rapport de substitution particulièrement étudié sera de type reconstructif et propitiatoire ou sacrificiel, puisqu’il n’est guère possible [114] de se situer à la place de Dieu. En revanche, il est toujours possible de comprendre le sens et le mécanisme de la substitution quand il s’agit de la position que l’homme veut prendre face à son Dieu ou à ses dieux, puisqu’il est possible de trouver les mêmes signes dans des religions autres que celle d’Israël, y compris dans les religions polythéistes [115] .
Cette étude du processus de substitution s’appuiera essentiellement sur les sacrifices sanglants, en tant qu’ils apparaissent comme les actes essentiels de tout culte religieux et qu’ils permettent aux hommes une communication ou une communion, symbolique ou réelle, avec l’élément divin. Ce geste violent du sacrifice sanglant deviendrait le moyen inventé par les hommes pour briser le cycle infernal de la violence, en donnant au sacrifice une dimension de restauration dans l’intimité humano-divine.
Le châtiment qui nous rend la paix est sur lui,
et dans ses blessures nous trouvons la guérison.
Tous, comme des moutons, nous étions errants,
chacun suivant son propre chemin,
et Yahvé a fait retomber sur lui nos fautes à tous.
Maltraité, il s’humiliait, il n’ouvrait pas la bouche,
comme l’agneau qui se laisse mener à l’abattoir,
comme devant les tondeurs une brebis muette,
il n’ouvrait pas la bouche. Is. 53, 5-7
Si l’on accepte la Bible comme un tout, dans une perspective chrétienne, il est assez facile de dire que ce qu’il est convenu d’appeler l’Ancien Testament [116] a été écrit dans le but de susciter l’attente d’un sauveur et de préparer les voies pour sa venue. La Bible hébraïque, ou Tanak, montre que Dieu se choisit un peuple particulier et en fait son instrument au milieu des nations. La Tradition apostolique souligne par la suite que cet instrument a été mis en place pour préparer la venue d’un rédempteur, d’un sauveur, dans le monde. Comme tous les êtres humains, ce sauveur devait naître au sein d’un peuple, et c’est le peuple hébreu qui a été choisi pour lui donner naissance [117] .
Ce peuple s’est constitué historiquement comme peuple sous la conduite de Moïse [118] , notamment au moment de l’exode, avec comme premier moment privilégié le rite de la première Pâque qui s’identifie avec la sortie d’Egypte et la libération de l’esclavage.
Cette sortie [119] d’Egypte se fait dans un contexte pour le moins sanglant ; c’est le sacrifice de l’agneau [120] , mais aussi la mort de tous les premiers-nés de l’Egypte. « Le dix de ce mois, que chacun prenne une tête de petit bétail par famille, une tête de petit bétail par maison… La tête de petit bétail sera un mâle sans tare, âgé d’un an [121] . Vous la choisirez parmi les moutons ou les chèvres. Vous la garderez jusqu’au quatorzième jour de ce mois, et toute l’assemblée de la communauté d’Israël l’égorgera au crépuscule. On prendra de son sang et on en mettra sur les deux montants et le linteau des maisons [122] où on le mangera. Cette nuit-là, on mangera la chair rôtie au feu [123] ; on la mangera avec des azymes et des herbes amères. N’en mangez rien cru ni bouilli dans l’eau, mais rôti au feu, avec la tête, les pattes et les tripes. Vous n’en réserverez rien jusqu’au lendemain. Ce qui en resterait le lendemain, vous le brûlerez au feu. C’est ainsi que vous la mangerez : vos reins ceints, vos sandales aux pieds et votre bâton en main. Vous la mangerez en toute hâte, c’est une pâque [124] pour Yahvé. Cette nuit-là je parcourrai l’Egypte et je frapperai tous les premiers-nés dans le pays… et de tous les dieux d’Egypte, je ferai justice, moi Yahvé. Le sang sera pour vous un signe sur les maisons où vous vous tenez. En voyant ce signe, je passerai outre et vous échapperez au fléau destructeur lorsque je frapperai le pays d’Egypte. Ce jour-là, vous en ferez mémoire et vous le fêterez comme une fête pour Yahvé [125] , dans vos générations vous la fêterez, c’est un décret perpétuel » [126] . La Pâque comporte ainsi deux éléments : la protection des membres du peuple d’Israël par le sang répandu sur les montants et le linteau des portes de chaque maison et un repas composé de l’animal immolé, sans qu’aucun de ses os ne soit brisé : « On la mangera dans une seule maison... Vous n'en briserez aucun os » [127] . Par la suite, la célébration de la Pâque sera toujours pour le peuple, une occasion de revivre les évènements de l’Exode. La notion de souvenir ou de « mémoire » ne désigne donc pas simplement une activité intellectuelle, mais la participation de chacun, par l’évocation aux événements passés et qui influent encore sur leur vie présente.
C’est pourquoi il convient de souligner, comme le fait H. Ringgren [128] , « de nos jours encore, il est dit, dans le rituel de la Pâque, que tout Juif doit célébrer la fête comme si lui-même avait été libéré d’Egypte ». L’événement « historique » [129] se renouvelle spirituellement chaque année et les générations successives se substituent, elles aussi, aux participants effectifs de la première Pâque qui ont dû leur salut au sang répandu sur leurs portes [130] .
Lors de la dixième et dernière plaie, la mort des premiers-nés [131] , Yahvé prescrit aux membres de soin peuple le moyen de sauver ses enfants. Chaque famille doit tuer en sacrifice un agneau sans défaut et prendre son sang pour marquer le linteau des portes de sa maison. L’exterminateur verra ce sang et passera par-dessus cette maison-là. Dieu aurait pu sauver les premiers-nés d’Israël sans imposer au peuple ces sacrifices sanglants. Il lui aurait suffi de donner des instructions à l’ange de la mort pour qu’il ne touche pas aux Israélites. Pourquoi dès lors cette mise en scène ? C’est que le rite de l’agneau pascal doit servir d’enseignement sur le principe de la rédemption.
Actuellement, ce mot de rédemption est un terme technique religieux. Pour les gens de l’époque, il appartenait au langage commercial et juridique. Il signifiait littéralement « rachat » [132] . L’agneau pascal sacrifié montre aux Israélites le prix de leur rachat. S’ils échappent à la mort, c’est que l’agneau a payé à leur place. Tel est le sens de la fête de la Pâque, qui deviendra la plus importante des célébrations annuelles du judaïsme. Il faut remarquer au passage que Dieu a déjà sauvé ou racheté Israël avant de lui donner sa loi [133] . S’il apparaît incontestable que le sacrifice de l’agneau pascal est le signe du salut apporté au peuple d’Israël par le sang versé, peu détails concernant ce rite sont donnés dans le texte de l’Exode, il s’agit simplement de prescriptions intégrant des signes, des techniques et des pratiques de consommation de ce qui allait être le dernier repas pris en Egypte. L’efficacité du sacrifice [134] sanglant de l’agneau pascal ne se trouve pas dans le sacrifice proprement dit, mais beaucoup plus dans la charge symbolique dont il sera recouvert au fil des années et des siècles. Le salut du peuple est bien passé par la marque du sang de l’agneau, mais ce dont le fidèle doit garder mémoire, c’est de l’exercice de la puissance de Yahvé qui s’est exprimée au cours de la nuit du départ.
Au passage du « destructeur », le sang a servi de signe et de protection pour les enfants d’Israël, mais la justification de ce signe ne se trouve pas dans les textes ou dans leurs commentaires bibliques immédiats [135] . Certes, le lien entre le salut et le sang existe, et chacun en a conscience, mais à ce niveau le caractère substitutif de ce sang n’est guère explicité. Cela se comprend relativement facilement si l’on admet que ce type de sacrifice relève du genre de la substitution « ad hominem » ; il répond à une injonction divine, et l’homme ne peut ni ne doit chercher à comprendre les ordres de Yahvé, il ne lui est demandé que d’obéir. Le transfert qui s’est opéré du peuple sur l’agneau pascal n’a pas à être justifié par des raisonnements spéculatifs, il relève d’une décision, d’un libre choix de Dieu, qui met un peuple en position d’être son peuple.
En revanche, quand il s’agira d’offrir des sacrifices pour que l’homme puisse se réconcilier avec son dieu, la dimension de substitution propitiatoire reprendra toute sa valeur, et il sera alors possible d’assister à des explications et des spéculations sur le caractère salvifique du sacrifice qu’il convient d’offrir à Dieu.
Trois mois après la sortie d’Egypte, les fils d’Israël arrivent dans le désert du Sinaï, où Yahvé conclura une alliance avec son peuple [136] . « Maintenant, si vous écoutez ma voix et gardez mon alliance, je vous tiendrai pour mon bien propre parmi tous les peuples, car toute la terre est à moi. Je vous tiendrai pour un royaume de prêtres, une nation sainte » [137] . Le fait de poser une proposition conditionnelle laisse supposer que le peuple aura toujours de la peine à garder la fidélité promise à son Dieu et à demeurer dans la sainteté qui doit demeurer la sienne.
Il n’y a pas lieu d’analyser longuement l’alliance conclue par la législation mosaïque [138] qui comporte des règles morales, un code civil et des prescriptions religieuses, telles que l’ordonnance des sacrifices, des fêtes, du culte, du sacerdoce… Ce qui est intéressant à noter, c’est le fait que l’alliance est conclue par un sacrifice : « Moïse mit par écrit toutes les paroles de Yahvé puis, se levant de bon matin, il bâtit un autel au bas de la montagne, et douze stèles pour les douze tribus d'Israël. Puis il envoya de jeunes Israélites offrir des holocaustes et immoler à Yahvé de jeunes taureaux en sacrifice... Moïse prit la moitié du sang et la mit dans des bassins, et l'autre moitié du sang, il la répandit sur l'autel. Il prit le livre de l'Alliance et il en fit la lecture au peuple qui déclara : "Tout ce que Yahvé a dit, nous le ferons et nous y obéirons." Moïse, ayant pris le sang, le répandit sur le peuple et dit : "Ceci est le sang de l'Alliance que Yahvé a conclue avec vous moyennant toutes ces clauses" ». [139]
La notion de l’alliance est présentée comme le lieu de la rencontre de Dieu avec l’homme. Cette alliance, exprimée par le terme hébreu Berith, s’exprime sous la forme d’un contrat, conclu souvent selon un rite de sacrifice [140] qui manifeste l’union entre deux alliés [141] . Parler d’alliance, c’est soupçonner qu’on peut la rompre ou qu’elle a déjà été rompue, c’est aussi poser la possibilité d’un renouvellement de l’accord entre les parties. Désormais, dans la tradition biblique, l’alliance sera le signe de cette rencontre divino-humaine, et l’on comprend aisément le respect que le peuple accordera non seulement à la Parole qui lui a été révélée, mais aussi à l’écrit sur lequel cette Parole sera consignée.
Le Dieu qui se révèle n’est pas un Dieu construit abstraitement par un métaphysicien [142] , c’est un Dieu qui se donne à connaître aux hommes et qui se livre à eux pour qu’ils le fassent connaître. Le destin de Yahvé se trouve entre les mains des croyants [143] .
Le propre de la tradition d’Israël n’est pas situé dans un code législatif, mais dans la lecture des événements de l’histoire du peuple comme dessein de Dieu voulu dans le cadre même de l’alliance. La spécificité de l’alliance est de demeurer identique à elle-même, dans la succession des événements comme dans la suite des générations. Ce qui fait la grandeur de Dieu, c’est cette dimension de relation qu’il établit entre lui et l’homme, en engageant sa propre fidélité : l’éternel est entré dans le temps en devenant le partenaire de l’homme, en agissant pour lui tout au long d’une histoire [144] . Seulement, les relations du peuple avec Dieu seront toujours marquées par des transgressions de l’alliance qui visait à faire de ce peuple un peuple saint, c’est-à-dire séparé des autres nations. Pour restaurer les individus comme le peuple tout entier dans l’alliance, le législateur mit au point une sorte de code visant à renouer les liens distendus. Ainsi le livre du Lévitique édicte des lois concernant la vie religieuse de l’individu, de la famille et de la communauté [145] . Ainsi pourra s’organiser l’unité d’Israël et la sainteté du peuple face à la sainteté de Dieu : « soyez saints, car je suis saint ». Mais, au lieu d’éviter la faute, ou de tenter de l’éviter, l’homme pécheur commet la faute et cherche à se la faire pardonner en utilisant un autre que lui pour la racheter. L’idée même de sacrifice revêt dès lors l’aspect de la substitution. Moïse règle les cérémonies du culte en distinguant les sacrifices [146] proprement dits et les rites animés par les sacrifices.
L’homme se découvre toujours pécheur devant la sainteté divine et, s’il veut s’approcher de Dieu par un sacrifice, il faut qu’il le fasse en état de « sainteté » par le sacrifice qui ôte le péché, ce péché qui est porté par un autre.
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Holocauste |
Sacrifice pour le péché |
Sacrifice de paix |
offrande |
Totale La victime est entièrement brûlée. |
Partielle Une partie de la victime est brûlée sur l’autel, l’autre est consommée par les prêtres. |
Partielle Une partie de la victime est brûlée sur l’autel, l’autre est consommée en signe de communion |
victime |
Un mâle sans défaut |
Un mâle ou une femelle sans défaut |
En cas d’offrande spontanée, on peut offrir une victime qui n’est pas sans défaut. |
Le premier geste de ce sacrifice pour le pardon du péché consistait à présenter la victime, à la tuer à la porte du Tabernacle [147] et à faire aspersion du sang, base de toute offrande de bétail. Celui qui offrait le sacrifice s’identifiait avec la victime en posant les mains sur la tête de celle-ci [148] . Puis toute la graisse, surtout celle des entrailles était brûlée sur l’autel des holocaustes devant le Seigneur. Il était défendu de manger le sang et la graisse ; le sang était la vie et appartenait nécessairement à Dieu, car la vie venait de lui. La graisse était brûlée comme un holocauste, ce qui exprimait que la consécration à Dieu était entière, elle ne devait pas être mangée.
Dans l’holocauste, la victime (taureau, bouc ou bélier) est mâle, et porte des cornes, marque de vitalité. Cette victime est brûlée, consumée par le feu. Le prêtre imposait les mains sur la tête de l’animal, pour lui communiquer son âme, pour que l’âme de la victime monte vers Yahvé, à la place de celle du prêtre. Lorsque la victime est égorgée sur l’autel, les choses se passent comme si le prêtre s’était lui-même immolé. L’autel est rectangulaire, chacun de ses côtés faisant face à un point cardinal. Le sang de la victime était aspergé sur les parois de l’autel [149] . De même que l’eau des nuages, considérée comme le sang de la terre, féconde le sol en l’arrosant, de même le sang, véhicule de la vitalité de l’animal, transforme l’autel en une sorte de pôle attractif qui fait descendre les grâces ou les foudres de Celui que l’on ne nommait pas. Quant aux chairs, on les réduisait en cendres. Le sacrifice qui comportait la combustion totale de la victime était sacro-saint, parce que rien de vivant ne restait. Cette consommation complète se pratiquait pour les sacrifices purificatoires : le prêtre se chargeait des péchés du peuple et devenait ainsi victime, puis il transportait sa qualité de victime sur l’animal, et ce dernier, tué, puis brûlé, emportait les péchés du peuple. Il semble qu’à la suite des prêtres d’Osiris, les Hébreux croyaient à l’existence d’une âme corporelle, attachée aux os et à la chair, et à celle d’une âme spirituelle, attachée au sang.
C’est ce que l’on retrouve dans les mitzvot [150] de la Loi : le sang comme moyen de rédemption est constamment présent. Le Lévitique énonce la raison d’être des sacrifices sanglants : « Oui, la vie de la chair est dans le sang. Ce sang, je vous l'ai donné, moi, pour faire sur l'autel le rite d'expiation pour vos vies ; car c'est le sang qui expie pour une vie » [151] .
L’homme était considéré coupable par sa chair, par sa vie, et l’anathème tombait sur le sang, car le sang était le principe de la vie, ou plutôt le sang était la vie. Multiples sont les textes issus du Pentateuque qui soulignent l’identification qui s’est opérée entre le sang et la vie dans la pensée des anciens Hébreux [152] . Le principe du sang qu’il fallait répandre, pour manifester symboliquement qu’il revenait à Dieu, source de la vie, traversera toute l’histoire du peuple d’Israël: puisque l’homme était coupable par toute son existence, par son corps, par sa chair, il ne pouvait être sanctionné que dans ce qui lui était vital, c’est-à-dire par le sang, qui constituait sa vie [153] .
Dieu a donné des commandements auxquels il fallait obéir. La désobéissance était un péché. Lorsqu’il y avait désobéissance, la faute ne pouvait être expiée que par le sang. Tous les sacrifices expriment le même but : rétablir la communion avec Dieu. Les fêtes juives [154] s’accompagnaient d’effusion de sang. Le chapitre 16 du Lévitique donne des instructions sur la manière de répandre le sang lors du Yom Kippour, pour l’expiation des péchés du peuple juif. Le tabernacle et le temple furent construits de manière à permettre l’effusion du sang et de le rendre efficace pour l’expiation des péchés.
Un seul homme, le souverain sacrificateur, avait le droit d’entrer dans le Saint des saints, qui abritait la présence glorieuse de Dieu, la Shekinah, et cela une fois par an seulement. Encore fallait-il qu’il le fasse avec le sang des sacrifices du Yom Kippour, et qu’il asperge de ce sang l’arche de l’alliance qui contenait les tables de la Loi [155] .
Mais il se posait immédiatement un interdit sur le sang : « Garde-toi seulement de manger le sang, car le sang, c'est l'âme, et tu ne dois pas manger l'âme avec la chair. Tu ne le mangeras pas, tu le répandras à terre comme de l'eau. Tu ne le mangeras pas, afin d'être heureux, toi et ton fils après toi, en pratiquant ce qui est juste aux yeux de Yahvé. Mais les choses saintes qui seraient à toi, et celles que tu aurais vouées, tu iras les porter à ce lieu choisi par Yahvé » [156] .
L’interdit devient alors alimentaire et traversera les siècles : le sang, qu’il soit humain ou animal, appartient à Dieu, c’est une idée qui doit avoir ses racines dans les profondeurs de la nature humaine et elle continue d’être partagée, dans les religions juive et islamique. Il n’est pas possible aux fidèles de ces religions de consommer du sang de quelque manière que ce soit. Et même, dans le christianisme, les Témoins de Jéhovah [157] rejettent les transfusions sanguines pour suivre le conseil biblique de « s’abstenir de sang » sous toutes ses formes.
Dieu commanda à l’humanité de ne pas « manger » de sang, parce que le sang représente la vie, le sang des animaux sacrifiés était répandu sur un autel [158] . Il indiqua aux Israélites qu’en lui offrant des sacrifices d’animaux, ils pouvaient montrer qu’ils reconnaissaient que leurs péchés devaient être effacés, signe que le sang était précieux [159] . « Cependant vous ne mangerez pas le sang, mais tu le répandras à terre comme de l'eau [160] » ; « Garde-toi seulement de manger le sang, car le sang, c'est l'âme, et tu ne dois pas manger l'âme avec la chair [161] ». C’est une restriction importante, au point qu’elle est répétée plusieurs fois dans la Torah, relevant sans doute d’un interdit très ancien, antérieur au judaïsme classique. Il remonte en effet à Noé, le premier homme, selon la Bible, auquel fut accordé le droit de manger de la viande. C’est une prescription à caractère universel... Il y a violence dans le fait qu’il faut tuer pour manger. Selon la Bible, à strictement parler, l’homme devrait être végétarien, comme l’était Adam. C’est lorsque la violence s’est répandue dans le monde, que les hommes ont été autorisés à manger de la viande : manger de la viande est une concession à une humanité décadente, peut-être pour canaliser les instincts violents [162] .
Dans le culte sacrificiel, la caste sacerdotale représente le peuple dans ses rapports avec Dieu, c’est comme si Dieu regardait son peuple à travers les prêtres. Tous les péchés du peuple, ils y participent et s’en trouvent responsables, toutes les vertus du peuple, ils doivent les exercer, toutes les bénédictions doivent passer par eux avant de se répandre sur la foule.
Pour les Hébreux, sous la conduite de Moïse, le péché n’était pas seulement une action perverse, une négation métaphysique, mais il était aussi une souillure de l’âme vivante, de l’esprit vital, et de la matière physiologique. Pour l’effacer, il fallait donc une réparation matérielle, un système de transfert pour se décharger de leur faute en les chargeant sur un animal. C’est ce qui a été défini dans le rite du bouc émissaire [163] .
Ce rite était précédé d’une offrande : le prêtre présentait un taureau expiatoire et un bélier holocauste ; le peuple offrait deux boucs expiatoires et un bélier holocauste. Les deux boucs sont tirés au sort : l’un reviendra à Yahvé, l’autre à Azazel. Le prêtre immole son taureau, procède à des encensements et à des aspersions, puis fait de même pour le bouc de la communauté. Par ses gestes, les péchés du grand prêtre et ceux du peuple étaient enlevés de la tente d’assignation et de l’autel, en même temps que les prières et les vertus des Israélites. Le grand prêtre, imposant les mains sur le bouc resté vivant, le charge de tous ces péchés, le chasse dans le désert, où il devient la possession d’Azazel et des mauvais esprits [164] .
Le principe du sang qu’il fallait répandre, avons-nous déjà indiqué, a traversé l’histoire du peuple de Dieu. Mais le fait de devoir offrir de tels sacrifices devint une charge pour le peuple, car il fallait les répéter chaque année, et pour cela se rendre au Temple de Jérusalem, après sa construction sous Salomon. Les Juifs éloignés de Jérusalem trouvaient pénible de devoir chaque année monter au temple pour offrir leurs sacrifices. Ils étaient peu nombreux [165] à aimer suffisamment Dieu et sa Loi pour continuer à offrir des sacrifices ; certains érigèrent des autels sur les montagnes proches près de chez eux et y offrirent leurs sacrifices. Ces sacrifices n’opéraient pas l’expiation; les prophètes s’insurgèrent contre cette déviation, et la condamnèrent [166] .
Le premier, Isaïe, a permis d’espérer qu’un jour, ce fardeau annuel des sacrifices serait ôté. Il marque un aspect nouveau de la substitution. Le rite est remanié par la personnalisation. Dans la pratique du bouc émissaire, ce n’est pas celui qui porte le péché qui est sacrifié. Le bouc rappelle au peuple ses péchés, il lui rappelle qu’il doit les confesser, et en même temps il rappelle la fidélité de Yahvé. Sur le bouc émissaire, Israël place ce qui le sépare de Yahvé. C’est le rapport à Dieu qui est en question. Par Isaïe [167] , Dieu annonce que le Serviteur Souffrant serait le sacrifice pour le péché : « Ce sont nos souffrances qu'il portait et nos douleurs dont il était chargé… Le châtiment qui nous rend la paix est sur lui, et dans ses blessures nous trouvons la guérison... s'il offre sa vie en sacrifice expiatoire, il verra une postérité, il prolongera ses jours, et par lui la volonté de Yahvé s'accomplira... Par sa connaissance, le juste, mon serviteur, justifiera les multitudes en s'accablant de leurs fautes… Il aura sa part parmi les multitudes, parce qu'il s'est livré à la mort et qu'il a été compté parmi les criminels, alors qu'il portait le péché des multitudes et qu'il intercédait pour les criminels ». Le prophète développe ainsi le thème du « à la place de » : il y a un aspect relationnel entre les souffrances des hommes et celui qui les porte. Non seulement, il porte les peines, mais ce châtiment rend la paix et ce châtiment a une efficacité. Yahvé apparaît comme celui qui accepte et même qui veut ce châtiment. Cela apparaît scandaleux. C’est à cause des hommes qu’il souffre, et il s’offre lui-même [168] . S’il offre sa vie, il verra une postérité. Le vocabulaire devient personnaliste. L’auteur décrit une souffrance, et en même temps une solidarité réelle entre le Serviteur et son peuple. Le serviteur comprend sa vie comme un service réellement rendu à son peuple. Une conversion est exigée de la part de ceux qui entendent le message : pour le péché des hommes, il souffrait. La souffrance apparaît comme nécessaire, elle est l’expression de la volonté punitive de Dieu. Le péché est chosifié. Il y a une solidarité entre les coupables et celui qui répare la faute. Une dimension d’espérance apparaît non seulement pour celui qui souffre mais aussi pour les pécheurs. Le Juif croit en souffrant et souffre en croyant. Jamais la pensée biblique n’enferme celui qui souffre dans son individualité : le juste souffrant a le sentiment de souffrir dans un peuple. Ainsi, il est possible de découvrir pour quelle raison le Messie, annoncé par les prophètes, devait mourir : afin d’offrir une fois pour toutes le sacrifice nécessaire à l’expiation des péchés. Dorénavant, les Juifs n’auraient plus à répéter chaque année les sacrifices. Tout ce qu’il leur faudrait faire serait d’accepter la mort du Messie en leur faveur, et leur péché serait pardonné. Comme le sang était le moyen de la rédemption, il fallait que le Messie meure pour que son sang obtienne l’expiation. Le Messie viendra en tant que Juif et connaîtra les difficultés que peut connaître un Juif ; il les assumera afin de devenir un souverain sacrificateur miséricordieux et compatissant. Les sacrifices ne devraient plus être offerts jour après jour, année après année. Le Messie, lui, serait le sacrifice offert une fois pour toutes.
C’est ce qui s’est produira avec Jésus, dans la tradition chrétienne. Il a répandu son sang en expiation pour le péché. En outre, dans le sacerdoce lévitique, le sacrificateur devrait offrir du sang pour expier ses péchés avant d’en faire l’aspersion pour expier les péchés du peuple. Comme Jésus est considéré comme sans péché, il n’a pas besoin d’offrir un sacrifice d’expiation pour lui-même ; son sang opère l’expiation pour ceux qui acceptent son sacrifice. La supériorité du sacrifice de Christ sur les sacrifices antérieurs est mise en relief dans la lettre aux Hébreux : « Le Christ, lui, survenu comme grand prêtre des biens à venir… entra une fois pour toutes dans le sanctuaire, non pas avec du sang de boucs et de jeunes taureaux, mais avec son propre sang, ayant acquis une rédemption éternelle. Si en effet du sang de boucs et de taureaux… dont on asperge ceux qui sont souillés, les sanctifient en leur procurant la pureté de la chair, combien plus le sang du Christ, qui par un Esprit éternel s'est offert lui-même sans tache à Dieu, purifiera-t-il notre conscience des oeuvres mortes pour que nous rendions un culte au Dieu vivant » [169] .
Contrairement aux sacrifices d’animaux, celui de Jésus procure la rédemption éternelle et non une expiation passagère. De plus, même après avoir offert des sacrifices, les Juifs conservaient la conscience de leurs péchés. En revanche, la foi en Jésus purifie et libère la conscience des péchés commis. Si le chrétien accepte la mort substitutive de Jésus à cause de ses péchés, rien n’entretient le souvenir de ses fautes, il reçoit une purification complète. Le sacrifice de Jésus apparaît supérieur aux sacrifices de l’ancienne Loi… Ceux qui acceptent le sacrifice de Jésus sont parfaits pour toujours : leurs péchés sont définitivement ôtés. Il est devenu alors courant, parmi les chrétiens, de dire qu’à la croix Jésus « a pris notre place » et qu’il « est mort pour nous ». Mais sait-on comment cela s’est passé, et comment le salut a été obtenu ?
Ayez entre vous les mêmes sentiments qui sont dans le Christ Jésus : Lui, de condition divine, ne retint pas jalousement le rang qui l’égalait à Dieu. Mais il s’anéantit lui-même, prenant condition d’esclave, et devenant semblable aux hommes. S’étant comporté comme un homme, il s’humilia plus encore, obéissant jusqu’à la mort, et à la mort sur une croix! Aussi Dieu l’a-t-il exalté et lui a-t-il donné le Nom qui est au-dessus de tout nom, pour que tout, au nom de Jésus, s’agenouille, au plus haut des cieux, sur la terre et dans les enfers, et que toute langue proclame, de Jésus Christ, qu’il est Seigneur, à la gloire de Dieu le Père. Phi. 2, 5-11
Le judaïsme, comme le christianisme, peuvent être qualifiées assez facilement de « religions de salut », ou de religions sotériologiques, cela pour signifier qu’elles sont fondées sur le fait que l’homme, voué par la chute depuis la faute d’Adam à la mort et à la perdition, a besoin d’être racheté et sauvé par l’intervention d’un Sauveur divin. Il apparaît alors que l’homme a besoin de pardon pour ses péchés afin de ne pas tomber définitivement sous le jugement et la condamnation de Dieu ; sous le régime de la Loi mosaïque, ces péchés étaient pardonnés non parce que Dieu fermait les yeux sur le mal commis par l’homme, mais parce qu’il voyait le sang des sacrifices qui lui étaient offerts. Le sang n’est donc pas avant tout pour les hommes, mais pour Dieu, il est lié à l’idée d’expiation des péchés.
Dans la révélation mosaïque, cette idée est présente : le calendrier des fêtes religieuses accorde une place importante au jour des expiations [170] . Ce jour-là, le sang des sacrifices d’animaux était aspergé dans le lieu saint pour y être répandu devant Yahvé. Les fidèles considéraient que le sacrifice des animaux satisfaisait la justice de Dieu pour le pardon des péchés du peuple [171] , même si les prophètes [172] avaient commencé à souligner l’aspect quelque peu caduc de ces sacrifices et si la destruction définitive du Temple en 70 par les armées romaines de Titus avait fini par entraîner la disparition totale de ce type de sacrifice [173] .
Peu avant la chute du Temple, un courant nouveau était apparu dans le judaïsme, avec la prédication de Jésus que ceux qui ont suivi son enseignement considèrent comme le Fils unique et l’incarnation de Dieu, et qui fut dans sa vie un simple artisan juif. Tout ce que l’on sait de Jésus démontre qu’il était juif [174] . Par leurs racines, l’Evangile et la tradition évangélique se rattachent à la tradition juive et aux efforts de rénovation et de purification qui s’étaient manifestés depuis près de deux siècles en Israël. Jésus est né juif, il a vécu sur le sol de Palestine, il a enseigné un groupe de disciples, juifs comme lui. Son identité juive était profondément ancrée au point de partager les préjugés de ses contemporains [175] .
A proprement parler, Jésus n’était donc pas chrétien, il l’est devenu dans la tradition apostolique et Israël s’est désolidarisé de son enseignement et de son histoire. Pourtant, la manière dont il s’est situé face aux institutions de son temps, l’attitude qu’il a adoptée face aux problèmes d’ordre politique ou religieux peuvent amener à penser qu’il est le fondateur, ou du moins l’instigateur d’une nouvelle religion, le christianisme, qui va se séparer du judaïsme dans lequel il était né. Ainsi, son attitude par rapport au Temple [176] de Jérusalem ne manque pas d’intérêt : en prenant ses distances avec le Temple, il signifie qu’il se sépare du judaïsme, même s’il accorde souvent une priorité absolue à ce lieu saint, signifiant par là qu’il reste bien inséré dans la religion de ses pères.
En expulsant les vendeurs du Temple [177] , Jésus se mettait au-dessus des plus hautes autorités de la nation, il s’opposait au culte normal [178] . L’épisode est particulièrement signifiant, d’autant plus que cet événement est rapporté, même s’il existe entre eux quelques variantes, par les quatre évangélistes. Son intervention se comprend dans la perspective d'une purification du Temple : il le purifie [179] en vue de la venue du Règne de Dieu, dans une perspective eschatologique imminente [180] . C’est la raison pour laquelle la tradition apostolique primitive a interprété ce geste de Jésus et son entrée à Jérusalem, comme un geste messianique, même si le récit des Synoptiques [181] , n’invite pas à voir dans cette action de Jésus un geste inaugurant des temps nouveaux, mais plutôt un acte réformateur qui aurait pour but de rendre sa pureté au culte divin dans le Temple.
Exaspérés par les succès de Jésus [182] , les chefs spirituels d’Israël [183] virent en lui une menace pour les institutions religieuses et pour leur propre emprise sur le peuple. De quel droit prêchait-il ? Ses discours pouvaient égarer le peuple, il subvertissait la religion établie, entraînait des foules dans sa secte et représentait, avec les espoirs messianiques qu’il inspire, un danger public [184] .
Il apparaît assez clairement à la lecture des textes de la tradition apostolique que les Juifs, au temps de Jésus, avaient sur le dessein de Dieu des idées préconçues. Ils identifiaient, par exemple, le règne du Messie à l’imposition de la loi de Moïse [185] au monde entier et à l’hégémonie politique d’Israël sur les nations. Dès que Jésus parle du dessein de Dieu, même de façon énigmatique, son enseignement rencontre l’incompréhension et même l’incrédulité. Cela devient particulièrement manifeste après le discours qu’il prononce sur le pain de vie : « En vérité, en vérité, je vous le dis, celui qui croit a la vie éternelle. Je suis le pain de vie. Vos pères, dans le désert, ont mangé la manne et sont morts ; ce pain est celui qui descend du ciel pour qu'on le mange et ne meure pas. Je suis le pain vivant, descendu du ciel. Qui mangera ce pain vivra à jamais. Et même, le pain que je donnerai, c'est ma chair pour la vie du monde." Les Juifs alors se mirent à discuter fort entre eux ; ils disaient : "Comment celui-là peut-il nous donner sa chair à manger ?" Alors Jésus leur dit : "En vérité, en vérité, je vous le dis, si vous ne mangez la chair du Fils de l'homme et ne buvez son sang, vous n'aurez pas la vie en vous. Qui mange ma chair et boit mon sang a la vie éternelle et je le ressusciterai au dernier jour [186] ». Les questions ne pouvaient manquer de se poser à ceux qui prenaient à la lettre ces paroles de Jésus, littéralement scandaleuses dans la pensée juive : comment pouvait-on accepter de « boire le sang », alors qu’il s’agissait d’un interdit divin absolu ?
La terminologie est brutale même lorsque l’on prend ses paroles dans le sens figuré qui s’imposait. Même certains disciples de Jésus ne sont plus d’accord avec lui et le quittent [187] , parce qu’ils jugent selon leurs propres idées religieuses humaines. Pour avoir part au dessein de Dieu, tel que Jésus le proposait, il faut rompre avec certaines habitudes, renoncer à ce qui paraissait évident et changer radicalement certaines perspectives humaines. Il semble que, dans la pensée de Jésus, se cache ce qui est aussi incompréhensible pour un juif que l’abolition du tabou sur le sang : le meurtre du Messie, qui répandra son sang sur la croix. C’est par sa mort que le Messie accomplira le dessein de Dieu, pour procurer aux hommes la vie éternelle [188] .
De plus, au cours de son existence humaine, Jésus n’a jamais cessé d’appeler Dieu son Père, au grand scandale des chefs religieux. Il revendiquait même une égalité avec Dieu quand il pardonnait les péchés, puisque le pardon était réservé à Dieu seul. On peut comprendre l’exaspération des chefs des prêtres qui l’ont condamné pour des motifs religieux, on comprend qu’ils voulaient se débarrasser de ce gêneur qui troublait la tradition, qui se plaçait au-dessus de la Loi mosaïque et qui se plaçait, d’autre part, au-dessus de la loi de Rome, la puissance d’occupation. Tout un ensemble qui a conduit Jésus à la mort, la mort sur une croix, supplice des esclaves révoltés contre la puissance de leur maître.
De tous les événements rapportés de la vie de Jésus, sa crucifixion est celui qui a la plus grande place dans les esprits des hommes, non seulement des chrétiens mais aussi de ceux qui partagent, de près ou de loin, une culture marquée par l’Occident. La mort de ce Jésus, que ses disciples appellent Christ et considèrent comme Fils de Dieu et Dieu lui-même [189] , est commémorée, de manière spéciale, chaque année le Vendredi-saint, mais elle est aussi rappelée chaque fois qu’une croix, un crucifix ou un calvaire peuvent être aperçus… si bien que la croix est au cœur du christianisme et même au centre de la tradition culturelle occidentale, fondée sur les principes hérités du judéo-christianisme.
De fait, les croyants ne cessent d’en souligner le sens profond, en s’appuyant naturellement sur les écrits de la tradition apostolique, et particulièrement sur les lettres de l’apôtre Paul. Sur la croix, le Fils de Dieu est devenu péché pour les hommes [190] , il a payé la dette qu’ils avaient contractée envers Dieu [191] , il a satisfait les exigences de sa Loi et de sa justice [192] , il a apporté la réconciliation à tous ceux qui vivaient dans le péché [193] et il les a fait entrer, par son sacrifice, dans la présence de Dieu.
C’est dans la croix de Jésus que se trouve le point « crucial » de la foi chrétienne. La croix est le signe du refus des hommes, du « non » qu’ils opposent à la volonté de Dieu. Elle est le signe du « non » des hommes, et la résurrection du Christ, au matin de Pâques, ne sera pas autre chose que la réponse, le « oui » de Dieu à ce refus humain. L’interprétation de la mort du Christ comme sacrifice qui réconcilie les hommes avec Dieu est facilement appelé la « théorie de la substitution pénale » [194] .
Cette substitution pénale [195] par le sacrifice de la croix se réfère à Dieu lui-même, car ce sacrifice n’est pas accompli par l’homme, mais par Dieu, en la personne de son Fils. Elle manifeste aussi que Christ agit pour les hommes comme un médiateur. C’est par lui que les hommes peuvent obtenir le salut (le pardon et la libération) qu’il a obtenu à leur place. Mais c’est selon la justice divine que le sacrifice est accompli, afin de répondre à l’exigence de Dieu, ce qui montre que la croix est l’œuvre de Dieu pour le salut. Toute la tradition chrétienne exprime le fait que la rédemption est le fait de Dieu, qu’elle a été, en quelque sorte, planifiée par lui et exécutée dans l’envoi de son Fils, par la mort et la résurrection de celui-ci, avant même de s’appliquer aux hommes pour qui elle se déroulait.
Le Christ devient la justice des hommes, car il subit, à leur place, le jugement de la Loi, héritant de leur péché. Il est mort pour les hommes, afin d’abolir l’accusation, d’anéantir la colère de Dieu contre eux, et d’établir la justice devant Dieu. La substitution pénale de Christ, par le sacrifice de la croix, enlève l’accusation qui existait contre les hommes. En Christ, Dieu considère ces hommes comme s’ils n’avaient jamais péché.
Ce qui choque particulièrement les opposants à la théorie de la substitution pénale c’est le fait de voir le Père frapper le Fils d’un jugement de mort, et le Fils y consentir. Alors que les sacrifices de la Loi étaient impersonnels, dans le sacrifice du Christ, une relation personnelle s’instaure en Dieu. « Dieu s'est plu à faire habiter en lui (Jésus le Christ) toute la Plénitude et par lui à réconcilier tous les êtres pour lui, aussi bien sur la terre que dans les cieux, en faisant la paix par le sang de sa croix » [196] . Le but de la substitution du Christ est d’éviter aux hommes la sanction de mort éternelle qui résultait de la chute initiale et du conflit ouvert avec Dieu ; mais puisque celui-ci est source de vie, il se devait de prendre une initiative et d’offrir une sorte d’arrangement. C’est pourquoi « Dieu l'a exposé, instrument de propitiation par son propre sang moyennant la foi ; il voulait montrer sa justice, du fait qu'il avait passé condamnation sur les péchés commis jadis au temps de la patience de Dieu ; il voulait montrer sa justice au temps présent, afin d'être juste et de justifier celui qui se réclame de la foi en Jésus » [197] . Ceux qui mettent leur foi dans le Christ sont libérés du péché de manière gratuite, ils deviennent justes par la rédemption qu’il a obtenue par sa croix [198] .
A la différence de la théorie du rachat, la théologie de la rédemption présente celle-ci comme un rachat sans doute, mais ce rachat n’implique personne d’autre. Si Yahvé rachetait son peuple à l’Egypte, à Babylone et à tous ses ennemis, ici Dieu rachète son peuple à personne…
Dieu savait que lui seul pouvait accomplir le sacrifice qu’exigeait la réparation du péché. Aucun être humain pécheur ne pouvait réaliser la moindre chose pour assurer son salut. La croix du Fils de Dieu était le seul moyen pour que l’homme pécheur puisse entrer dans la vie de Dieu, selon le projet initial qu’il avait formé en le créant. Aussi à la croix, Christ n’a-t-il pas étendu les bras pour accueillir les hommes, mais bien plus pour signifier l’impuissance des hommes à obtenir leur salut et même sa propre impuissance humaine à devenir la véritable victime expiatoire sans l’intervention du Dieu Père dont il exécutait la volonté jusqu’au bout [199] .
C’est la raison pour laquelle il est important de souligner que la rédemption apportée par le Christ ne peut s’achever dans le sacrifice de lui-même qu’il offre sur la croix. Il y aurait en quelque sorte une erreur d’interprétation dans une des dernières paroles de Jésus : « Tout est accompli » [200] si l’on faisait de cette mort le seul élément de la rédemption, de la réconciliation définitivement acquise : une théologie de la croix ne peut être complète et authentique qu’en s’ouvrant sur une théologie de la gloire de la résurrection [201] . En effet, sans la résurrection, c’est-à-dire sans la confirmation divine, le sacrifice n’est pas accepté [202] et l’homme demeure encore à l’extérieur du salut, la rédemption ne lui est pas encore acquise. En revanche, la résurrection du Christ abolit le pouvoir du péché et de la mort, même si elle n’annule pas encore les effets du péché, à savoir la souffrance et la mort corporelle. Ainsi, par sa mort et surtout par sa résurrection, le Christ a supprimé tous les sacrifices : en acceptant de verser son propre sang, il réduit à néant les sacrifices auxquels les hommes se livraient au nom de leurs dieux.
L’Ecriture, et particulièrement la tradition apostolique, lie étroitement la mort du Christ et le péché des hommes, et il n’y a pas de doute que les aspects de la mort du Christ découlent du péché et contribuent à son expiation et à son pardon ; il faut souligner le lien entre péché et mort, afin de ne pas faire de Dieu un être sordide qui se vengerait des affronts qu’il a reçus [203] . D’autre part, la christologie de l’Eglise primitive est déterminée par l'histoire d'Israël et donc par ses Ecritures. Tout l’intérêt des écrivains de ce qu’il est convenu d’appeler, malgré les réserves faites antérieurement [204] , le Nouveau Testament est d’avoir réussi à faire du neuf à partir du vieux.
Ce Nouveau Testament est centré sur le message de Jésus. Le Royaume de Dieu qu'il annonce désigne le monde sauvé par Dieu où l’alliance entre les hommes et Dieu est rétablie. Par sa mort et sa résurrection, le Christ accomplit la promesse et restaure la relation entre Dieu et l’homme en redonnant à l'homme l'intégrité de sa vie. A ce titre, le salut est au centre de la foi qui affirme que le Christ est le seul Médiateur entre Dieu et les hommes, « le seul nom qui ait été donné parmi les hommes par lequel nous puissions être sauvés » [205] . Ce salut est désigné par le terme évoqué antérieurement de rédemption (apolutrwsiV), qui indique un combat mené par le Christ contre le Mal pour sauver l'homme, pour le libérer de la captivité du mal et de la mort. Il a été associé aux notions de rachat et d'achat : le Christ a donné sa vie en rançon pour sauver les hommes de la perdition et de l’esclavage du péché : « Tous ont péché et sont privés de la gloire de Dieu et ils sont justifiés par la faveur de sa grâce en vertu de la rédemption accomplie dans le Christ Jésus : Dieu l'a exposé, instrument de propitiation par son propre sang moyennant la foi ; il voulait montrer sa justice, du fait qu'il avait passé condamnation sur les péchés commis jadis au temps de la patience de Dieu; il voulait montrer sa justice au temps présent, afin d'être juste et de justifier celui qui se réclame de la foi en Jésus » [206] .
Dans la Bible hébraïque, le verbe grec correspondant (lutroustai) est fréquemment employé pour désigner la délivrance opérée par Dieu à son Peuple : de la servitude égyptienne [207] , de la captivité de Babylone [208] , mais aussi du péché [209] . Saint Anselme, dans son traité Cur Deus Homo ? [210] , exprimait le salut en termes de satisfaction : Jésus a réparé l'offense faite à l'honneur de Dieu par le péché de l'homme ; par sa mort sur la croix, il s’est substitué au pécheur en portant sur lui tout le poids de la colère de Dieu contre le péché, ayant de la sorte pleinement satisfait la justice divine à notre place.
Au onzième siècle, saint Anselme [211] proposait une thèse de l'expiation substitutive. Il s’inspirait du droit féodal, en comparant l'être humain à un vassal qui doit à Dieu, son suzerain, soumission et respect. Or, l'homme n'exécute pas les ordres de Dieu. Il se conduit comme un mauvais vassal qui ne fait pas ce que son seigneur lui demande. Il fait ainsi doublement tort à Dieu. D'abord, il le vole en ne faisant pas le travail et en ne rendant pas le service qu'il doit à son seigneur. Ensuite, il l'offense, le ridiculise, le bafoue, et porte atteinte à sa gloire, en faisant de Dieu un maître incapable de se faire obéir.
Cette situation, Dieu ne peut pas la tolérer. Il doit ou bien punir les hommes ou recevoir d'eux une indemnité qui compenserait le tort qu'il a subi, et lui restituerait l'honneur qui lui a été enlevé. Les hommes se trouvent dans l'incapacité d’effectuer cette réparation par leurs propres moyens. En effet, toutes leurs bonnes oeuvres, il doivent normalement les rapporter à Dieu, elles ne peuvent dès lors pas constituer une compensation à son endroit. De plus, la majesté infinie de Dieu rend infinie toute offense à son égard, et les hommes, êtres finis, ne peuvent rien offrir qui soit à la hauteur du dommage et de l'injure.
La justice, que Dieu ne peut pas transgresser sans se renier, exige la condamnation de l'humanité. Mais Dieu n'est pas seulement juste ; il est aussi miséricordieux ; il a pitié des hommes et veut les sauver, d'autant plus que leur perte représenterait pour lui un échec et ternirait sa gloire. Il invente une solution qui concilie son honneur, sa justice et sa miséricorde. Il vient lui-même, ou plus exactement, il envoie son Fils [212] , pour payer à la place des hommes la dette et l'indemnité qu'ils sont hors d'état de régler eux-mêmes. La mort de Jésus rachète leurs fautes, rétablit sa gloire et manifeste sa compassion.
A strictement parler, Jésus se substitue aux hommes, il subit à leur place la punition qui devrait leur être infligée et leur permet d'y échapper. Il offre sa vie à Dieu sa vie en tant qu'homme, solidaire de toute l'humanité; et comme il est également Dieu, cette vie a une valeur infinie, et compense à la fois la perte et l'offense subies par Dieu. Il y a dès lors « expiation substitutive ». Selon Anselme, la croix concilie la miséricorde et la justice de Dieu ; elle lui permet de renoncer ni à l'une ni à l'autre [213] . Cette théorie de l'expiation substitutive a crée chez beaucoup une hostilité et une répugnance à l'égard de Dieu, accompagnées d'une grande tendresse envers Jésus [214] .
En effet, quand il pardonne et sauve, Dieu le fait gratuitement. Il ne pose aucune condition. Il n'exige rien, ni rançon, ni réparation, ni sacrifice expiatoire, ni offrande propitiatoire, ni punition substitutive. Tout cela ne l'intéresse pas. Il demande seulement qu'on l'écoute, qu'on s'ouvre à sa parole, qu'on se laisse inspirer, convertir, transformer, entraîner par elle.
Dieu espérait que Jésus serait écouté et suivi, qu'à sa voix les humains se convertiraient, changeraient de vie, et qu'avec lui le Royaume ferait son entrée dans le monde. Cette attente a été déçue. Jésus s'est heurté à l’hostilité : sa personne et son message ont été rejetés, ses adversaires l’ont fait arrêter, condamner, exécuter. Dieu n’a pas voulu, ni même prévu la croix, elle n’entrait pas dans son projet d’amour ni dans son dessein de salut, elle représente pour lui ce qu’il serait possible de qualifier d’échec cuisant, puisqu’elle constitue le refus le plus net, le plus brutal qu'on pouvait lui opposer. Le soir du vendredi saint, Dieu est vaincu, mais il n'accepte pas cette défaite, il ne se résigne pas, il n'abandonne pas l'humanité à son sort, il retourne la situation, en ressuscitant Jésus pour que sa Parole reste vivante et agissante.
Plusieurs passages du Nouveau Testament qualifient Jésus de victime expiatoire, le présentant comme l’ « Agneau pascal » propitiatoire, et affirment qu'il s'est donné ou livré, qu'il a souffert et est mort pour les péchés des hommes. Ils présentent la croix, avec le sang que Jésus a versé sur elle comme le prix payé afin de racheter l’humanité et de la libérer, dans une sorte de « sacrifice d’agréable odeur » offert à Dieu.
Selon la théorie de l'expiation substitutive, Dieu sauve les hommes à cause de la croix, en raison du sacrifice du Christ, parce que Jésus lui offre sa vie pour eux. Pourtant, il semble que Dieu sauve l’humanité malgré la Croix. La croix n'entre pas dans une logique que Dieu ferait respecter, et qu'il imposerait aux hommes et à son Fils quoi quelle puisse leur coûter. Elle s'insère dans un drame, celui de l'opposition des êtres humains à la parole divine.
Le Christ est mort pour montrer aux hommes à quel point Dieu les aime et veut qu’ils soient libres : « C'est pour que nous restions libres que le Christ nous a libérés. Donc tenez bon et ne vous remettez pas sous le joug de l'esclavage » [215] , libération du péché et de toutes les structures d'oppression [216] .
Toute la théologie de l’Eglise primitive en ce domaine se trouve en quelque sorte résumée dans un texte très riche, utilisée vraisemblablement dans le cadre des premières liturgies, il s’agit de l’hymne aux Philippiens [217] : « Lui (le Christ Jésus), de condition divine, ne retint pas jalousement le rang qui l'égalait à Dieu. Mais il s'anéantit lui-même, prenant condition d'esclave, et devenant semblable aux hommes. S'étant comporté comme un homme, il s'humilia plus encore, obéissant jusqu'à la mort, et à la mort sur une croix! Aussi Dieu l'a-t-il exalté et lui a-t-il donné le Nom qui est au-dessus de tout nom, pour que tout, au nom de Jésus, s'agenouille, au plus haut des cieux, sur la terre et dans les enfers, et que toute langue proclame, de Jésus Christ, qu'il est Seigneur, à la gloire de Dieu le Père ».
Jésus est présenté comme une sorte de héros qui répond à un décret divin : « Le Verbe s’est fait chair » [218] , mais comme le soulignait Isaïe, « toute chair est comme l’herbe et toute sa grâce est comme la fleur des champs. L'herbe se dessèche, la fleur se fane, quand le souffle de Yahvé passe sur elles » [219] .
Si on se réfère à Genèse 3, la colère de Dieu a explosé à la suite de la faute d’Adam, une sentence a été prononcée contre l’homme et sa descendance. Cette sentence s’est traduite dans un châtiment qui a rejeté l’homme de la présence de Dieu. Originairement, Dieu a choisi une création bonne, conforme à lui-même : Dieu dit : Faisons l'homme à notre image, comme notre ressemblance…Dieu créa l'homme à son image, à l'image de Dieu il le créa, homme et femme il les créa [220] .
L'histoire d'Adam [221] a une valeur exemplaire, elle prétend remonter aux origines et saisir la rencontre de l'homme avec Dieu. L'auteur conçoit cette rencontre sur le mode négatif. La première parole adressée par Dieu est un interdit : « Tu ne mangeras pas » [222] , assorti d'une évocation de la mort [223] .
L’homme apparaît comme le reflet de Dieu. Mais le mal est survenu dès l’origine, il est défini comme le fait de vouloir s’emparer [224] du « rang qui l’égalait à Dieu » [225] . C’est une ombre qui se dresse face à la lumière de Dieu. Cela est représenté par une figure qu’on peut appeler Satan [226] , et dans le récit de la faute originelle, l’homme fait sienne la convoitise du Satan : « Mais Dieu sait que, le jour où vous en mangerez, vos yeux s'ouvriront et vous serez comme des dieux, qui connaissent le bien et le mal » [227] . La faute vient du fait que, face à Satan, l’homme ne dispose pas du pouvoir de rejeter ce que Dieu rejette [228] . L'homme dans son péché est l'ennemi de Dieu. De son côté, Dieu reste comme l’ennemi des pécheurs. Paul atteste que « nous étions par nature voués à la colère tout comme les autres » [229] , exposés à la vengeance dont Dieu menace ceux qui transgressent ses lois. Les hommes s'opposent à Dieu dans leur péché, et Dieu s'oppose à eux dans sa sainteté.
L’ultime châtiment de Dieu en face du mal aurait été irrémédiable sans l’intervention de Jésus. Le combat semblait perdu, et on pouvait sombrer dans le pessimisme devant cet excès de mal, mais Jésus va, en quelque sorte, accepter d’être exilé de la présence divine. Lui, le Fils « de condition divine » se comporte comme doit se comporter l’homme véritable « à l’image et à la ressemblance de Dieu » [230] , comme celui qui, comme Dieu, est capable de surmonter la tentation, en luttant contre l’esprit de convoitise de Satan. En devenant homme, Jésus prend la place de tous les autres hommes afin de restaurer la situation originaire. Il est si réellement homme qu’il paraît n’être qu’homme, dans la condition d’esclave volontairement assumée [231] . Devant Dieu, il devient le nouvel Adam [232] . Alors Dieu fait peser sur lui les conséquences de la faute : le rejet : « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m'as-tu abandonné ? » [233] et la mort : « Celui qui n'avait pas connu le péché, Il l'a fait péché pour nous, afin qu'en lui nous devenions justice de Dieu » [234] . Alors qu’il est innocent, qu’il est le seul à se soumettre entièrement à la volonté de Dieu, il subit ce que les autres ont mérité : il porte le châtiment qui pesait sur eux.
Si Jésus doit mourir, c’est qu’il accepte de prendre sur lui toutes les conséquences du rejet de Dieu (la malédiction et la mort) mais c’est aussi pour souligner le fait que Dieu lui-même accepte de devenir responsable de l’homme qui l’a rejeté. De cette manière, Dieu ne fait que défendre sa conception de la création de l’homme, qu’il a voulu bonne. Il y a aussi, dans le trépas du Christ, quelque chose de définitif : l'extase de soi vers l'Autre, l'amour en tant qu'il exprime la profondeur absolue de la personne [235] . Cette nécessité de la mort de Jésus rappelle que l’Ancien Testament exigeait l'effusion du sang pour la rémission des péchés, dans la théologie du sacrifice, « car Dieu s'est plu à faire habiter en lui toute la plénitude et par lui à réconcilier tous les êtres pour lui, aussi bien sur la terre que dans les cieux, en faisant la paix par le sang de sa croix » [236] . Paul montre qu'en versant son sang, le Christ a fait la paix entre Dieu et l’humanité, il a détruit l'inimitié qui les séparait : « en sa personne il a tué la haine » [237] , et il a détourné à jamais la colère divine : « Combien plus, maintenant justifiés dans son sang, serons-nous par lui sauvés de la colère. Si, étant ennemis, nous fûmes réconciliés à Dieu par la mort de son Fils, combien plus, une fois réconciliés, serons-nous sauvés par sa vie » [238] . C’est l'expiation qui exprime l’œuvre de la croix. Parce que Jésus ne connaît pas le péché, Dieu l’a fait péché pour nous : « Celui qui n'a pas connu le péché, il l'a fait (devenir) péché pour nous, afin que nous devenions en lui justice de Dieu » [239] .
Dieu n'impute plus aux hommes leurs transgressions : elles ont déjà été imputées au Fils qui a subi le juste châtiment de la colère de Dieu. Dieu l’a chargé des malédictions que la Loi édictait contre des transgresseurs, comme Paul le dit aux Galates : « Le Christ nous a rachetés de cette malédiction de la Loi, devenu lui-même malédiction pour nous, car il est écrit: Maudit quiconque pend au gibet » [240] . L'unique raison qui fait que l’homme ne doit pas porter ses péchés, c'est que Christ les a portés à sa place. Dieu a envoyé son Fils dans le monde pour vaincre le péché : « Dieu, en envoyant son propre Fils avec une chair semblable à celle du péché et en vue du péché, a condamné le péché dans la chair, afin que le précepte de la Loi fût accompli en nous » [241] .
En toute équité, Dieu ne peut que rejeter l’homme qui s’est identifié au Satan et donc ce Jésus qui s’est identifié à l’homme. Jésus peut être vu comme frappé par la colère de Dieu, mais comme il est le Fils, c’est en fait Dieu lui-même qui se frappe : il est la victime de sa logique. Et c’est alors que s’accomplit la substitution : le juge devient l’accusé et le condamné, car la justice de Dieu est faite de compassion et de miséricorde. En Jésus, c’est Dieu qui est condamné, en se soumettant à sa justice. Dieu intervient pour Jésus : c’est là qu’il fait tout basculer vers un régime de compensation. Dans sa miséricorde, Dieu va être fidèle à Jésus, comme Jésus a été fidèle à faire la volonté du Père.
La croix a porté l’humiliation à son comble et l’obéissance à son degré suprême : c’est par son obéissance que le Christ a réparé la désobéissance du premier homme. Jésus renonce à être par lui-même et à son propre niveau, afin d'être par Dieu dans une condition divinisée. C’est pourquoi Dieu exprime sa bonté et sa puissance dans la résurrection de Jésus, dans son exaltation. Par sa mort, le Christ a mérité avant tout sa propre résurrection et sa glorification, comme il le demandait si souvent au cours de son existence [242] . La Résurrection est plus qu’une réhabilitation, elle confère à Jésus sa figure véritable. Tout en étant de condition divine et en prétendant l’être, Jésus n’avait pas revendiqué d’être traité comme tel, mais avait accepté entièrement non seulement l’humilité de la condition humaine, mais encore l’humiliation de la passion. Par la Résurrection, Dieu exalte celui qui s’est humilié et manifeste en son humanité transfigurée la gloire cachée et méconnue de sa divinité, l’établissant comme Seigneur. Le Serviteur devient le Seigneur universel, rétabli dans la gloire qu’il possédait comme Fils avant son incarnation : en lui habite corporellement toute la Plénitude de la Divinité [243] .
Si la Parole de Dieu s'achevait dans la mort, elle se dissoudrait : le sens ne peut être donné que par la vie. C'est la signification de la Résurrection. Le don de la vie nouvelle instaure la communion avec Dieu et, par là, récapitule la vie première et en accomplit le sens. La Résurrection n'est pas retour pur et simple à la vie que le Christ avait avant sa mort, elle le constitue dans la condition de Fils de Dieu, et sa vie est un don de Dieu. Les effets de la chute sont annulés : l’honneur de Dieu est maintenu, sa sainteté satisfaite, sa gloire manifestée. À la culpabilité de l’homme il répond par la justification, à sa corruption par la sanctification, à sa souffrance et sa mort par la glorification. Cela implique que Dieu triomphe du Mal, que sa volonté de Créateur s’impose dans une nouvelle création. C’est la victoire de Dieu sur toutes les formes du mal, il remet toute chose à sa place.
Tout le mal qui est arrivé à Jésus lui est arrivé pour compenser un autre mal, celui du péché d’Adam. Dieu partage sa victoire avec Jésus, restaurant la créature homme dans l’état originel qu’il avait voulu. En créant l'homme, Dieu établissait entre lui et Adam une différence fondamentale qu'il a comblée dans le Christ. L'homme ne pouvait être semblable à Dieu, par son état de créature et à cause du péché ; alors Dieu est devenu homme... L'incapacité de l'homme à combler la distance entre l'homme et Dieu a été remplacée par la grâce du Christ qui a pu surabonder, puisqu'elle est l’œuvre, non de l'homme mais de Dieu.
L’humiliation du Fils abandonné est unique dans l’histoire, tout comme sa prétention au rang divin. Les mythes connaissaient l’idée du dieu souffrant et même mourant. Mais, il s’agissait d’une conception mythique et non d’affirmations concernant un homme historique, la souffrance y était comprise comme une épreuve marginale qui masque superficiellement et passagèrement la beauté du dieu immortel. Jésus, lui, va à la mort comme au cœur de sa mission et l’Evangile voit dans la croix le lieu même où resplendit la gloire de l’amour divin : « Et le Verbe s'est fait chair et il a habité parmi nous, et nous avons contemplé sa gloire, gloire qu'il tient de son Père comme Fils unique, plein de grâce et de vérité » [244] .
La mission de Jésus est une marche vers la mort, et sa mort a une place dans sa mission, ce qu’il comprend en parallèle avec les prophètes : il ne convient pas qu’un prophète périsse hors de Jérusalem. Jérusalem tue ses prophètes. Jésus a l’intention de périr en accomplissant sa mission. Sa mort lui apparaît comme partie intégrante de sa vie, et malgré cette menace, sa vie garde une force, elle n’est pas troublée : il garde confiance dans la parole de Dieu.
La mort que Jésus va subir et dans laquelle il s’engage, il lui donne le sens de la libération, de l’alliance nouvelle, et de l’alliance du serviteur qui apparaît comme une forme de la nouvelle Alliance par la naissance d’un peuple nouveau. Les poèmes du Serviteur de Yahvé ne sont pas cités explicitement mais ils sont latents. Ce qui est évoqué c’est une référence à la souffrance substitutive dont parle Isaïe. C’est l’inversion de tout pouvoir terrestre. Peut-on appliquer la modalité de la rançon à Jésus ? Jésus comprend sa vie comme le rachat pour rétablir une paix avec Dieu. Jésus pensait que les autres hommes auraient besoin qu’on payât pour obtenir le pardon de Dieu. Que peut donner l’homme en échange de sa propre vie ? Jésus pense délivrer les hommes, il rachète les hommes à leur place.
C’est la première conception chrétienne de Jésus Sauveur, et elle est universelle. Cette christologie est toujours déterminée par l’histoire d’Israël, c’est une théologie du rachat et de la rançon. « Vous avez été bel et bien achetés ! Glorifiez donc Dieu dans votre corps » [245] .
La référence à l’Ancien Testament est manifeste dans le thème du rachat. Par son geste, Dieu a fait des hommes son peuple : il a racheté les Hébreux du pays d’Egypte. Dans le Nouveau Testament, on ne dit pas à qui il rachète. C’est un achat à personne pour que Dieu puisse dire : Mon peuple. C’est le thème de l’élection et du choix, de la fidélité et de la gratuité, car personne, hormis Dieu, n’a de droit sur les hommes. Le Christ est indu dans l’acte par lequel il constitue son peuple comme consacré : la vie du Christ est onéreuse. Il est intéressant de noter le rapport mort-amour dans la mort du Christ : « Il nous a aimés et s’est livré pour nous » est une phrase clé qui exprime un rapport singulier entre Jésus et les hommes.
Aimer et se livrer pour les hommes sont réunis. C’est l’acte de Jésus qui, par sa mort, s’est mis dans un rapport singulier avec les hommes, non nécessaire, gratuit, indu. C’est l’attestation que Dieu aime les hommes. Le terme d’alliance est devenu un rapport entre Jésus et les hommes, rapport qui renvoie à la relation de Dieu et de Jésus. Il y a un rapport de Jésus à son Père, et ce rapport se lit d’une double façon. De Jésus au Père, c’est un rapport d’obéissance, de dépendance : « Comme par la désobéissance d'un seul homme la multitude a été constituée pécheresse, ainsi par l'obéissance d'un seul la multitude sera-t-elle constituée juste » [246] . Obéir, c’est habiter la promesse, comme devait le faire Israël, mais 1’homme n’habite pas la figure de la promesse. L’obéissance de Jésus est une forme d’amour.
C’est un rapport qui concerne les hommes. La mort de Jésus manifeste le rapport de Dieu aux hommes, c’est le signe que Dieu leur a donné toute sa faveur. Ce double rapport manifeste que Jésus est le don sans reste que Dieu peut faire à l’humanité. L’amour de Dieu n’a jamais été suspendu. Jésus a défatalisé l’histoire. A travers Jésus, les hommes ne sont plus enfermés dans la haine et dans la mort. La possibilité du salut leur est ouverte, mais ce sont eux qui doivent continuer de choisir, ce que souligne à sa manière le récit du jugement dernier [247] .
A travers cet homme qui a prétendu être l’égal de Dieu, à travers Jésus, vrai Dieu et vrai homme, Dieu réalise l’Alliance définitive entre Dieu et l’homme. Il est devenu ce que nous étions pour que nous devenions ce qu’il est. Dieu redit que l’homme est à l’image et à la ressemblance de Dieu. C’est cette espérance qui habite Paul quand il s’écrie : « Oui, j’en ai l’assurance, ni mort ni vie, ni anges ni principautés, ni présent ni avenir, ni puissances, ni hauteur ni profondeur, ni aucune autre créature, rien ne pourra nous séparer de l’amour de Dieu manifesté dans le Christ Jésus notre Seigneur » [248] .
A travers le Fils humilié et abandonné, à travers Jésus mourant au rang des pécheurs, Dieu souligne que cette alliance va jusqu’au bout, car lui-même est descendu au plus bas, dans la personne de son Fils, mort dans l’éloignement et l’abandon du Père. C’est tout le sens de l’affirmation posée par Pierre : « Le Christ lui-même est mort une fois pour les péchés, juste pour des injustes, afin de nous mener à Dieu. Mis à mort selon la chair, il a été vivifié selon l'esprit. C'est en lui qu'il s'en alla même prêcher aux esprits en prison [249] , à ceux qui jadis avaient refusé de croire lorsque temporisait la longanimité de Dieu » [250] .
A travers le Fils réhabilité et glorifié, Dieu encourage l’espérance. Le Fils a tout porté et tout traversé. Il a tout enduré. Il a franchi le mur des fautes innombrables. Le Christ a goûté l’amertume de la mort et il offre la vie impérissable. Il crie à chaque homme : « Ne crains rien, c’est moi, le Premier et le Dernier, le Vivant ; je fus mort, et me voici vivant pour les siècles des siècles, et je détiens la clef de la Mort et de l’Abîme » [251] .
La victoire du Ressuscité n’empêche pas que les hommes doivent continuer à participer aux effets de la mission du Christ. La coopération humaine se trouve requise, tout est donné à ceux qui ont mis leur confiance dans le Fils souffrant, mais tout est encore à faire. Jésus n’est pas mort pour empêcher les hommes de mourir corporellement, il n’a pas satisfait le dessein de Dieu pour nous interdire de le satisfaire également, il a obtenu le pardon et la réconciliation avec Dieu, mais il « oblige » les hommes à suivre le même chemin que lui : il n’y a pas eu de substitution complète de l’innocent aux coupables, mais une substitution partielle en raison de la solidarité qui le liait aux pécheurs. L’homme était incapable de mériter la vie de Dieu s’il en était réduit à ses seules forces, mais le Fils crucifié a permis à l’humanité de rentrer en grâce avec Dieu et c’est aussi elle qui peut obtenir le pardon et la réconciliation avec Dieu. C’est ce que Paul exprime, dans sa lettre aux Colossiens : « En ce moment je trouve ma joie dans les souffrances que j'endure pour vous, et je complète en ma chair ce qui manque aux épreuves du Christ pour son Corps, qui est l'Eglise » [252] . Tout est achevé, accompli dans le dernier soupir de Jésus sur la Croix, mais en fait tout ne fait que commencer et c’est à l’homme de participer à son propre salut.
En livrant son Fils pour nos péchés, Dieu manifeste que son dessein sur nous est un dessein d'amour bienveillant qui précède tout mérite de notre part : « En ceci consiste l'amour: ce n'est pas nous qui avons aimé Dieu, mais c'est lui qui nous a aimés et qui a envoyé son Fils en victime de propitiation pour nos péchés » [253] . Le chrétien pardonné et justifié sous le regard de Dieu doit encore mener une vie comparable à celle du Fils dans un travail incessant de mort au péché pour une vie renouvelée. La lutte contre le mal est définitive dans la mort et la résurrection du Fils, mais elle doit encore s’achever dans l’existence de chaque chrétien ; il y a pour lui comme un temps de latence, lequel manifeste la patience de Dieu, qui ne veut pas justifier ou pardonner l’homme malgré lui.
Il existe évidemment un présupposé à ce qui vient d’être écrit, et de plus ce présupposé prend différents aspects. Tout d’abord, il s’agit de la nette affirmation de l’existence de Dieu. Ensuite, de cette affirmation découle la reconnaissance que ce Dieu est créateur de toutes les choses et de tous les êtres, y compris de l’homme. Enfin, l’état de créature se révélant comme une opposition au créateur, la rupture, la faute, le péché appelle la nécessité d’une réconciliation que, finalement, l’homme appelle de tous ses vœux. C’est la raison pour laquelle il poursuit une recherche incessante : se retrouver dans l’harmonie et l’accord avec son Dieu. Ce rapprochement, il le perçoit toujours sous la forme du sacrifice au sens où, en offrant à Dieu ce qui lui tient le plus à cœur, il se trouve proche de son créateur. Ne pouvant « se sacrifier » lui-même, l’homme s’est résolu à trouver des substituts pour « se racheter » ou pour « racheter » sa faute ; ainsi, dans l’évolution des différentes cultures, des différents courants religieux, sont apparus les sacrifices humains, les sacrifices d’animaux et toutes les sortes d’offrandes les plus diverses… Mais ces substituts lui apparaissent très rapidement comme limités et insuffisants. L’originalité fondamentale du christianisme sera d’inverser le principe même de la substitution ; ce n’est plus l’homme qui se fait remplacer devant Dieu, mais ce sera Dieu lui-même qui se substituera à l’homme pour mener à la perfection tout ce à quoi l’homme pouvait aspirer dans son désir, dans son besoin d’expiation.
Cela s’exprime, dans la théologie spéculative, par les attributs de transcendance et d’immanence de Dieu. Transcendant, Dieu est totalement différent de ce qui n’est pas lui, nul ne peut le saisir, et même nul ne peut parler de lui, si ce n’est de manière négative, en présentant toujours ce qu’il n’est pas ; en voie de conséquence, l’homme est impuissant à rejoindre, de quelque manière que ce soit, ce Dieu qui ne cesse de lui échapper, et dès lors, la notion même de sacrifice apparaît illusoire et vaine. Mais ce Dieu se caractérise aussi par son immanence à la création ; par elle, il peut se révéler aux hommes, leur manifester sa présence et finalement leur permettre de dire quelque chose de lui : puisqu’il s’est approché des hommes, il est possible à ceux-ci de s’approcher de lui, et cela de multiples manières, y compris dans les différentes formes sacrificielles et dans les diverses offrandes qu’ils peuvent lui faire. L’homme effectue ainsi le dépassement de lui-même afin de se mettre en parfaite harmonie avec son Dieu.
Même en admettant que la création originelle établissait une sorte d’unité naturelle entre l’homme et Dieu, constituant l’être humain dans un état de nature échappant à toute investigation sur lui-même. Mais l’homme est sorti de cet état d’innocence pour le moins stupide en prenant conscience du bien et du mal, ce qui constitue la chute originelle. Cette prise de conscience a constitué une rupture de l’unité naturelle de l’être humain avec tout ce qui existe en dehors de lui et en particulier avec l’absolu divin. Par la rupture de son union naturelle avec Dieu, le péché est donc entré dans le monde, cette scission a toujours été considérée comme un mal par la tradition religieuse. Mais celle-ci n’aura d’autre ambition que de réaliser une nouvelle union avec Dieu, une véritable réconciliation qui se fera consciemment. Là trouve son origine le désir de rédemption qui sera opéré par le Christ qui opérera la restauration de l’unité de l’homme avec la nature, avec les autres hommes et avec Dieu lui-même.
Pourtant, au terme de cette investigation, une autre interrogation majeure peut et doit légitimement se poser. Tout ce qui précède se trouve fondé sur l’aspect empirique de la relation entre les hommes et Dieu, principalement dans la tradition judéo-chrétienne exprimée dans la Bible. Il faut alors s’interroger sur les antécédents de cette relation. Comment se fait-il qu’il y ait une rupture entre le Créateur et sa créature, rupture telle qu’il soit nécessaire d’envisager et de réaliser une expiation, une rédemption des individus ? Ne serait-ce pas le fait d’une mauvaise stratégie divine dès le départ ?
Dieu aurait créé le monde et tout ce qu’il contient de manière imparfaite, ou tout au moins la bonté des choses et des êtres créés ne serait pas absolue. En conséquence, l’homme aurait été créé dans un état de déficience, ce qui expliquerait ou même justifierait le mal dont il se trouve accablé. Dieu se trouverait alors dans l’obligation morale de mener son œuvre à la perfection, puisque paradoxalement l’achèvement de la création se trouve dans un état inachevé, ce qui laisserait ouverte des perspectives pour l’avenir : l’inachèvement est la condition essentielle pour toute amélioration future. Cela permet enfin de comprendre presque rationnellement l’Incarnation qui fait entrer le Dieu transcendant et transhistorique dans l’histoire des hommes, permettant ainsi à sa créature d’entrer en relation avec lui, de même qu’il s’est mis en quête de sa créature.
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& BOISMARD Marie-Emile Synopse des quatre Evangiles Cerf Paris 1972
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[1] Dans les textes babyloniens et hittites
[2] Il était important que le futur sacrifié soit honoré pour marquer le respect dû à la divinité, mais aussi pour ne pas provoquer la colère du dieu, puisque, selon le rite, il ressuscitait dans la personne d’un nouvel homme destiné à être sacrifié à son tour.
[3] La métaphore, comme l’allégorie, est alors une forme de langage qui sert à illustrer des vérités clairement exprimées par ailleurs et non à les produire. Il convient donc de déterminer au préalable la vérité illustrée et non pas la déduire en interprétant l’image donnée.
[4] Jésus parlait par signes, par métaphores, en « paraboles » : rien ne devait être pris au sens littéral. Et chacun recevait le message à sa convenance, selon son degré d’évolution. L’orientation est donnée, le but est fixé; à chacun de se remettre en question. Le but était de donner une leçon, d’émouvoir, d’éveiller un sentiment.
[5] Lc.14, 35
[6] Aucun des rouleaux devenu inutilisable pour la lecture publique n’était détruit d’une quelconque manière, mais tous les récits sacrés étaient conservés dans la « Géniza » du Temple ou de la synagogue. Les textes qui ont été retrouvés, et qui sont connus parmi les plus anciens textes massorétiques sont en tout point semblables aux textes les plus récents, signe du respect que les copistes ont eu à l’égard du texte sacré et de sa littéralité.
[7] Il présente une certaine parenté avec le terme ‘adama’, qui veut dire la terre. Des critiques littéraires voient dans le nom d’Adam, pris comme nom commun, le sens de l’homme en général. D’autres lui trouvent une parenté avec le terme ‘dama’ qui signifie le sang, et trouvent alors dans le mythe adamique un parallélisme avec le mythe babylonien de la création qui présentait l’homme comme un être fait d’un réseau de sang.
[8] Pour reprendre une formule chère aux mythes babyloniens
[9] Gn. 1, versets 10, 12, 18, 21, 25, 31
[10] Gn. 1, 26 Dieu dit: Faisons l'homme à notre image, comme notre ressemblance, et qu'ils dominent sur les poissons de la mer, les oiseaux du ciel, les bestiaux, toutes les bêtes sauvages et toutes les bestioles qui rampent sur la terre." Dieu créa l'homme à son image, à l'image de Dieu il le créa, homme et femme il les créa.
[11] Gn. 1, 28
[12] Gn. 2, 17
[13] Ro 7, 14, 22-24
[14] Gen. 3, 7
[15] Gn. 3, 20
[16] Ro. 6, 23
[17] Celui qui prie prend Dieu, Jésus-Christ, la Vierge et tous les saints pour des distributeurs automatiques qui doivent satisfaire ses besoins. On dit une prière, on fait une neuvaine, et le souhait doit automatiquement se réaliser. Aucune place n’est accordée à la foi personnelle et la prière est une bouée de sauvetage à laquelle on se raccroche pour ne pas sombrer entièrement. Dans ce genre de caricature, il faut ranger les chaînes de prières : on reçoit un billet sur lequel est inscrite une prière « tombée du ciel », il faut la recopier un certain nombre de fois et l’envoyer à d’autres, afin d’obtenir des bienfaits de Dieu. Dans le cas contraire, tous les malheurs vont s’abattre sur celui qui aura osé briser la chaîne. Le caractère purement magique est évident, et il implique une conception redoutable de Dieu, comme si celui-ci ne faisait rien d’autre que d’entretenir un registre précis et strict de la copie et de l’envoi de textes qui le présentent comme un justicier. C’est un faux dieu qui est invoqué dans une fausse prière...
[18] Gn. 18, 16-33
[19] Gn. 19, 5. C’est là qu’apparaît clairement le crime des habitants de Sodome, qui apparaît comme une abomination aux yeux du fidèle juif, à l’époque de la rédaction du texte : il s’agit d’une exaltation des désirs d’homosexualité, les habitants réclamant à Lot les hommes qu’il a reçus pour les « connaître ».
[20] C’est la première prière de la Bible, une prière d’intercession et de supplication où Abraham tente d’arracher à Dieu sa grâce par paliers successifs.
[21] Le problème est de savoir de quel poids les justes pèsent dans la balance du jugement : leur justice est-elle capable de porter le péché d’une société au point de provoquer le pardon de Dieu et de contrecarrer le processus de condamnation ?
[22] Jér. 5, 1
[23] Is. 53, 5-10 : « Mais lui, il a été transpercé à cause de nos crimes, écrasé à cause de nos fautes. Le châtiment qui nous rend la paix est sur lui, et dans ses blessures nous trouvons la guérison. Tous, comme des moutons, nous étions errants, chacun suivant son propre chemin, et Yahvé a fait retomber sur lui nos fautes à tous. Maltraité, il s'humiliait, il n'ouvrait pas la bouche, comme l'agneau qui se laisse mener à l'abattoir, comme devant les tondeurs une brebis muette, il n'ouvrait pas la bouche. Par contrainte et jugement il a été saisi. Parmi ses contemporains, qui s'est inquiété qu'il ait été retranché de la terre des vivants, qu'il ait été frappé pour le crime de son peuple ? On lui a donné un sépulcre avec les impies et sa tombe est avec le riche, bien qu'il n'ait pas commis de violence et qu'il n'y ait pas eu de tromperie dans sa bouche. Yahvé a voulu l'écraser par la souffrance ; s'il offre sa vie en sacrifice expiatoire, il verra une postérité, il prolongera ses jours, et par lui la volonté de Yahvé s'accomplira ».
[24] Jn. 11, 50
[25] Mt. 9, 13 et parallèles, reprenant Os. 6, 6.
[26] Gen.12, 1-3
[27] avec ses divinités solaire et lunaire, en particulier.
[28] « Espérant contre toute espérance, il crut et devint ainsi père d'une multitude de peuples, selon qu'il fut dit : Telle sera ta descendance. C'est d'une foi sans défaillance qu'il considéra son corps déjà mort - il avait quelque cent ans - et le sein de Sara, mort également ; appuyé sur la promesse de Dieu, sans hésitation ni incrédulité, mais avec une foi puissante, il rendit gloire à Dieu, certain que tout ce que Dieu a promis, il est assez puissant ensuite pour l'accomplir. Voilà pourquoi ce lui fut compté comme justice. Or quand l'Ecriture dit que sa foi lui fut comptée, ce n'est point pour lui seul ; elle nous visait également, nous à qui la foi doit être comptée, nous qui croyons en celui qui ressuscita d'entre les morts Jésus notre Seigneur, livré pour nos fautes et ressuscité pour notre justification » (Ro. 4, 18-25).
[29] Offrir en sacrifice aux dieux tutélaires les premiers-nés semble être une coutume bien établie parmi les habitants de Canaan. Cette offrande paraissait sans doute le plus efficace des gages que l’on pouvait donner à la divinité. Cette habitude se retrouvera encore plus tard en Phénicie ou à Carthage… Et il serait possible de la comparer aux « sacrifices de fondation » : dans les murailles de certaines villes, comme dans les fondations de certaines maisons, on a retrouvé des squelettes de jeunes enfants au milieu des pierres de base… La pratique des sacrifices d’enfants a subsisté chez les Israélites : « Lorsque Jephté revint à Miçpé, à sa maison, voici que sa fille sortit à sa rencontre en dansant au son des tambourins. C'était son unique enfant. En dehors d'elle il n'avait ni fils, ni fille. Dès qu'il l'eut aperçue, il déchira ses vêtements et s'écria: "Ah ! ma fille, vraiment tu m'accables ! Tu es de ceux qui font mon malheur! Je me suis engagé, moi, devant Yahvé, et ne puis revenir en arrière." Elle lui répondit : "Mon père, tu t'es engagé envers Yahvé, traite-moi selon l'engagement que tu as pris, puisque Yahvé t'a accordé de te venger de tes ennemis, les Ammonites." Puis elle dit à son père : "Que ceci me soit accordé ! Laisse-moi libre pendant deux mois. Je m'en irai errer sur les montagnes et, avec mes compagnes, je pleurerai sur ma virginité" - "Va", lui dit-il, et il la laissa partir pour deux mois. Elle s'en alla donc, elle et ses compagnes, et elle pleura sa virginité sur les montagnes. Les deux mois écoulés, elle revint vers son père et il accomplit sur elle le vœu qu'il avait prononcé. Elle n'avait pas connu d'homme. Et de là vient cette coutume en Israël: d'année en année les filles d'Israël s'en vont se lamenter quatre jours par an sur la fille de Jephté le Galaadite » (Jug. 11, 34-40). Ou encore : « Faudra-t-il que j'offre mon aîné pour prix de mon crime, le fruit de mes entrailles pour mon propre péché » (Mi. 6,7).
[30] « Par la foi, Abraham, mis à l'épreuve, a offert Isaac, et c'est son fils unique qu'il offrait en sacrifice, lui qui était le dépositaire des promesses, lui à qui il avait été dit : C'est par Isaac que tu auras une postérité. Dieu, pensait-il, est capable même de ressusciter les morts ; c'est pour cela qu'il recouvra son fils, et ce fut un symbole » (Heb. 11, 17-19).
[31] « Yahvé parlait à Moïse face à face, comme un homme parle à son ami » (Ex. 33, 11).
[32] judaïsme, christianisme et islam
[33] dans son ouvrage sur Moïse (1994)
[34] entre 1485 et 1421
[35] « Tout garçon nouveau-né, jetez-le au Fleuve » Ex. 1, 22
[36] Selon Flavius Josèphe, le nom du prophète est composé de moü «!eau!», ysès «!ceux qui sont sauvés!».
[37] Ex. 2 : il montrait ainsi non seulement sa supériorité par rapport aux bergers, mais aussi sa manière de comprendre le droit et la justice, intervenant à titre de juge absolu, un peu de manière divine.
[38] autre nom pour désigner le Sinaï
[39] Ex. 3
[40] Le nom, dans la mentalité sémitique, investit toute la personnalité de celui à qui il appartient : prononcer, ou prendre le nom de quelqu’un, c’était donc s’emparer de toute sa personne, pour en faire ce que l’on voulait. Yahvé, s’il a révélé son nom à Moïse, interdira de prononcer ce nom « en vain », il refusera de se laisser « prendre » dans des formules de type magique qui le soumettraient à des volontés humaines. « Tu ne prononceras pas à tort le nom du Seigneur ton Dieu, car le Seigneur n’acquitte pas celui qui prononce son nom à tort » (Ex. 20, 7 et Dt. 5, 11). S’il revient à Israël de faire connaître le nom de Dieu au milieu des nations, il ne saurait être question pour l’homme d’utiliser ce nom dans les pratiques de la magie, de la malédiction, ou dans les faux serments.
[41] que les rédacteurs de l’Exode rapportent avec un luxe de détails (Ex. 3 – 12).
[42] La Bible, qui donne très peu de précisions sur la personne de Moïse, insiste sur le fait qu’il parlait maladroitement — soit qu’il bégayât, soit que, ayant été élevé parmi les Égyptiens, il ne maîtrisât pas la langue de son peuple.
[43] Ex. 19 – 20.
[44] Ex. 20, 2-7 et Dt. 5, 6-21
[45] Il se peut que le Sinaï ait été un volcan, ce qui permet de voir dans cette scène la rencontre de deux feux : celui de la terre, le volcan, et celui du ciel, le tonnerre…
[46] Une pour chaque tribu. Ces pierres seront les témoins de l’engagement pris par le peuple…
[47] signe qu’il n’y a pas encore de prêtres pour exercer des fonctions proprement cultuelles.
[48] « Moïse, ayant pris le sang, le répandit sur le peuple et dit : Ceci est le sang de l'Alliance que Yahvé a conclue avec vous moyennant toutes ces clauses » (Ex. 24, 8). De nombreuses religions connaissent un rituel comparable du sang pour signifier un accord, et Jésus reprendra l’expression « sang de l’alliance » pour instituer l’eucharistie, lors de sa dernière Cène.
[49] Ex. 24, 12.
[50] « Moïse prenait la Tente et la plantait hors du camp… Il la nomma Tente du Rendez-vous… Chaque fois que Moïse sortait vers la Tente, tout le peuple se levait, chacun se postait à l'entrée de sa tente, et suivait Moïse du regard... Chaque fois que Moïse entrait dans la Tente, la colonne de nuée descendait, se tenait à l'entrée de la Tente et Il parlait avec Moïse. Tout le peuple voyait la colonne de nuée qui se tenait à l'entrée de la Tente, et tout le peuple se levait et se prosternait... Yahvé parlait à Moïse face à face, comme un homme parle à son ami, puis il rentrait au camp, mais son serviteur Josué, fils de Nûn, un jeune homme, ne quittait pas l'intérieur de la Tente » (Ex. 33, 7-11).
[51] On retrouve cette interdiction d’entrer du commun des mortels dans le « Saint des saints » du Temple de Jérusalem.
[52] « Moïse lui dit : Fais-moi de grâce voir ta gloire. Et il dit : Je ferai passer devant toi toute ma beauté et je prononcerai devant toi le nom de Yahvé. Je fais grâce à qui je fais grâce et j'ai pitié de qui j'ai pitié. Mais, dit-il, tu ne peux pas voir ma face, car l'homme ne peut me voir et vivre. Yahvé dit encore : Voici une place près de moi ; tu te tiendras sur le rocher. Quand passera ma gloire, je te mettrai dans la fente du rocher et je te couvrirai de ma main jusqu'à ce que je sois passé. Puis j'écarterai ma main et tu verras mon dos; mais ma face, on ne peut la voir » (Ex. 33, 17-22).
[53] C’est de la même manière que Paul écrira aux chrétiens de Corinthe : « Car nous voyons, à présent, dans un miroir, en énigme, mais alors ce sera face à face. A présent, je connais d'une manière partielle; mais alors je connaîtrai comme je suis connu » (1 Co. 13, 12-13).
[54] Ex. 33, 29-34
[55] Dt. 34.
[56] « Deutéronome » signifie étymologiquement « deuxième loi »
[57] bien que ce sacrifice ne soit pas relaté dans la Genèse.
[58] Ps. 106, 23
[59] Ex. 32, 30-34
[60] Dt. 3, 23-29 prolongé par Dt 4, 21-22 : « A cause de vous, Yahvé s'est irrité contre moi ; il a juré que je ne passerais pas le Jourdain et que je n'entrerais pas dans l'heureux pays qu'il te donne en héritage. Oui, je vais mourir en ce pays-ci et je ne passerai pas ce Jourdain. Mais vous, vous allez le passer et prendre possession de cet heureux pays ».
[61] Dans son sens premier, la substitution serait la mise en situation d’une personne à la place d’une autre. Ce terme dérive du latin : statuere, placer et sub, sous. La substitution nécessiterait alors qu’une personne se mette à la place de l’autre, tout en demeurant sous son autorité.
[62] Mais il en existe de nombreux autres témoignages…
[63] Mt 21, 33-41
[64] notamment dans la délégation des pouvoirs ou dans la cession de contrats. C’est ainsi que doit se mettre en oeuvre le principe de subsidiarité selon lequel la substitution n’intervient que dans la mesure où le substituant est dans l’impossibilité d’exercer lui-même son droit ou ses obligations.
[65] Gn 27, 1-29.
[66] Il y aurait beaucoup à dire sur cet aveuglement d’Isaac. Il aurait perdu de son acuité visuelle, selon des traditions rabbiniques et talmudiques, du fait qu’il ait vu la gloire de Dieu, au moment où son père Abraham s’apprêtait à le sacrifier sur le mont Moriah. Là aussi se serait effectuée une substitution : ayant contemplé la lumière divine, il lui était devenu impossible de voir les choses plus matérielles. A la suite de cette contemplation, la lumière serait devenue ténébreuse pour lui. Mais, comme en compensation, il sera le seul des patriarches à demeurer tout au long de son existence dans la Terre Promise, alors qu’Abraham avait été un éternel migrant et que son fils Jacob-Israël devra s’exiler face à son frère Esaü, et quittera la terre de Canaan pour retrouver Joseph en Egypte…
[67] Nuit de sa dispute avec son frère, nuit de son exil loin de la terre ancestrale, nuit de la lutte avec l’ange lors de son retour en terre de Canaan, nuit des disputes entre ses fils, nuit de la disparition de Joseph.
[68] Lumière de l’héritage de la promesse, lumière de l’assurance d’une descendance nombreuse par ses douze fils, lumière de la révélation de Dieu et d’un nouveau nom : Israël, lumière des retrouvailles avec son fils Joseph en Egypte.
[69] On pourrait trouver des similitudes de cette forme de substitution reconstructrice dans la théologie chrétienne de la communion des saints. La pratique de la charité fraternelle, dans l’existence temporelle, repose sur le fait que les plus forts se doivent d’aider les plus faibles, manifestant ainsi toute la fécondité de l’amour chrétien. Elle s’exprime encore davantage dans la liturgie, où la communauté intercède auprès de Dieu pour ses membres pécheurs, afin qu’ils soient de nouveau retrouvés justes devant Dieu. La communauté des chrétiens est une communauté de saints, mais elle est formée de membres pécheurs qui doivent s’épauler les uns les autres, et particulièrement en faisant jouer l’efficacité des plus forts pour entraîner les plus faibles dans la voie du Royaume de Dieu.
[70] Ce que l’on pourrait appeler, d’une façon assez commode, « la conversion ».
[71] De là pourra naître l’idée que, même si le Dieu de la Bible veut le salut de tous les hommes, il n’agit cependant par de manière coercitive. Dieu a besoin des hommes pour assurer leur salut, il ne peut rien sans leur assentiment.
[72] Ex. 32, 9 ; 33, 3, 5, 9, ; Dt. 9, 7, 13…
[73] Dt. 1, 16.
[74] Nb.9, 11-22.
[75] Dt 1, 34-37.
[76] Yahvé parla à Moïse et dit : "Prends le rameau et rassemble la communauté, toi et ton frère Aaron. Puis, sous leurs yeux, dites à ce rocher qu'il donne ses eaux. Tu feras jaillir pour eux de l'eau de ce rocher et tu feras boire la communauté et son bétail." Moïse prit le rameau de devant Yahvé, comme il le lui avait commandé. Moïse et Aaron convoquèrent l'assemblée devant le rocher, puis il leur dit : "Ecoutez donc, rebelles. Ferons-nous jaillir pour vous de l'eau de ce rocher?" Moïse leva la main et, avec le rameau, frappa le rocher par deux fois : l'eau jaillit en abondance, la communauté et son bétail purent boire. Yahvé dit alors à Moïse et à Aaron: "Puisque vous ne m'avez pas cru capable de me sanctifier aux yeux des Israélites, vous ne ferez pas entrer cette assemblée dans le pays que je lui donne." Ce sont là les eaux de Meriba, où les Israélites s'en prirent à Yahvé, et où il manifesta sa sainteté. (Nb. 20, 7-13).
[77] Dt. 34, 1-8.
[78] De nombreux passages du Pentateuque soulignent, à leur manière, la difficulté d’être de celui qui devait être le guide d’Israël dans ses pérégrinations au temps de l’exode…
[79] Les commandements édictés par Dieu s’adressent à chaque individu, tout en ayant une valeur universelle. Pour que le peuple soit saint, comme Yahvé lui-même est saint, il faut que chaque membre du peuple le soit également et qu’entre les membres existe une réciprocité active dans une existence communautaire.
[80] Ex. 19, 7-8
[81] Dt. 26, 1-10
[82] Jn. 11, 49-50.
[83] Ex. 21, 23-25.
[84] On peut appeler « insubstitué » le personnage ou le groupe qui n’est pas modifié.
[85] Par exemple, celui qui pardonne la dette de quelqu’un doit être prêt à accepter une perte égale au montant prêté. Si quelqu’un a subi des coups, il doit accepter de souffrir sans exiger que celui qui l’a frappé soit puni.
[86] cf. p. 13.
[87] Gen. 3, 21.
[88] Dans leur étude sur le sacrifice, publiée en 1899 (essentiellement le sacrifice dans l’Inde ancienne), Henri Hubert et Marcel Mauss soulignent que le sacrifice est un moyen de mettre en contact le sacré et le profane par l’intermédiaire d’une victime. (cf. Encyclopedia Universalis, article : Sacré).
[89] Gen. 4, 2-4
[90] Il s’agissait de légumes; ce sacrifice était non sanglant. L’offrande de Caïn était une oblation, l’objet reste intact ; dans le sacrifice d’Abel, les animaux étaient détruits.
[91] qu’il s’agisse de Noé, d’Abraham, d’Isaac, de Jacob.
[92] et que, par le fait même, l’effusion de sang ait des vertus expiatoires.
[93] Gen. 22, 1-14.
[94] Et cela en contradiction avec le précepte de Lév. 18, 21 : « Tu ne livreras pas de tes enfants à faire passer à Molek, et tu ne profaneras pas ainsi le nom de ton Dieu. Je suis Yahvé ». Cela était considéré comme une profanation du caractère sacré de Yahvé.
[95] Ce sacrifice est sans doute à rapprocher du sacrifice d’Agamemnon immolant Iphigénie, dans la mythologie grecque.
[96] Cette promesse et l’exécution de ce sacrifice furent accomplies à l’encontre des rigoureuses ordonnances de Moïse sur les offrandes de sacrifices humains. Mais les hommes et les femmes s’obstinent à faire des vœux stupides et inutiles, et les hommes de l’antiquité tenaient ces engagements pour hautement sacrés.
[97] Pour gagner une bataille, pour sauver une armée, pour fonder une ville, ou même pour épargner un souverain, qu’est-ce qu’un homme ? La vie humaine personnelle n’a aucune importance au regard de la survie de la société ou de l’espèce…
[98] cf. chapitre 1, note 24.
[99] 2 R. 3, 27
[100] Le roi de Moab, en souvenir de cette victoire sur Israël, fit ériger une stèle qui a été retrouvée et qui se trouve au Musée du Louvre. Mésa y célèbre sa victoire sur les Israélites et exprime sa reconnaissance à son dieu.
[101] 1 R. 16, 34, qui fait alors référence à Jos. 6, 26 : « En ce temps-là, Josué fit prononcer ce serment : Maudit soit, devant Yahvé, l'homme qui se lèvera pour rebâtir cette ville (Jéricho) ! Il la fondera sur son aîné, et en posera les portes sur son cadet ! ».
[102] 1 R. 16, 34.
[103] 2 Chr. 28, 1-4.
[104] Cela sera noté de manière plus sensible par la prédication de Jésus : « que peut donner l'homme en échange de sa propre vie ? » (Mc. 8, 37), qui reprend, à sa manière le propos de Ps. 49, 8-9 : Mais l'homme ne peut acheter son rachat, ni payer à Dieu sa rançon : il est coûteux, le rachat de son âme, et il manquera toujours.
[105] Les victimes humaines étaient déjà vouées à la mort par la loi civile politique, leur existence n’avait donc plus d’importance dans la société : qu’est-ce que la vie d’un coupable ou d’un ennemi ?
[106] On croyait que l’innocent pouvait payer pour le coupable ; d’où l’on concluait que la vie étant coupable, une vie moins précieuse pouvait être offerte et acceptée pour une autre. Leur sacrifice libérait la cité d’un fardeau qu’elle ne pouvait supporter.
[107] Par la substitution d’une victime animale le cycle du meurtre sera terminé.
[108] comme les bêtes fauves, les serpents, les poissons, les oiseaux de proie, etc.
[109] Gen. 9, 4.
[110] Dt 12, 23-25.
[111] commandements
[112] Lév. 17, 11.
[113] c’est-à-dire séparée des autres nations en raison de ses rites particuliers.
[114] hormis par l’étude exégétique des textes bibliques ou des textes sacrés des autres religions.
[115] On n’oubliera pas à cet égard le fait que les prescriptions que Moïse envisage dans le cadre de la Loi qu’il donne à son peuple sont la plupart du temps des copies ou des arrangements de ce qui se passait dans les cultures voisines d’Israël, notamment la civilisation égyptienne pharaonique.
[116] Il faudrait éviter d’employer les termes « Ancien Testament » et « Nouveau Testament » dans le cadre d’une étude des différentes religions. Il serait préférable d’employer le terme « TaNak » (pour désigner la Bible hébraïque, terme formé à partir des initiales des différentes subdivisions de la Bible hébraïque : Torah, Nebiim, Ketubim) et « Tradition apostolique » (pour désigner la partie chrétienne de l’ensemble biblique. Le mot « Testament » est un terme malheureux, il vaudrait mieux employer le terme « Alliance », qui est la bonne traduction du mot grec diaqhkh. La dérive de diaqhkh vers Testament vient de ce que la Vulgate (traduction de la Bible en latin, par S. Jérôme) a rendu diaqhkh par testamentum.
[117] On pourrait se scandaliser de cette élection : « Pourquoi les Juifs ? », diraient certains antisémites, cherchant à exacerber la prétention à l’élection divine de ce peuple. Mais si Dieu avait choisi un autre peuple, celui-ci serait l’objet d’une critique semblable. Ce qui apparaît dans l’ensemble du corpus biblique, c’est que le choix divin n’a qu’un seul fondement : l’amour de Yahvé pour les pères de ce peuple : « Si Yahvé s'est attaché à vous et vous a choisis, ce n'est pas que vous soyez le plus nombreux de tous les peuples: car vous êtes le moins nombreux d'entre tous les peuples. Mais c'est par amour pour vous et pour garder le serment juré à vos pères, que Yahvé vous a fait sortir à main forte et t'a délivré de la maison de servitude, du pouvoir de Pharaon, roi d'Egypte » (Dt. 7, 7-8). Et ce choix vise à bénir, par ce peuple, toutes les nations.
[118] La tradition patriarcale ne serait que la préhistoire du peuple.
[119] Sortir d’Egypte c’est rompre avec le milieu ambiant ; exilé au milieu des nations, Israël avait subit l’influence de leur croyance, acquis les sagesses et connaissances de l’époque. Les Hébreux avaient sans doute pratiqué l’idolâtrie pendant leur séjour en Egypte et cela présentait un obstacle à leur libération.
[120] L’agneau, signe du zodiaque du mois de Nissan, était une des idoles égyptiennes. Les égyptiens considéraient le signe zodiacal du bélier comme une source de puissance et de gloire.
[121] Il pourrait s’agir d’une survivance des fêtes de printemps, connues des nomades qui, au moment de quitter leurs campements d’hiver pour gagner d’autres lieux, offraient un sacrifice aux divinités pour demander la protection de leurs troupeaux, et plus généralement la protection contre tout fléau destructeur. Les êtres les plus menacés étaient les nouveau-nés qui entreprenaient le voyage pour la première fois. Et c’est la raison pour laquelle le chef de famille mettait à part pour le sacrifier un animal nouveau-né.
[122] Le sang de l’animal servait de marque de reconnaissance au fléau destructeur qui épargnait les tentes marquées par ce sang. Le rôle premier du sang n’est pas d’apaiser Yahvé, mais simplement de signaler les maisons israélites, il renvoie donc déjà à une mise à part, à une consécration, et c’est en ce sens qu’il apparaît déjà également comme un sacrifice.
[123] Les aliments de ce repas et le mode de cuisson sont typiques des conditions de vie nomade dans le désert : la cuisson au four ne nécessite aucun instrument particulier, les herbes amères sont le genre de plantes que l’on trouve assez facilement dans le désert, le pain azyme est traditionnel dans les pays chauds, car il peut se conserver…
[124] Le terme de « Pâque » peut être relié au verbe « pasah », qui signifie « boiter », et donc « sauter par-dessus les tentes » pour les « épargner ». Ce même terme peut également évoquer une danse, ayant l’allure d’un boitillement, toujours destiné à figurer la fuite d’Egypte.
[125] Désormais, la Pâque apparaîtra comme le rite fondateur par lequel le peuple célébrera la sortie d’Egypte, le « passage » de la servitude au service de Yahvé. Le sacrifice de l’animal sera le rite par lequel Dieu rend manifeste sa présence à son peuple et lui assure sa protection.
[126] Ex 12, 4…14
[127] Ex. 12, 46. Cet ordre de ne briser aucun membre de l’animal se retrouve dans les civilisations de chasse, sans doute pour permettre la survivance de l’animal dans l’au-delà. Il faut noter que cette idée de survie de l’animal est étrangère à la pensée biblique, d’ailleurs la survie de l’homme n’est qu’une « invention » récente dans le judaïsme, sous l’impulsion du courant pharisien, à l’époque intertestamentaire et notamment à partir du livre des Maccabées.
[128] in La religion d’Israël, p. 198.
[129] S’il convient de mettre le terme « historique » entre guillemets, c’est qu’il est difficile d’utiliser la Bible (Tanak et tradition apostolique) comme un livre d’Histoire. Les études historico-critiques ont montré assez clairement que la plupart des textes sont le fruit d’une longue élaboration, intégrant des matériaux littéraires anciens, les commentant, les interprétant sans se soucier de ce que l’époque moderne appelle anachronismes. Néanmoins, pour la clarté de l’étude, il ne paraît pas utile de revenir sur les distinctions des couches rédactionnelles, mais il semble plus judicieux de prendre le texte biblique comme un ensemble et de l’étudier comme tel, ainsi que le fait Northrop FRYE, dans Le grand Code. D’autre part, la célébration de la Pâque est à la fois diachronique (elle est rappel du passé et évocation pour l’avenir) et synchronique (elle se pose maintenant). Le sens n’est pas dans un passé lointain, mais dans le présent, et l’Histoire est de l’ordre du faire advenir le sens.
[130] Dans tous les siècles, chacun a le devoir de se considérer comme étant lui-même sorti de la maison d’Egypte, ainsi qu’il est écrit : Tu donneras alors cette explication à ton fils : l’Eternel a agi en ma faveur quand je suis sorti d’Egypte. Ce ne sont pas seulement nos ancêtres que l’Eternel - béni soit-il - a délivrés ; mais nous aussi, il nous a délivrés avec eux, ainsi qu’il est écrit : Et nous, il nous a fait sortir de là pour nous amener ici, pour nous donner le pays qu’il avait promis à nos pères.
[131] Ex. 12, 29-36.
[132] Il désignait la somme d’argent qu’un esclave devait, pour racheter sa liberté, poser aux pieds de son maître, ou encore la rançon qu’une famille devait verser pour faire libérer un prisonnier de guerre ou la victime d’un enlèvement.
[133] Ce qui implique que la Loi n’est pas un moyen de salut, mais qu’elle devra servir simplement à régler la vie du peuple.
[134] Partout, le sacrifice apparaît comme un don fait à Dieu pour l’implorer, le remercier, le louer ou l’apaiser. En Orient, nul ne se présentait devant son dieu les mains vides. Et c’est ce que fait Israël, tout en sachant bien que ce qu’il peut offrir vient déjà de la main de Dieu. Ainsi, le sacrifice devient plus qu’un simple don, c’est une approche de Dieu, un effort pour entrer en communion avec lui, et ce don est une partie de l’offrant lui-même. C’est la même idée qui préside aux sacrifices pour le péché : le sang de la victime devient le sang de l’offrant, et l’homme ne se réserve rien : Dieu a droit à toute la victime…
[135] C’est ce que souligne également G. VON RAD, in Théologie de l’Ancien Testament : « L’interprétation d’Exode 12… voit dans cette cérémonie (de la manipulation du sang de l’agneau pascal) une façon de rendre actuelle l’intervention historique et salutaire de Yahvé, et elle ne fournit aucune explication particulière du rite du sang » (pp. 222-223).
[136] Cette alliance va être conclue d'une manière solennelle, avec une manifestation de Dieu, dans les éclairs et la nuée sur la montagne, dans le feu et dans la fumée, par le son du cor et le tonnerre. C'est dans une atmosphère d'une théophanie que Dieu va prononcer les Dix Paroles, le Décalogue, fondement de l'alliance du Sinaï.
[137] Ex.. 19, 5-6.
[138] la Torah, qui sera la traduction de l'alliance de Dieu avec son peuple, alliance aux termes de laquelle Israël serait le peuple de Dieu et YHWH le Dieu d'Israël. Etymologiquement, la Torah, c’est ce qui montre le chemin que le peuple doit suivre.
[139] Ex.. 24, 4-9.
[140] De nombreuses religions antiques connaissent une utilisation comparable du sang pour sceller un accord.
[141] La découverte en 1901 du code de Hammourabi, roi de Babylone vers 1750 avant l’ère chrétienne, a permis de comprendre de manière plus précise la structure de l’alliance dans le Proche-Orient, particulièrement en Israël. Berith a une signification politico-religieuse en Canaan : c’est un engagement pris entre deux personnes ou entre deux groupes, représentés par leurs chefs. Il y a Berith quand il s’agit de renouer ou même d’asseoir une relation entre deux personnes ou deux groupes après une période d’hostilité.
[142] La Bible ne dit jamais ce que Dieu est, mais ce qu’il veut, ce qu’il fait ou ce qu’il fera. Ce qui découle de la foi en Dieu, ce n’est pas son existence, comme pourraient le penser les philosophes, mais sa présence. Ainsi Dieu est présent à son œuvre de création, il est présent à son peuple, à son Fils, à son Eglise, à tous les temps…
[143] Yahvé se fait connaître, mais aussitôt il se retire, c’est à l’homme qu’il revient de faire connaître Dieu, en rappelant les actions de salut déjà accomplies.
[144] Dieu n’est plus l’inaccessible, mais celui avec qui l’homme peut travailler. L’homme devient ainsi celui qui achève la création de Dieu, en suivant son alliance et sa Loi : pour les hommes, libérés de la servitude, il ne s’agit pas simplement de pratiquer des actes de justice, mais aussi et surtout de participer à l’œuvre de Dieu dans le monde.
[145] Ce livre présente une série de sacrifices
[146] Comme sacrifices il y a l'holocauste (où la victime est immolée tout entière), le sacrifice non sanglant, le sacrifice de communion, le sacrifice expiatoire pour un péché. Ils sont nommés dans l’ordre de leur institution, mais il apparaît que, dans leur application, les sacrifices pour le péché viennent toujours les premiers.
[147] quand le peuple traversait le désert au cours de l’Exode, puis ce sera dans le Temple après sa construction par Salomon.
[148] mises à part les offrandes pour le péché au jour de l’expiation.
[149] Si l’on répandait le sang sur l’autel, mais aussi sur les contractants d’une alliance ou d’un sacrifice, c’est que par le contact d’une « seule et même âme », ils devenaient eux aussi une seule âme. Le sang créait une communauté véritable entre Israël et son Dieu.
[150] commandements
[151] Lév. 17, 11
[152] « Seulement, vous ne mangerez pas la chair avec son âme, c'est-à-dire le sang. Mais je demanderai compte du sang de chacun de vous. J'en demanderai compte à tous les animaux et à l'homme, aux hommes entre eux, je demanderai compte de l'âme de l'homme » (Gen. 9, 4-5).
« Oui, la vie de la chair est dans le sang. Ce sang, je vous l'ai donné, moi, pour faire sur l'autel le rite d'expiation pour vos vies; car c'est le sang qui expie pour une vie » (Lév. 17, 11).
« Garde-toi seulement de manger le sang, car le sang, c'est l'âme, et tu ne dois pas manger l'âme avec la chair. Tu ne le mangeras pas, tu le répandras à terre comme de l'eau. Tu ne le mangeras pas, afin d'être heureux, toi et ton fils après toi, en pratiquant ce qui est juste aux yeux de Yahvé » (Dt 12, 23-25).
[153] cf. Gen.9, 4- 5 ; Lév. 13, 11…
[154] la fête de la Pâque, celles des pains sans levain, des prémices, de la Pentecôte, des trompettes retentissantes, de la grande expiation et des tabernacles.
[155] Il immolera alors le bouc destiné au sacrifice pour le péché du peuple et il en portera le sang derrière le rideau. Il procédera avec ce sang comme avec celui du taureau, en faisant des aspersions sur le propitiatoire et devant celui-ci. Il fera ainsi le rite d'expiation sur le sanctuaire pour les impuretés des Israélites, pour leurs transgressions et pour tous leurs péchés. Ainsi procédera-t-il pour la Tente du Rendez-vous qui demeure avec eux au milieu de leurs impuretés. Que personne ne se trouve dans la Tente du Rendez-vous depuis l'instant où il entrera pour faire l'expiation dans le sanctuaire jusqu'à ce qu'il en sorte ! Quand il aura fait l'expiation pour lui, pour sa maison et pour toute la communauté d'Israël, il sortira, ira à l'autel qui est devant Yahvé et fera sur l'autel le rite d'expiation. Il prendra du sang du taureau et du sang du bouc et il en mettra sur les cornes au pourtour de l'autel. (Lév. 16, 15-18).
[156] Dt. 12, 2 3-25.
[157] Secte d’origine protestante qui cherche à se faire reconnaître comme Eglise. Le fondateur Charles T. Russel (1852-1916) institue en 1871 le mouvement des Etudiants de la Bible et en 1881 la Société de la Tour de Garde. Son successeur, Joseph F. Rutherford (1869-1942) transforme les étudiants en « Témoins de Jéhovah » et lance des messages agressifs contre les Eglises et les dirigeants politiques et financiers de son pays.
[158] Ex. 24, 3-8.
[159] Ces sacrifices ne supprimaient pas tout péché, aussi fallait-il recommencer chaque année. Néanmoins, cet usage du sang fournit un modèle riche de sens, puisqu’il permet de laisser entrevoir un type de sacrifice qui pourrait obtenir le pardon des péchés de tous les croyants, sous le signe d’une rédemption définitive.
[160] Dt 12, 16
[161] Dt 12, 23
[162] C’est sans doute dans le même esprit qu’apparurent dans les sociétés anciennes les sacrifices animaux, comme substitut des sacrifices humains. Actuellement, il est permis aux juifs de manger de la viande en respectant un certain nombre de principes de base (on dit alors que la nourriture est cacherouth, ou, si l’on emploie l’expression française, cachère). Le Juif n’est pas végétarien par principe bien qu’il croie que les humains le redeviendront à la fin des temps, lors de l’avènement de l’ère messianique.
[163] Comme dans d’autres sociétés primitives, les membres du sacerdoce choisissaient une victime émissaire qu’elles proclamaient provisoirement roi : il concentrait en lui toute la violence collective et il était ensuite mis à mort. C’est le sens de l’institution du « bouc émissaire », victime animale de substitution, chargée par Moïse des péchés du peuple et chassée ensuite dans le désert pour y mourir. Tous les rites sacrificiels auraient une telle origine.
[164] Après avoir offert le taureau du sacrifice pour son propre péché et fait le rite d'expiation pour lui et pour sa maison, Aaron prendra ces deux boucs et les placera devant Yahvé à l'entrée de la Tente du Rendez-vous. Il tirera les sorts pour les deux boucs, attribuant un sort à Yahvé et l'autre à Azazel. Aaron offrira le bouc sur lequel est tombé le sort "A Yahvé" et en fera un sacrifice pour le péché. Quant au bouc sur lequel est tombé le sort "A Azazel", on le placera vivant devant Yahvé pour faire sur lui le rite d'expiation, pour l'envoyer à Azazel dans le désert. Aaron offrira le taureau du sacrifice pour son propre péché, puis il fera le rite d'expiation pour lui et pour sa maison et immolera ce taureau… Il immolera alors le bouc destiné au sacrifice pour le péché du peuple et il en portera le sang derrière le rideau. Il procédera avec ce sang comme avec celui du taureau, en faisant des aspersions sur le propitiatoire et devant celui-ci. Il fera ainsi le rite d'expiation sur le sanctuaire pour les impuretés des Israélites, pour leurs transgressions et pour tous leurs péchés… Une fois achevée l'expiation du sanctuaire, de la Tente de Rendez-vous et de l'autel, il fera approcher le bouc encore vivant. Aaron lui posera les mains sur la tête et confessera à sa charge toutes les fautes des Israélites, leurs transgressions et leurs péchés. Après en avoir ainsi chargé la tête du bouc, il l'enverra au désert sous la conduite d'un homme qui se tiendra prêt, et le bouc emportera sur lui toutes leurs fautes en un lieu aride… Vous serez purs devant Yahvé de tous vos péchés. (Lév 16, 6…30).
[165] ceux que les prophètes nomment le Reste d’Israël.
[166] On avait oublié la leçon tirée de l’expérience de Caïn, à savoir que pour s’approcher de Dieu et obtenir son pardon, ce n’est pas à l’homme de fixer les conditions, mais à Dieu.
[167] Is. 53, 1…12
[168] Il y a une parenté littéraire avec le rituel babylonien, qui envoie le roi en expiation à la venue du printemps. Le roi babylonien subit un rite de remplacement. Ce qu’on veut, on l’anticipe dans le culte pour influencer les dieux. C’est un rituel magique. Ici, ce n’est pas pour rire : il en va de la vie du prophète et de l’importance de sa disposition personnelle.
[169] Heb. 9, 11…15
[170] Yom Kippour, souligné dans Lév. 16.
[171] comme c’était aussi le cas pour l’agneau pascal, en Ex. 12, 13.
[172] Ils remettaient en cause les sacrifices au profit de l'intériorité, Contrairement à l’opinion courante, les prophètes d’Israël ne s’opposaient pas aux sacrifices, mais vitupéraient contre ceux qui en apportaient bien que dépourvus de piété sincère et de dignité morale.
[173] Pour le peuple juif, c’est tout un monde qui s’effondre : on ne peut plus vivre quand le péché ne peut plus être pardonné… Deux courants idéologiques vont alors voir le jour, soit en insistant sur la Torah, soit en insistant sur la bienfaisance. En choisissant d’insister sur la Torah, on lui accorde des facultés cultuelles, on la renforce avec des éléments du culte : étudier devient par le fait même : servir Dieu. Mais tout le monde n’est pas apte à développer des facultés d’étude, d’où la naissance d’un courant qui va insister sur la pratique des œuvres, qui se trouvent alors investies de la dimension expiatoire des sacrifices. Puis la prière viendra remplacer le culte sacrificiel.
[174] Non seulement juif de croyance, de religion, mais juif de naissance. Rien ne serait plus vain que d’opposer l’Evangile prêché par Jésus dans la synagogue et dans le Temple au judaïsme.
[175] La seule Bible qui lui était familière était la version hébraïque ; sa vision apocalyptique était celle du peuple juif. Aucun juif n’a été aussi enraciné dans son peuple et imprégné de sa culture que lui. Jusqu’à son dernier soupir, il ne s’est pas dérobé à son identité, puisque, en mourant, il cite un psaume des Ecritures. De fait, il avait une idée unique en tête : imprimer en son peuple l’idée de la venue du Messie, et hâter la fin par la conversion et la pratique d’œuvres bonnes.
[176] Toucher au Temple, c’était s’exposer à faire éclater une affaire d’Etat.
[178] Pour les hommes religieux du judaïsme depuis ses origines, le culte était essentiellement sacrificiel. C’est la raison pour laquelle la destruction du Temple en 70 apparaît comme une véritable catastrophe nationale : le monde entier s’effondre lorsqu’il n’est plus possible de pratiquer le culte dans le Temple, ce culte qui était le seul moyen d’effacer les péchés du peuple.
[179] Si par purification, on entend l’élimination des sacrifices sanglants, comme le recommandaient les mouvements baptistes, cela signifie purement et simplement « détruire » l’ordre du Temple et sa raison d’être. De plus, aux yeux des prêtres, c’était les réduire purement et simplement au chômage !
[180] Il ne s'agit pas d’une malédiction du Temple, comme lieu de culte rendu à Dieu.
[181] et particulièrement celui de Marc.
[182] renforcés par les miracles qu’il pouvait accomplir.
[183] Pharisiens, maîtres de la loi, grands prêtres, anciens.
[184] Les grands prêtres et les Pharisiens réunirent alors un conseil : "Que faisons-nous? Disaient-ils, cet homme fait beaucoup de signes. Si nous le laissons ainsi, tous croiront en lui, et les Romains viendront et ils supprimeront notre Lieu saint et notre nation."… Dès ce jour-là donc, ils résolurent de le tuer. (Jn 11, 47…53).
[185] plus explicitement sans doute le judaïsme rabbinique.
[186] Jn. 6, 47-54.
[187] Jn. 6, 66.
[188] pour avoir part à ce salut ainsi offert, il faut manger la chair de Jésus et boire son sang. Cela peut se traduire par la participation au repas eucharistique, mais aussi par l’accueil dans la foi du Messie rejeté par le peuple.
[189] Cela, notamment depuis la prédication de Pierre au jour de la Pentecôte : « Que toute la maison d'Israël le sache donc avec certitude : Dieu l'a fait Seigneur et Christ, ce Jésus que vous, vous avez crucifié » Ac. 2, 36.
[190] 2 Co. 5, 21
[191] Col. 2, 14
[192] Ro. 10, 4 . Gal. 3, 13 ; Eph. 2, 15…
[193] Ro. 5, 11
[194] Cette théorie fait l’objet d’une opposition considérable de la part de ceux qui trouvent une telle idée immorale ou barbare, mais il faut reconnaître qu’elle a été véhiculée pendant les vingt siècles du christianisme et qu’elle apparaît toujours comme susceptible d’appeler les hommes à un changement de vie, à une conversion. En effet, ce qu’il importe au chrétien de réaliser, c’est de calquer son existence sur le modèle de l’existence de Jésus, lui qui n’a pas cherché à faire sa propre volonté, mais qui s’est fait obéissant jusqu’à la mort.
[195] Il faudrait associer à cette notion les termes bibliques traditionnels d’expiation, de propitiation, d’enlèvement et d’abrogation du péché.
[196] Col. 1, 19-20.
[197] Ro. 3, 25-26.
[198] Dans le cadre de la Loi, pour que le sacrifice soit agréé par Yahvé, il fallait que l’animal offert soit sans défaut. Dans le cas du sacrifice de Jésus-Christ, le prêtre et l’offrande ne font qu’un ; ce sacrifice devient parfait et saint par la personne même de ce Jésus, qui est à la fois une personne humaine et une personne divine.
[199] « Etant allé un peu plus loin, il tomba face contre terre en faisant cette prière : Mon Père, s'il est possible, que cette coupe passe loin de moi! Cependant, non pas comme je veux, mais comme tu veux » Mt. 26, 39.
[200] Jn. 19, 30.
[201] Et, en ce sens, théologie de la croix et théologie de la gloire ne sont en fait que les deux faces d’une seule et même médaille.
[202] C’est en ce sens que l’apôtre Paul et les théologiens chrétiens après lui peuvent affirmer que sans la résurrection le sacrifice de Jésus sur la croix aurait été vain, et que, par suite, la foi des disciples serait vaine également.
[203] cf. Ghislain Lafont, Peut-on connaître Dieu en Jésus-Christ ?, Cerf 1969, p. 237
[204] cf. chapitre 3, note 1
[205] Ac. 4, 12
[206] Ro. 3, 23-25
[207] Dt. 7, 8 : Mais c'est par amour pour vous et pour garder le serment juré à vos pères, que Yahvé vous a fait sortir à main forte et t'a délivré de la maison de servitude, du pouvoir de Pharaon, roi d'Egypte.
[208] Is 41, 14 : Ne crains pas, vermisseau de Jacob, et vous, pauvres gens d'Israël. C'est moi qui te viens en aide, oracle de Yahvé, celui qui te rachète, c'est le Saint d'Israël.
[209] Ps. 130, 8 : Car près de Yahvé est la grâce, près de lui, l'abondance du rachat; c'est lui qui rachètera Israël de toutes ses fautes.
[210] Pourquoi le Dieu homme ?
[211] moine italien, qui fut supérieur de l'abbaye du Bec-Hellouin en Normandie, avant de devenir archevêque de Cantorbéry
[212] Une des personnes de la Trinité intervient alors dans le cadre d’une substitution qui est d’abord du style de la substitution « ad hominem » : cette personne remplace et récapitule en elle tout le genre humain.
[213] En fait, la théorie de l'expiation substitutive aboutit au résultat exactement inverse et détruit à la fois la miséricorde et la justice divines. En effet, en quoi Dieu fait-il ici preuve de miséricorde ? Il se préoccupe beaucoup de ses intérêts et de sa gloire. Il exige réparation et compensation pour lever la condamnation qui pèse sur les humains. Il envoie son Fils à une mort horrible pour satisfaire son honneur et ne subir aucune perte. Il se conduit comme un suzerain féodal, et pardonne seulement quand on lui a payé ce qu'on lui devait. On est très loin du salut gratuit. En quoi le supplice d'un innocent à la place d'un coupable satisfait-il la justice ? N'avons-nous pas au contraire une énorme et scandaleuse injustice ? La solution que, selon Anselme, Dieu adopte a quelque chose d'illogique et de monstrueux. Une faute a été commise ; il faut qu'elle soit réparée et compensée, peu importe comment et par qui.
[214] Ainsi, les romantiques voient en Jésus la victime touchante d'un Dieu cruel et inflexible. Ce thème se trouve par exemple chez le poète anglais William Blake, et aussi, chez les français Vigny et Hugo.
[215] Gal. 5, 1
[216] C’est un accent que l'on trouve dans la théologie de la libération qui étend le salut à la libération de la domination politique ou de l'oppression sociale. Mais la libération apportée par le Christ n’est pas d’ordre politique ou social, elle est d’ordre spirituel : si l’on peut rapprocher libération humaine et salut en Jésus-Christ, on ne peut en aucun cas les identifier.
[217] Phi. 2, 5-11
[218] Jn. 1, 14
[219] Is. 40, 6-7
[220] Gn 1, 26-27
[221] à partir de Gn. 2.
[222] Gn. 2, 17
[223] La contestation divine est au cœur du dialogue, l'interdit est le moyen du dialogue : il provoque l'étonnement de l'homme et l'invite à tourner vers Dieu un regard nouveau. L'homme voit Dieu comme celui qui lui parle, et non plus comme le créateur débonnaire.
[224] Il ne s’agit donc pas d’une revendication, comme pour le premier homme, mais d’un renoncement au traitement d’égalité avec Dieu. L’anéantissement du Fils ne constitue pas son Incarnation puisque celle-ci persiste dans son état glorieux ultérieur.
[225] Phi. 2, 6
[226] par commodité intellectuelle, sans chercher à lui donner de représentation précise, sinon celle de la personnification du Mal. Le Satan, c’est la créature qui n’accepte par d’être ce qu’elle est et qui cherche à devenir son propre dieu.
[227] Gn. 3, 5.
[228] Et c’est ce qui constitue le drame primitif : l’homme vit dans le mal en raison de son existence, il est incapable de résister à la tentation, il ne peut que répéter l’action d’Adam. Il mérite d’être rejeté, placé sous la colère de Dieu, il est passible de la mort, qui apparaît comme le châtiment ultime de Dieu en face du mal.
[229] Eph. 2, 3
[230] Gn. 1, 28.
[231] François Amiot, Les idées maîtresses de saint Paul, Lectio divina 24, Cerf 1962, p. 81
[232] Ro. 5, 12-21.
[233] Mt. 27, 46.
[234] 2 Co. 5, 21
[235] Id. p. 249.
[236] Col. 1, 20.
[237] Eph. 2, 16.
[238] Ro. 5, 9-10.
[239] 2 Co. 5, 21.
[240] Gal 3, 13.
[241] Ro. 8, 3.
[242] Cela est surtout sensible dans la littérature johannique : Jn. 3, 14 ; 12, 28 ; 13, 31 ; 17, 1-5.
[243] Col. 2, 9.
[244] Jn 1, 14.
[245] 1 Co. 6, 20.
[246] Ro. 5, 19.
[247] Mt. 25, 31-46
[248] Ro 8, 38-39.
[249] Ce que l’on traduit aussi facilement par la descente aux enfers de Jésus ressuscité…
[250] 1 Pi. 3, 18-20.
[251] Ap 1, 17-18.
[252] Col. 1, 24.
[253] 1 Jn 4,10, cf. aussi 1 Jn 4,19